Josef Haydn par Ludwig Guttenbrunn (c. 1770) |
Avec plus de pertinence que dans la plupart de ces exercices, parfois nombrilistes, la note d'intention d'Alexandra Lacroix éclaire finement ce que le premier tableau (photo ci-dessous) révèle sans détour. Non seulement l'action est transposée - ce qui, pour tout scénographe se piquant d'opéra, est devenu depuis des lustres un passage obligé, si ce n'est un totem - mais elle l'est à un moment précis de notre histoire récente, sous la forme d'un pied de nez subtil envers le sujet de l'action. Nous sommes en effet plongés dans ces années '70 immédiatement accolées... à la conquête de la Lune (1969), cette Lune fantasmée dont Goldoni et Haydn font leur miel.
Fantasmée, fantasme : là est le nœud gordien, pas seulement par la crédulité lunaire de ce benêt de Buonafede, le barbon dont la fille Clarice et la camériste Lisetta sont l'objet des convoitises masculines. Également par le statut de la femme-objet que la trame de la pièce (2) sert sur un plateau, permettant à Lacroix de pimenter son contexte de connotations féministes bien à leur place à l'époque retenue ; toute de liberté sexuelle, d'égalité revendiquée et de militantisme sans tabous. Cependant que les roublards Ecclitico (3) et Cecco s'emploient à dérouler leur stratagème pour s'unir à leurs belles, le stupide berné démontre qu'il est un père non seulement tyrannique, mais encore lubrique (Buonafede lisant 'Penthouse', photo ci-dessus). Ceci nous vaut une impayable scène de voyeurisme à la lunette astronomique, comme une sorte de peep-show astral... n'outrepassant que peu, finalement, les mots eux-mêmes, selon lesquels notre naïf taulier découvrirait sur la Lune de ravissantes créatures caressées par des vieux (!).
Guilhem Souyri (assis), Buonafede, & Cecil Gallois, Ecclitico - © Accent Tonique |
Une vue d'artiste du Monde de la Lune, © Monika Legenstein |
Cecil Gallois (debout), François Rougier, Charlotte Dellion, Guilhem Souyri & Anna Reinhold - © Accent Tonique |
La suite, pour demeurer fort honorable, n'en est pas moins en-deçà : le jardin d'Ecclitico, aménagé pour faire croire au sol lunaire, est bien peu onirique et traîne cette parcimonie en longueur, à l'image de ces châteaux de sable répliqués à l'envi... comme s'il s'agissait de tromper un ennui qui point. À la décharge de l'équipe, c'est le livret lui-même qui s'essouffle, malgré de réjouissantes saillies telles que le couronnement de Lisetta en Impératrice de la Lune. Fort heureusement, l'espièglerie et la fraîcheur reviendront à point nommé pour rehausser d'esprit un lieto fine escamoté, aussi lénifiant que sa fonction peut lui imposer.
Charlotte Dellion (debout), Anna Reinhold & Guilhem Souyri - © Accent Tonique |
Musicalement, le plus fort est, aussi, au premier acte. Bien découpé, malgré la réduction opérée au sein de la partition, en une succession cohérente de morceaux, il offre des airs épicés trahissant bien mieux que du métier (certains, à l'image de l'Una donna come me de Lisetta, sont parfois chantés dans des récitals). La faconde de "Papa Haydn" n'est pas moins généreuse dans les II et III : elle devient seulement plus prévisible.
Ainsi nos deux émancipées, Anna Reinhold et Charlotte Dellion (Lisetta et Clarice, une pincée des futures Dorabella et Fiordiligi) sont-elles à leur meilleur au début, l'abattage scénique ne le cédant en rien au placement juste et à la ligne délicate. Surtout chez la seconde, techniquement prometteuse de bout en bout (et ravissante de timbre). Cecil Gallois, en Ecclitico, hérite du seul emploi de castrat écrit par le compositeur, colorant exquisément son unique air de cynique désabusé, agrémenté de quelques ensembles, de son contre-ténor plaisant. L'émission franche du baryton Guilhem Souyri, adroitement projetée, est sans doute moins raffinée, le recto tono la rendant monocorde ; mais cela sied bien à son Buonafede, par ailleurs (trop ?) juvénile, et suffisamment séduisant pour que sa soubrette se laisse entreprendre sans trop de mauvaise volonté.
Ainsi nos deux émancipées, Anna Reinhold et Charlotte Dellion (Lisetta et Clarice, une pincée des futures Dorabella et Fiordiligi) sont-elles à leur meilleur au début, l'abattage scénique ne le cédant en rien au placement juste et à la ligne délicate. Surtout chez la seconde, techniquement prometteuse de bout en bout (et ravissante de timbre). Cecil Gallois, en Ecclitico, hérite du seul emploi de castrat écrit par le compositeur, colorant exquisément son unique air de cynique désabusé, agrémenté de quelques ensembles, de son contre-ténor plaisant. L'émission franche du baryton Guilhem Souyri, adroitement projetée, est sans doute moins raffinée, le recto tono la rendant monocorde ; mais cela sied bien à son Buonafede, par ailleurs (trop ?) juvénile, et suffisamment séduisant pour que sa soubrette se laisse entreprendre sans trop de mauvaise volonté.
Camille Delaforge, © non communiqué |
Voici un peu plus d'une heure et demie de rêverie drolatique (et lunatique), bien jouée et bien chantée, portée par un impeccable esprit de troupe ! Quelques réserves mineures ne l'empêcheront pas d'en remontrer haut la main à des pensums prétentieux, servis à l'occasion dans des théâtres lyriques huppés.
▸ Le Monde de la Lune (Esterhazà, 1777), de Joseph Haydn d'après Carlo Goldoni.
Jusqu'au 21 avril 2012, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 15h.
(1) Il Mondo della Luna, version Mouffetard 2012, est à la fois une adaptation, et une réduction d'une bonne heure de musique par la suppression de deux rôles, Ernesto et Flaminia, et des chœurs. Et surtout par le fait que la partition se trouve circonscrite au piano-forte, en charge de tout le soutien aux chanteurs.
(2) D'après Manque Pas d'Airs : "Afin d’épouser la fille du riche Buonafede, barbon passionné d’astronomie, Ecclitico se fait passer pour un astrologue qui pourrait lui obtenir une invitation sur la Lune. Il le dupe avec un télescope trafiqué montrant des jeunes filles caressantes. Conquis, Buonafede décide de suivre Ecclitico et boit ce qu’il pense être la potion permettant d’alunir... Aidé par le valet Cecco, Ecclitico transforme son jardin et réveille Buonafede, persuadé d’être arrivé à destination. Le crédule savoure alors les joies lunaires puis réclame sa servante et sa fille, faveur qui lui sera accordée s’il accepte de les donner en mariage aux prétendus citoyens de la Lune Cecco et Ecclitico. Buonafede accepte et va jusqu’à se délester de son or. La trahison est révélée et Buonafede, d’abord furieux, finit par tout pardonner."
‣ Une production de la Compagnie Manque Pas d’Airs -
Théâtre Mouffetard, 73 rue Mouffetard Paris 5e - www.theatremouffetard.com -
Location au 01 43 31 11 99, du mardi au samedi de 13h à 19h.
‣ Charlotte Dellion, soprano ; Cecil Gallois, contre-ténor ; François Rougier, ténor ;
Guilhem Souyri, baryton-basse ; Anna Reinhold, mezzo-soprano ;
Camille Delaforge, piano-forte & direction musicale ; Alexandra Lacroix, mise en scène.
‣ Retrouvez l'air 'Una donna come me', que chante Silvia Tro Santafé dans la production
dirigée par René Jacobs à Innsbruck en 2001 : http://www.youtube.com/watch?v=KVxtgWL4R3s
Bravo pour cette belle critique, à la fois documentée et précise qui reflète parfaitement ce spectacle grâce auquel j'ai passé un très bon moment.
RépondreSupprimerChristian
Cher Christian,
SupprimerMerci pour ce commentaire ; je pense en effet que de telles initiatives doivent être applaudies, défendues, louangées et propagées comme il se doit. Elles sont pleines de talent, de jeunesse et d'amour d'un art pas si souvent bien servi (c'est un euphémisme) en nos contrées... Mille bravos encore, donc, à la Compagnie 'Manque Pas d'Airs' !
À bientôt,
Jacques