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vendredi 7 décembre 2012

❛Disque❜ Label Hérisson, Joseph Haydn selon Mathieu Dupouy, piano-forte
Favorable : Un subtil clair-obscur préfigurant Beethoven et Schubert.

Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI

Nous ne l'ignorons pas, les ouvrages légués par Joseph Haydn lors de ses séjours à Londres - c'est à dire à partir de la mort de son ami Wolfgang Amadeus Mozart - marquent une césure assez nette et caractéristique avec l'abondant corpus antérieur fourni par le compositeur. Tandis que voit le jour lors de sa seconde résidence, en deux groupes de trois (printemps 1794 et printemps 1795), l'ensemble absolument miraculeux des célèbres symphonies londoniennes, et avant l'ultime série de quatuors (contemporaine de l'oratorio La Création, 1797), le Viennois s'attelle à un ultime triptyque de sonates pour clavier. La première de ces trois partitions (ou peut-être les trois ?) a été conçue expressément pour Therese Jansen, une élève renommée de Muzio Clementi (1752-1832) : celui-ci était l'un des plus grands maîtres de son instrument, auquel il consacra son propre traité Gradus ad Parnassum.

Ces œuvres revendiquent également la particularité d'être destinées à un type précis de piano-forte, le Broadwood insulaire, à la tessiture plus étendue que celle de ses homologues continentaux. Ce point constituerait-il une nouvelle démonstration de l'empressement de certains créateurs à se projeter, peu ou prou, vers l'avenir, en cherchant à tirer le meilleur, séance tenante, du dernier cri de la technique ? Tel n'est pas l'avis de leur jeune interprète Mathieu Dupouy, qui explique (lire ICI) qu'à une exception près, Haydn cantonne ses ambitus aux cinq octaves du piano viennois, alors que la "modernité" de l'anglais en revendique cinq et demie. Ceci a déterminé son choix d'un Jakob Weimes pragois de 1807 (vidéo présentée ci-dessous) : une facture encore chevillée à l'orée de son siècle. "Cette esthétique charnière m'a tout de suite semblé convenir parfaitement à ces œuvres qui sont le testament pianistique de Joseph Haydn", prend soin de préciser l'artiste.

Mathieu Dupouy interprète les Variations en fa mineur Hob.XVII:6
Testament est bien le mot, au sens le plus étymologique ; tant cette merveilleuse triade, ainsi que les deux séries de variations qui leur font suite, s'imposent comme un véritable passage de témoin ! En effet, si l'Hob.XVI:50 à l'ut majeur clair et limpide nous parle encore ce langage "classique", que son auteur lui-même, ou Mozart (KV 545 de 1788, dans la même ton), ont défendu et illustré à l'envi, l'évolution de la sensibilité, de l'Empfindung, devient patente dès l'opus suivant, Hob.XVI:51 en , brusquement réduit au bipartisme d'un Andante et d'un très court Presto. Une page n'ayant pas que la tonalité en commun avec la septième sonate, de trois ans seulement postérieure, d'un jeune homme du nom de... Ludwig van Beethoven ! Leurs finales entretiennent des parentés intéressantes. La concision de Haydn, ici sur un tempo fort sage, ne fait qu'accentuer une étrangeté, une lubie non dénouée, déjà dissociée du langage courant de son époque, désireuse d'entrer de plain-pied dans les décennies futures.

Ces traits "novateurs" s'amplifient encore avec l'Hob.XVI:52, en mi bémol, davantage réputée sans doute. Si son portique liminaire et péremptoire peut anticiper fugacement Franz Schubert (non le moindre : celui du commencement de la sonate en la, D.959), c'est surtout son mouvement central, de par son humeur lunatique, instable voire errante, entrecoupée de silences, qui évoque, de la manière la plus caractéristique, l'univers schubertien à venir.

Joseph Haydn (1732-1809)
En complétant ce disque par deux pans de variations, Hob.XVII:6 et Hob.XVII:Annexe, Mathieu Dupouy enfonce quelque peu ce clou ; tant les premières (vidéo présentée plus haut), d'un anxieux fa mineur, sonnent comme un trait d'union entre le Mozart de la merveilleuse Fantaisie K 475... et  Schubert encore, celui des non moins inclassables Impromptus. De ce dernier, aux "divines longueurs", les rapprochent également leurs dimensions monumentales, leur large palette expressive, comme cette capacité à mener de front la grande forme et le souci quasi pointilliste attaché à la miniature. Titrées Gott erhalte Franz der Kaiser (Dieu reçoive l'empereur Franz), source de l'hymne autrichien puis allemand, les secondes déroulent dans un temps beaucoup plus ramassé une candeur assez nue, là encore proche de Mozart, celui des Ah ! vous dirai-je maman bien sûr.

Mathieu Dupouy ne se contente pas d'arborer un cursus de claviériste polyvalent (1) nourri par des personnalités aussi fortes que Christophe Rousset, Pierre Hantai, Olivier Baumont. Auteur, auprès du même label Hérisson, de recueils consacrés à Carl Philip Emmanuel Bach (dont nous savons l'influence sur Haydn) et à Domenico Scarlatti, il retire peut-être de ces deux expériences une assimilation des goûts européens propre à lui conférer une sorte de touche viennoise indéfinissable. Servi par un instrument à la résonance un peu sèche - peut-être plus sentier broussailleux que chemin agreste -, et une prise de son très épurée, son jeu fouillé mais dépourvu d'afféterie, virtuose sans esbroufe (donc plus enclin à la teinte qu'à l'effet) sied à merveille aux épanchements tout en pudeur, de tempi contenus, que ce bouquet "pré-romantique" dispense sans compter.

Badura-SkodaStaierSchornsheim, Brautigam... Dupouy : la relève s'annonce fringante.

(1) Mathieu Dupouy pratique cinq instruments : le clavicorde, le clavecin, le piano-forte, l'orgue et - occasionnellement - le piano "moderne". Les trois premiers nommés ont été successivement utilisés dans ses trois disques signés auprès du label Hérisson, en comptant celui-ci.

 Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  Sonate Hob.XVI:50, 3° mouvement : Allegro - Sonate Hob.XVI:52, 2° mouvement : Adagio - Sonate Hob.XVI:51, 1° mouvement : Andante ‣ © Label Hérisson 2012.

 Cliquez pour lire l'entretien avec Mathieu Dupouy, au sujet de ces Haydn, sur le site Piano Bleu

 Joseph Haydn (1732-1809) - Sonates Hob.XVI:50, 51 & 52.
Variations Hob.XVII:6 & Hob.XVII:Annexe "Gott erhalte Franz der Kaiser".
Mathieu Dupouy, piano-forte Jakob Weimes, Prague, ca 1807

 Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI.



❛Disque❜ Label Hérisson, Joseph Haydn selon Mathieu Dupouy, piano-forte
Défavorable : Dernières sonates & variations : grisaille et égarements...

Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI

Joseph Haydn fut ce qu'on peut appeler un compositeur prolifique. Né en 1732 en Autriche, grand ami de Mozart, il livra effectivement à la postérité quelque cent quatre symphonies, quatre-vingt-trois quatuors à cordes, de nombreux trios (trente-et-un pour cordes et cent vingt-six pour baryton), treize opéras, des musiques religieuses (quatorze messes, trois oratorios, un Stabat Mater...), et, bien sûr, soixante-deux sonates et plusieurs variations pour le clavier.

Jusque dans les années 1780, le compositeur attitré d'Esterhàzy écrit sans que le choix de ce type d'instrument paraisse déterminant : clavicorde,  clavecin, ou piano-forte. Après cette date, son choix se portera plus souvent vers ce qu'on pourrait appeler les premiers 'pianos modernes' anglais, dont les pianos Broadwood qui disposaient de cinq octaves et demie (contre cinq pour leurs homologues de Vienne). Le présent et ultime triptyque londonien comporte les sonates Hob.XVI:50, 51 et 52 - respectivement en ut majeur,   majeur et mi bémol majeur.

Mathieu Dupouy, qui a étudié au CNSM de Paris, où il a obtenu les premiers prix de clavecin et de basse continue, choisi de nous présenter ces ultimes sonates londoniennes sur un piano-forte du facteur praguois Jakob Weimes des alentours de 1807, en parfait état de conservation.

Mathieu Dupouy, http://www.musikfestspiele-potsdam.de/
Ces trois sonates sont écrites dans un style très novateur dû, sans doute, à l'usage de ce fameux piano Broadwood ; même si, comme le rappelle fort bien l'interprète dans son texte d'introduction, Haydn n'utilise effectivement pas toute l'étendue du clavier, mais demeure dans la gamme déjà utilisée pour ses sonates antérieures... Cette écriture sur cinq octaves rapproche d'ailleurs étrangement, en dépit de leur tropisme "symphonique", ces partitions de leurs consœurs viennoises... C'est assister, d'une certaine manière, aux premiers balbutiements de ce qui deviendra, quelques décennies plus tard, la sonate pré-romantique dont Schubert se fera le héraut (un exemple, l'Hob.XVI:51)...

Franz Joseph Haydn (1732-1809) à son clavier
Dès l'Allegro de la Do Majeur Hob.XVI:50 (la numérotation de ces sonates, soit dit entre parenthèses, a toujours été un sujet de surprises ! 52 chez l'un, 62 chez l'autre... Pourrait-on un jour mettre un peu d'ordre dans tout ceci ?...), dès l'Allegro, donc, nous sommes saisi par un agacement... Ou bien le piano-forte sonne mal, ou bien la prise de son est déficiente. Émane de tout ceci une certaine sonorité métallique qui, tout au long de ladite sonate, nous laisse pour le moins perplexe.

Les choses s'arrangent nettement avec la Hob.XVI:52. L'instrument sonne ici plus agréablement, et permet de nous faire enfin savourer le jeu de Mathieu Dupouy : délié, souriant, racé - des qualités que l'on dénotait déjà, avec bien d'autres,  dans ses précédents albums de sonates de Domenico Scarlatti ou de Carl Philippe Emmanuel Bach (Pensées nocturnes), confiés au même éditeur...

En revanche, c'est à nouveau le piano-forte qui, de par sa sonorité, contribue à donner malheureusement de la Hob.XVI:51 une lecture plus qu'hasardeuse... Cette sonate mérite-t-elle donc cette "langueur", ce jeu comme "hésitant'"... Nous pourrions (dans le finale, par exemple)  jusqu'à nous demander si nous n'assistons  à un déchiffrement à vue !

Que l'on nous entende: ce n'est pas la technique superlative de l'artiste qui est ici en cause, mais bien une certain style donné à ces sonates, donc l'interprétation elle même, et surtout le son produit par ce pianoforte précis - lequel, véritablement, n'aide pas à écouter et réécouter avec plaisir ce recueil.

Nous pouvons dés lors légitimement nous demander si le choix d'un piano moderne, en lieu et place d'un clavier d'époque, n'eût pas été plus judicieux. En effet, malgré les réussites historicistes incontestées de Christine Schornsheim ou Andreas Staier, maints pianistes - entre autres Glenn Gould, Svjatoslav Richter, Clara Haskil, Alfred Brendel, Catherine Collard, Alain Planès, Leif Ove Andsnes, Ivo Pogorelich, Walter Olbertz, Frédéric Vaysse-Knitter (1) -  nous ont prouvé, chacun à sa manière, combien ces pages peuvent sonner admirablement sur des instruments actuels.

Car, malheureusement, la grisaille (que le visuel sinistre du CD Hérisson semble vouloir placer en exergue) se poursuit à l'identique au cours les deux variations, ne nous donnant qu'une idée plutôt limitée du génie de Joseph Haydn. Il ne fait aucun doute pour nous que Mathieu Dupouy saura trouver, lors de son prochain enregistrement, un contexte mieux à même de mettre en valeur toute l'étendue de son talent.

(1) Appoggiature a eu l'occasion de rendre compte, l'an passé, d'un magnifique disque Szymanowski signé de Frédéric Vaysse-Knitter. Cliquez pour lire l'article.

 Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  Sonate Hob.XVI:50, 3° mouvement : Allegro - Sonate Hob.XVI:52, 2° mouvement : Adagio - Sonate Hob.XVI:51, 1° mouvement : Andante ‣ © Label Hérisson 2012.

 Cliquez pour lire l'entretien avec Mathieu Dupouy, au sujet de ces Haydn, sur le site Piano Bleu

 Joseph Haydn (1732-1809) - Sonates Hob.XVI:50, 51 & 52.
Variations Hob.XVII:6 & Hob.XVII:Annexe "Gott erhalte Franz der Kaiser".
Mathieu Dupouy, piano-forte Jakob Weimes, Prague, ca 1807

 Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI.



dimanche 30 septembre 2012

❛Concert❜ Jérémie Rhorer, Le Cercle de l'Harmonie, Haydn & Mozart • Des débuts ambronaisiens attendus, mais décevants...

Le brillant Jérémie Rhorer, chef moins inspiré ce soir que d'autres...  © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Le deuxième concert vespéral du XXXIII° Festival d'Ambronay était dévolu, après le kaléidoscope baroque du merveilleux Nabucco de Falvetti, à un parcours au cœur de l'âge dit "classique", autour de Joseph Haydn et de Wolfgang Amadeus Mozart. De ce dernier, la Krönungsmesse (Messe du Couronnement), donnait malgré sa concision son nom à une soirée que complétait l'illustre 41° Symphonie "Jupiter", du même. Haydn pour sa part ouvrait le bal par un morceaux de choix, sa symphonie "La Passion", quarante-neuvième du nom, et emblématique de sa période Sturm und Drang ("Tempête et Passion"... justement). L'intérêt résidait , également, dans les débuts in loco de Jérémie Rhorer (ci-dessus) et de son ensemble, le Cercle de l'Harmonie.

Joseph Haydn (1732-1809)
Nul ne l'ignore, la jeune troupe et son non moins jeune chef sont devenus en quelques années une coqueluche, voire - pour d'aucuns - un parangon dans le domaine interprétatif qui est, pour l'essentiel, le leur : la musique de la seconde moitié du XVIII° siècle, restituée sur instruments originaux. Nous conservons d'assez bons souvenirs pour notre part, par exemple de l'Amadis de Gaule de Jean-Chrétien Bach recréé en janvier dernier à l'Opéra Comique (malgré plus d'une longueur...) - et aussi, de la Grande Messe en Ut mozartienne chatoyante, offerte à la Basilique de Saint Denis en 2011. En revanche, l'Idomeneo de la même année au Théâtre des Champs Élysées, volontiers présenté, ici ou là, comme une réussite absolue, nous avait agacé par quelque raideur ou monotonie.

Faut-il que Rhorer ressente des tendances schizophrènes, pour qu'en ce 15 septembre 2012 à Ambronay, ce soit - hélas - ce dernier versant de son métier qui ait été asséné sans modération ? Dès le Haydn (1772), tout est dit : il nous faut remonter loin pour nous remémorer une œuvre du courant Sturm und Drang précité, délivrée avec autant de désinvolture. L'Adagio liminaire (que Haydn a émancipé d'une simple fonction de mise en bouche soudée à son Allegro, pour devenir une séquence à part entière) paraît se tenir si loin de ce que son fa mineur appelle à l'évidence ! En fait d'anxiété, de trouble, de compulsion, voici de la grâce et de l'élégance, certes fort bien troussées... mais totalement hors de propos. Sans surprise, les trois mouvements suivants ne peuvent que puiser à la même eau, tant le compositeur a voulu sa symphonie structurellement définie par premières mesures. Résultat globalement décoratif, donc déplacé.

Chœur Aedes, C. Hulcup, S. Schwartz, J. Rhorer, J. Ovenden, A. Wolf,  © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
La Messe du Couronnement de 1778 (année du voyage de Mozart à Paris et Mannheim) pourrait être qualifiée de messe brève, tant l'économie du matériau a permis au Salzbourgeois de délivrer son message liturgique en un temps d'exécution très court. Elle n'en est pas moins spectaculaire : autant par son ossature vigoureuse (si ce n'est brusque), que par le contraste qu'y apporte un Agnus Dei tout en tendre legato, prémonition probable d'un mémorable Et incarnatus est à venir... Au sein du quatuor vocal classique, c'est essentiellement le soprano - Sylvia Schwartz, efficace - qui offre matière à briller. Si leurs parties congrues n'offrent pas aux trois autres (agréables Caitlin Hulcup, Jeremy Ovenden et Andreas Wolf) de saillie fabuleuse, le Chœur Aedes, sollicité d'un bout à l'autre, trouve en revanche mille occasions de s'employer.

W.-A. Mozart (1756-1791)
Ce très beau chœur étant, à juste titre, en train de se doter d'un grand renom, nous ne pensons pas que la pâteuse sensation de magma ressortant de ses interventions soit de son cru - mais bel et bien de celui de Rhorer, lequel trahit ici un défaut nouveau : la brutalité. Hors Agnus Dei, la scansion n'est plus que spasme, le fortissimo se décline à toute occasion ; tout doit aller vite, très vite, le concept de mobilité étant réduit aux acquêts, c'est à dire à la succession des coups, le timbalier en particulier étant soumis à une labeur de galérien.

Julien Chauvin, excellent premier violon du Cercle,
© B. Pichène, CCR Ambronay
Cela ne nous place guère dans les meilleures dispositions, à l'approche d'un tel monument que l'ultime Symphonie de Mozart. Le résultat s'avère au-delà de toute désespérance : dès l'Allegro vivace initial, la surenchère dynamique débute sabre au clair, par une dichotomie outrée entre un martèlement lourdement souligné (thème I), pontifiant au possible, et une niaiserie proprement insupportable (thème II). Ceci n'est rien en comparaison de l'Andante cantabile - une des plus poignantes créations de son auteur, et de tout le répertoire classique - superficiel, métronomique, sans lyrisme aucun. À la vérité, le chef se borne à le verrouiller dans un cadre rhétorique scolaire lesté, lors des modulations, de bouffées de sensiblerie parmi les plus communes.

Passé le Minuetto, traité telle une simple anecdote, qu'attendre, ici, du mythique Finale légendé Molto allegro, dont nous savons les litres d'encre que sa cellule nourricière ("do-ré-fa-mi", ci-dessous) ou son foisonnement protéiforme ont fait couler ? Rien de mieux, hélas. Non seulement la frénésie véhémente de Jérémie Rhorer repart de plus belle... mais la texture arachnéenne du contrepoint s'en trouve de surcroît encerclée, étouffée, piétinée par un amoncellement de pétarade, où chacun fournit l'impression de jouer une partie qui serait totalement indifférente à celle des autres.

Le socle du Finale de la 41°
Ce mouvement de génie, perdant sa limpide cohérence organique au profit d'une démonstration d'esbroufe brouillonne, fait tourner par là-même la Jupiter tout entière à la corvée. Étrangement, c'est lors du bis consenti (le miraculeux Ave Verum Corpus de Mozart), dont la tendresse et la plénitude, directement issues de la main de Dieu, forment un contraste saisissant avec la furia à peine éteinte, que l'oreille et le cœur - enfin ! - reçoivent un tant soit peu le baume espéré. C'est, pour le moins, bien tard.



‣ Ambronay, Abbatiale, samedi 15 septembre 2012 - Joseph Haydn : Symphonie n°49 en fa mineur "La Passion" - Wolfgang Amadeus Mozart : Messe en ut majeur "du Couronnement", Symphonie n°41 en ut majeur "Jupiter"

‣ Sylvia Schwartz, Caitlin Hulcup, Jeremy Ovenden, Andreas Wolf. Chœur Aedes, direction : Mathieu Romano.
Le Cercle de l'Harmonie, premier violon : Julien Chauvin, direction : Jérémie Rhorer.

mercredi 28 mars 2012

❛Opéra❜ Le Monde de la Lune au Théâtre Mouffetard • Les Contes Drolatiques et Lunatiques de Papa Haydn, selon la Compagnie "Manque Pas d'Airs".

 Josef Haydn par Ludwig Guttenbrunn (c. 1770)
C'est en 1777 que Joseph Haydn (1732-1809) composa - et proposa - à la cour d'Esterhazà son septième ouvrage lyrique, Il Mondo della Luna (Le Monde de la Lune), une resucée du dramma giocoso que le grand dramaturge Carlo Goldoni (1707-1793) avait conçu en 1750 pour Baldassare Galuppi. Cet opéra habile, farci de maints travestissements qui ne sont pas sans évoquer Così fan tutte, jouit d'une bonne renommée au sein d'un corpus à la postérité plutôt ingrate. Il fut en effet l'un des premiers - sinon le premier - de son auteur à reconquérir la plénitude de ses droits scéniques dans l'immédiat après-guerre. C'était au cours d'un Festival d'Aix encore adolescent : 1959, soit deux ans, pas plus, après le mythique Così (justement) qui lança Teresa Berganza. Il est d'autant  plus plaisant de découvrir l'adaption (1) qu'en ont troussée Camille Delaforge, Alexandra Lacroix et la Compagnie Manque Pas d'Airs pour le Théâtre Mouffetard, qu'au même moment le Théâtre du Châtelet propose - avec de tout autres moyens, convenons-en - sa propre lecture d'Orlando Paladino... Comme un frémissement, sur la place de Paris, de cette Haydn Renaissance lyrique, timidement observée en Europe depuis le bicentenaire de la disparition du compositeur ?

Avec plus de pertinence que dans la plupart de ces exercices, parfois nombrilistes, la note d'intention d'Alexandra Lacroix éclaire finement ce que le premier tableau (photo ci-dessous) révèle sans détour. Non seulement l'action est transposée - ce qui, pour tout scénographe se piquant d'opéra, est devenu depuis des lustres un passage obligé, si ce n'est un totem - mais elle l'est à un moment précis de notre histoire récente, sous la forme d'un pied de nez subtil envers le sujet de l'action. Nous sommes en effet plongés dans ces années '70 immédiatement accolées... à la conquête de la Lune (1969), cette Lune fantasmée dont Goldoni et Haydn font leur miel.

Guilhem Souyri (assis), Buonafede, & Cecil Gallois, Ecclitico - © Accent Tonique
Fantasmée, fantasme : là est le nœud gordien, pas seulement par la crédulité lunaire de ce benêt de Buonafede, le barbon dont la fille Clarice et la camériste Lisetta sont l'objet des convoitises masculines. Également par le statut de la femme-objet que la trame de la pièce (2) sert sur un plateau, permettant à Lacroix de pimenter son contexte de connotations féministes bien à leur place à l'époque retenue ; toute de liberté sexuelle, d'égalité revendiquée et de militantisme sans tabous. Cependant que les roublards Ecclitico (3) et Cecco s'emploient à dérouler leur stratagème pour s'unir à leurs belles, le stupide berné démontre qu'il est un père non seulement tyrannique, mais encore lubrique (Buonafede lisant 'Penthouse', photo ci-dessus). Ceci nous vaut une impayable scène de voyeurisme à la lunette astronomique, comme une sorte de peep-show astral... n'outrepassant que peu, finalement, les mots eux-mêmes, selon lesquels notre naïf taulier découvrirait sur la Lune de ravissantes créatures caressées par des vieux (!).

Une vue d'artiste du Monde de la Lune, © Monika Legenstein
Retenons que la revue spécialisée que feuillette fiévreusement Buonafede est un fleuron de la décennie visée,  évoquée çà et là - avec un  total bonheur - par une foule d'objets caractéristiques induisant, pour qui les a connus, un effet madeleine de Proust parmi les plus radicaux ! Surgissent des blocs de mobilier empilables aux couleurs flashy, des tapis à longs poils, une balance Terraillon ; une carafe "Pastis 51" très vintage, un jeu de Scrabble et un autre de Lego ; et puis, des sièges et vêtements connotés, sans omettre l'informatique balbutiante et les téléviseurs "coque" en noir et blanc... Le fin du fin réside dans l'usage (par le patriarche toujours, décidément voyeur impénitent) d'un stéréoscope Lestrade...  dont on devine que les vues proposées ne sont pas d'ordre purement touristique.

Cecil Gallois (debout), François Rougier, Charlotte Dellion, Guilhem Souyri & Anna Reinhold - © Accent Tonique
La combinazione ourdie par la gent domestique - sans ressortir forcément à la lutte des classes audacieusement annoncée en plaquette de présentation - devient, en tout cas, un coin enfoncé dans un machisme déliquescent, que les deux donzelles pilonnent à qui mieux mieux. Le clou du spectacle est sans conteste le finale de l'Acte I, enlevé à cent à l'heure et d'une irrésistible drôlerie : notre Buonafede, drogué, censé connaître l'ascension vers la Lune, s'endort sur un bel effet de bruitages psychédéliques se lovant dans les volutes du piano-forte (photo ci-dessous) !

La suite, pour demeurer fort honorable, n'en est pas moins en-deçà : le jardin d'Ecclitico, aménagé pour faire croire au sol lunaire, est bien peu onirique et traîne cette parcimonie en longueur, à l'image de ces châteaux de sable répliqués à l'envi... comme s'il s'agissait de tromper un ennui qui point. À la décharge de l'équipe, c'est le livret lui-même qui s'essouffle, malgré de réjouissantes saillies telles que le couronnement de Lisetta en Impératrice de la Lune. Fort heureusement, l'espièglerie et la fraîcheur reviendront à point nommé pour rehausser d'esprit un lieto fine escamotéaussi lénifiant que sa fonction peut lui imposer.

Charlotte Dellion (debout), Anna Reinhold & Guilhem Souyri - © Accent Tonique
Musicalement, le plus fort est, aussi, au premier acte. Bien découpé, malgré la réduction opérée au sein de la partition, en une succession cohérente de morceaux, il offre des airs épicés trahissant bien mieux que du métier (certains, à l'image de l'Una donna come me de Lisetta, sont parfois chantés dans des récitals). La faconde de "Papa Haydn" n'est pas moins généreuse dans les II et III : elle devient seulement plus prévisible.

Ainsi nos deux émancipées, Anna Reinhold et Charlotte Dellion (Lisetta et Clarice, une pincée des futures Dorabella et Fiordiligi) sont-elles à leur meilleur au début, l'abattage scénique ne le cédant en rien au placement juste et à la ligne délicate. Surtout chez la seconde, techniquement prometteuse de bout en bout (et ravissante de timbre). Cecil Gallois, en Ecclitico, hérite du seul emploi de castrat écrit par le compositeur, colorant exquisément son unique air de cynique désabusé, agrémenté de quelques ensembles, de son contre-ténor plaisant. L'émission franche du baryton Guilhem Souyri, adroitement projetée, est sans doute moins raffinée, le recto tono la rendant monocorde ; mais cela sied bien à son Buonafede, par ailleurs (trop ?) juvénile, et suffisamment séduisant pour que sa soubrette se laisse entreprendre sans trop de mauvaise volonté.

Camille Delaforge, © non communiqué
L'uniformité n'est sûrement pas le travers du Cecco de François Rougier, aussi bon comédien que tenore lirico accompli, matériau intéressant, vocalité sûre et nuances à gogo - prestance et conviction. De pareils compliments reviennent à Camille Delaforge, signataire de cette version allégée (mais sûrement pas famélique) d'une roborative pochade ; capable, au surplus, de veiller en permanence depuis son roucoulant piano-forte au liant de tous ces ingrédients riches en suc. Nantie de suffisamment de couleurs pour donner le change en l'absence d'orchestre, elle oriente avec tact le chant vers la canzonetta ("chansonnette", au vrai mélodie) : cette osmose capiteuse entre la voix et le clavier, dans laquelle il est encore souvent oublié qu'Haydn excella.

Voici un peu plus d'une heure et demie de rêverie drolatique (et lunatique), bien jouée et bien chantée, portée par un impeccable esprit de troupe ! Quelques réserves mineures ne l'empêcheront pas d'en remontrer haut la main à des pensums prétentieux, servis à l'occasion dans des théâtres lyriques huppés.

 Le Monde de la Lune (Esterhazà, 1777), de Joseph Haydn d'après Carlo Goldoni.
Jusqu'au 21 avril 2012, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 15h.

(1) Il Mondo della Luna, version Mouffetard 2012, est à la fois une adaptation, et une réduction d'une bonne heure de musique par la suppression de deux rôles, Ernesto et Flaminia, et des chœurs. Et surtout par le fait que la partition se trouve circonscrite au piano-forte, en charge de tout le soutien aux chanteurs.

(2) D'après Manque Pas d'Airs "Afin d’épouser la fille du riche Buonafede, barbon passionné d’astronomie, Ecclitico se fait passer pour un astrologue qui pourrait lui obtenir une invitation sur la Lune. Il le dupe avec un télescope trafiqué montrant des jeunes filles caressantes. Conquis, Buonafede décide de suivre Ecclitico et boit ce qu’il pense être la potion permettant d’alunir... Aidé par le valet Cecco, Ecclitico transforme son jardin et réveille Buonafede, persuadé d’être arrivé à destination. Le crédule savoure alors les joies lunaires puis réclame sa servante et sa fille, faveur qui lui sera accordée s’il accepte de les donner en mariage aux prétendus citoyens de la Lune Cecco et Ecclitico. Buonafede accepte et va jusqu’à se délester de son or. La trahison est révélée et Buonafede, d’abord furieux, finit par tout pardonner."

(3) Ecclitico, l'écliptique - voilà qui est képlérien en diable, et fort docte...



 Une production de la Compagnie Manque Pas d’Airs -
Théâtre Mouffetard, 73 rue Mouffetard Paris 5e - www.theatremouffetard.com -
Location au 01 43 31 11 99, du mardi au samedi de 13h à 19h.

 Charlotte Dellion, soprano ; Cecil Gallois, contre-ténor ; François Rougier, ténor ;
Guilhem Souyri, baryton-basse ; Anna Reinhold, mezzo-soprano ;
 Camille Delaforge, piano-forte & direction musicale ; Alexandra Lacroix, mise en scène.

‣ Retrouvez l'air 'Una donna come me', que chante Silvia Tro Santafé dans la production
dirigée par René Jacobs à Innsbruck en 2001 : http://www.youtube.com/watch?v=KVxtgWL4R3s


mardi 24 janvier 2012

❛Concert❜ Le Quatuor Baillot & Hélène Schmitt • Épreuve du feu parisienne pour de l'historiquement informé... riche de promesses.

Nantir d'un patronyme de compositeur la formation instrumentale que l'on crée, voilà qui revêt des atours programmatiques, surtout si l'on choisit de défendre la démarche historiquement informée. Sans nécessairement jouer (du moins dans un premier temps) les œuvres de celui dont on porte le nom, on revendique de facto une époque, une école et un style qui ont valeur de manifeste. C'est d'ailleurs - en matière de quatuor à cordes - le chemin qu'ont suivi les jeunes Cambini par exemple, déjà forts d'un répertoire servant, outre Cambini lui-même, des Boccherini, Jadin et autres Félicien David. Et c'est de toute évidence ce qui motive la toute récente fondation par Hélène Schmitt (ci-contre) et ses trois comparses (Xavier Julien-Laferrière, Reynier Guerrero, Jérôme Huille) du Quatuor Baillot, venu se présenter au public parisien lors d'une soirée organisée au Reid Hall (Université américaine de Columbia à Paris) dans le cadre de la saison de La Dive Note.

Pierre Baillot (1771-1842, portrait ci-contre), l'un de ces musiciens écartés depuis longtemps de l'ingrate mémoire hexagonale, joua un rôle non négligeable dans la vie musicale de son temps ; élève de Viotti, il fut comme son maître, et peut-être plus que compositeur, violoniste d'exception, ainsi que théoricien de son instrument. Un parcours croisant celui de Rodolphe Kreutzer, dans le sillage d'une mutation fortement virtuose des élites parisiennes que le Palazzetto Bru Zane a récemment illustrée par une manifestation dédiée à Versailles, Venise et Mantoue. Statut induisant une responsabilité élevée pour Hélène Schmitt, défricheuse dont le brio violinistique et l'exigence documentaire sont appréciés depuis longtemps des amateurs de musique "à l'ancienne". Dans l'attente d'une exploration probable d'un répertoire français certes moins couru - et sans doute pour se faire connaître plus aisément -, le Quatuor Baillot a jeté son dévolu d'un soir sur deux piliers du genre, Haydn et Mozart, représentés par des partitions de 1772 et 1785. Intelligemment, le plus rare Luigi Boccherini (1743-1805, portrait ci-dessous) a trouvé entre eux sa place, par l'entremise d'une pièce datée de 1799, c'est à dire au terme de son apogée madrilène.

Au sein d'une production considérable n'ayant d'égale que celle de ses Quintettes (à deux violoncelles), son quatrième Quatuor de l'opus 58 arbore une tonalité de si mineur, en phase autant avec le préromantisme d'un Baillot qu'avec le Sturm und Drang ayant influencé les deux Viennois. Les mélismes - inévitablement hispanisants - du Rondo allegro ma non presto gagnent dans la sensualité coutumière de Schmitt (prestement communiquée à ses partenaires) des teintes exotiques que rehaussent des instruments de haute facture aux résonances ambrées. De l'opus 20 de Josef Haydn, emblématique du courant Sturm und Drang précité, le troisième Quatuor en sol mineur est restitué avec autant de subtilité dans ses différents plans, que d'âpreté délétère dans ses couleurs. Louons à cet égard, là encore, le premier violon dont les aigus coupants comme des couteaux - en dépit de quelques écarts de justesse - donnent à entendre la marge qui peut exister entre la musique de chambre de haut niveau... et celle dite de salon.

Enfin, bien qu'en tonalité majeure, le KV 464 de Mozart, cinquième de l'illustre série dédiée à Haydn, ne dépare pas en si mélancolique compagnie. Œuvre plus cérébrale que sensible peut-être, d'une perfection d'écriture sidérante (à l'instar du cycle auquel elle appartient), elle ne dédaigne pourtant pas les épanchements ; surtout au cours d'un Andante à variations dont les détours ambigus n'attendent que la luminescence de grands archets. C'est le cas ici, Jérôme Huille en particulier exacerbant jusqu'au malaise les obsédants tambourinements de l'ultime séquence. Rendez-vous est ainsi pris pour la prochaine démonstration : le plus rapidement sera le mieux.

‣ Pièce à l'écoute en bas de page : Mozart, Quatuor en la majeur KV 464, III. Andante. The Salomon Quartet (sur instruments originaux, Hyperion 1991).
 Reid Hall - Columbia University in Paris, samedi 14 janvier 2012 -
Le Quatuor Baillot : Hélène Schmitt & Xavier Julien-Laferrière, violons ;
Reynier Guerrero, alto ; Jérôme Huille, violoncelle.
 Joseph Haydn (1732-1809) : Quatuor en sol mineur, opus 20 n° 3 (1772) -
Lugi Boccherini (1743-1805) : Quatrième quatuor en si mineur, opus 58 (1799) -
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Quatuor en la majeur, KV 464, cinquième "dédié à Haydn" (1785).

 À consulter avec profit, le site du Quatuor Baillot.

 Crédits iconographiques -  Hélène Schmitt, © Guy Vivien - Pierre Baillot en 1829,
par Jean-Auguste-Dominique Ingres - Luigi Boccherini jouant du violoncelle, c. 1765, Anonyme.