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vendredi 1 novembre 2013

❛Disque & Concert❜ Henri TOMASI (1901-1971) en majesté auprès du label Indésens • Éric AUBIER, Fabrice MILLISCHER, "Rentrée solaire"... ou "Sound the trumpet" !

Un disque Indésens pouvant être acheté ICI
Constater que les œuvres d'Henri TOMASI (1901-1971) ne sont pas légion dans les  programmes de concerts... relève de l'évidence. Je me rappelle la courageuse initiative d'une dynamique directrice de théâtre marseillaise, Renée AUPHAN, ville natale du musicien !

Au cours  d'une surprenante saison lyrique (en 2001), consacrée à l'Orient et ses mille et un sortilèges, elle avait osé un pari risqué : redonner sa chance à L'Atlandide, un des opéras de TOMASI... jamais représenté ailleurs. Quel théâtre, maintenant, remettra à l'honneur  Don Juan de Manara ?

Sa vie durant, ce compositeur s'est évertué à forger un langage singulier. Sobre car émaillé d'un lyrisme discret, subtil,  puissant, il demeure magnétique, bien que traversé de soubresauts insolites et de contrastes inattendus.

Je cite pour mémoire le formidable enregistrement Naxos - datant maintenant d'une quinzaine d'années - des Fanfares liturgiques si proches d'Olivier MESSIÆN, et le miraculeux Requiem pour la paix, pouvant rivaliser sans coup férir avec le War Requiem de Benjamin BRITTEN, en matière de fulgurante dramaturgie.

Difficile, dès lors, de comprendre l'ostracisme dans lequel semble être tombé TOMASI ? Il n'a pourtant rien d'un dangereux novateur, d'un iconoclaste dynamitant la tonalité... ou d'un "contrapuntique" austère ! Et à l'inverse, il est l'exact contraire d'un simple faiseur estimable.

Henri TOMASI (1901-1971)
Qui est-il ? Un artisan atypique, de tempérament fascinant et de talent sans égal, avec un quelque chose de  rebelle à la Jean GIONO, autre illustre Provençal. Son originalité est  aussi forte que celles d'un Darius MILHAUD ou d'un Jean FRANÇAIX ; voire, dans un style bien différent, un Max D'OLLONE !

C'est ce que démontrent les pages présentées dans ce CD Indésens, en avant-premières mondiales. Et, plutôt que d'écrire un n-ième Concerto pour piano, ou pour violon, il choisit de célébrer deux cuivres, la trompette et le trombone : visiblement, ses instruments de prédilection.

Éric AUBIER, trompettiste - © www.lieksabrass.com
La trompette... Fluide et aérienne, est poussée par Henri TOMASI dans ses ultimes retranchements ; sous sa plume, ses multiples (et inattendues) capacités expressives - à la fois élégiaque, fantasque, hypnotique - sont ahurissantes. De la haute voltige. Confronté à de telles acrobaties, Éric AUBIER (ci-dessus), extrêmement brillant, déroule une virtuosité décoiffante dans un jeu subtil, tout de précision diabolique et de poésie troublante. Résultat miraculeux d'émotion, l'auditeur en sort K.O. pour le compte !

Autre modèle de raffinement et d'élégance : le Concerto pour trombone, une des ses partitions les plus abouties, où c'est au tour de Fabrice MILLISCHER (ci-dessous) de faire merveille. TOMASI se métamorphose ici en ciseleur de diamant : alliage unique de timbres, imbrication de thèmes sidérante de doigté, et rutilance de l'orchestration, lumineuse, transparente, tour à tour cuivrée et suave. À l'arrivée,  une architecture musicale hors norme pour un chaos abrupt au sein duquel se love un incandescent brasier sonore.

Fabrice MILLISCHER, tromboniste - © Jean-Claude GORIZIAN
Incontestablement, la partition la plus  forte demeure Noces de cendres, une splendide ode onirique aux accents dignes d'un Silvestre REVUELTAS, d'un Igor STRAVINSKY, d'un Maurice RAVEL... et de la musique de jazz ! Ici prévaut un ballet étourdissant d'harmonies très richement colorées, et fortement scandées - entre le poème symphonique, le conte fantastique, la fantaisie, et même la ballade.

L'extraordinaire - et si poignant - Andante "La jeune fille et la mort" s'avère une séquence d'une beauté suffocante, en apesanteur, au pouvoir littéralement incantatoire.

Riant, rayonnant, audacieux, ce disque mérite d'être encensé sans réserve, tant il donne Foi en la Musique... au sens ou l'entend le personnage du Compositeur (Komponist) dans l'Ariadne auf Naxos de Richard STRAUSS.

 Henri TOMASI (1901-1971) : Concertos pour trompette et pour trombone -
Noces de cendres - Suite pour trois trompettes.

‣ Éric AUBIER, trompette - Fabrice MILLISCHER, trombone.
Orchestre d'Harmonie de la Garde Républicaine - dir. : François BOULANGER - Sébastien BILLARD.

 Concert (même programme, moins la Suite) à la Cathédrale Saint Louis des Invalides, PARIS, le 7 II 2013.

 Un disque Indésens pouvant être acheté ICI.

mardi 8 octobre 2013

❛Concert❜ "Cantigas" (MACHAUT, STRAVINSKY, OHANA...) • Magistrale réussite du Chœur LUCE DEL CANTO & de Simon-Pierre BESTION au Musée de Cluny.

     L'affiche des deux concerts (8 & 9 octobre 2013)
Peut-être vous est-il arrivé de regretter du bout des lèvres les programmations talentueuses mais "sages" - entre Gloria de VIVALDI, Messe en ut de MOZART et Requiem de BRAHMS - souvent proposées à PARIS par des chœurs désireux de conquérir de nouveaux publics ? Dans un contexte économique toujours plus difficile pour les auditoires comme pour les jeunes artistes, c'est une prudence louable d'ailleurs, que nul n'aurait l'idée de reprocher à ces derniers.

Il en est pourtant qui jouent de manière méritante la carte du risque ! À plusieurs occasions sur ce site, il a été fait l'éloge des MÉTABOLES (notre ensemble de l'année 2012), dont les concerts de très haute tenue s'attellent toujours à honorer des musiciens contemporains (voire vivants), au sein de parcours éclectiques et transversaux. Ces audacieux devront désormais compter avec la concurrence...

Celle-ci a nom CHŒUR LUCE DEL CANTO : cette phalange a été fondée en 2008, par un tout jeune homme d'alors vingt ans, Simon-Pierre BESTION (photographie ci-dessous)... lequel avait déjà à son actif, un an auparavant, EUROPA BAROCCA. Parmi les items qu'il a développés dans "la note d'intention"qui accompagne la présentation du chœur, "Du sens avant tout" souligne l'importance primordiale conférée par le chef au texte. Le moins que l'on puisse dire, à l'écoute de ces Cantigas offert le 8 octobre dans la crypte du Musée de Cluny (reprises le 9 à l'église Saint Louis en l'Île), est que cette quête de sens n'est pas qu'affaire de déclamation.

Simon-Pierre BESTION, claveciniste, organiste, chef de chœur & d'orchestre - © Site Luce del Canto
De la même manière que pour leur projet Et tremble la Terre... - couvrant huit siècles français, de PÉROTIN à FLORENTZ - les LUCE DEL CANTO ont fait le choix, pour Cantigas, du grand écart temporel : pas moins de sept cents ans environ séparent les Cantigas de Santa Maria, attribuées au souverain ALPHONSE X le Sage (1220-1284), d'autres Cantigas, celles de Maurice OHANA (1913-1992, encore un centenaire, félicitations aux interprètes pour cet hommage). Et de la Messe d'Igor STRAVINSKY (1882-1971) à la fabuleuse Messe de Notre Dame de Guillaume de MACHAUT (c.1300-1377), il faut à peine moins remonter le temps !

Maurice OHANA (1913-1992)
Ce n'est pas, tant s'en faut, la première fois que des parallèles de concert sont établis entre des musiques du Moyen-Âge et certaines du XX° siècle, les compositeurs plus ou moins en rupture de ban étant aisément fascinés, si ce n'est inspirés, par ces temps reculés non encore convertis à la tonalité. Cependant, c'est une chose de juxtaposer... c'en est une autre de fusionner.

La fusion, c'est exactement ce à quoi procède Simon-Pierre BESTION. En effet, organisé en un double diptyque, le programme s'articule autour d'une seule Messe paritaire, les séquences de MACHAUT et STRAVINSKY (1948) y étant alternées ; et d'une Cantiga non moins hybride, combinant OHANA (1954) avec ALPHONSE le Sage. Quatorze instrumentistes complètent l'effectif choral pour les deux œuvres vingtiémistes.

Intellectuellement satisfaisante, une telle structuration ne court-elle pas le danger de demeurer une pure vue de l'esprit ? Pas le moins du monde ici, et c'est le premier atout  maître de la soirée : nul artifice, nul maniérisme, nulle approximation - mais rien d'autre qu'un flux cohérent et homogène, un continuum naturel, que le nécessaire contraste des styles n'entaille jamais comme un hiatus. Ceci est déjà vrai de MACHAUT à STRAVINSKY, le second n'ayant fait aucun mystère de sa dette envers l'élévation spirituelle des  grands créateurs moyenâgeux.

Igor STRAVINSKY (1882-1971)
C'est encore plus flagrant en deuxième partie. Si OHANA reconnaissait pareillement le tribut élevé qu'il devait payer au recueil des Cantigas de Santa Maria, certaines de ses déflagrations s'éloignent pour le moins du balancement de la mélopée alphonsienne. À ce stade intervient toute la fluidité (et l'exceptionnelle précision) de la direction de BESTION : sans cet alliage de sûreté et de souplesse, d'inventivité et de rigueur, cette alchimie capiteuse voire obsessionnelle, prodiguée sans parcimonie, serait peu ou prou restée dans les alambics du laboratoire.

Ce charisme est de toute manière partagé par l'ensemble de la troupe, instrumentistes compris, tous témoins et acteurs d'un travail acharné en amont. De l'entrée et de la sortie processionnelles, des dispositions "spatialisées" (choristes en avant-scène, en vis à vis, en fond de salle), des péroraisons magiques à bouche fermée, de ces pupitres fastueux, de ces solistes incantatoires (1) : difficile d'élire un point à louanger plus qu'un autre. L'effectif entier, qui est une ode à la jeunesse, tutoie déjà la perfection - et c'est encore un deuxième atout.

Il en est un troisième, déterminant. Non seulement l'imbrication des messes et des cantiques est le fruit d'une habileté suprême, mais encore - en une progression toute liturgique - LUCE DEL CANTO et Simon-Pierre BESTION font cheminer l'auditeur avec doigté, du sacrifice de l'Eucharistie à l'allégresse de la Nativité, cette dernière éclatant en pleine lumière, au cours de la Cantiga del Nacimiento conclusif.

Un concert- rédemption en quelque sorte ! "Du sens avant tout".


(1) À défaut de pouvoir citer tous les excellents choristes, louons certains d'entre eux, appelés comme solistes : Ellen GIACCONE, Marion THOMAS, Margaux TOQUÉ, sopranos ; Cécile BANQUEY, Mathilde GATOUILLAT, Virginie MEKONGO, Célia STROOM, altos ; Nicolas DROUET, Matthieu JUSTINE, Vivien SIMON, ténors ; Florent MARTIN, basse. À applaudir également, les brèves mais très belles interventions de Samuel ROUFFY, ténor, et de Cecil GALLOIS, alto masculin.




 PARIS, Musée de Cluny, 8 X 2013 :
Guillaume de MACHAUT (c.1300-1377) : Messe de Notre Dame - Igor STRAVINSKY (1882-1971) : Messe -
ALPHONSE X  le Sage (1220-1284) : Cantigas de Santa Maria - Maurice OHANA (1913-1992) : Cantigas.

‣ CHŒUR LUCE DEL CANTOENSEMBLE INSTRUMENTAL,
Direction : Simon-Pierre BESTION.

vendredi 16 août 2013

❛Concert❜ QUATUOR BÉLA, Villa Demoiselle, Flâneries Musicales de REIMS • "Quatre garçons dans le vent"... et un parcours slave grand cru classé.

Luc DEDREUIL, Julian BOUTIN, Julien DIEUDEGARD & Frédéric AURIER - © Flâneries de Reims
Ainsi que je l'avais déjà souligné lors d'autres concerts d'artistes défricheurs, il est parfois possible de sceller son opinion... à partir d'un unique bis. De fait, l'Alla Valse Viennese d'Erwin SCHULHOFF (1894-1942) revendique une triple estampille, celle de la modernité, de la rareté, et de la réhabilitation. Trois qualités qui ne peuvent que convenir à ces compositeurs d'entartete Musik ("musique dégénérée") morts en déportation - encore de nos jours bien souvent au purgatoire. Trois axes de travail aussi, pour le jeune Quatuor BÉLA, venu proposer, dans le cadre des renommées Flâneries Musicales de REIMS, un audacieux programme slave et vingtiémiste, regroupé sous le titre de Sonate à Kreutzer - en référence bien sûr au Quatuor de Leos JANÁCEK (1854-1928), point de ralliement de son programme.

Le Quatuor se présente, sur son site, de manière on ne peut plus éloquente : "À l’instar des créateurs d’aujourd’hui, nous voulons nous enrichir des musiques électro-acoustiques, improvisées, actuelles et traditionnelles. Nous tentons de réfléchir à nouveau sur les espaces scéniques, les lieux et les situations de concerts, la relation avec le public. Nous cherchons, au gré des rencontres artistiques, à ne pas nous figer sur nos cordes, mais à saisir toutes ces sensibilités qui font la diversité de l’art contemporain." C'est un authentique manifeste, qui pousse la jeune escouade lyonnaise d'emblée sur deux fronts ardus, exigeants et connexes, celui de l'investigation et celui de la musique contemporaine.

La Villa Demoiselle, à Reims - © Jacques DUFFOURG
Le pedigree de ces artistes (photos plus haut et plus bas) réunis depuis 2006 illustre cette démarche à l'envi, y compris de manière décentralisée, hors des grands foyers urbains. Exemple, une entreprise aussi audacieuse que le projet QUAOAR, défendu auprès du GMEA (Groupe de Musique Électro-Acoustique d'ALBI). Ce cas n'est pas unique, l'ensemble multipliant les initiatives propres à casser le moule de Prix de Conservatoire "statufiés" dans un répertoire cyclique. Ainsi remarque-t-on une dilection particulière envers les musiques hongroises - tout spécialement György LIGETI (1) -, ou africaines, comme celle que défend le Malien Moriba KOÏTA sur son instrument le n'goni. Enfin, Frédéric AURIER est lui-même compositeur, des pièces telles que Le mur d'Hadrien ou Impressions d'Afrique figurant au menu estival de la formation.

Qu'en est-il à REIMS, à la Villa Demoiselle (vue ci-dessus), dans le caveau même des Champagne POMMERY, dont l'acoustique s'avère tout à fait exceptionnelle pour elle (ci-dessous) ? Le chef d'œuvre du Tchèque JANÀCEK - qui donne son nom à l'aubade - est au final la partition la plus ancienne d'un corpus slave dédié à la "modernité" et essentiellement tourné, donc, vers la Russie : Igor STRAVINSKY (1882-1971), Dimitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) et, surtout, Alfred SCHNITTKE (1934-1998) se taillant la part du lion.

Le Quatuor Béla en concert dans le caveau de la Villa Demoiselle - © JD
Le troisième de ces compositeurs, ardus sinon âpres, se présente assurément comme l'un des plus rares au concert... ce que je ne peux que déplorer, tant son langage acéré sait mettre en œuvre des ressources harmoniques, mélodiques, rythmiques mêlant les audaces les plus folles... à certains clins d'œil "passéistes" propres à intriguer l'auditeur. À cet égard, ses six Concerti Grossi, extraordinaires pastiches, et hommages rendus à l'époque baroque (CORELLI, HÄNDEL...) se sont taillé une (relative) renommée auprès des amateurs.

Je ne saurais en dire autant, hélas, des quatre Quatuors, dont les BÉLA interprètent ici le deuxième, une supplique aux accents post-beethoveniens, lestée de deux Moderato trompeurs, encadrant deux sections-clefs, au titres révélateurs d'Agitato et de Mesto ("triste") ! Désespéré serait un mot plus adapté, la haute virtuosité coutumière à SCHNITTKE (l'Agitato) n'ayant plus rien d'une fête dionysiaque, mais plutôt d'une déréliction funèbre. Les exigences dynamiques extrêmes - particulièrement la conclusion de l'œuvre, à la limite du perceptible - trouvent chez les jeunes Lyonnais des techniciens hors pair nantis d'une geste émotionnelle non mois remarquable. Le meilleur SCHNITTKE que j'aie entendu assurément, avec celui des Dissonances et de David GRIMAL.

La Cathédrale de Reims - © Jacques DUFFOURG
Le Septième Quatuor op. 108 de CHOSTAKOVITCH, contemporain du Concerto de violoncelle dédié à Mstislav ROSTROPOVITCH (et aussi des Satires, dédiés à l'épouse de ce dernier, Galina VICHNEVSKAÏA), date du regain de créativité de 1959-60. Il ne peut toutefois se comparer au monumental Huitième, de peu postérieur - comme on sait l'une des plus grandes pages de l'histoire du genre ! Assez bref, en trois mouvements (Allegretto-Lento-Allegro), il semble s'arc-bouter sur une cellule rythmique ordinaire, pour ne pas dire banale, caractéristique du sarcasme mordant - et faussement détaché - du musicien. Plus développé, le Finale dessine en son début des perspectives violentes, voire telluriques, non dénuées de rapport avec l'inspiration de SCHNITTKE : ce que les BÉLA restituent avec le même panache, technique transcendante, puissance et agilité de fauves. Avant de retrouver pour conclure la thématique ironique même, par laquelle ils avaient commencé.

S'il n'existe que deux Quatuors de Leos JANÁCEK qui aient survécu (sur trois, semble-t-il), la présente Sonate à Kreutzer de 1923 et les Lettres Intimes de 1928, ils s'agit de deux sommets reconnus, à la discographie relevée (Melos, Prazak, Diotima...), dont le premier est - encore - une pièce assez brève, construite sur une Ouverture (le terme n'est pas gratuit) que suivent quatre Con moto reprenant le fil narratif de la nouvelle éponyme de TOLSTOÏ. Il est notable au passage que l'un d'entre eux offre de telles parentés avec le thème "badin" du CHOSTAKOVITCH précédent - toutefois la tension tragique, ici, ne se dément jamais. Son caractère insoutenable, dans l'ultime Con moto, gagne, en version BÉLA, un tranchant mortifère, voire assassin, digne de le faire figurer dans une anthologie de l'expressionnisme !

Julien DIEUDEGARD, Julian BOUTI N, Frédéric AURIER & Luc DEDREUIL - © Flâneries de Reims
Il n'est pas anodin, dans un concert en quête de modernité, qu'un aussi grand franc-tireur que STRAVINSKY trouve sa place. Elle est tellement éminente, qu'on la repère ainsi qu'un fil rouge, ouvrant et refermant la démonstration de manière aussi concise que fulgurante. Comme mise en bouche, un rare Concertino décalé, déjanté, sardonique à souhait ; et pour dessert, Trois Pièces pour Quatuor non moins décoiffantes (la deuxième se nomme... Eccentrique) ! La causticité comme antidote à la désolation : ceci est très shakespearien, et paraphe une démonstration de haut vol, pédagogique et poétique, que le public - dont la considérable qualité d'écoute doit être louangée - ne se fait pas faute d'acclamer. (2)

D'ores et déjà, référentiel. Un accessit aux Flâneries, et à Jean-Philippe COLLARD, qui les coiffe.


(1) Le nom de l'Ensemble fait bien entendu référence - et révérence - à Béla BARTOK (1881-1945). LIGETI se verra royalement servi, avec la sortie, prévue pour le mois de novembre chez AEON, de l'intégrale de ses Quatuors à cordes.

(2) À souligner la polyvalence de Frédéric AURIER et Julien DIEUDEGARD, échangeant volontiers leur postes de premier et second violons. À féliciter également, la haute qualité, de contact comme d'argumentation, de la présentation des œuvres, assurée par les artistes eux-mêmes : rien d'abscons, aucune facilité ni complaisance non plus. Un modèle !



 Flâneries Musicales de REIMS, Villa Demoiselle, 29 VI 2013. "SONATE À KREUTZER" :
Igor STRAVINSKY (1882-1971) : Concertino, mouvement en forme d'allegro de sonate.
Alfred SCHNITTKE (1934-1998) : Quatuor à cordes n°2.
Dmitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) : Quatuor à cordes n°7 en fa mineur, op. 108.
Leos JANÁCEK (1854-1928) : Quatuor à cordes n°1 "Sonate à Kreutzer".
Igor STRAVINSKY : Trois Pièces pour Quatuor à Cordes.
Erwin SCHULHOFF (1894-1942) : Alla Valse viennese, extrait de Cinq pièces pour Quatuor à Cordes (BIS).

‣ Le Quator Béla : Frédéric AURIER et Julien DIEUDEGARD, violons -
Julian BOUTIN, alto - Luc DEDREUIL, violoncelle.

‣ En co-réalisation avec CÉSARÉ, Centre National de Création Musicale ;
Programme soutenu par MUSIQUE NOUVELLE EN LIBERTÉ.

vendredi 5 juillet 2013

❛Disque & Livre❜ Palazzetto Bru Zane, Ediciones Singulares, Cantates du Prix de Rome • Max sorti des sables de l'oubli, ou : "Qui connaît monsieur D'Ollone ?"

Un livre-CD Ediciones Singulares vendu ICI
À propos du mythique Fleuve de Jean Renoir, l'illustre cinéaste Martin Scorsese déclarait : "ce film est l'un des plus beaux qui soit, il s'est imprégné en moi et ne m'a jamais quitté depuis". Quel  coffret étonnant que cette livraison confiée par le Palazzetto Bru Zane aux Ediciones Singulares : ce "Very good trip" procurera à l'auditeur des sensations incomparable, en le perdant délicieusement dans un labyrinthe harmonique. Proche du paradis ! Ainsi que le rappellent en notice les toujours remarquables articles d'Alexandre Dratwicki, ou Patrice d'Ollone (petit-fils du compositeur), l'institution vénitienne est infatigable dès qu'il s'agit de défendre l'honneur d'un patrimoine enfoui.  Quitte à s'attacher cette fois à un quasi inconnu.  

Maximilien, Paul, Marie, Félix - dit Max - d'Ollone (Besançon 1875 - Paris 1959), élève de Jules Massenet (1) : musicien original, sensible, écorché vif - complètement occulté. D'ailleurs on n'en entend jamais la moindre note au concert ! Pourquoi un tel mépris ? Pareil oubli est injustifiable ? Il est surprenant,  voire choquant qu'un vaste corpus, puissant, somptueux, d'une telle dimension soit purement et simplement passé à la trappe. Un mystère,  Max d'Ollone? Quasiment ! Pourtant, ce livre-disque généreusement garni de Cantates, chœurs et musique symphonique prouve à l'envi combien ce dernier joue dans la cour des grands, se hissant indiscutablement à la hauteur des Henri Rabaud, Charles Kœchlin, Albert Roussel ou autres Paul Dukas... dopés aux amphétamines. 

Les atouts du Bisontin sont multiples, et sa musique parle d'elle même. Un rival dangereux pour ses pairs, peut-être ?  Encore une fois, les obscures raisons de sa disparition déconcertent. Atypique, inclassable, de style hautement personnel, clairement incompris, le jeune impétrant faillit presque céder aux découragement. Heureusement, Massenet, prodiguant ses précieux et paternels conseils,  fut là pour le "booster", le défendre contre contre les autres et le protéger de lui-même, le remotivant   au besoin, ayant décelé chez lui une nature d"élite. De fait, face aux gardiens du temple et autres brideurs de talent. il galéra longtemps pour obtenir une relative (et fugace) reconnaissance.

Frédéric Antoun - © non communiqué
À quel dithyrambe recourir pour tenter de caractériser cette écriture ? Inspiration continuelle, imagination débridée, orchestration déroutante (agrémentée parfois de subtiles et discrètes  dissonances), tout cela est vrai, mais demeure assez générique. Le fin bretteur chérit les discours musicaux enflammés, aux envolées visionnaires préfigurant Raphael Fumet... voire les fulgurances voluptueuses d' un Olivier Greif ! Coloriste onirique voire psychédélique, D'Ollone peut se targuer de dérouler une science instrumentale  renversante   - traitement des cordes  et de la harpe -, une sensualité languide, une délicatesse post-impressionniste en tous points digne de Frederick Delius, nimbée d'une mélancolie allant crescendo au fil de ces riches enluminures .

Le jeune Max d'Ollone (1875-1959)
Le Franc-Comtois excelle à déployer une luxuriance de forêt tropicale, forcément spectaculaire mais jamais étouffante, que domine une écriture chorale lumineuse, crépitante, et pourquoi pas picaresque. Écouter à cet égard son galop d'essai pour l'obtention du Prix de Rome, Sous-bois ; ou Les Villes maudites, deux suprêmes fééries sonores. D'un certain point de vue, il serait  comme un Franz Schreker français, par là proche de la singulière polychromie d'un Antoine Mariotte (spécialement dans la cantate Mélusine). 

Ce volume, synonyme d'évasion et de fantaisie, embrasse - et embrase - tout. Probablement est-il le plus réussi des quatre dédiés aux Cantates du Prix de Rome (en soi, le Gustave Charpentier plaçait déjà la barre très haut). C'est une réhabilitation majeure d'un artiste complet, dépassant les maîtres qui l'ont précédé, voire influencé, tel Saint-Saëns. Rien de formaté ou d'académique chez D'Ollone : orfèvre, tisserand,  peintre ou aquarelliste accompli,  il est est libre, Max ! Il n'hésite pas à dynamiter, et avec quel brio, les codes scolaires de l'exercice cantate.  Exemple, l'impériale Frédégonde (1897, premier prix), une page ramassée, à l'érotisme sous-jacent. D'une densité exceptionnelle, sa musique atteste d'une grande maturité et régale d'une myriade de miroitements ou de couleurs, gorgés de lumière wagnérienne. Mais pas seulement : son esthétique lorgne du coté tutélaire de Massenet et annonce... Bernard Hermann (les accords initiaux) ! S'ensuivent des chefs d'œuvres, à commencer par Clarisse Harlowe (1895, d'après Samuel Richardson), monodrame aux thèmes obsédants  qui aurait du recevoir le premier prix d'emblée, au lieu du second.

Chantal Santon-Jeffery - © Opera Fuoco
La pépite de cet enregistrement, ce sont les énigmatiques Villes maudites déjà citée (l'un des envois de Rome), troublant opus aux proportions quasi symphoniques. La partition distille une atmosphère enchanteresse, saupoudrée d'hypnotiques et torrentueuses volutes ; nourrie de merveilleux et de fantastique, elle fait se succéder une rafale de trouvailles harmoniques et rythmiques. Beauté irradiante, apparente simplicité, magnificence !

Rigoureuse exubérance fondue dans un sens mélodique imparable, telle est "la marque de fabrique" de Max d'Ollone. Retournons pour l'illustrer à Frédégonde, mini-fresque opératique, tragédie héroïque et désespérée. Atteignant des sommets paroxystiques, ce  parangon de déferlante, au lyrisme effusif,  mène sa brûlante intensité crescendo ; le tout est mené à fond de train par un Hervé Niquet survolté (notre chef de l'année 2011portrait plus bas), à la tête d'une phalange (Brussels Philharmonic) elle-même chauffée à blanc. Son magistère - il n'y a pas d'autre mot - s'avère trépidant, d'une précision et d'une fluidité confondante.  Implacable, il sait être à la fois élégant et "sabre au clair", d'une grâce omniprésente... et omnisciente.

Marie Kalinine - © d'après son site
Quels artistes à ses côtés ! Enthousiastes et bondissants, flamboyants et virtuoses. Julien Dran, en premier lieu, jeune ténor à la fois fougueux et d'une tendre fragilité, capable des nuances les plus fines, comme des aigus les plus dardés. Une excellence partagée par un autre ténor lyrique-léger "à la française", Frédéric Antoun (portrait plus haut). Ensuite, officie un trio de dames superlatif. Jennifer Borghi,  mezzo soprano qui a gagné en maturité, est incandescente  ; à l'instar de Chantal Santon (ci-dessus), modèle de tenue, soprano à la plénitude vocale désormais épanouie, affrontant crânement une tessiture épouvantable. Enfin, brille ici une révélation, sous les traits de Marie Kalinine, autre mezzo (ci-contre) : voix chaude, opulente mais souple, dotée d'un timbre aurifère irrésistible. D'autres habitués des productions maison, à des titres divers, tirent plus que correctement leur épingle du jeu : Mathias Vidal, Andrew Foster-Williams et Virginie Pochon, particulièrement.

Puisse notre Palazzetto Bru Zane prolonger l'ivresse, en enregistrant les opéras de D'Ollone, Arlequin, très admiré d'André Messager (l'Opéra Comique serait l'écrin idéal), la Samaritaine... voire son ballet le Temple abandonné, créé à Monte Carlo. Entre fantasmagorie et nomadisme musical hors normes, dans la droite lignée de Florent Schmitt, venez boire à cette oasis sonore, grisante, jubilatoire ! Et laissez le mot de la fin à Reynaldo Hahn"Max d'Ollone a presque sans cesse laissé librement chanter son coeur". Toute l'âme de ce choc discographique (et livresque) est là.


 Pièces à l'écoute simple en bas d'article (MISES EN LIGNE ULTÉRIEUREMENT)  ① Frédégonde, fin de la scène Frédégonde-Chilpéric ‣  Mélusine, finale Mélusine-Raymondin-Spectre   Clarisse Harlow, fin de la scène Clarisse-Lovelace  Les Villes Maudites, seconde partie ‣ © Ediciones Singulares 2013.

Hervé Niquet - © non communiqué
(1) Grâces soient rendues aux signataires et éditeurs d'avoir joint à leur riche travail le texte de nombreuses lettres envoyées par Jules Massenet à Max d'Ollone, ainsi que le fac-similé d'une carte-portrait du premier, dédicacée au second.

 Découvrir des vidéos relatives aux Cantates de Max d'Ollone sur Classique News




 Max d'Ollone (1875-1959) : Cantates, chœurs et musique symphonique :
Frédégonde  - Sous-bois - L'Été - Mélusine - Pendant la tempête -
Clarisse Harlowe - Les Villes maudites - Hymne - Sposalizio.

‣ Chantal Santon, Virginie Pochon, Gabrielle Philiponet, Jennifer Borghi, Marie Kalinine, Noëlle Schepens, Frédéric Antoun, Julien Dran, Mathias Vidal, Andrew Foster-Williams, Jean Teitgen, Joris Derder.

‣ Flemish Radio Choir & Brussels Philharmonic, direction : Hervé Niquet.

 Un livre-CD Ediciones Singulares pouvant être acheté ICI

vendredi 31 mai 2013

❛Opéra❜ Retour très attendu de Mârouf savetier du Caire d'Henri Rabaud (1914) à l'Opéra Comique • Comment se défaire des "calamiteuses"... ou : les Cairotes sont cuites.

Acte II : Frédéric Goncalvès (Ali) & Jean-Sébastien Bou (Mârouf) - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Jubilatoire ! Voici un certain temps que l'Opéra Comique ne nous avait convié à pareil aboutissement, à telle fête des oreilles, des yeux, du cœur et de l'esprit. Depuis Cadmus & HermioneAtys, Fortunio, Les Mamelles de Tirésias ou Pelléas et Mélisande, au moins. Entre-temps, des productions baroques de haute qualité musicale s'y sont un tant soit peu engluées dans un intérieur nuit plutôt répétitif, tandis que d'importantes recréations françaises soutenues par le Palazzetto Bru Zane y ont plus ou moins accumulé toiles peintes et carton-pâte de grand papa (Béatrice et Bénédict, Mignon, Le Freischütz, Amadis de Gaule, La Muette de Portici...).

Henri Rabaud (1873-1949), n'a pas toujours été le quasi-inconnu qu'il est devenu dans nos mémoires "modernes". Disciple de Jules Massenet, contemporain de ce Max d'Ollone dont le Palazzetto vient de nous révéler les Cantates (chronique à venir), Rabaud fut un polyvalent, qui n'écrivit pas que ce Mârouf, succès considérable en son temps revenu au jour pour notre plus grande joie, pas seulement compositeur - mais encore chef d'orchestre (jusqu'à diriger "le" Boston), directeur du Conservatoire... avant de se voir reprocher un comportement ambigu sous l'Occupation. D'autres opéras, créés au Comique puis repris à Garnier, des symphonies, la Procession nocturne et Églogue (remarquable enregistrement récent de Nicolas Couton chez Timpani), témoignent d'une grande et durable fécondité, qui rend d'autant plus inexplicable sa disparition des répertoires, au sortir de la dernière guerre.

Acte III : J.-S. Bou (Mârouf), N. Courjal (Sultan), F. Goncalvès (Ali) & le gynécée - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Mârouf, savetier du Caire a pourtant connu une légère postérité discographique, sous la forme de deux enregistrements français presque consécutifs (Le Conte 1964 et Etcheverry 1976... ce dernier publié seulement en 2002, chroniqué alors par Étienne Müller). Cette version faisait appel, pour le rôle-titre, aux dons de Michel Lecocq, ténor léger, ce qui soulève d'emblée la question de la tessiture, puisque Jean-Sébastien Bou est baryton. De fait, le personnage de Mârouf n'a pas été créé fortuitement en 1914 par Jean Périer : le premier Pelléas, douze ans auparavant dans cette même salle.

Le héros de Debussy et celui de Rabaud partagent une typologie plutôt désuète, celle du baryton Martin, dont le positionnement particulièrement aigu convient à certains ténors. Du reste, la première au Metropolitan Opera de New York, trois ans seulement après Paris, voyait opérer Giuseppe De Luca : un Posa, un Sharpless, un Sancho Pança... ! Se frotter l'oreille sur quelques archives est éloquent vis à vis des ressources "barytonales" de l'emploi, ainsi André Gaudin, ou - surtout - le fabuleux Michel Dens. Côté ténor, un Henri Legay de grand luxe vient relativiser, de la tête et des épaules, les peu convaincantes sonorités tirées ou maniérées (en tout cas forcées) du plus récent Roberto Alagna.

Le sujet de l'œuvre elle-même nous ramène à ce qu'était alors, toute fraîche émoulue de deux expositions universelles (1889 et 1900), une puissance coloniale arrogante, par surcroît friande d'orientalisme, l'un expliquant aisément l'autre. Lucien Népoty, librettiste qui signera pour le même Rabaud Rolande et le mauvais garçon (1933), ne s'est pas encombré d'égards pour dépeindre une religion musulmane prêtant le flanc au ridicule ; misogynie appuyée en prime, au moins à l'Acte I avec la personne de Fattoumah, "calamiteuse" mégère ayant pris son époux Mârouf pour souffre-douleur. Autour d'eux, Kadi, Sultan, Vizir et autres Fellah complètent une Égypte suffisamment arabisée pour offrir à sa loufoquerie un dépaysement à moindre coût.

Acte IV : Jean-Sébastien Bou (Mârouf) & Nathalie Manfrino (Saamcheddine) - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Car, n'en déplaise à la forme très "grand opéra" voire tragédie lyrique en cinq actes, avec s'il vous plaît le ballet codifié au III (une Bacchanale de Saint-Saëns en nettement mieux, ce qui n'est guère difficile), nous voici bel et bien plongés dans une drôlerie qu'il faut se garder de juger avec nos lunettes du XXI° siècle. "Opéra comique" - pas au sens propre, puisque de dialogue parlé il faut se passer - Mârouf est une sorte d'enfant lointain du Désert de Félicien David (1844), qui jetterait un pont entre Chabrier et Roussel avec une vive connotation Pierné (le ballet de Cydalise et le chèvre-pied...). Les références nationales pullulent, de Berlioz (l'air très "haute-contre" au début du V, comme dans Les Troyens) à Debussy (prélude du IV : ahurissant copié/collé des "souterrains" de Pelléas !) ; de Massenet à D'Indy, Magnard, Messager. Quoique, hormis Chabrier héritant d'un clin d'œil évident à la leste "Scène du Pal" qu'écrivit Verlaine pour son Étoile ("Je vais faire entrer ma longueur dans ta largeur"), aucun, certainement, ne soit aussi drolatique.

Henri Rabaud (1873-1949)
Il y a quelque chose, dans le chœur final, du Tutto nel mondo è burla de Falstaff. Il s'agit bien ici d'une farce, puisque toute la pièce tourne autour de l'affabulation de Mârouf, abandonnant la virago Fattoumah, pour vider le trésor d'un Sultan qui s'est entiché de ses supposées richesses. Ruser, mentir, endurer, pour faire patienter jusqu'à l'arrivée d'une prétendue caravane (du Caire), farcie de denrées et de bijoux, afin de rembourser l'hôte de ses largesses. Une caravane totalement "bidon", bien sûr... mais que l'opportuniste, en fuite avec son aimée Saamcheddine, fille du Sultan, voit à la toute fin débouler incrédule, dea ex machina, pour sauver sa tête et celle de son acolyte Ali. La réalité dépasse la fiction ! Pas de doute, nous sommes chez Aladin et la lampe merveilleuse.

Impossible en outre ne de pas relever l'allusion au trésor de Fafner (Der Ring, Wagner), au V, par le biais du souterrain magique que le Felllah/Genni, bref Aladin, met au jour... après l'arrachage inopiné d'un anneau ! Nous l'avons compris, le socle de l'histoire, à lui seul, est une ruche de références, cosmopolites, entremêlées et érudites. Orchestralement, la partition est un joyau, riche de rythmes, de mélodies et de couleurs - spécialement au niveau de la petite et grande harmonies, somptueuses - qui nous parle volontiers, là encore, un des plus beaux langages qui aient existé en ce domaine... à savoir le "Chabrier courant". Un idiome que l'éclectique Alain Altinoglu, aux manettes du splendide Philharmonique de Radio France, pratique comme personne, la lisibilité de ses plans n'ayant d'égale que l'ondulation souple et serpentine conférée aux orientalismes récurrents.

Acte I : J.-S. Bou (Mârouf) jugé par le Kâdi (O. Déjean) devant sa "calamiteuse" (D. Lamprecht) - © P. Grosbois, O.C. 
Et les voix ? Sans revenir sur le dilemme précité, concédons qu'Henri Rabaud s'est montré sans pitié quant à la charge écrasante de son héros. Mârouf chante pour ainsi dire tout le temps, au long de cinq actes, ses seuls répits lui étant accordés aux débuts des III et IV ! Non seulement sa partie est tendue comme un arc, mais en prime elle est sans cesse sur le fil du rasoir entre les différents niveaux d'ironie, ce qui suppose un jeu d'acteur hors pair. C'est le cas de Jean-Sébastien Bou, auteur in loco d'Henri de Valois ou autres Clavaroche de premier plan, sans parler d'enregistrements "Palazzetto" bluffants : sa prestation est ici, de bout en bout, ébouriffante. Farfadet agile et terriblement séduisant, roublard, attendrissant, tour à tour manipulateur et ahuri, il dispense sans compter autant de mordant que d"homogénéité, malgré la tenaille d'un ambitus assassin qui le violente à l'occasion. Un exploit.

Sa princesse Saamcheddine est pour ainsi dire au niveau. Seul, un vibrato un peu prononcé sur la fin nous rappelle les difficultés passagères qu'a entrevues Nathalie Manfrino, avant que sa fastueuse Thaïs du 7 décembre au même endroit ne vienne dissiper nos craintes. Elle aussi, sait alterner espièglerie et tendresse pour aider son timbre mellifère à passer la rampe d'un orchestre fourni. En Sultan, la basse sonore mais nuancée de Nicolas Courjal (Assur en Sémiramis de Catel à Montpellier) est conforme à sa réputation : ample, chaude, percutante, malgré l'ingratitude de ses habits de jobard pataud - une réminiscence du Mustafà de l'Italiana in Algeri ! À l'exception du Vizir décevant de Franck Leguérinel qui parle plus qu'il ne chante, tous les autres n'appellent que des éloges. En particulier : Doris Lamprecht, impayable Cairote-repoussoir (Acte I), Frédéric Goncalvès (Ali, ami d'enfance de Mârouf) et le Fellah/Genni de Christophe Mortagne, ténor à la française aux aigus capiteux de narguilé (Acte V).

Acte II : N. Courjal (Sultan), F. Leguérinel (Vizir), J.-S. Bou (Mârouf) & F. Goncalvès (Ali) - © P. Grosbois, O.C.
La mise en scène et les décors/costumes, amusants sans plus, apportent ce qu'il faut de chatoyant et de décalé - sauf au I, sinistre, et au III, étriqué - pour surligner le discours musical sans le dénaturer. Toutefois, rien de nouveau sous le soleil du Caire, tant les ficelles tirées par Jérôme Deschamps ressemblent à tout ce que nous connaissons déjà de leur auteur, les redites étant nombreuses (en direction de l'Étoile qui ouvrit son règne, par exemple). Ainsi un zeste d'ennui surgit-il ici ou là. Cette réserve n'est pas rédhibitoire, mais prive cette réalisation de l'accessit qui lui tendait pourtant la main.

Peccadilles ! Point capital mais trop souvent desservi, la diction de tous ces artistes est superlative. Or, ce n'est pas toujours le cas des chanteurs français... car ce soir, les gosiers de l'Hexagone sont bel et bien à la fête. Chérir les talents de toutes origines n'empêche pas d'applaudir à tout rompre quand, enfin, un pan aussi méconnu qu'important de notre patrimoine est confié - et avec quel brio - à des femmes et des hommes qui en sont les légataires naturels, bref : des prophètes en leur pays.

 Parcourir le site de l'Opéra Comique.
 Un intéressant reportage vidéo sur la genèse le la genèse de cette production.
 Paris, Opéra Comique, 25 V 2013 :
Mârouf, savetier du Caire, opéra-comique d'Henri Rabaud
sur un livret de Lucien Népoty (1914).

 Prochaines représentations : les 31 mai & 3 juin à 20 heures, 2 juin à 15 heures.

‣ Jean-Sébastien Bou, Nathalie Manfrino, Nicolas Courjal, Franck Leguérinel, Frédéric Goncalvès, Doris Lamprecht, Christophe Mortagne, Luc Bertin-Hugault, Geoffroy Buffière,
Olivier Déjean, Patrick Kabongo Mubenga, Ronan Debois, Safir Behloul, danseurs.

 Mise en scène : Jérôme Deschamps. Chœur Accentus, Orchestre  Philharmonique de Radio France.
Direction musicale : Alain Altinoglu.