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dimanche 13 mai 2012

❛Disque❜ Wuthering Heights (Bernard Hermann, Alain Altinoglu, Montpellier, Accord) • Pas de printemps pour Catherine et Heathcliff...

Ce disque Accord peut être acheté ICI
Le nom de Bernard Herrmann (1911-1975) demeure indissociablement lié aux mémorables musiques de films d'Alfred Hitchcock. Avec le maître du suspense, il entama un campagnonnage des plus féconds : pour mémoire, Psychose, la Mort aux Trousses, l'Homme qui en savait trop, Pas de printemps pour Marnie. Et qui n'a pas craqué devant le sublime et désormais mythique chant d'amour  auréolant Kim Novak dans Vertigo ? Auteur prodigieusement doué, ce néo-romantique sait façonner des formules mélodiques d'une beauté saisissante, post-wagnériennes ; par exemple, maints passages des anthologiques Mort aux trousses et Vertigo précités, ce dernier de toute évidence son chef d'oeuvre.

Bernard Hermann dirigeant,  © non communiqué
Fructueuse à cet égard est la lecture de nombreuses pages consacrées à Hermann dans la somme indispensable de Michel Chion, La Musique au Cinéma (Fayard). Le musicien s'impose comme un "peintre impitoyable de l'amour détruit" (selon Chion). Beaucoup moins renommé toutefois,  il existe un corpus d'oeuvres "sérieuses" éminemment personnelles : entre autres une Symphonie, la cantate Moby Dick, et un cycle de lieder, The fantasticks. Et, manifestement, une seule tentative dans le domaine opératique, ces Hauts de Hurlevent de 1951... Unique, mais magistrale réussite : énigmatique, diluvienne, tempétueuse, impulsive,  sui generis véritablement. À l'image, d'ailleurs, des protagonistes,  l'opéra se nourrit d'étreintes brisées sur fond de "polar" d'une rare intensité, transfiguré par des tonalités brouillardeuses dont le compositeur détient le secret.

À l'intérieur du Corum, à Montpellier, © Jacques Duffourg
C'est après la troublante musique du film Jane Eyre de Robert Stevenson de huit années antérieur, que Bernard Herrmann a choisi d'adapter l'illustre roman ; ce drame de l'autodestruction implacable, sombre,  tourmenté - d'un pessimisme absolu. Devenu phare de la littérature britannique, Emily Brontë a édifié sur la noirceur insondable de l'âme humaine la narration d'un amour impossible, exclusif, voué à l'échec entre Catherine Earnshaw et Heathcliff, sorte de montrueux Werther à la sensibilité de fauve blessé. Ce fort récit, d'une rudesse inédite pour l'époque, mit à mal comme on sait les codes de la bonne société. Il faudra attendre un autre roman, Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry, pour renouer avec pareille brutalité dans l'émotion primitive, exacerbée. Voilà une raison de plus de saluer encore et toujours la réhabilitation de raretés, partitions délaissées voire oublées, dont le Festival de Montpellier s'est fait, sous l'autorité de René Kœring, une spécialité. Le présent coffret en est - bien entendu - l'un des échos.

Le film (1939) de William Wyler - L. Oliver & M. Oberon
Concernant ce huis-clos suffocant de près de trois heures (un prologue et quatre actes), les premiers accords - menaçants, fantasmatiques, lugubres - donnent le ton. Herrmann tisse une atmosphère mortifère, singulièrement proche de l'univers claustral de Daphné du Maurier (Rebecca) : immersion immédiate dans une lande hostile, balayée par des bourrasques et une pluie battante. Ce thriller psychologique appelle, et obtient, une orchestration à la hauteur. Ainsi une luxuriance de timbres happe -t-elle aussitôt l'auditeur, par la grâce d'une inquiétante palette de vents dans le registre grave (trombone, basson, clarinette basse, tuba). Ajoutons-y l'usage insolite d'insinuantes cascades de harpes, notamment dans le prologue, d'obsédants leitmotivs, des interludes ondoyants dont une méditative digression très mahlérienne (plage 6 du disque III) … et d'hypnotiques mélodies tout emplies d'un lyrisme brumeux, nuageux - enveloppées dans la mélancolie douce et profonde des cordes. De la sorte sourd le climat psychotique souhaité.

Emily Brontë, c. 1833
Le style d'Herman, d'une luminosité tristanienne, oscille entre l'onirisme ténébreux du Britten d'Owen Wingrave (pour l'orchestration de feu) et le doux-amer d'un Delius : nous pensons surtout aux étincelantes ramures impressionnistes de Fennimore & Gerda. Voici au final un opéra américain majeur du XX°siècle, à l'instar du Susannah de Floyd, ou du Regina de Blitstzein ! La geste d'Alain Altinoglu (photo tout en bas), d'une transparence absolue, restitue l'atmosphère oppressante, délétère, comme les multiples arborescences crépusculaires de la partition. Elle se situe, du reste, sur les mêmes cimes que celles atteintes par le premier enregistrement (hélas quasi introuvable), plus inégal quant au chant, dû en 1972 au compositeur lui même. Quel éclectisme, soit dit en passant, que celui de la phalange montpelliéraine, après tant d'Alfano, de Pizzetti, de Mariotte - entre autres !

Laura Aikin, © Aline Castejon
Au plan vocal, justement, la distribution est d'une parfaite homogénéité. Les solistes sont superlatifs, au premier rang desquels rutile, grandiose, le soprano lyrique léger, à l'aura irradiante, de Laura Aikin - incomparable dans I have dreamt, à l'acte II. Extraordinaire, également, est la Nelly de grande classe d'Hanna Schaer (quelle Berceuse à l'acte II encore) ! La gent masculine n'est guère en reste, qu'il s'agisse de l'écorché vif Heathcliff dû à Boaz Daniel, ou du pathétique Vincent le Texier (Hindley), à l'émission mordante.  Un grand luxe qu'étoffent d'irréprochables comprimari : Yves Saelens,  Marianne Crebassa, Jérôme Varnier, Nicolas Cavallier...

Alain Altinoglu, © Musicaglotz
Comment se défaire, au final de l'opéra, de la plainte déchirante, spectrale, de Catherine appelant à maintes reprises son amant ? Est-ce hallucination, imploration de l'au-delà ? L'effet en est proprement sidérant !... Les lumières instrumentales s'éteignent les unes après les autres, les harmonies se raréfient ; se dissolvent, enfin s'évaporent. Le souvenir du Chant de la Terre ("Ewig, ewig") hante les ultimes mesures désespérées ("Heathcliff, Heathcliff") des Hauts de Hurlevent.

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  I have dreamt my life (Catherine & Nelly, Acte II) - Interlude : Méditation (Acte III) - Heathcliff, Heathcliff, let me in (voix de Catherine & Heathcliff, Acte III) - © Accord 2011.

des Hauts de Hurlevent de Bernard Hermann, sur la revue en ligne 'Forum Opéra'...

▸ Bernard Herrmann (1911-1975) : Les Hauts de Hurlevent.
Opéra en quatre actes et un prologue (1943-1951), livret de Lucille Fletcher d'après Emily Brontë -
Version de concert enregistrée le 14 juillet 2010, dans le cadre du
Festival de Radio France et de Montpellier Languedoc Roussillon.

▸ Laura Aikin, Boaz Daniel, Vincent Le Texier, Hanna Schaer, Yves Saelens,
Marianne Crebassa, Jérôme Varnier, Nicolas Cavallier, Gaspard Ferret -
Groupe Vocal Opéra Junior & Orchestre National de Montpellier Languedoc Roussillon -
direction : Alain Altinoglu.

 ▸ Un disque Accord pouvant être acheté ICI.



mercredi 3 août 2011

❛Concert❜ Festival de Montpellier • Sémiramis de Catel : entre Tragédie Lyrique et Grand Opéra, une résurrection majeure.

Voici quelques décennies, l'histoire lyrique française ne déclinait pour ainsi dire rien, sinon de parcimonieuses saccades discographiques, entre l'Alceste de 1776 (une pièce italophone transposée) et 1846, date de la création de La Damnation de Faust. Une meilleure investigation du Grand Opéra a permis de retrouver çà et là un Guillaume Tell (1829) ou une Vestale (1807). C'est à l'opiniâtreté du regretté Pierre Jourdan que l'on doit le retour, il y a juste quinze ans, à la Médée de 1797, pierre de touche enfin rendue à sa langue, sa prosodie, son orchestration. Les auteurs de ces chefs-d'œuvre (Rossini, Spontini, Cherubini) furent cependant tous des «Italiens à Paris», ce qui apporte beaucoup à l'opéra vernaculaire... mais rien à la production nationale.

Gossec, Grétry, Méhul, Hérold, Boieldieu, Kreutzer, Catel, Lesueur ?
 Longtemps guère que des noms, des items encyclopédiques. Ce n'est qu'en 2009 que l'unique tragédie de Grétry, la flamboyante Andromaque, fut ressuscitée au concert, avant de l'être scéniquement, l'année suivante à Montpellier, peu de mois avant la recréation de La Mort d'Abel (Kreutzer) à Liège. Derrière ces redécouvertes mûrement documentées qui, par chance, s'accélèrent : le travail, l'impulsion et l'autorité du Palazzetto Bru-Zane (Centre de Musique Romantique Française). C'est une nouvelle fois grâce à cette institution que renaît, à l'Opéra Berlioz, la Sémiramis de Charles-Simon Catel (1773-1830). De ce Normand honoré par les lauriers du Conservatoire puis de l'Institut, la postérité a surtout retenu un Traité d'harmonie qui le place en digne successeur de Rameau. En revanche, aucun de ses dix opéras n'a survécu. L’échec du présent péplum voltairien (que chaque Français cultivé connaissait alors) ne semble pas tant venir d'un insuccès public, que d'une curée journalistique et d'une évidente cabale d'envieux.

Que Catel se fût fait des ennemis par sa réussite professionnelle, cela n'a rien que d'anecdotique et banal ; la nature de l'hostilité l’est moins. La primauté donnée à l'harmonie sur la mélodie, à rebours de son maître Gossec mais conformément à l'héritage ramiste, n'était déjà pas pour ravir un collège friand d'opéras-comiques italianisants. Sacrifier la juxtaposition plaisante de ritournelles à l'avancée implacable de puissants ensembles, indifférents à l'enjolivure ou à la performance individuelle, c'était trop dévoyer le modernisme national. Guère surprenant que - d'une révolutionnaire fulgurance à cet égard - l'Acte III ait concentré les attaques les plus acides.

Aux antipodes du rococo de Rossini (1823), la scène liminaire de cet acte donne la primauté à un inquiétant chœur d'hommes, en cellules mezzo forte répétées et entrecoupées de silences, criblées d'éructations des vents – tandis que le félon Assur se voit limité au minimum syndical. Adossée à un duo (Arzace & Azéma) d'une contraction exemplaire, la harangue d'Oroès, progression harmonique hallucinée, convoque les mânes gluckiens de Thoas ; avant d'enfanter une confrontation exceptionnellement tendue (et cuivrée) entre la mère coupable et le fils justicier. Meurtre rituel commis, reste à prendre congé par un chœur d'une concision suffocante, le grondement des cordes refermant le tombeau. Pas un seul air !


Cette quête de la tragédie lyrique la plus efficace et la plus compacte ne se fait pas au détriment de la plénitude. À la charnière des siècles, les effectifs orchestraux se sont corsés, d'autant que le compositeur fait appel – solennité et surnaturel obligent – à quatre cors et trois trombones. Très sollicités dès l'admirable ouverture, ils contribuent à faire de celle-ci, cinq ans après Médée (et trois avant Léonore), une sorte de manifeste pré-romantique dont on s'étonne qu'il n'ait pas retrouvé bien avant les faveurs des programmes. L'instrumentation est d'une incessante richesse (travail exquisément mozartien sur les bois), tant dans les rares airs que dans les récitatifs accompagnés ou les clameurs collectives qui les englobent. Du plus pur atavisme français, le ballet revendique aussi ses droits, exaltés à la fin du I en une curieuse scène de triomphe militaire aux accents exotiques, sans doute nourris de récente campagne bonapartiste. Jusqu'au plus simple intermède qui respire le merveilleux ! Tel cet Hymne à l'hymen impalpable, dévolu à trois prêtresses que nimbent les accents éthérés des cors, avant que le Tableau de l'Ombre de Ninus ne vienne clore le II par un quintette avec chœur d'une économie saisissante.

Exigeante et mobile, toute cette architecture trouve en Hervé Niquet un maître d'ouvrage accompli. N'ayant rien oublié de son alacrité « baroqueuse », il se montre décidément heureux en ce répertoire plus tardif. Sa battue phosphorescente luit de dynamiques lestes et félines, rejaillit sur des ensembles polis comme des miroirs, enfin se diffracte dans le prisme de monologues exacerbés. Au point de gêner marginalement Maria Riccarda Wesseling, parfois en difficulté sur les contours les plus aigus des deux siens ? Malgré une diction seulement honnête, la composition du mezzo-soprano n'appelle pourtant qu’éloges, de maintien comme de modelé, suffisamment énigmatique pour éclairer le rapport au fils retrouvé, Arzace. Non que Mathias Vidal, remplaçant le titulaire, démérite dans la peau de ce dernier : le métal élégant et la souplesse superlative paraphent la haute-contre de grand lignage. Est-ce toutefois le gabarit d'un guerrier accablé par la rivalité sentimentale, le choc d'une révélation scabreuse et le devoir de parricide ? Autre substitut, l'amante Azéma est confiée à Gabrielle Philiponet ; en dépit d'un timbre peu coruscant, son phrasé soigné autant que son endurance (ici, le rôle le plus long) valent à cette artiste l'adhésion.

C'est néanmoins de la doublette des basses - le drame est si sombre - que surgissent les plus marquantes oraisons. Prudent au début, l'Oroès d'Andrew Foster Williams s'épanouit totalement, hiératique et menaçant, dans le volet central. Cet acte est bien le seul où puisse briller l'assassin de Ninus, Assur, évincé du premier, fantomatique au troisième. Écrire que Nicolas Courjal (photo ci-contre) s'en acquitte est une litote. Rectitude et aplomb corporels en imposent, mais c'est sa stature vocale, toute de graves sépulcraux, agressifs, qui remplit la salle d'une lumière noire. Rehaussant au détour d'une imperceptible variation d'adrénaline la fêlure de son personnage, il se ressaisit aussitôt pour incarner toujours plus la séduction vénéneuse du crime. Aux choristes du Concert Spirituel, irréprochables, de parachever cette réhabilitation essentielle.

❛L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI

Montpellier, Opéra Berlioz (Le Corum), 25/7/2011 •

Charles-Simon Catel : Sémiramis (1802), Tragédie Lyrique sur  un livret de Philippe Desriaux  d'après Voltaire, en version de concert • Marianne Riccarda Wesseling, Mathias Vidal, Gabrielle Philiponet,
Nicolas Courjal, Andrew Foster Williams, Nicolas Maire •

Chœur et orchestre du Concert Spirituel, direction Hervé Niquet
  

À consulter avec profit, les sites du Concert Spirituel et du Festival de Montpellier

❛Crédits iconographiques • Charles-Simon Catel, BNF • Les artistes, Luc Jennepin • Nicolas Courjal, http://www.courjalnicolas.com/

dimanche 31 juillet 2011

❛Concert❜ Festival de Montpellier • La Fede ne' tradimenti d'Ariosti, une renaissance habile mais inaboutie

Lors du carnaval de 1689 fut créée à Sienne (illustration plus bas), par des élèves d'un collège jésuite, une Fede ne' tradimenti, opéra en trois actes mis en musique par Fabbrini sur un poème de Girolamo Gigli (1660-1722). Un écrivain à succès, dirait-on de nos jours, exerçant ses talents dans des domaines aussi variés que l'histoire, la linguistique, le théâtre ou le livret d'opéra (une quarantaine à son actif). Parmi ses œuvres, Don Quichotte ou Le fou guéri par un autre : signe tangible du succès dans l'Italie cultivée de l'influence espagnole, les comédies les plus alambiquées – et les plus courues – se rangeant d'ailleurs sous le vocable all'usanza spagnola. La Fede ne' tradimenti quant à elle narre (sur le mode satirique, ceci est important) les vicissitudes quelquefois triviales découlant de médiévaux fracas chevaleresques, sur fond de Castille et de Navarre.

C'est ce canevas que Gigli vit repris par une vingtaine de musiciens italiens (dont Caldara) dans toute l'Europe, jusqu'au jour où, à Berlin, Attilio Ariosti (1666-1729, ci-contre) s'empara du sujet, en point d'orgue des célébrations offertes au roi de Prusse pour son anniversaire. Personnage très européen, justement, que ce moine de Bologne, surnommé Frate Ottavio, venu vendre à la reine Sophie-Charlotte un profil d'organiste et de violoniste – peut-être chanteur et violoncelliste –, en sus de compositeur. Alors auteur d'un seul opéra vénitien, Erifile (1697), Ariosti avait fait donner à Berlin même, l'année précédente, une pastorale du nom... d'Atys. Outre un affairisme pointu et une activité d'agent au service de la Maison d'Autriche, la postérité retint de lui une carrière musicale londonienne brillante, en concurrent de Händel et Bononcini, et, surtout, à côté de nombreux drames, une vocation de virtuose d'un instrument-météore, la viole d'amour ; il écrivit pour elle pas moins de vingt-et-une sonates (record à ce jour). Le 11 juillet 1701, le voici se colletant au succès continental de Gigli.

Le livret n'est pas un cadeau pour un créateur lyrique encore novice. Quatre protagonistes seulement, deux soprani, un travesti (ou un castrat) et une basse s'y chamaillent : c'est bien peu, pour s'assurer une palette d'expressions large liée à une succession de caractères ; lesquels, de surcroît, sont univoques, stéréotypes ballottés par les péripéties. Par chance, ces dernières abondent, et offrent de quoi travailler à l'envi sur les affects. On est toutefois loin, très loin, de ceux de l'opera seria, le librettiste ayant largement assaisonné de commedia dell'arte son espagnolade assez irrévérencieuse, parfois même cocasse. Trouvaille étonnante – qui ne restera pas sans lendemain lyrique, comme on sait – que ce face-à-face (Acte I) entre Fernando de Castille et la statue de celui qu'il a tué, Sancio de Navarre ! Et que penser de ce personnage féminin, aussi amoureux que battant, Anagilda, qui se travestit en homme pour pénétrer dans le cachot où est séquestré son amant ?

Ariosti confie son inspiration à un effectif instrumental raisonnable où se font remarquer, outre une harpe, deux hautbois fort présents (qui deviennent deux flûtes dans un air de l'Acte III) et un basson assez souvent obligé, voire concertant. Les associations entre vents et voix autorisent les combinaisons mélodiques les plus fruitées, cependant que les cordes basses retenues par Fabio Biondi – pas moins d'un violoncelle, une contrebasse et une viole de gambe – sont en charge d'un propos plus dramatique. Impossible, en revanche, d'échapper à la (longue) procession d’airs, les ensembles se limitant à quelques ariosi a due et à un imparable quatuor final, du genre lénifiant le plus quintessencié. À l'occasion de cette création française (une coproduction avec Fondazione Cantiere Internazionale d'Arte di Montepulciano) en version de concert (1), on attend donc variété, imagination - et, si possible, distanciation. Autant dire qu'on reste globalement en-deçà.

Pourtant, dans la peau du perpétuel entravé Fernando, héros le plus souvent dans l'inaction dont l'exégète Sabine Radermacher note qu'il est « un Roland furieux tournant à vide », voici une gemme : le mezzo norvégien Marianne Beate-Kielland (photo en début d'article). Cette jeune femme, à la carte de visite baroque mais encore peu connue dans nos contrées, déploie dans sa partie fort profuse un matériau enveloppant et velouté, aux richissimes inflexions, assorti d'une technique sûre. Son air de la prison, Il morir m'è assai più fiero, nu et noble lamento (étrangement parent du No, che il morir non è de l'Amenaide rossinienne issu dans le même contexte carcéral), est de ces cantilènes qu'il serait vain de vouloir analyser ; et signe, en tout état de cause, sur les pleurs des hautbois, le moment le plus poignant de la soirée.

Presque aussi heureux est son compatriote Johannes Weisser (ci-dessus), le Don Giovanni de René Jacobs. Le stylé baryton-basse fait valoir autant de juvénile puissance que de souplesse (surprenante doublette d'entrée au I, un véhément Forse in sen presque enchâssé dans le chantant Chi del cor). Seul un manque de caractérisation le fait passer à côté du sans-faute : son Garzia est un rien trop phrasé, trop joliment méchant et trop monochrome, en dépit d'un ou deux graves franchement outrés, pour solde de toute vilenie (crainte de la caricature, sans doute).

Tout le reste, pour être parfaitement en place et musicalement plus qu'honnête, est légèrement en-deçà de l'enjeu. Roberta Invernizzi trouve, dans l'abattage que lui vaut son grand métier, un moyen de donner le change en Anagilda, cheville ouvrière de l'action ; las, le métal est sensiblement oxydé, tout son brillant ne semblant - en la circonstance - qu'un souvenir. Plus limité encore est l'organe de Lucia Cirillo en Elvira, acidulé et corseté, peinant à habiter un rôle pugnace, voire belliqueux. Au pupitre de son Europa Galante, Fabio Biondi (ci-contre), à qui l'on doit tant de joies opératiques (jusqu'au tout récent Ercole sul Termodonte), a malgré tout les cartes en main pour insuffler une pulsation picaresque à ce théâtre décalé. Pourtant, si les airs défilent avec un savoir-faire impeccable, aucun chanteur n'est poussé à offrir plus qu'un plaisant premier degré ; et les (excellents) instrumentistes peuvent ainsi exagérer sans risque certains ronds-de-jambe.

Voici un Konzertmeister virtuose, à l'incomparable prestige, qui pour un soir agrémente là où il aurait ciselé il y a encore peu. Frustrant !

(1) la pièce a été donnée avec mise en scène à Sienne (illustration en milieu d'article) ; comme un retour aux sources livresques...

 un texte de Jacques Duffourg
 L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.

Montpellier, Salle Pasteur, 23 août 2011 - Attilio Ariosti (1666-1729), La Fede ne' tradimenti (1701),  version de concert - Création française en collaboration avec la Fondazione Cantiere Internazionale d'Arte di Montepulciano  -  Marianne-Beate Kielland, Johannes Weisser, Roberta Invernizzi, Lucia Cirillo -
Europa Galante, direction : Fabio Biondi.

 À consulter avec profit, le site du Festival de Montpellier et celui d'Europa Galante.

Crédits iconographiques - Marianne-Beate Kielland, www.bach-cantatas.com - Attilio Ariosti - Sienne (Siena), www.photocompetition.hispeed.ch - Johannes Weisser, www.koelner-philharmonie.de -
Fabio Biondi, ©Ana de Labra.

dimanche 18 mai 2003

[Archive] ❛Opéra & Disque❜ Pascal Dusapin, 'Perelà, l'homme de fumée' • Un étranger parmi nous...

"Pourquoi ma passion pour l’opéra ? C’est pour moi le meilleur moyen de rendre ma pensée" déclare Luigi Dallapiccola dans ses Notes sur l’Opéra contemporain. Pascal Dusapin (photo plus bas) pourrait faire sienne cette formule simple. Son parcours est celui d’un compositeur discret, pudique, en tout cas l’un des plus doués de sa génération. Ce que démontrent ses atypiques Concertos pour violoncelle, trombone ou flûte solo récemment publiés. Adepte d’une esthétique originale, ouverte notamment aux micro-intervalles, sa science de l’orchestration est prodigieuse. Langage complexe certes, mais toujours accessible, empreint d’une émotion palpable.

En transposant dix des nombreux chapitres du livre à tiroirs d’Aldo Palazzeschi – dix-sept précisément – Il Codice di Perelà, le musicien nancéien livre une partition ambitieuse. Pour son quatrième ouvrage, il a construit un aérostat sonore, une musique des sphères aux bruissements surréels baignant dans des tonalités ombreuses. Troublante parabole métaphorique à mi-chemin entre l’oratorio et un "opéra spatial baroque", d’une beauté saisissante, auréolé de demi-lueurs spectrales. Dusapin recourt par intermittences à une fanfare animée de Jazz Band (comme Erwin Schulhoff dans Flammen) au cours des tableaux du bal et du procès. Perelà est une fable allégorique au message percutant, constellée d’accords immatériels, engendrant des entrelacs de couleurs oniriques, évaporées, à l’instar du personnage lui-même.

L’argument de ce conte ésotérique est simple et … non fumeux : le personnage principal est une entité messianique. Est-il le Sauveur, un énigmatique prophète, un visiteur impromptu ?… Il décline en fait toutes ses « identités » : trente-trois ans, origine stratosphérique, fils d’une obscure triade (une sorte de Sainte Trinité). Ce marcheur du ciel revient dans une insolite société post-apocalyptique (la Terre, anéantie par quelque chaos nucléaire ?). Sa tâche n’est pas facile à déterminer, sauf peut-être un idéal de pureté à transmettre : une ultime et désespérée tentative de rédemption de l’Homme. Au final, la mission salvatrice s’avère un nouvel échec : démuni de tout pouvoir, c’est un Wanderer-pèlerin, incompris, qui assiste en témoin désabusé à l’effondrement d’une civilisation caduque. Il sera rapidement suspect, arrêté puis condamné à la réclusion, à l’issue d’un procès kafkaïen, avant de s’abîmer dans les airs par désagrégation. Qui resterait en effet sur une planète dévastée, au sol volcanique de cratère lunaire, une Dead Zone peuplée de mutants difformes et d’humanoïdes visqueux ?

La mise en scène est une fabuleuse réussite. Au plan visuel, les références à la science-fiction sont multiples. Avec un zeste de poésie futuriste, le second tableau s’ouvre sur un jardin paradisiaque (un étrange Éden). Serait-ce une allusion volontaire au domaine enchanté de Klingsor, agrémenté d’ondulantes filles-fleurs géantes ? Cela semble de la peinture sur verre, artifice qu’utilisent les cinéastes spécialisés dans le genre fantastique. Les habitants grotesques de ce monde hideux ressemblent à la faune interlope de l’astroport de Mos Esley sur la planète Tatouïne, jailli de l’imagination fertile de Georges Lucas, pour sa mythique trilogie Star Wars. Ou bien ils évoquent l’armée des redoutés Cylons de la série-culte Galactica - ou encore l’infini ensablé de Dune. Peter Mussbach se révèle ici digne héritier de David Lynch ou de Ridley Scott (Blade Runner) : on y retrouve le perfectionnisme virtuose de leurs effets spéciaux.

Perelà, à la silhouette longiligne, s’apparente presque à un hologramme lumineux, flottant, en apesanteur sur la scène. Et pourtant l’étonnant ténor anglais John Graham-Hall, grimé tel un Monsieur Hulot mâtiné du savant fou de Retour vers le futur est un être physique, non une image virtuelle. Aux dires de Pascal Dusapin, la difficulté de la partie vocale se situe dans ce bel canto boréal : "Je parlerais de tessitures effroyables. En l’occurrence, le rôle-titre, tendu comme un arc, requiert deux voix, une de ténor élégiaque, de grâce et d’agilité ; une deuxième, de ténor altino ductile dans le registre falsetto." Par rapport à sa prestation parisienne, Graham-Hall a même amplifié la force de son incarnation : bouleversant, lors de l’apothéose finale d’ange déchu, si proche de Peter Grimes.

Nora Gubisch (photo ci-dessous), en madone sensuelle au « look » branché surgie du Cinquième Elément, est souveraine. Au plan psychologique, on songe à Kundry et Marie-Madeleine. La ligne vocale, retorse, pourrait lui être fatale. Elle unit l’arioso âpre, la cantilène languide au cantabile véhément, parfois a cappella. Les points forts de l’artiste : une voix homogène, un ample haut médium, pour une typologie convoquant les extrêmes de la tessiture de mezzo-soprano dramatique. En prime, un timbre miroitant, des graves en acier trempé, des aigus phosphorescents.


Chaque soliste mériterait une remarque laudatrice – depuis la vieille femme de Martine Mahé en passant par le perroquet, la Reine ou l’Archevêque … Dans l’imaginaire stellaire de Dusapin, il n’est pas de protagoniste subalterne. La palme revient à Chantal Perraud et ses ineffables suraigus hystériques. Sans sombrer dans le dithyrambe, cette moderne Rappresentazione dell’ Anima e del Corpo est magnifiée par une direction d’orchestre et des chœurs exemplaires. La lecture météorique, visionnaire d’Alain Altinoglu transfigure la phalange montpelliéraine, en perpétuelle ébullition. Des murailles instrumentales s’abattent sur l’auditoire, avec un sens inné du contraste rythmique, du détail harmonique (l’écriture vaporeuse des cordes ; ou celle, splendide, des vents) – et de la légèreté, concept esthétique ici fondamental.

Le chapitre VIII (le Procès) est du pur métal en fusion, cristallifère, d’une puissance déflagratrice – les percussions sont belliqueuses à souhait. Puis survient le crescendo émotionnel de la pénultième séquence : le lyrisme cosmique de la dématérialisation organique de Perelà – son Assomption. Le moment de grâce suspendue du bref chapitre final transforme cette Passion laïque en authentique fragment d’éternité.

 un texte d'Étienne Müller.
L'article original publié sur ResMusica peut être lu ICI.

Montpellier, Opéra-Berlioz / Le Corum, 11 mai 2003. Pascal Dusapin : Perelà, l’Homme de fumée.
John Graham-Hall, Nora Gubisch, Chantal Perraud, Isabelle Philippe, Martine Mahé, Daniel Gundlach,
Scott Wilde, Niels Van Dœsum, Gilles Yanetti, Isabelle Pierre...
Chœurs de l’Opéra National de Montpellier & Orchestre National de Montpellier, direction : Alain Altinoglu.
Mise en scène : Peter Mussbach ; Décors : Erich Wonder ;
Costumes : Andrea Schmidt-Futterer ; Lumières : Alexander Koppelmann.

L'enregistrement réalisé chez Naïve (illustration de frontispice) peut être acheté ICI.

  Crédits iconographiques - Coffret Naïve - Pascal Dusapin, Dipity.com © IRCAM -
Nora Gubisch, © MusicaGlotz.com