jeudi 23 mai 2013

❛Opéra❜ Ariadne auf Naxos au Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet • Le Balcon, Maxime Pascal, Alphonse Cemin, Benjamin Lazar... d'un Bourgeois Gentilhomme l'autre !

Alphonse Cemin, Julie Fuchs, Vladimir Kapshuk, Thill Mantero - © avec aimable autorisation de Thierry Pillon
Au commencement n'était pas le chaos, mais Le Bourgeois Gentilhomme. La pièce illustre de Molière, dotée d'intermèdes musicaux de la main de Lully, bien sûr, dont l'heure de gloire "historiquement informée" a commencé en 2004, avec la re-création due conjointement à Benjamin Lazar (ci-dessous) et Vincent Dumestre ! Mieux encore, la pièce qui est le vrai point de départ de l'aventure d'Ariadne. Pour lui, Richard Strauss (1864-1949) et son alter ego Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) conçurent tout d'abord un remake fort original (1912, Hofoper de Stuttgart), non seulement de la partition, mais de la perspective théâtrale tout entière, ajoutant à un drame déjà fort long un Acte d'opéra supplétif, centré sur l'abandon d'Ariane dans l'île de Naxos. Four total.

Qu'à cela ne tienne, exit Molière, et les deux acolytes mettent au point, en lieu et place, un Prologue, cette fois totalement en musique, accolé à l'acte précité, et destiné à en éclairer le sens. Re-création au Hofoper de Vienne le 4 octobre 1916, dans une mise en scène du mythique Max Reinhardt (1873-1943) … Succès, enfin, jamais démenti depuis.

Benjamin Lazarmetteur en scène - © Nathaniel Baruch
D'un Bourgeois l'autre, il est logique et légitime, après tout, de retrouver aux côtés du chef d'orchestre Maxime Pascal (plus bas) et du chef de chant Alphonse Cemin (photo de frontispice, à gauche), fondateurs de l'Ensemble Le Balcon... le même Benjamin Lazar, aux manettes de cette Ariadne auf Naxos offerte par le Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet.

De quoi parle donc cet objet lyrique non identifié ? C'est la note d'intention de Pascal qui le résume le mieux : comme pour le vertigineux Capriccio du même Strauss, "l'opéra est ici son propre sujet". Voilà qui sonne parfaitement au sein l'avant-garde viennoise de l'époque (Lazar citant pour sa part l'Autre côté du dessinateur-écrivain Alfred Kubin, de 1909). Mais pas seulement, tant cette mise en abîme d'une troupe de comédiens chargés de concevoir sous nos yeux la pièce à venir elle-même, ne peut qu'anticiper sur le proche Pirandello de Six personnages en quête d'auteur (1921).

Richard Strauss (1864-1949)
S'il n'y a plus de monsieur Jourdain pour peaufiner les festivités, c'est à un Majordome (rôle parlé - ici invisible, sonorisé depuis le fond de la salle, une marque de fabrique du Balcon) de fixer la règle du jeu édicté par son aristocrate de maître, dont nous ne connaîtrons rien : que ladite troupe se débrouille afin de faire coexister, pour un soir et dans un temps limité, deux pièces radicalement opposées, commedia dell'arte et opera seria, en une seule... au grand dam d'un compositeur aux abois.

Musicalement, qu'est-ce ? Une conversation instrumentale, une soierie, un taffetas, un tulle absolument sub-lime, étymologiquement parlant, qui requiert - élément absolument fondamental  - un effectif chambriste. Élaborée en temps de guerre, au plus fort de la bataille de Verdun, la version finale d'Ariadne est écrite pour une petite quarantaine d'exécutants, et c'est exactement que le Balcon a mis en place. Plus déterminant s'il est possible, l'acoustique idéale de cette Athénée à l'italienne sied autrement aux entrelacs inépuisables et enivrants de la partition, qu'un vaisseau moderne et surdimensionné (quelque méritants qu'aient été les efforts de Bastille en 2010, d'ailleurs).

Qu'en font Lazar, Pascal, et Cemin ? Ils prennent Hofmannsthal et Strauss au pied de la lettre, et les emmènent loin, très loin. Il n'y a plus de dichotomie entre un rôle et celui qui l'endosse, la séparation entre orchestre et chanteurs, mélangés, se trouve abolie - plus fort : la barrière entre public et artistes s'estompe, jusqu'à disparaître par instants. Des gradins permettent d'étager les musiciens sur trois niveaux, tandis que les protagonistes des multiples actions essaiment, des coulisses et praticables jusqu'à la fosse... et même dans la salle (air de Zerbinette, arlequinades). Jusqu'au premier violon de You-Jung Han qui vient littéralement s'éclater près du piano de Cemin ! Luxe paradoxal, pas d'habit de scène, le chef est en chemise et les interprètes sont - comme nous - en tenue de ville. Seul mobilier : une chaise.

Maxime Pascal, directeur musical - © supposé Ensemble Le Balcon
L'auditoire entre si bien dans ce labyrinthe baroque, revivifié de noble vulgarisation et de subtilité extrême, que les battements de main fusent un instant, à l'occasion du joyeux tohu-bohu au cœur de la seconde partie. Aller, avec tant d'intuition et de sûreté, au-delà du propos initial tout en respectant son intention profonde (la connivence dans le mélange des genres) - organiser ex nihilo une manière de Star Academy straussienne, tout en conservant l'œil attendri de l'auteur sur les précédents tels qu'Opera Seria de Gassman (1769) ou Der Schauspieldirektor de Mozart (1786) : c'est guigner et atteindre sans coup férir une maturité artistique qui laisse pantois.

Hugo von Hofmannsthal (1874-1929)
N'étant plus à un paradoxe près, ladite maturité n'attend pas le nombre des années. L'espièglerie, la vitalité et la générosité dispensés à foison au cours de ce mystère, où tout un chacun est à la fois sujet et objet, ce sont ceux d'une intarissable jeunesse. Celle du trio Lazar-Pascal-Cemin, tout juste trente ans de moyenne d'âge. Celle du Balcon tout entier... Celle des chanteurs, eux aussi juvéniles, et pour beaucoup en prise de rôle.

Annoncé souffrant, Marc Haffner assure la partie carrément impossible (duo final !) de Bacchus, une vacherie d'un Strauss peu tendre envers les ténors, avec un engagement qu'on souhaite à beaucoup dans son cas. Ambiguë à souhait, Léa Trommenschlager, vingt-sept ans au compteur et toute la vie devant elle, a déjà une autre présence - par exemple dans les abysses d'Es gibt ein Reich - que certaines de ses aînées. Remplaçant au pied levé Clémentine Margaine, Anna Destrael se sort plutôt bien, malgré la tension audible du vibrato prononcé, des exigences du Compositeur, aux chausse-trapes il est vrai sans aménité.

Les quatre garçons de la commedia, Virgile Ancely (Pooh-Bah dans "notre" Mikado), Vladimir Kapshuk (frontispice, au centre), Damien Bigourdan et Cyrille Dubois, du plus grave au plus aigu, héritent d'emplois écrasants, doublés pour chacun dans le prologue, en sus de l'opéra (1). Tous quatre forcent l'admiration par leur complicité, autant que par leur versatilité. S'il faut en chérir un plus que les autres, accordons la palme à Bigourdan, dont le Maître de Ballet, en plus du Scaramouche, pourrait être l'illustration même du mot mordant. L'aplomb de Thill Mantero (frontispice, à droite), à qui échoit ce Maître de Musique sur qui tout le Prologue repose, ne lui cède en rien. Félicitons aussi, parmi les nymphes, la Naïade de Norma Nahoun et l'Écho d'Élise Chauvin.

Toute la troupe aux saluts - © avec aimable autorisation de l'Ensemble Le Balcon
Et trois personnalités pour l'île déserte, le cas de le dire ici (2) : Camille Merckx, déjà scotchante lors de Vêpres de Rachmaninov avec l'Ensemble Les Métaboles, Dryade sans peu d'équivalent, bronze onirique de Fille du Rhin, d'Erda, de Waltraute. Julie Fuchs (frontispice), carrière tout feu tout flamme, Zerbinetta bluffante de technique, de rouerie et de féminité, dont l'attendue parodie napolitaine Großmächtige Prinzessin est, pareillement, un régal. Maxime Pascal enfin, maître d'œuvre et démiurge, à la gestique de sourcier. Les secondes de concentration intense qu'il transmet à son équipe (et à la salle) avant le premier accord ont quelque chose de religieux ; tandis que sa direction d'orfèvre fait rutiler de bout en bout chaque parcelle, chaque joyau dont le drame est truffé, depuis l'harmonium jusqu'aux clarinettes, en passant par les cellos et les autres. Hypnotique.

Cette partition inégalable fait chatoyer les étoiles d'une voûte céleste imaginaire sur la grotte, tout aussi métaphorique, d'Ariane, que symbolise ici un passage piégeux sous les gradins. Tous ces jeunes gens ont à merveille assimilé et restitué la culture européenne de Richard Strauss, signant là son premier Friedenstag (Jour de Paix), au plus fort d'un conflit dévastateur.

Toute la troupe aux saluts - © avec aimable autorisation de Thierry Pillon
Et, si Molière était en 1912 un hommage à la France, c'en est un autre que semble suggérer Benjamin Lazar, nous identifiant à ces personnages en quête d'eux-mêmes. Au feu d'artifice final "réglementaire" (bruitage fort réussi), voici Flaubert qui transmet son clin d'œil à chacun : "Ariane à Naxos, c'est moi".

 Nous tenons à remercier Thierry Pillon & Le Balcon pour leur aimable autorisation d'insertion de leurs clichés.


‣ À l'écoute simple en bas d'article  ① Au début du Prologue (intervention du Maître de Musique et dialogue avec le Majordome‣ ② Conclusion du Prologue (grand solo du Compositeur‣ ③ "Arlequinade" de l'Opéra suivant l'air d'Ariane Es gibt ein Reich  Albert Dohmen, Romuald Pekny, Anne Sofie von Otter, Ian Thompson, Sami Luttinen, Christoph Genz... Staatskapelle Dresden, direction : Giuseppe Sinopoli ‣ © Deutsche Grammophon 2001.

(1) Virgile Ancely, d'abord Laquais puis Truffaldin - Vladimir Kapshuk, Perruquier puis Arlequin - Damien Bigourdan, Maître de Ballet puis Scaramouche - Cyrille Dubois, Officier puis Brighella.

(2) Quoique... "Rien n'est de plus mauvais goût qu'une île déserte", est-il dit au cours de l'œuvre, et repris dans la plaquette-programme de l'Athénée !
 Paris, Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet, 18 V 2013 :
Ariadne auf Naxos (seconde version), opéra de Richard Strauss sur un livret d'Hugo von Hofmannsthal (1916).

Julie Fuchs, Anna Destrael, Léa Trommenschlager, Marc Haffner, Thill Mantero, Damien Bigourdan,
Vladimir Kapshuk, Virgile Ancely, Cyrille Dubois, Norma Nahoun, Élise Chauvin, Camille Merckx.


 "Version de concert mise en espace" par Benjamin Lazar, Maxime Pascal, Alphonse Cemin et l'Ensemble Le Balcon. Chef de chant & pianiste : Alphonse Cemin. Directeur musical : Maxime Pascal.

2 commentaires:

  1. Jean-Luc Lamouché25 mai 2013 à 00:23

    Très intéressant article ! Et surtout très curieuse partition que "l'Ariane à Naxos" de Richard Strauss et de son génial librettiste (selon moi un des meilleurs que l'univers lyrique ait connu) Hugo von Hoffmannsthal... ! Un opéra dans l'opéra, avec des sauts chronologiques audacieux et des passages sublimes - comme la célèbre scène finale, notamment... !

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    1. Grand merci, cher Jean-Claude, pour ce commentaire qui me conforte largement dans l'admiration sans borne que je porte à ce chef d'œuvre, et dans l'enthousiasme que j'ai ressenti auprès de cette jeune TROUPE - au sens fort et noble du mot - qui a réalisé un travail fantastique. La relève est plus que prête ! Bien à toi, à bientôt, Jacques

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