Affichage des articles dont le libellé est Guimarães. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Guimarães. Afficher tous les articles

dimanche 23 septembre 2012

❛Concert❜ Leonardo García Alarcón, Cappella Mediterranea, Chœur de Chambre de Namur • Nabucco à Ambronay, retour gagnant pour Michelangelo Falvetti !

Cappella, Chœur de Namur, L. G. Alarcón, F. Guimarães & A. Meerapfel (de dos), © Bertrand Pichène, Ambronay
Rappelons-nous, c'était voici juste deux ans, le 11 septembre 2010 : Leonardo García Alarcón et ses troupes (ci-dessus) remettaient en selle, lors du Festival d'Ambronay où ils sont en résidence, le dialogue (oratorio) Il Diluvio Universale (1682), d'un obscur compositeur calabrais installé en Sicile, Michelangelo Falvetti (1642-1692). Menée à bien à la suite d'échanges avec le musicologue Nicolò Maccavino, cette résurrection, couronnée d'un clair succès, ne prit véritablement son envol qu'à l'occasion de la tournée européenne, consécutive à la reprise ambronaisienne de l'année suivante : ce fut en vérité un triomphe, sanctionné par une presse et un public unanimes. Le même consensus - auréolé d'une place enviable au box office - vit le jour au sujet de l'enregistrement CD concomitant : nous l'avons d'ailleurs consacré Appoggiature de l'année 2011.

En somme, un mythe à génération spontanée, dont l'emballement avait tout d'un piège, pour la Cappella Mediterranea comme pour son chef - dès cet instant, si l'on peut dire, attendus au tournant. Surtout lorsqu'a commencé à bruire le projet d'un autre Falvetti, daté de 1683, second et dernier ouvrage biblique intégralement parvenu jusqu'à nous ! De quoi déclencher, à son attente, un véritable buzz, propre à remplir comme un œuf, ce 14 septembre 2012, une abbatiale d'Ambronay rehaussant l'ouverture son XXXIII° Festival des atours de ce nouveau Nabucco.

S'il s'agit bien, présentement, du roi babylonien Nabuchodonosor II (604-562 av. JC) que traitèrent, cent cinquante-neuf ans plus tard, Temistocle Solera et Giuseppe Verdi, la ressemblance s'arrête là. Le dialogue sacré écrit à Messine par Vincenzo Giattini ne fait même pas allusion à la fille du souverain, Abigaïl, qui est pour sa part le moteur du drame familial et politique du Risorgimento. Giattini au contraire - et cela s'avère déterminant pour le traitement musical - s'en tient aux chapitres II et III du Livre de Daniel, dont la portée s'avère autrement plus philosophique, que sociale. Dans ces pages, trois jeunes Israélites refusant obstinément d'idolâtrer, comme il est exigé d'eux, la nouvelle statue d'or à l'effigie du tyran de Babel, se voient jetés vivants dans un brasier ardent, dont ils réchappent intacts. Auprès de ces trois héros (Anania, Azaria et Misaele, adolescents incarnés par des voix de femmes) n'évoluent, outre Nabucco, que son préfet des milices Arioco et le prophète Daniel lui-même. Au cours du prologue, conformément aux lois du genre, trois allégories (l'Orgueil, l'Idolâtrie et le fleuve Euphrate) complètent une distribution que couronne un recours, modéré mais fort efficace, au chœur.

Gardes de l'époque de Nabuchodonosor II, roi de Babylone (604-562 av. JC)
Nous voici donc dans le sobre ; d'autant que le texte littéraire, procédant par phrases courtes et imagées, est aussi dru que remarquablement concis, l'action se voyant conduite à son terme métaphysique sans circonvolution ni temps mort. Assurément, il y a moins de théâtre ici que dans le précédent Diluvio : focalisée sur la désobéissance des Juifs, elle-même révélatrice de la vanité du pouvoir impie, la pièce ne recherche a priori, à rebours de son aînée, aucun effet. Pourtant, comme l'imagination de sa musique s'en révèle débordante ! En à peine plus d'une heure, Falvetti parvient à nourrir cette trame assez maigre de toute sa maîtrise, harmonique, mélodique, rythmique, homophonique/contrapuntique - cela, sans préjudice bien sûr de la grande variété des formes convoquées.

L'introduction de l'oratorio constitue, ni plus ni moins, l'une des plus fortes pages qu'il nous ait été donné d'entendre dans le répertoire baroque, certes pas pauvre en matière de surprises. Censée figurer la calme majesté de l'Euphrate, elle fait dérouler par les instrumentistes un dessin homorythmique obstiné : entêtant, hypnotique, celui-ci plonge l'auditeur dans le même procédé de vertige et d'ivresse un tant soit peu répétitive dont sauront user plus tard un Richard Wagner (prélude de Das Rheingold, de même inspiration fluviale) ; ou - encore plus près de nous - un John Adams (ondulations initiales de Nixon in China)...

Le "teaser" de la production de Nabucco, avec Leonardo García Alarcón

Ce qui succède n'est pas moins inventif, tant les ressources du compositeur, que le Diluvio révélait déjà amplement, planent à cent coudées au-dessus de l'estimable. Tous les airs confiés aux chanteurs, entre des récitatifs syllabiques aussi parcimonieux qu'efficients, n'ouvrent pas forcément d'échange entre voix et instruments solistes : certains sont ourlés du seul continuo. Cela n'a rien de restrictif, tant ce rang de l'orchestre constitue un des nombreux points forts de la Cappella, ainsi que nous l'avons souvent relevé (en particulier lors de la recréation de l'Ulisse all'isola di Circe, de Gioseffo Zamponi, à Liège, le 26 février dernier). Au cas particulier, la teinte ambrée des violes de gambe (à François Joubert Caillet se joint exquisément Margaux Blanchard, co-fondatrice des Ombres) n'est pas pour rien dans l'effet capiteux obtenu.

Fernando Guimarães (Nabucco), © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Les ritournelles instrumentales, lorsqu'elles sont requises, se situent toujours au-delà du décoratif : elles sont consubstantielles à l'état d'âme des personnages impliqués. De fait, un atout majeur de Michelangelo Falvetti, d'après les deux dialogues que connaissons enfin de lui, est la prodigieuse richesse psychologique qu'il sait confier, avec la plus grande économie de moyens, à ses protagonistes. Au chœur, le cas échéant, de paraphraser ces derniers, avec une élégance qui préfigure les plus belles réussites de Haendel dans ce domaine sacré (en langue italienne ou anglaise). D'autres trouvailles abondent, au sein desquelles les deux sinfonie adossées au rôle de Nabucco, l'une ponctuant une stupéfiante scène de songe, l'autre faisant procession à la statue que le roi impose de révérer. Le plus saisissant est pour conclure : après une scène d'interrogatoire obsédante, trois airs consécutifs, d'une incomparable beauté, sont exhalés par les trois Israélites suppliciés, avant une courte péroraison chorale Mortale, è piu che vero (deuxième partie de notre extrait sonore, à écouter en bas d'article) - puis, rien d'autre. Magistral !

Pour servir une partition aussi atypique que risquée, Leonardo García Alarcón (ci-dessous) s'est bien entendu entouré des fidèles qui nous ont souvent régalé dans d'autres projets. "Son" Chœur de Chambre de Namur en premier lieu : comme à l'accoutumée ductile, précis, incisif, mur de Chaldéens obéissants et déterminés bâtissant d'impressionnantes murailles humaines que le doute n'effleure pas. Le doute - celui de l'impie,  bien sûr - est la clé de ce chef d'œuvre ;  à cet égard, la doublette constituée par le chef de la milice Arioco (Fabiàn Schofrin, plus bas) et Nabucco (Fernando Guimarães, ci-dessus) est exemplaire de l'art du compositeur. Lequel admirer davantage de leurs airs d'entrée respectifs, Regie pupille et Per non vivere infelice, aux harmonies ambiguës troublées d'anxiété, antipodes des certitudes et arrogances régaliennes ?

Leonardo García Alarcón, © Jacques Verrees
Si Schofrin (ci-dessous), privé du recours aux prestations extraverties que lui offraient Diluvio et autres Ulisse, compense par une noblesse de ligne notable l'étroitesse précautionneuse d'un matériau dorénavant élimé, le souple Guimarães (notre chanteur de l'année 2011) n'éprouve pas de difficultés à moirer d'épanchements lyriques son emploi de dictateur pusillanime. Il livre, à partir de son Vendette non v'armate, harangue militaire à l'accompagnato sombre et haletant, une richissime scène de folie entrecoupée de quolibets, lui permettant d'exploiter avec bonheur des arêtes hallucinées de son talent, que nous ne lui connaissions pas encore. Et comme à l'occasion du Diluvio, c'est en Mariana Flores (ci-dessous) que le Portugais trouve son meilleur répondant.

L'adamantine soprano, en charge d'une allégorie (Idolâtrie) et surtout d'Azaria, l'un des trois adolescents, ne cesse de signer des performances superlatives, au cours de ces recréations baroques dont Alarcón - son époux à la ville - a le secret. Après nous avoir enchanté en tendre Rad du Diluvio, en mutine Vénus d'Ulisse, elle ajoute ici à sa panoplie un bref mais spectaculaire parcours mystique. C'est évidemment son transcendant air final (interpolé entre les deux autres) La mia fede dal fuoco nasce, qui lui permet, avec des accents de Pietà, de nous hisser degré par degré, tangiblement, jusqu'à la cité céleste. Caroline Weynants (ci-dessous) - déjà louangée lors des productions antérieures - fait merveille à ses côtés, dans la peau du jeune Anania, dont l'air cristallin et renversant Tra le vampe d'ardenti fornaci, qui ouvre le triptyque conclusif, ne cède rien à celui  d'Azaria précité. Magdalena Padilla Osvaldes (ci-dessous), pour sa part, s'acquitte très correctement du rôle de Misaele, le troisième martyr... même si son abattage n'enthousiasme pas autant que celui de ses consœurs. (Retrouvez les voix de Flores, Weynants et Osvaldes dans notre extrait sonore, plus bas)

M. Flores, C. Weynants, M. P. Osvaldes, L. G. Alarcón & F. Schofrin, © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Deux basses, elles aussi des fidèles, parachèvent la distribution : le fleuve Euphrate s'exprime par la voix de Matteo Bellotto (Diluvio, Ulisse), onctueuse et rassurante ; tandis que le prophète Daniel, dont la contribution importante ressortit - au moins en partie - à une fonction de Testo (témoin), est confié à Alejandro Meerapfel (Dido and AeneasJudas Maccabaeus, Vespro a San Marco). Son matériau souple, modérément sonore mais enveloppant, tient quelque part du grand Peter Kooy, et lui autorise, par exemple, un irrésistible et consolateur Su le cime de' capi regnanti.

Bas-relief de l'époque d'Assurbanipal (668-631 av. JC)
Gardons pour la fine bouche une particularité de facture, inaugurée lors du Falvetti I, et cette fois travaillée de manière plus conséquente : le recours à des instruments arméniens ou turco-persans. Le chef argentin a non seulement rappelé Keyvan Chemirani aux percussions (zarb ou tombak, oud, darf ou daf) ; mais encore a-t-il retenu un ney, sorte de flûte orientale, que joue Kasif Demiröz, ainsi qu'un duduk et un kaval confiés à Juan Lopez de Ullibarri. Sur le papier, c'est beaucoup, rapporté à un effectif "classique" qui n'a rien de pléthorique ! Leur usage récurrent vise, souvent avec succès, l'effet le plus sûr, spécialement dans l'air ultime d'Anania. Astucieusement approprié à la thématique babylonienne, cet exotisme plutôt gratuit - mais très calculé et assez bien canalisé - contribue par ses mélismes oniriques à notre envoûtement. Pour autant, la justesse n'y est pas toujours au rendez-vous ; surtout, sourd ici et là une once de maniérisme qui ne demanderait qu'à verser dans le procédé. Sur le fil du rasoir, par conséquent.

Cette action se meut au final entre les deux Éléments de l'Eau et du Feu, l'un ouvrant, l'autre refermant ce court conte biblique et philosophique. Contrairement au Diluvio Universale, auquel elle n'est en aucune manière inférieure, elle trouve dans l'élément aquatique - l'Euphrate - un socle plus immanent que menaçant, dont elle ne se départ pas. Sans doute la sédition des jeunes Juifs envers Nabucco est-elle une allusion connotée à la lutte contre la domination espagnole sur Messine ? Quoi qu'il en soit, la hauteur de l'inspiration, le renouvellement incessant des formes, les ressources techniques éloquentes, la subtilité des psychologies des deux drames que nous connaissons de lui, font clairement de Michelangelo Falvetti un de ces trop rares musiciens de tout premier plan, inexplicablement escamotés par l'Histoire, qui sont l'honneur de ceux qui les réhabilitent.

Fernando Guimarães (Nabucco), © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
En la circonstance : l'architecte Leonardo García Alarcón, perpétuel sourire en bandoulière, soulève la Cappella Mediterranea et le Chœur de Chambre de Namur d'une foi de bâtisseur. Tous parviennent, non seulement à nous émouvoir, au plus profond de nous même - mais encore à nous surprendre, deux fois de suite avec le même compositeur (de surcroît, inédit). C'est incontestablement la marque des  très grands.

‣ RETRANSMISSION de ce concert sur France-Musique le 29 septembre 2012 à 19h30.
‣ RETROUVEZ ICI le podcast de la recréation de Nabucco (France Musique).

 Pièce à l'écoute simple, en bas d'article  Finale de l'oratorio : Trio A chi regge gl'elementi & Chœur Mortale ! È piu che vero  Captation effectuée par France-Musique, diffusée avec autorisation.

Merci aux artistes de nous avoir offert trois bis reprenant de grands moments de l'œuvre, dont le merveilleux prologue fluvial. Enregistrement discographique à paraître chez Ambronay Éditions en 2013.
‣ Merci de même aux musicologues Nicolò Maccavino et Fabrizio Longo (ce dernier, également violoniste de la Cappella Mediterranea) de nous avoir présenté, avec Leonardo García Alarcón, leur travail d'édition critique lors de la conférence d'avant-concert.

‣ Ambronay, Abbatiale, vendredi 14 septembre 2012 : Nabucco,
dialogue à six voix de Michelangelo Falvetti
sur un livret de Vincenzo Giattini (1683), partition établie par Ariel Rychter.

Fernando Guimarães, , Alejandro Meerapfel, Fabiàn Schofrin, Caroline Weynants, Mariana Flores,
Magdalena Padilla Osvaldes, Matteo Bellotto, Capucine Keller.

‣ Cappella Mediterranea, Chœur de Chambre de Namur, Ariel Rychter : orgue et assistant à la direction.
Direction musicale : Leonardo García Alarcón.



mercredi 14 mars 2012

❛Concert❜ Liège : Cappella Mediterranea, Ensemble Clematis, Chœur de Chambre de Namur • Alarcón, Zamponi, Ulysse... ou la Possibilité d'une Île.

L'effectif réuni à la Salle Philharmonique de Liège pour l'ultime répétition, le matin du dimanche 26 février 2012
Bruxelles, Festival du Sablon, 29 avril 2006. À la tête de "son" Ensemble Clematis et d'un petit groupe de chanteurs, Leonardo García Alarcón dirige - pour la première fois depuis l'unique reprise de 1655 - ce qui fut le premier opéra joué dans la capitale brabançonne, Ulisse all'isola di Circe, écrit par l'assez obscur Gioseffo Zamponi (c.1600/1610-1662) le 24 février 1650, en l'honneur des noces de Philippe IV d'Espagne et Marie-Anne d'Autriche. 1650, ce n'est après tout que neuf années après l'Incoronazione di Poppea, et treize après l'ouverture du premier "théâtre lyrique" à Venise, ce qui n'attribue pas aux Pays-Bas un si honteux bonnet d'âne... d'autant que l'ouvrage en impose ! Marqué par les styles vénitien (Zamponi venait manifestement de séjourner sur la Lagune) et romain, il a pour lui une matière abondante (plus de deux heures et demie) et de très haute qualité - ce qui n'a pas échappé au chef argentin, dès lors désireux de le remettre sur le métier, nanti d'une équipe plus pléthorique.

L'occasion vient de lui en être fournie par l'infatigable Jérôme Lejeune, dans la perspective bien sûr  d'un report discographique auprès du label Ricercar (1) : c'est à l'issue des séances d'enregistrement, à la Salle Philharmonique de Liège, qu'Alarcón a pu, le 26 février dernier, proposer cette fois Ulisse avec l'effectif conséquent que les sources ont relevé lors de la création. C'est ainsi qu'y ont été réunis la Cappella Mediterranea, des solistes du Chœur de Chambre de Namur et l'Ensemble Clematis. Parmi les chanteurs, du beau linge venu en droite ligne du Vespro a San Marco et du Diluvio Universale : Mariana Flores, Fernando Guimarães, Caroline Weynants, Matteo Bellotto... aux côtés des mêmes Ulysse et Circé qu'en 2006, Furio Zanasi et Céline Scheen. S'y associent des pointures telles que Sergio Foresti et Dominique Visse ; et encore, une jeune pousse du nom de Zachary Wilder.

Leonardo García Alarcón, Caroline Weynants, & trois solistes du Chœur de Chambre de Namur
Au long de trois actes précédés d'un prologue, la pièce trousse ses vicissitudes d'après un épisode de l'Odyssée : le séjour d'Ulysse sur l'île de la magicienne Circé, au cours duquel le héros d'Homère libère ses compagnons de traversée, que la tenancière des lieux a transmués en cochons (ou en pierres, suivant l'humeur). Autour d'eux gravitent des personnages de l'épopée : les confidents Euriloque et Argeste, des Satyres, des Tritons - couronnés d'un aréopage de dieux au nom latinisé, Vénus, Mercure, Neptune, Mars et Jupiter. La forme quant à elle convoque des ressources vénitiennes, qu'on n'oserait encore qualifier de standards, compte tenu de la jeunesse du genre. S'y dégustent sans parcimonie, près de trois heures durant, ritornello, recitar cantando, mezz'aria, aria, duo, coro... d'une diversité et d'une hauteur d'inspiration qui n'ont, finalement, rien à envier à un Cavalli. Le collège instrumental attesté par les archives s'avère pour sa part très fourni, ce qui a permis au fougueux chef de réunir neuf violons, deux altos, violoncelle et contrebasse ; ceux-ci épaulés par plusieurs cornets, des sacqueboutes et bassons de plusieurs tessitures - flûtes à bec, piffari (2), percussions. Et le continuo.

Le continuo ! clef de voûte de toute entreprise baroque digne de ce nom, surtout en matière d'opéra "primitif". D'après certaines sources, rien moins que Saint-Luc, au luth, et Kerll, à l'orgue, le tinrent - aussi bien pour la première de 1650, que pour la session de 1655,  offerte à la reine déchue Christine de Suède. À Leonardo García Alarcón et Aryel Richter, présentement, de tisser une trame à partir de la basse subsistante et de choisir les intervenants adéquats. Total coup de maître ! Au sein d'un concert profus en trouvailles capiteuses, le continuo d'Ulisse all'isola di Circe, mouture liégeoise 2012, est clairement l'un de des constituants les plus réussis ; et sans hésitation possible, ce que nous avons jamais entendu de plus parachevé, de plus poétique en la matière.

Des séquences vidéo des répétitions d'Ulisse all'isola di Circe, Liège, février 2012
À la manœuvre : un clavecin, deux orgues, deux théorbes, une guitare, deux basses de viole, une lyre et - raffinement absolu - une harpe. Abondance de biens ne nuit pas, tant il n'est pas question ici de gargarisme quantitatif, mais bel et bien de combinaisons, d'invention, d'audace ! C'est merveille d'entendre tant de faconde harmonique et contrapuntique, tant d'imagination (aux cordes pincées, en particulier), tant de variété dans les coloris, au service de ce qui n'est perçu, parfois, que comme un soutien purement fonctionnel. Ce groupe "continuiste", évoluant tel un corpus certes imbriqué mais autonome, en parviendrait presque à imposer ses fulgurances... en tant que moteur de l'opéra (3).

Pareil faste assène aux autres protagonistes, on s'en doute, un challenge épicé. Les cordes de Clematis, raisonnablement sollicitées, offrent, aux côtés du premier violon Stéphanie de Failly (l'artiste qui a retrouvé et rendu à nos oreilles le manuscrit de Zamponi), une belle translucidité de texture, propre à évoquer les sortilèges de Circé. Les vents - magnifiques cornets - régalent de même, bassons et sacqueboutes très exposés conférant à l'Ulisse une résonance fortement ambrée, et cuivrée ; celle-ci un peu trop revendiquée peut-être, car la Sinfonia liminaire livre nombre d'écarts de justesse en provenance de ces pupitres... Approximations peu dommageables, tant la rectitude sait heureusement reprendre ses droits dès le Prologo.

Leonardo García Alarcón, Matteo Bellotto, Caroline Weynants & Fernando Guimarães
Au rang des individualités vocales - dont l'engagement sans faille dans un projet aussi lourd doit être vivement applaudi - les mérites purement musicaux sont, de même, inégaux. Certes, parmi les solistes du Chœur de Chambre de Namur, en tout point dignes de leur réputation élogieuse (3), est remarquée la fidèle Caroline Weynants, tour à tour suivante de Circé et déesse Pallas de haut vol. Las ! une déception assez nette provient de la basse Matteo Bellotto, hier Dieu impérial dans le Diluvio de Falvetti ; et ce 26 février improbable Jupiter (autre divinité), réduit à une apparition conclusive de terne sermonneur, aussi peu charismatique que possible.

Fabiàn Schofrin & des solistes du Chœur de Chambre de Namur 
Fabiàn Schofrin accuse, de même, une fatigue de matériau relativement patente. Mais lui, en revanche, a l'incarnation sous la peau, surtout quand celle-ci se nomme abattage : les compositions "décalées" pour alto du répertoire vénitien lui tombent à ravir dans la voix, comme dans l'aplomb. Ainsi de ce Satyre sarcastique et allumé, aux imprécations acides, entraînant ceux que nous pourrions nommer ses alter dingo (solistes de la photo ci-dessus) vers une danse d'hébétude sur fond de ballons, cotillons... et de bergamasque déhanchée, psalmodiée à la manière une scie exaspérante.

Dominique Visse, Céline Scheen, Leonardo García Alarcón & Furio Zanasi
Notre couple épique - Circé et Ulysse, soprano et baryton -, pour être doté de nombreux apanages de timbre ou de ligne (obsédantes oraisons pour la première, pusillanimité raffinée à souhait pour le second), ne satisfait, à son tour, qu'à demi. En effet, malgré une grande appropriation de son personnage, et des aigus plus ronds que naguère, Céline Scheen paraît en-deçà de l'ampleur, du volume que son splendide rôle appelle d'évidence. En face, richissime d'inflexions, toujours aussi enjôleur, le vétéran Furio Zanasi semble, lui, moins sûr de sa partie que sa consœur. Des bémols véniels et à ce titre vite pardonnés, par exemple lors du duo d'amour proprement exceptionnel de la fin de l'Acte I... inoubliable climax qu'Alarcón fera reprendre à juste titre en bis !

Sergio Foresti
Le baryton Sergio Foresti s'acquitte fort bien de sa courte responsabilité, qui est d'ouvrir le révérencieux prologue sous les traits d'un Neptune protocolaire. Caractère autrement plus marquant, voici le "travesti inversé" (dont la drôlerie est un pilier essentiel de ce type de favola in musica, ce qu'a illustré - en négatif, ad absurdo - un récent Cavalli) : Argeste, confidente de Circé, échoit à Dominique Visse. Autre contre-ténor, autre spécialiste de la caricature, mêmes atouts que Schofrin pour la surcharge ! Cependant, Visse a davantage à chanter, et fait preuve, après tant d'années, d'une stimulante capacité à habiller ces grotesques qui auront marqué sa carrière de foucades, certes peu inédites mais continûment irrésistibles. Et, bouffonnerie oblige, si touchantes au fond.

En charge de quatre offices distincts, le ténor Fernando Guimarães appartient à la tierce majeure. Ses apparitions en Triton ou Mars, aux deux extrémités du drame, demeurent anecdotiques ; nous interpelle davantage son entêtant écot versé au surnaturel chœur des statues, où les guerriers pétrifiés par Circé implorent leur chef de les délivrer. Quant à son Euriloque, initiant et dénouant le séjour d'Ulysse sur l'île aux maléfices, il lui permet de faire, une fois encore, étalage de ses talents de narrateur et de poète - que ne gâchent ni ses épanchements de coutumière élégance, ni les sursauts incantatoires d'un lyrisme vif-argent, travaillé à la manière d'un chef d'œuvre de compagnonnage.

Deux autres prestations superlatives - deux gemmes - pour finir. Il est plaisant de constater combien, dans un opéra du premier baroque italien, la hiérarchie des emplois prima donna / primo uomo et seconda donna / secondo uomo fonctionne déjà à plein, y compris auprès des dieux. En contrepoint des tiraillements du voyageur et de son hôtesse, Vénus et Mercure sont censés tenir les ficelles de l'action, ce qui les amène à se chamailler sans répit. L'entrée de Mariana Flores représente ce qui peut, le plus parfaitement, par le seul jeu du maintien et du regard, métamorphoser une version de concert en une mise en espace. Port de déesse, véritablement, et second degré tissé d'humour irrésistible, auxquels la performance vocale ne cède en rien. Depuis les sessions du Baroque Dream, le métal de la soprano argentine n'a cessé de gagner en assise, largeur, rebonds, sans rien perdre de ses contours diaphanes, oniriques : ensorcellements incontestés, qui en font l'âme damnée rêvée de Circé.

Stéphanie de Failly (premier violon), Zachary Wilder & Mariana Flores
D'Ulysse, le double idéal se nomme Mercure, et n'est pas moins gâté en dons scéniques, par la grâce du jeu mutin et pétillant du ténor Zachary Wilder. L'aisance théâtrale de ce jeune Américain est aussi bluffante que l'éclat de son timbre solaire, au service d'un registre aigu à la ductilité insolente. Recyclé dans les dernières minutes en Apollon (ce qui lui va très bien), il trouve, avec le plus apparent naturel du monde, le moyen d'exhaler morendo un 'Giustissima sentenza' phosphorescent de promesses !

Leonardo García Alarcón 
De quoi attiser, bien sûr, toutes nos attentes, qu'il s'agisse du coffret CD annoncé... ou des futures résurrections que prépare sans aucun doute Leonardo García Alarcón. Celle de Gioseffo Zamponi - survenant si peu de temps après l'avènement de Michelangelo Falvetti - représente à n'en pas douter, par son ambition, sa prise de risque, sa complétude, un nouveau jalon important dans les parcours de la Cappella Mediterranea, du Chœur de Chambre de Namur et de l'Ensemble Clematis.

Ce jalon n'est pas parfait, nous l'avons consenti. Il est beaucoup mieux : désiré, conçu puis porté, mis au monde enfin. C'est dire à quel point nous le chérissons, jusqu'à ses défauts même, qui participent de sa grandeur.

‣ Le diaporama des sessions, sur la page Facebook de la tournée d'Ulisse all'isola di Circe.
 Le podcast de la retransmission radio, effectuée le 15 mars sur Musiq3 (remerciements à Laurent Cools !).

 Pour mémoire, Appoggiature a attribué à certains de ces intervenants liégeois, parmi d'autres musiciens, une distinction particulière, eu égard à leur travail accompli en 2011 :
Cappella Mediterranea, ensemble de l'année - Fernando Guimarães, chanteur de l'année - Leonardo García Alarcón, chef de l'année... ainsi que "leur" Diluvio Universale, disque de l'année.

 Pour en savoir davantage sur les circonstances et le contexte de la création d'Ulisse en 1650, nous recommandons la lecture de cette autre chronique, confiée par Bernard Schreuders à la revue en ligne Forum Opéra.

1) Sortie commerciale probable courant 2013, distribution Outhere Music.

(2) Petite flûte ou hautbois italien percé de neuf trous latéraux. La bombarde bretonne et le piffaro italien accompagnent souvent la cornemuse.

(3) Se reporter au nom des musiciens dans la distribution intégrale citée en pied de page.



Liège, Salle Philharmonique, dimanche 26 février 2012 - Gioseffo Zamponi (c. 1600/1610-1662),
Ulisse all'isola di Circe, favola in musica (Bruxelles, 1650) d'après l'Odyssée d'Homère.

 Cappella Mediterranea : Céline Scheen, Furio Zanasi, Mariana Flores, Dominique Visse, Fabiàn Schofrin,
Zachary Wilder, Fernando Guimarães, Sergio Foresti, Matteo Belloto.
Chœur de Chambre de Namur : Caroline Weynants, Alice Foccroulle, Joëlle Charlier, Vinciane Soille,
Benoît Giaux, Philippe Favette, Jacques Dekoninck, Vincent Antoine, Jean-Marie Marchal.

Violons : Stéphanie de Failly, Jivka Kaltcheva, Laurianne Thyssebaert, Tami Troman, Marie Haag, Jorlen Vega-Garcia, Lathika Vithanage, Madoka Nakamuru, Shiho Ono ; Altos : Kathia Robert, Benjamin Lescoat ;
Violoncelle : Benjamin Glorieux ; Contrebasse : Éric Mathot.

Cornets & flûtes à bec : Marleen Leicher, Gustavo Gargiulo, Rodrigo Calveyra ;
Flûtes à bec, piffaro & basson ténor : Elsa Franck, Johanne Maître. Piffaro : Katharina Andres.
Basson basse : Jérémie Papasergio. Sacqueboutes alto & ténor : Adam Woolf, Fabien Moulaert.
Sacqueboute  basse : Adam Bregman. Percussions : Thierry Gomar. 

Le Continuo : Lionel Desmeules, Aryel Richter, clavecin & orgues ;
Quito Gato, Thomas Dunford, théorbes & guitare ; Marie Bournisien, harpe ;
François Joubert-Caillet, basse de viole & lyre ;  Margaux Blanchard, basse de viole.

Une production conjointe de la Cappella Mediterranea, du Chœur de Chambre de Namur
et de l'Ensemble Clematis. Direction technique et artistique : Jérôme Lejeune, pour Ricercar.
Direction musicale : Leonardo García Alarcón.

 Les photographies illustrant cet article (issues non du concert de l'après-midi, mais de la répétition
du matin du 26 février) sont publiées avec l'aimable autorisation de Leonardo García Alarcón.
À l'exception de celle représentant Alarcón lui-même, elles sont toutes de l'auteur de ces lignes.


jeudi 12 janvier 2012

❛Repère❜ Votre blog est heureux de vous adresser ses vœux pour l'année 2012...
... et de vous présenter ses coups de cœur du millésime écoulé !


Appoggiature n'a pas trois mois. Créé le 16 octobre 2011, ce petit site est si jeune qu'il n'a pas achevé - loin de là - de mettre en ligne ses archives. Des archives ? Billets épars, récolés au long de dix ans de vagabondage musical, parfois consignés dans des media ; parfois conservés, isolément, au fil de l'eau. Si, depuis le lancement, douze articles nouveaux ont été publiés - ce qui peut paraître peu, mais découle pourtant d'une discipline de chaque instant -,  le ressenti du millésime musical écoulé par ses auteurs ne commence pas, il s'en faut, un beau jour d'octobre !

C'est pourquoi, après réflexion, il a semblé amusant (et qui sait, utile) de se plier, comme tant d'autres, au petit jeu des distinctions - ou florilège, comme on voudra. :) Un petit macaron a été inséré à cette fin dans les chroniques, pour désigner - en sus des récompenses régulières, dites "d'or" - un ou deux disques (ou concerts) de l'année. Et puis, macaron ou pas, ceci a été, peu à peu, étendu à plusieurs catégories artistiques. Voici donc les nominés 2011 ! Répétons-le, c'est un jeu... en ne perdant pas de vue qu'un jeu, c'est sérieux. :)

‣  JD & EM

Qui connaissait, en dehors des bibliothèques et universités, au début de 2010, Michelangelo Falvetti (1642-1692) ? Nicolò Maccavino qui l'a redécouvert, Leonardo García Alarcón, destiné en quelque sorte, avec la 'Cappella Mediterranea', à rendre au monde une partition surprenante de ce compositeur calabrais - et quelques autres spécialistes. C'est dans le cadre d'Ambronay que fut monté, en septembre de la même année, Il Diluvio Universale, un dialogue (oratorio) créé à Messine en 1682. Grosse onde de choc, et décision de porter l'œuvre en tournée à l'automne 2011, concomitamment à sa sortie en disque. Le voici, ce disque, à qui nous remettons sans hésiter l'une des Appoggiature de l'année de la catégorie ! Cappella, Chœur de Chambre de Namur, chanteurs, percussionniste iranien - et bien entendu chef - exacerbent la variété, l'éloquence et le fort pouvoir émotionnel de ce qu'il nous faut bien nommer un chef d'œuvre métissé.


Il y a deux ans pile, paraissait dans la magnifique collection des livres-disques Glossa le premier exemplaire, consacré à Claude Debussy, d'une série dédiée par Alexandre Dratwicki et le 'Palazzetto Bru Zane' aux 'Musiques du Prix de Rome'. Cadre éditorial somptueux, richesse documentaire et haut intérêt musical se sont poursuivis, depuis, avec un volume Camille Saint-Saëns ; et encore un autre, dévolu à Gustave Charpentier (1860-1956) - toujours sous la houlette du très inspiré Hervé Niquet (chef d'orchestre de l'année, voir ci-dessous). Plus encore que pour ses deux prédécesseurs, la démarche palazzettienne se trouve ici légitimée, tant Charpentier se voit encore circonscrit à son opus magnum "montmartrois" - fraction d'une trilogie inachevée -, Louise. Une rutilante brochette de chanteurs, de surcroît, n'est pas pour desservir une entreprise qui nous a fait fondre. Second disque Appoggiature de l'année, donc.


Un concert Bach nous a paru resplendir d'un éclat particulier, au sein d'une offre très riche s'il fallait ne s'en tenir qu'à la musique baroque (laquelle n'est d'ailleurs pas notre unique centre d'intérêt, vous l'avez forcément perçu)... C'est à La Chaise Dieu, dans le cadre d'un festival de renommée mondiale jadis initié par Gyorgy Cziffra, que nous avons croisé l'une des Passions selon saint Matthieu les plus excitantes de notre Kantor Experience. En maîtresse d'œuvre, la cheffe d' 'Akadêmia', Françoise Lasserre (ci-contre), prenant littéralement sous ses ailes double orchestre, double chœur et solistes de très haut niveau en l'irrésistible écrin de l'Abbatiale Saint Robert. Markus Brutscher, désormais incontournable Évangéliste, conduisant la cérémonie vers des cimes de piété, d'expressivité - d'ornement aussi, et par-dessous tout de théâtre. Tous ingrédients réunis, par conséquent, pour une soirée mémorable, qui le fut amplement - et gagna par là son Appoggiature de l'année.


Il vient encore de le prouver - si c'était nécessaire - en offrant à l'Orphée de la Descente aux Enfers de Marc-Antoine Charpentier (1), après Paul Agnew et autres Cyril Auvity, les accents déchirants et l'élégance innée de sa classe internationale ! Fernando Guimarães s'impose à l'esprit, au fil de ses performances, comme le chanteur de l'année 2011. Il fut du Baroque Dream de la 'Cappella Mediterranea' qui vint, après Ambronay, régaler le Théâtre des Champs-Élysées d'un programme allant de Monteverdi à Haendel ; et y brilla aux côtés de solistes splendides, au sein desquels Anne Sofie von Otter. Il appartint encore à la stimulante expérience du Vespro a San Marco que Leonardo García Alarcón imagina, interpréta et enregistra à partir de pièces sacrées d'Antonio Vivaldi. Il apporta, enfin, à la tournée et au disque du Diluvio Universale (voir plus haut), Noé anxieux et implorant s'en remettant au choix de Dieu, son irrésistible canto di grazia. Qu'il en soit infiniment remercié !


Elle est bien plus qu'une valeur sûre, elle est une souveraine. Formée aux plus rudes exigences du chant baroque - ce n'est pas qu'une question d'éclat et de virtuosité - Sandrine Piau est depuis longtemps l'une de nos dames de cœur. Versatile, éclectique, elle couvre un immense répertoire de son expressivité sans égale ! Elle est de plus, en Liedersängerin pour qui le mot et la note importeront toujours plus que le grand apparat, une de ces personnalités droites, à la carrière intelligente, dont chaque rendez-vous avec la musique est un parachèvement. En guise de couronnement, dans la foulée du CD Après un rêve - et pour un titre de chanteuse de l'année incontesté (2) - Sandrine a terminé 2011 sur l'un de ses rôles emblématiques, illuminant la Zauberflöte du Théâtre des Champs-Élysées de sa Pamina surnaturelle... Et remettant le couvert, entre deux soirées, par un impalpable Piangerò (Cleopatra de Giulio Cesare, souvenir de Pleyel en 2008) lors des Dix Ans du Concert d'Astrée.


Elle aussi étoile du chant français venue du baroque, elle aussi servie depuis des lustres par des choix judicieux, qui la mèneront prochainement jusqu'à cette Seconde Prieure des Dialogues de Carmélites guettée avec une impatience infinie, Véronique Gens se révèle à nous comme 'l'autre' chanteuse de l'année. Au cours d'un millésime vécu essentiellement en binôme avec Christophe Rousset, elle a offert son immense talent à Antoine Dauvergne lors des Grandes Journées du CMB de Versailles (Hercule Mourant, à la réécoute sur France Musique jusqu'au 9 février). Et, surtout, en disque comme en tournée (à Paris le 10 avril), elle a poursuivi le pari (un peu fou ?) des Tragédiennes. Leur troisième opus, consacré aux 'Héroïnes Romantiques' de Gluck à Saint-Saëns en passant par Mermet et Verdi, tout en légitimant le cycle entier, réussite absolue, aura considérablement enrichi notre approche du Grand Opéra.


Deux instrumentistes de l'année ont pareillement enchanté nos mois. Frédéric Vaysse-Knitter d'abord. Ce pianiste albigeois qui naguère enregistra avec bonheur Liszt et Chopin, puis un Haydn splendide (faisant montre d'une finesse digne d'un pianoforte), s'est à nouveau tourné vers son atavisme polonais en se consacrant aux œuvres de jeunesse de Karol Maciej Szymanowski (1882-1937, compositeur de l'année, voir ci-dessous). Un créateur mieux connu, peut-être, pour Métopes, ses deux Concertos pour violon, son Stabat Mater... et, sûrement, son opéra Król Roger (Le Roi Roger) enfin coutumier des grands théâtres. Assorti d'un concert mémorable à l'Athénée, le CD Integral Classic a révélé une écriture pianistique originale et forte, devant autant, au tournant des siècles, à Chopin et Liszt qu'à des fulgurances personnelles  - sans rien renier d'une virtuosité implacable. Un des grands événements pianistiques de ces dernières années.

Rien n'est plus complexe - et ne peut risquer de paraître plus aride - que d'entreprendre puis de jouer un récital de luth de très haut niveau. Alors, deux récitals !... Signataire, en l'espace de trois années, de deux volumes de luth baroque admirables, Les Baricades Mistérieuses puis The Court of Bayreuth, le jeune virtuose Miguel Yisrael en prépare pour le prochain avril un troisième, dévolu à l'école autrichienne, Austria 1676. Le "Bayreuth" s'articule essentiellement autour de deux compositeurs, Falckenhagen et Hagen, le premier ayant sans doute transmis au second une part de l'héritage qu'il reçut lui-même de Silvius Leopold Weiss. Un art de cour, d'une délicatesse infinie - osons le mot, précieux - devant beaucoup à cette culture française dont la margravine Wilhelmine, sœur de Frédéric II de Prusse, était férue. Mais aussi, à bien des égards, un art bercé de cette Empfindsamkeit (sensibilité) proprement germanique, qui entrouvre déjà certaines portes menant au pré-romantisme. Défi clairement à la mesure d'un instrumentiste de l'année.


De la même manière que pour les chanteurs et instrumentistes, il nous a paru légitime d'honorer un chef d'ensemble. Sur le vu de 2011, nous en avons même distingué deux. En première ligne et sans contestation possible, Leonardo García Alarcón. Ce jeune Argentin disciple et assistant de Gabriel Garrido, pour n'être pas novice, a offert l'année écoulée, tant en concert qu'en disque, un parcours franchement exceptionnel : du Baroque Dream d'Anne Sofie von Otter (en cours d'enregistrement, avec le concours de... Sandrine Piau) à l'empyrée du Diluvio Universale - notre disque de l'année, donc - en passant par un vivaldien Vespro a San Marco très remarqué (en dépit d'une prise de son incertaine)... Intuitif et charismatique, innovant et fédérateur, tant avec le Chœur de Chambre de Namur, que l'Ensemble Clematis, Les Agrémens, ou "sa" Cappella Mediterranea Alarcón, à nos yeux, nos oreilles et notre cœur mérite haut la main d'être étoilé chef de l'année.


Hervé Niquet est sans doute, parmi les chefs d'orchestre "venus du baroque" un de ceux dont le parcours s'est le plus ramifié au fil du temps. L'une de ses particularités est de considérer la musique française comme un continuum allant - au moins - de Lully à Pelléas (un essentiel que, dans le domaine lyrique, le cycle Tragédiennes de Gens et Rousset déjà cité défend et illustre de manière spectaculaire). Cette vision et cette appétence l'ont appelé à être partie prenante du projet Palazzetto Bru Zane, auprès de qui il poursuit de nombreux enregistrements labellisés Glossa, marque réputée pour la beauté ses livres-disques richement documentés. Ses Musiques du Prix de Rome (volume III : Gustave Charpentier, voir plus haut) ainsi que la magistrale leçon donnée l'été dernier à Montpellier avec l'enchanteresse Sémiramis de Charles-Simon Catel (1773-1830, photo ci-contre) font tout naturellement pour nous de Niquet un chef de l'année 2011.


Nous avons souhaité - pour conclure - adresser un "coup de chapeau" supplémentaire ; non aux chefs, mais aux phalanges (instrumentales et chorales) elles-mêmes, si tant est que puisse se différencier l'excellence de ces dernières, du travail accompli par ceux qui les dirigent. Ainsi nous a-t-il semblé pertinent de mettre en avant trois ensembles de l'année dont le parcours de 2011 a revêtu pour nous un éclat particulier. La Cappella Mediterranea mérite ce titre sans la moindre hésitation. Forts depuis 1999 d'une discographie déjà fournie, relayée par Ambronay Éditions ou Ricercar, ces musiciens réunis autour d'Alarcón ont su faire preuve d'une flexibilité et d'une inventivité extraordinaires ! Celle-ci les a vus porter à Paris le Baroque Dream ambronaisien d'Anne Sofie von Otter - avant d'obtenir aussi bien en tournée qu'en disque, le succès triomphal que leur Diluvio Universale de Falvetti leur vaut de plein droit.

Les deux autres lauréats - un chœur et un orchestre - ont en commun, outre un effectif à géométrie variable, une transversalité de répertoires qui est sans doute, en nos temps où la musique historiquement informée évolue dans un environnement difficile, l'un de gages les plus sûrs de pérennité. Ainsi des Cris de Paris, chœur de chambre fondé en 1998 par Geoffroy Jourdain, dont l'intérêt marqué pour la création contemporaine ou la musique de divertissement représente bien davantage des atouts majeurs, que des signes de dispersion. L'an 2011 allait bientôt débuter, d'ailleurs, que Cachafaz, subtile mise en musique par Oscar Strasnoy d'une pièce de Copi, permit aux Cris de faire valoir dans l'Hexagone leur fantastique ductilité. Expérimentation toujours, avec Aussi chantent-elles comme des anges..., un choix opéré par Jourdain de retrouver l'environnement choral exclusivement féminin des Ospedali (Hospices) de Venise, que servit une production abondante de Vivaldi... et d'autres. En attendant  Memento Mori, d'après Rossi et Monteverdi !


En 2009, Nathalie Stutzmann fondait Orfeo 55, un ensemble lui aussi transversal,  capable de travailler autant les instruments originaux que les "modernes". Résidence à l'Arsenal de Metz, signature auprès du fameux "label jaune", tournées, critiques élogieuses... Rarement bébé aura grandi si vite, et si rapidement montré des talents à ce point consensuels ! Nous avons voulu particulièrement retenir, après le récital Haendel de 2010, la session 2011 de la Salle Gaveau ; laquelle, en écho à la sortie du transcendant disque Prima Donna, a apporté là encore à l'art infiniment riche et délicat de Vivaldi, sous le titre de Rivale des Castrats, une contribution majeure. Séduction qui s'est poursuivie en novembre - malgré le brusque forfait de Max Emanuel Cencic - par un Castrat Diva (Haendel/Vivaldi) d'une absolue splendeur.

Enfin - sans doute ce choix sinon futile mais facétieux est-il le plus subjectif, le moins rationnel de tous, tant il en appelle aux résonances les plus intimes - nous sommes-nous amusé à désigner deux compositeurs de l'année. Le nom de Karol Szymanowski (1882-1937) s'est imposé de lui-même. Certes, ses Variations sur un thème folklorique accolées à des œuvres de son compatriote Paderewski par le pianiste David Leszczynski (CD Polymnie) ne représentent-elles pas sa contribution la plus originale à la littérature de l'instrument-roi. Mais elles confirment que le Polonais est désormais mieux traité dans les programmes ; et pas seulement lyriques, même si la (relative) récurrence du formidable Roi Roger sur les scènes européennes est évidemment une très grande joie. Bien entendu, c'est par le disque que lui a voué Frédéric Vaysse-Knitter (instrumentiste de l'année, voir plus haut) qu'une marche supplémentaire, carrément somptueuse, a été gravie... rendant au passage la suivante extrêmement attendue !


"Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre". Que ne pourrait imaginer le poète pour dépeindre la résilience d'Antonio Vivaldi (1678-1741), sorte de phénix dont la fécondité et la variété intarissables semblent toujours croître, en dépit d'un usage parfois immodéré, peu scrupuleux - et souvent fallacieux - de ses dons ? Bien compris et bien joué, le Prete Rosso, compositeur de l'année, se situe à notre sens loin, très loin d'une prétendue facilité archétypique de programmation. Tout au contraire, il est l'un de ces ressourcements continuels, dont l'hyper-fréquentation ne fait que rendre son niveau d'exigence délirant. L'an 2011 aura constitué, envers sa mémoire, un cru d'anthologie. Il rayonnait déjà, porté par un enregistrement d'Ercole sul Termodonte dont la pléiade de stars n'avait en aucune manière corrompu la fraîcheur.  Il rutilait ensuite au théâtre, sous les atours d'un Orlando Furioso crépusculaire et sanguin dû à Jean-Christophe Spinosi et Pierre Audi. Il inspirait dans la foulée à Versailles un festival, certes opportuniste, mais foisonnant...

... Et nous le retrouvons
, réinventé, dans le Farnace et les Quattro Stagioni des Virtuosi delle Muse, comme au cours de l'Aussi chantent-elles comme des anges des Cris de Paris. Il irradie chaque mesure du projet audacieux du Vespro a San Marco initié par Alarcón ; et est la raison d'être de Stutzmann pour Rivale des Castrats et Prima Donna... Sacré Antonio, corne d'abondance inflétrissable ! Excellente année à tous. :)


(1) Un ressenti issu de la répétition générale du 7 janvier 2012.

(2) Pour rappel, Sandrine avait été déclarée Artiste lyrique de l'année aux Victoires de la Musique 2009.


Crédits iconographiques : Pèlerinage à l'île de Cythère, une toile de Watteau conservée au Musée du Louvre.
Pour les photos,
 détails dans les articles indiqués en liens.