A Londres, en 1768, est publié chez Longman, sous le titre d’opus 5, un groupe de six Quatuors à cordes appelé à faire date. De la plume d’un certain Franz Xaver Richter, né en 1709 à Hollesschau (Holesov, République Tchèque), ils sont tout simplement... les premiers de leur genre, avant même l’opus 9 de Franz Josef Haydn. La musique instrumentale se dote - peut-être par le fait du hasard, ou par la volonté de changement du compositeur - d’un effectif aussi strict que fascinant (quatre fois quatre cordes), appelé à une postérité si universelle qu’il est devenu le passage obligé de tout compositeur qui se respecte.
Neuf années plus tard, sur la scène du Théâtre de Mannheim, Ignaz Holzbauer, né à Vienne la même année que Richter, fait donner Günther von Schwarzburg sur un livret d’Anton Klein, avec Anton Raaff (le créateur de l’Idomeneo de Mozart) dans le rôle-titre. C’est l’acte de naissance de l’opéra allemand, germanique non seulement par l’idiome - ce qui n’est pas rien - mais aussi par le sujet et la conduite littéraire. Cinq ans avant Die Entführung aus dem Serail, qui reste formellement un singspiel, et avec une confortable avance sur Beethoven (Fidelio, 1804-1814), Hoffmann (Undine, 1816) ou Weber (Der Freischütz, 1817-1820) !
Entre ces deux précédents dans des domaines musicaux fort éloignés l’un de l’autre, un point commun : Mannheim, capitale du Palatinat, résidence de l’Électeur Carl Theodor von der Pfalz-Suzbach, et siège, pendant près de soixante-dix ans, de l’un des foyers musicaux les plus féconds de l’Europe du XVIII° siècle. Le terme de foyer, du reste, cède précisément la place à celui d’école, dès le siècle suivant, avec François-Joseph Fétis (1784–1871), célèbre biographe et analyste belge.
En effet, s’il est hardi, ainsi que le souligne l’auteur Romain Feist (1), d’imputer à Mannheim la naissance du style classique – avec ce que cela suppose de fixation des formes – il ne fait aucun doute que ce sont les musiciens (essentiellement germaniques) rattachés à la cour de l’Électeur Palatin, qui ont le plus œuvré à la constitution, puis la transmission, d’une culture forte et durable, qui sera celle de l’Europe musicale des Lumières.
Goûts français, italien, allemand et slave s’imbriquent et se fertilisent avec bonheur, sous la houlette d’un Prince représentatif du « despotisme éclairé », dont la prodigalité fait de sa capitale une académie de musique bouillonnante et quasi-permanente. Outre Richter et Holzbauer déjà cités, Stamitz père et fils, Cannabich, Filz, Toeschi, Grua, Beck et d’autres vont-ils contribuer – en tant que virtuoses, compositeurs, théoriciens ou maîtres de la chapelle princière – au patrimoine du Palatinat et à sa diffusion. Et jouer, ou faire jouer, tout ce que le continent peut à l’époque comporter de partitions d’importance (cela fait beaucoup).
Mozart, d’ailleurs, n’est pas absent du débat, puisque ses liens avec Mannheim remontent à 1778 ; comme ceux avec Paris – Paris ! Siège du « Concert Spirituel », qui sera l’une des institutions de prédilection d’Holzbauer, des Stamitz ou de Jean-Baptiste Wendling – flûtiste virtuose de l’orchestre palatin et ami du Salzbourgeois. Lequel vouait à Ignaz Holzbauer une très grande admiration – presque à l’égale de Haydn ou Jean-Chrétien Bach –, ce qui a son prix de la part d’un compositeur peu enclin au compliment envers ses contemporains…
Autres connexions entre la cité allemande et la France : Franz Xaver Richter (portrait ci-dessous), qui consacrera toute l’énergie de sa grande maturité au Chapitre de la Cathédrale de Strasbourg ; ville où il est nommé en 1769, et où il s’éteint vingt ans plus tard après une impressionnante activité. Ou encore, Franz Beck, né à Mannheim en 1734, et qui se voit ni plus ni moins proposer la direction du Grand Théâtre de Bordeaux, où il exercera de 1761 à 1789. J.-C. Bach soi-même amènera une part de la culture de « l’École » à Paris en y créant (sans succès) un opéra-ballet, Amadis de Gaule.
Grâce à Romain Feist et à la collection « Mélophiles » des Éditions Papillon, tous ces aspects et d’autres encore, si fédérateurs pour la musique européenne du XVIII° siècle, sont analysés et développés ; et ce dans un lexique – comme on dit – accessible à tous. La langue est rapide, alerte même, comme celle d’une chronique du Mercure de France, avec le même sens du français impeccable et précis.
Avec le même goût pour l’estocade serait-on tenté d’ajouter, tant il est évident que l’auteur n’aime guère Mozart, et ne se prive pas de le faire sentir à l’excès ; par force exemples (supposés) de ses aigreurs, son envie, sa mauvaise foi… Vraiment un infime point faible, dans un ouvrage vivant comme rigoureux, parfois un tantinet sec aux articulations – ce que compense un enthousiasme très communicatif.
De surcroît, une iconographie abondante et bien cadrée dans le texte rend la lecture agréable ; de même que les notes en marge, qui attestent d’une base documentaire impressionnante. Les spécialistes apprécieront les nombreux exemples musicaux, reproduits d’après les partitions. Si la bibliographie est plutôt étique, on remarque surtout la discographie détaillée de l’École de Mannheim (CPO, Naxos, Koch et Hänssler, principalement), qui complète le panorama.
(1) Musicologue, conservateur à l’Opéra de Paris et critique
http://www.editionspapillon.ch/reflets/Mannheim.html
L’École de Mannheim, par Romain Feist • Éditions Papillon, Collection «Mélophiles»(direction : Jean Gallois) • 135 pages. Genève 2002. N° ISBN 2-940310-1 •Ce livre peut être acheté ICI.
❛Crédits iconographiques • Editions Papillon • Le Palais de Mannheim, www.lastfm.fr/group/Mannheim • Franz Xaver Richter (1709-1789)❜