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mardi 24 septembre 2013

❛Disque & Livre❜ Palazzetto Bru Zane, Festival de Montpellier Languedoc Roussillon • Thérèse de Jules MASSENET : beaucoup de satisfactions... et quelques déceptions.

 Retrouvez ICI l' étude d'Hervé OLÉON sur la relation entre Jules MASSENET et Lucy ARBELL ...

Un livre-disque 'ES' pouvant être acheté ICI
De l’automne 1905 à l’été 1906, c’est un Jules MASSENET (1842-1912) déjà affaibli par le mal qui l’emportera quelque six années plus tard (1) qui s’affaire à la composition d’une nouvelle œuvre, un drame musical en deux actes intitulé Thérèse, sur un livret de son ami, le chroniqueur et dramaturge Jules CLARETIE (1840-1913). Alors que son opéra Ariane vient de faire les frais d’une critique des plus tièdes, Jules MASSENET revient, avec Thérèse, à un type d’œuvre plus intimiste dans lequel il excelle.

Il me faut préciser que l’insuccès relatif d’Ariane est la résultante de deux difficultés particulières : tout d’abord les tournures alambiquées du livret de Catulle MENDÈS (l’invocation Atroce Eros, âpre Cypris du III en est un bel exemple…), doublées du fait que les "gros ouvrages", à l’exception du Cid, n’ont jamais été la plus belle marque de fabrique du compositeur. Thérèse rejoint les autres pièces lyriques de Jules MASSENET dont l’action se déroule dans un cadre géographique très circonscrit, avec un nombre de personnage restreint. En outre, à l’instar de Manon (1884) et Chérubin (1905), Thérèse témoigne du vif intérêt que le compositeur porte au XVIII° siècle.

Jules MASSENET (atelier NADAR, 1907)
L’action se déroule au cœur de la Révolution Française. Elle s’inspire fortement de l’histoire de Madame ROLAND, l’une des personnalités phares du parti Girondin, guillotinée à Paris le 8 novembre 1793.

Le premier acte du drame s’ouvre au château de Clagny, dans les environs de VERSAILLES, en octobre 1792. André THOREL, représentant du parti girondin, a acquis aux enchères cette demeure, autrefois propriété de son ami d’enfance, le marquis Armand de CLERVAL, qui a fui en exil. Thérèse, la jeune épouse d’André, souffre de la solitude que lui imposent les absences de plus en plus fréquentes de son mari, se rendant à Paris pour y exercer ses fonctions citoyennes. Lorsqu’Armand de CLERVAL reparaît, rentré clandestinement en France, Thérèse sent se raviver l’amour qu’elle éprouvait jadis pour lui, avant d’épouser André. Tiraillée entre le feu de cette ancienne passion inassouvie et le profond respect quelle éprouve pour son mari, la jeune femme comprend avec effroi qu’un drame se noue autour d’elle lorsqu’André assure Armand de sa protection.

Jules CLARETIE (caricature d'André GILL)
Le second acte se déroule à PARIS, en juin 1793, dans l’appartement d’André et de Thérèse. Celle-ci exprime son inquiétude croissante en écoutant les bruits de la ville en effervescence, alors que l’on diffuse la liste des suspects. André s’efforce une fois encore d’apaiser son épouse. Il a obtenu un sauf-conduit qui assurera le salut d’Armand. Mais cette perspective de sérénité retrouvée est de courte durée. Les Girondins accusés de trahison, André se rend auprès de ses compagnons députés pour soutenir leur cause. Armand tente alors de convaincre Thérèse de fuir avec lui. Il est prêt d’y parvenir lorsqu’ils apprennent l’arrestation d’André, conduit à la Conciergerie et promis à une mort certaine.

Thérèse supplie Armand de partir, en lui promettant qu’elle le rejoindra plus tard. Restée seule à sa fenêtre après le départ d’Armand, Thérèse assiste au passage de la charrette menant les condamnés à la guillotine. Parmi eux, elle reconnaît André. Accablée par le désespoir elle décide de suivre son époux dans la mort. Elle invective la foule et lance, debout à la fenêtre, un tonitruant "Vive le roi !" qui lui vaut d’être aussitôt arrêtée, au milieu des cris de haine et de colère.

E. CLÉMENT & L. ARBELL, scène de l'entrevue du parc
Lorsque l’œuvre est créée à l’Opéra de MONTE-CARLO, le 7 février 1907, sous le haut patronage du prince Albert Ier, elle remporte un vif succès. Dans le rôle-titre, nous retrouvons Lucy ARBELL, ultime égérie du compositeur, dans celui d’André, Hector DUFRANNE et dans celui d’Armand, Edmond CLÉMENT. Dans la reprise à l’Opéra-Comique, à Paris, le 19 mai 1911, DUFRANNE, alors en troupe à Chicago, sera remplacé par Henri ALBERS.

Nous pouvons considérer à plus d’un titre que Thérèse (illustration ci-contre) est un véritable accomplissement de son compositeur dans la veine naturaliste. Taxé d’imitation du Cavalleria rusticana de MASCAGNI avec La Navarraise (1894), MASSENET affirme ici sa propre identité stylistique (2). Les couleurs et les contrastes de l’orchestration, la qualité du livret en prose, mais aussi la réintroduction du clavecin au Ier acte, en coulisse, dans l’exposition du thème du Menuet d’amour - sans oublier la déclamation parlée de la scène finale : tout concourt à donner à l’œuvre une facture tout à fait originale. Jules MASSENET, point fondamental, est un homme de l’expérimentation. Tout au long de sa carrière, il transforme la matière musicale, il introduit des composantes nouvelles, voire insolites, dans l’instrumentation, il recherche de nouveaux effets sonores (3).

Par voie de conséquence, son legs ne peut pas être homogène, et c’est probablement ce qui dérange. Lorsque ses détracteurs parlent de style "pompier", ils ne fondent en réalité leur argumentation très partisane que sur une fraction, certes un peu maladroite mais très limitée, de son œuvre.

Alain ALTINOGLU, chef d'orchestre, © non précisé
En amont de l’enregistrement qui nous intéresse, Thérèse a fait l’objet de trois intégrales au disque. Dans la première, datant de 1973, Huguette TOURANGEAU incarne le rôle-titre, Ryland DAVIES celui d’André et Louis QUILICO celui d’Armand, avec le New Philharmonia Orchestra, sous la direction de Richard BONYNGE (Decca). En 1981, c’est Agnes BALTSA qui tient le rôle aux côtés de Francisco ARAIZA en Armand et Georges FORTUNE en André, avec le Chœur de la RAI et l’Orchestre Symphonique de Rome, sous la direction de Gerd ALBRECHT.

Cette version, d’abord sortie en vinyle chez Atlantis, a fait l’objet d’une réédition en CD en 1996 chez Orfeo. Si ces deux lectures, pionnières, sont globalement de bonne qualité, je ne peux que regretter, dans les deux cas, un manque manifeste de finesse dans la direction orchestrale ; et semblablement, dans certains partis pris, un peu tonitruants, de l’interprétation vocale. D’aucuns auraient tôt fait - et à juste titre - de reprocher à l’œuvre une certaine lourdeur, alors qu’elle offre au contraire une palette très nuancée de couleurs musicales. La troisième lecture, enregistrée en direct en 1992, avec Jeanne PILAND, Howard HASKIN, Charles VAN TASSEL et le Noordhollands Philharmonisch Orkest, sous la direction de Lucas VIS (Canal Grande), est plus confidentielle… et gagne à le rester, tant ses interprètes sont passés à côté du sujet, stylistiquement comme vocalement.

Étienne DUPUIS (André), © non précisé
La production du Festival de Montpellier - Radio France et du Palazetto Bru Zane, enregistrée en concert le 21 juillet 2012, avait donc de quoi réjouir par avance ceux qui, comme moi, attendaient impatiemment une interprétation plus juste de Thérèse. Je dois concéder que sur ce point, la satisfaction est globalement au rendez-vous, en particulier grâce à la qualité de l’Orchestre de l’Opéra de Montpellier. Celui-ci a su, sous la baguette avisée d’Alain ALTINOGLU (notre chef de l'année 2012, photo ci-dessus), redonner à la fois tout son raffinement, sa subtilité et son essence dramatique à cette pièce musicale, certes relativement brève, mais complexe. Tantôt lumineux et léger, tantôt sombre et tragique, le "tapis" sonore de l’orchestre sonne "vrai", rien n’est surfait : tout est justement mesuré. Quant au thème du menuet joué en coulisse par l’excellente Marie-Paule NOUNOU, au clavecin, il est d’une délicatesse absolue qui en fait d’autant plus regretter la brièveté (4).

Sous l'angle du chant, le bilan est plus mitigé. Il convient d’abord de saluer la très belle prestation du Canadien Étienne DUPUIS (photo ci-contre). Sa voix de baryton aux accents juvéniles correspond parfaitement au personnage d’André. Fidèle à l’un des principes fondateurs de l’École de chant nord-américaine, sa diction est parfaite, et son phrasé des plus appliqués. Étienne DUPUIS est sans conteste la révélation vocale de cet enregistrement.

Charles CASTRONOVO (photo plus bas) dispose également d’un timbre parfaitement compatible avec le rôle d’Armand. Les harmoniques sont riches, les aigus brillants. On peut cependant regretter que sa tendance à "tuber" les sons nuise parfois à la compréhension du texte - penchant d’autant plus regrettable que, lorsque le jeune ténor s’autorise à chanter davantage sur la clarté, sa voix prend des sonorités qui ne vont pas sans rappeler celles du regretté Alfredo KRAUS. Considérons qu’étant non francophone, ce bel artiste peut toutefois bénéficier de circonstances atténuantes. Tel n’est pas le cas de tous, et pour cause.

Nora GUBISCH (Thérèse), © MusicaGlotz
En effet, Nora GUBISCH (notre chanteuse de l'année 2012, photo ci-dessus) déçoit quelque peu. S’il est évident dès les premières mesures qui lui sont imparties (Pauvres gens, braves gens…) qu’elle ne dispose pas du matériau vocal approprié pour le rôle de Thérèse, on ne saurait vraiment lui en vouloir d’avoir accepté le défi, les véritables contraltos étant en voie d’extinction en France. De Lucy ARBELL, voix un peu hybride, de qualité inégale (5), d’abord étiquetée mezzo-soprano puis contralto, nous savons, par l’écriture des rôles composés sur mesure pour elle par MASSENET, qu’elle possédait des graves larges et puissants (6).

Charles CASTRONOVO (Armand), © n. p.
Chez Nora GUBISCH, la partie inférieure du registre manque cruellement de matière : mais admettons… En revanche, sur l’articulation très approximative - surtout chez une cantatrice française - je serai beaucoup plus intransigeant. Pour le coup, je pense volontiers qu’une Anne Sofie VON OTTER, bien que Suédoise, aurait bien mieux convenu. Nora GUBISCH est également hors sujet dans le final déclamé. Là où Huguette TOURANGEAU avait proposé une interprétation un peu surannée, Agnès BALTSA, prudente, avait préféré de son côté s’en tenir à la version chantée initialement composée par MASSENET. L’intention donnée par Nora GUBISCH se rapproche malheureusement davantage de la folie d’Anita dans La Navarraise, que du désespoir lucide voulu ici par le compositeur et le librettiste.

Quel dommage ! Pour reprendre une expression qui n’a rien de musical, mais résume pourtant bien les choses : "essai bien tenté, mais non transformé"...

Afin de terminer cette recension par une nouvelle note positive, il convient de saluer la tenue tout à fait honorable des petits rôles, François LIS en particulier, dans le personnage de Morel. De plus, les brèves interventions des Chœurs de l’Opéra de Montpellier sont précises et justes. Les bruits de foule et les interventions parlées sont savamment dosés, conférant à l’ensemble un rendu très réaliste.

Lucy ARBELL, affiche création 1907
C’est donc une "résurrection" partiellement réussie qu’offre cet enregistrement. Ses qualités s'ajoutent à celles des versions antérieures. La dynamique et la couleur de l’orchestre de l’opéra de Montpellier, la pertinence des interventions secondaires et la très convaincante interprétation d’Étienne DUPUIS en font foi. Charles CASTRONOVO, de son côté, se tire plutôt bien de cet exercice de style, en dépit de quelques défauts de prononciation à mettre sur le compte de contestables choix de technique vocale. Quant à l’interprétation du rôle-titre, qu’en dire de plus, si ce n’est qu’elle n’a hélas pas l’éclat tant souhaité... Sans ces deux objections, la dernière n'étant pas la moindre, nul doute que cette nouvelle production aurait pu s'imposer comme une véritable référence.

Le mot de la fin signalera la très belle qualité du support, présenté sous la forme, habituelle  chez Ediciones Singulares, d’un livre-CD. Les graphismes, la qualité du papier et le contenu très intéressant des textes qu’il contient, ajoutent indiscutablement à son attractivité.


(1) Dès 1893, Jules MASSENET souffre de douleurs abdominales de plus en plus violentes, symptomatiques d’un cancer du côlon, d’évolution lente.

(2) Il l’avait déjà fait en 1897 avec Sapho, sur un livret d’Alphonse DAUDET, dont le rôle-titre avait été composé spécialement pour la soprano Emma CALVÉ.

(3) Il utilisera ainsi le saxophone dans Le Roi de Lahore (1877) et Hérodiade (1881), dix darboukas dans Cléopâtre (création posthume, 1914) et l’électrophone dans le poème symphonique Visions (1891). Il fait fabriquer des copies de trompettes médiévales pour Le Cid (1885) et réintroduit également des instruments antiques dans Thaïs (1894).

(4) Dans l’enregistrement de 1996, Gerd ALBRECHT avait cru bon de remplacer le clavecin par l’association cordes-harpe qui reviendra effectivement en réminiscence dans l’ouverture de l’acte II. Ce faisant, il a malheureusement supprimé le caractère insolite de ce très beau passage…  

(5) Dans sa biographie intitulée Massenet (1934), Alfred BRUNEAU, disciple du compositeur,
relate qu’il la qualifia même de "contralto blafard" dans l’une de ses chroniques musicales.

(6) MASSENET évoquait dans ses Souvenirs (1912) les "accents graves et veloutés de sa voix de contralto".


 L'intégrale de l’enregistrement de 1981, BALTSA/ARAIZA/FORTUNE/ALBRECHT : Acte I & Acte II



 Jules MASSENET (1842-1912) : Thérèse, drame musical en deux actes,
sur un livret de Jules CLARETIE (MONTE-CARLO, 1907).

‣ Nora GUBISCH : Thérèse - Charles CASTRONOVO Armand de CLERVAL -
Étienne DUPUIS : André THOREL - François LIS : MorelYves SAELENS : Un officier -
Patrick BOLLEIRE : Un officier, un officier municipal - Charles BONNET : Une voix.

‣ Chœur & Orchestre de l'Opéra National de Montpellier Languedoc Roussillon,
Chef de chant : Jocelyne DIENST - Chef de chœur : Noëlle GÉNY - Direction musicale : Alain ALTINOGLU.


vendredi 31 mai 2013

❛Opéra❜ Retour très attendu de Mârouf savetier du Caire d'Henri Rabaud (1914) à l'Opéra Comique • Comment se défaire des "calamiteuses"... ou : les Cairotes sont cuites.

Acte II : Frédéric Goncalvès (Ali) & Jean-Sébastien Bou (Mârouf) - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Jubilatoire ! Voici un certain temps que l'Opéra Comique ne nous avait convié à pareil aboutissement, à telle fête des oreilles, des yeux, du cœur et de l'esprit. Depuis Cadmus & HermioneAtys, Fortunio, Les Mamelles de Tirésias ou Pelléas et Mélisande, au moins. Entre-temps, des productions baroques de haute qualité musicale s'y sont un tant soit peu engluées dans un intérieur nuit plutôt répétitif, tandis que d'importantes recréations françaises soutenues par le Palazzetto Bru Zane y ont plus ou moins accumulé toiles peintes et carton-pâte de grand papa (Béatrice et Bénédict, Mignon, Le Freischütz, Amadis de Gaule, La Muette de Portici...).

Henri Rabaud (1873-1949), n'a pas toujours été le quasi-inconnu qu'il est devenu dans nos mémoires "modernes". Disciple de Jules Massenet, contemporain de ce Max d'Ollone dont le Palazzetto vient de nous révéler les Cantates (chronique à venir), Rabaud fut un polyvalent, qui n'écrivit pas que ce Mârouf, succès considérable en son temps revenu au jour pour notre plus grande joie, pas seulement compositeur - mais encore chef d'orchestre (jusqu'à diriger "le" Boston), directeur du Conservatoire... avant de se voir reprocher un comportement ambigu sous l'Occupation. D'autres opéras, créés au Comique puis repris à Garnier, des symphonies, la Procession nocturne et Églogue (remarquable enregistrement récent de Nicolas Couton chez Timpani), témoignent d'une grande et durable fécondité, qui rend d'autant plus inexplicable sa disparition des répertoires, au sortir de la dernière guerre.

Acte III : J.-S. Bou (Mârouf), N. Courjal (Sultan), F. Goncalvès (Ali) & le gynécée - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Mârouf, savetier du Caire a pourtant connu une légère postérité discographique, sous la forme de deux enregistrements français presque consécutifs (Le Conte 1964 et Etcheverry 1976... ce dernier publié seulement en 2002, chroniqué alors par Étienne Müller). Cette version faisait appel, pour le rôle-titre, aux dons de Michel Lecocq, ténor léger, ce qui soulève d'emblée la question de la tessiture, puisque Jean-Sébastien Bou est baryton. De fait, le personnage de Mârouf n'a pas été créé fortuitement en 1914 par Jean Périer : le premier Pelléas, douze ans auparavant dans cette même salle.

Le héros de Debussy et celui de Rabaud partagent une typologie plutôt désuète, celle du baryton Martin, dont le positionnement particulièrement aigu convient à certains ténors. Du reste, la première au Metropolitan Opera de New York, trois ans seulement après Paris, voyait opérer Giuseppe De Luca : un Posa, un Sharpless, un Sancho Pança... ! Se frotter l'oreille sur quelques archives est éloquent vis à vis des ressources "barytonales" de l'emploi, ainsi André Gaudin, ou - surtout - le fabuleux Michel Dens. Côté ténor, un Henri Legay de grand luxe vient relativiser, de la tête et des épaules, les peu convaincantes sonorités tirées ou maniérées (en tout cas forcées) du plus récent Roberto Alagna.

Le sujet de l'œuvre elle-même nous ramène à ce qu'était alors, toute fraîche émoulue de deux expositions universelles (1889 et 1900), une puissance coloniale arrogante, par surcroît friande d'orientalisme, l'un expliquant aisément l'autre. Lucien Népoty, librettiste qui signera pour le même Rabaud Rolande et le mauvais garçon (1933), ne s'est pas encombré d'égards pour dépeindre une religion musulmane prêtant le flanc au ridicule ; misogynie appuyée en prime, au moins à l'Acte I avec la personne de Fattoumah, "calamiteuse" mégère ayant pris son époux Mârouf pour souffre-douleur. Autour d'eux, Kadi, Sultan, Vizir et autres Fellah complètent une Égypte suffisamment arabisée pour offrir à sa loufoquerie un dépaysement à moindre coût.

Acte IV : Jean-Sébastien Bou (Mârouf) & Nathalie Manfrino (Saamcheddine) - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Car, n'en déplaise à la forme très "grand opéra" voire tragédie lyrique en cinq actes, avec s'il vous plaît le ballet codifié au III (une Bacchanale de Saint-Saëns en nettement mieux, ce qui n'est guère difficile), nous voici bel et bien plongés dans une drôlerie qu'il faut se garder de juger avec nos lunettes du XXI° siècle. "Opéra comique" - pas au sens propre, puisque de dialogue parlé il faut se passer - Mârouf est une sorte d'enfant lointain du Désert de Félicien David (1844), qui jetterait un pont entre Chabrier et Roussel avec une vive connotation Pierné (le ballet de Cydalise et le chèvre-pied...). Les références nationales pullulent, de Berlioz (l'air très "haute-contre" au début du V, comme dans Les Troyens) à Debussy (prélude du IV : ahurissant copié/collé des "souterrains" de Pelléas !) ; de Massenet à D'Indy, Magnard, Messager. Quoique, hormis Chabrier héritant d'un clin d'œil évident à la leste "Scène du Pal" qu'écrivit Verlaine pour son Étoile ("Je vais faire entrer ma longueur dans ta largeur"), aucun, certainement, ne soit aussi drolatique.

Henri Rabaud (1873-1949)
Il y a quelque chose, dans le chœur final, du Tutto nel mondo è burla de Falstaff. Il s'agit bien ici d'une farce, puisque toute la pièce tourne autour de l'affabulation de Mârouf, abandonnant la virago Fattoumah, pour vider le trésor d'un Sultan qui s'est entiché de ses supposées richesses. Ruser, mentir, endurer, pour faire patienter jusqu'à l'arrivée d'une prétendue caravane (du Caire), farcie de denrées et de bijoux, afin de rembourser l'hôte de ses largesses. Une caravane totalement "bidon", bien sûr... mais que l'opportuniste, en fuite avec son aimée Saamcheddine, fille du Sultan, voit à la toute fin débouler incrédule, dea ex machina, pour sauver sa tête et celle de son acolyte Ali. La réalité dépasse la fiction ! Pas de doute, nous sommes chez Aladin et la lampe merveilleuse.

Impossible en outre ne de pas relever l'allusion au trésor de Fafner (Der Ring, Wagner), au V, par le biais du souterrain magique que le Felllah/Genni, bref Aladin, met au jour... après l'arrachage inopiné d'un anneau ! Nous l'avons compris, le socle de l'histoire, à lui seul, est une ruche de références, cosmopolites, entremêlées et érudites. Orchestralement, la partition est un joyau, riche de rythmes, de mélodies et de couleurs - spécialement au niveau de la petite et grande harmonies, somptueuses - qui nous parle volontiers, là encore, un des plus beaux langages qui aient existé en ce domaine... à savoir le "Chabrier courant". Un idiome que l'éclectique Alain Altinoglu, aux manettes du splendide Philharmonique de Radio France, pratique comme personne, la lisibilité de ses plans n'ayant d'égale que l'ondulation souple et serpentine conférée aux orientalismes récurrents.

Acte I : J.-S. Bou (Mârouf) jugé par le Kâdi (O. Déjean) devant sa "calamiteuse" (D. Lamprecht) - © P. Grosbois, O.C. 
Et les voix ? Sans revenir sur le dilemme précité, concédons qu'Henri Rabaud s'est montré sans pitié quant à la charge écrasante de son héros. Mârouf chante pour ainsi dire tout le temps, au long de cinq actes, ses seuls répits lui étant accordés aux débuts des III et IV ! Non seulement sa partie est tendue comme un arc, mais en prime elle est sans cesse sur le fil du rasoir entre les différents niveaux d'ironie, ce qui suppose un jeu d'acteur hors pair. C'est le cas de Jean-Sébastien Bou, auteur in loco d'Henri de Valois ou autres Clavaroche de premier plan, sans parler d'enregistrements "Palazzetto" bluffants : sa prestation est ici, de bout en bout, ébouriffante. Farfadet agile et terriblement séduisant, roublard, attendrissant, tour à tour manipulateur et ahuri, il dispense sans compter autant de mordant que d"homogénéité, malgré la tenaille d'un ambitus assassin qui le violente à l'occasion. Un exploit.

Sa princesse Saamcheddine est pour ainsi dire au niveau. Seul, un vibrato un peu prononcé sur la fin nous rappelle les difficultés passagères qu'a entrevues Nathalie Manfrino, avant que sa fastueuse Thaïs du 7 décembre au même endroit ne vienne dissiper nos craintes. Elle aussi, sait alterner espièglerie et tendresse pour aider son timbre mellifère à passer la rampe d'un orchestre fourni. En Sultan, la basse sonore mais nuancée de Nicolas Courjal (Assur en Sémiramis de Catel à Montpellier) est conforme à sa réputation : ample, chaude, percutante, malgré l'ingratitude de ses habits de jobard pataud - une réminiscence du Mustafà de l'Italiana in Algeri ! À l'exception du Vizir décevant de Franck Leguérinel qui parle plus qu'il ne chante, tous les autres n'appellent que des éloges. En particulier : Doris Lamprecht, impayable Cairote-repoussoir (Acte I), Frédéric Goncalvès (Ali, ami d'enfance de Mârouf) et le Fellah/Genni de Christophe Mortagne, ténor à la française aux aigus capiteux de narguilé (Acte V).

Acte II : N. Courjal (Sultan), F. Leguérinel (Vizir), J.-S. Bou (Mârouf) & F. Goncalvès (Ali) - © P. Grosbois, O.C.
La mise en scène et les décors/costumes, amusants sans plus, apportent ce qu'il faut de chatoyant et de décalé - sauf au I, sinistre, et au III, étriqué - pour surligner le discours musical sans le dénaturer. Toutefois, rien de nouveau sous le soleil du Caire, tant les ficelles tirées par Jérôme Deschamps ressemblent à tout ce que nous connaissons déjà de leur auteur, les redites étant nombreuses (en direction de l'Étoile qui ouvrit son règne, par exemple). Ainsi un zeste d'ennui surgit-il ici ou là. Cette réserve n'est pas rédhibitoire, mais prive cette réalisation de l'accessit qui lui tendait pourtant la main.

Peccadilles ! Point capital mais trop souvent desservi, la diction de tous ces artistes est superlative. Or, ce n'est pas toujours le cas des chanteurs français... car ce soir, les gosiers de l'Hexagone sont bel et bien à la fête. Chérir les talents de toutes origines n'empêche pas d'applaudir à tout rompre quand, enfin, un pan aussi méconnu qu'important de notre patrimoine est confié - et avec quel brio - à des femmes et des hommes qui en sont les légataires naturels, bref : des prophètes en leur pays.

 Parcourir le site de l'Opéra Comique.
 Un intéressant reportage vidéo sur la genèse le la genèse de cette production.
 Paris, Opéra Comique, 25 V 2013 :
Mârouf, savetier du Caire, opéra-comique d'Henri Rabaud
sur un livret de Lucien Népoty (1914).

 Prochaines représentations : les 31 mai & 3 juin à 20 heures, 2 juin à 15 heures.

‣ Jean-Sébastien Bou, Nathalie Manfrino, Nicolas Courjal, Franck Leguérinel, Frédéric Goncalvès, Doris Lamprecht, Christophe Mortagne, Luc Bertin-Hugault, Geoffroy Buffière,
Olivier Déjean, Patrick Kabongo Mubenga, Ronan Debois, Safir Behloul, danseurs.

 Mise en scène : Jérôme Deschamps. Chœur Accentus, Orchestre  Philharmonique de Radio France.
Direction musicale : Alain Altinoglu.

dimanche 10 février 2013

❛Repère❜ Votre blog est heureux de vous présenter, à la manière vénitienne, ses "chocs" (Appoggiatures) & "coups de cœur" de l'an 2012... Belle année 2013 !

‣ Cliquez pour parcourir le portfolio correspondant à cette rétrospective...

‣ Une année placée sous le signe de Venise ! Francesco Guardi (1712-1793) : Le Départ du Bucentaure, au Lido. 

Chères lectrices, chers lecteurs, à l'instar de beaucoup de ses confrères à pareille époque, l'équipe d'Appoggiature, écrit désormais à six mains, vous propose un panorama du millésime écoulé, au gré des chroniques (près de cinquante) que ce blog a eu le plaisir de publier au cours de ce laps de temps.

Le mot même de panorama ne peut être qu'un clin d'œil aux védutistes : ces Canaletto, Guardi, Bellotto et autres Marieschi, qui inventèrent pour la Sérénissime du Settecento la splendeur de ces vues (vedute) urbaines. Que leurs merveilleux tableaux reproduits ici vous aident à supporter la longueur de cette rétrospective ! Voyez-y aussi un coup de chapeau envers les deux splendides expositions parisiennes (Musée Jacquemart-André et Musée Maillol, cette dernière venant juste de fermer ses portes) qui ont entretenu leur mémoire.

Et encore, un hommage (si modeste...) envers le travail de longue haleine du VCBM (Venetian Centre for Baroque Music, Centre de Musique Baroque de Venise) : une institution que nous avons présentée voici peu - cliquez pour lire l'article actualisé - et que nous continuons d'encourager dans son travail de mémoire.

Enfin, s'y trouve une marque d'affection envers Venise elle-même. Celle-ci vous a accueillis un long moment, dès l'arrivée sur le blog, par la mélodie de Gioachino Rossini et de ce Tancredi, créé au mythique Teatro La Fenice le... 6 février 1813. Ce chef d'œuvre signé d'un jeune homme de vingt ans vient de fêter il y a quelques jours, exactement, son deux centième anniversaire !

Giovanni Antonio Canal (Canaletto, 1697-1768) : Le Grand Canal & l'Église san Geremia

De la même façon que l'an passé, nous avons recherché parmi nos billets ce qui nous paraissait mériter une reconnaissance expresse. Pour plus de lisibilité, sont dissociés à présent les opéras des concerts (ou récitals), ce qui définit huit catégories de "Chocs (ou Appoggiatures) de l'Année" : Concert - Opéra - Disque/DVD/Livre - Instrumentiste - Chanteur - Chef - Ensemble - Compositeur. Des logos distinctifs ont également été dessinés. En revanche, pour l'avenir, s'agissant des récompenses "au long de l'année", la mention Appoggiature d'Or sera remplacée par une Appoggiature, tout simplement : un mot qui dit bien ce qu'il veut dire.

Sous le titre de "Coup de Cœur", nous avons cette fois ajouté, pour chaque rubrique, un ou deux précieux souvenirs issus de nos écoutes... n'ayant pas toujours pu faire l'objet de compte-rendu dans ces colonnes - mais suffisamment éloquents, pour que nous les mettions en avant.

Nous n'oublions pas ceux que nous aimons, qui ont tiré leur révérence en 2012 : Alexis Weissenberg, Brigitte Engerer, France Clidat, Maurice André, Gustav Leonhardt, Paavo Berglund, Rita Gorr, Franz Crass, Dietrich Fischer-Dieskau, Elizabeth Connell, Lisa Della Casa, Galina Vichnevskaya, Hans-Werner Henze, Elliott Carter, Emmanuel Nuñes - Sena Jurinac et Montserrat Figueras, si l'on remonte d'un mois en 2011. Et d'autres...

À tous, merveilleuse année 2013, riche de découvertes, d'explorations même - et d'enrichissants partages !
 La Rédaction

San Zaccaria, la Salute& le Campanile, vus depuis le Lido - © Jacques Duffourg

Serti dans le cadre absolument unique du Théâtre du Ranelagh, le court mais très dense concert du 26 novembre 2012 a été placé par le claveciniste Olivier Baumont (instrumentiste de l'année, voir plus bas) dans la foulée de la sortie de son CD (disque de l'année, voir plus bas) Euromusic consacré à Georg Philipp Telemann (compositeur de l'année, voir plus bas). Désireux d'éclairer au plus près la "francité" de l'Européen convaincu qu'était Telemann, le pédagogue Baumont a interpolé, entre l'Ouverture à la française et les deux Fantaisies du Hambourgeois, des œuvres de Jean-Henry d'Anglebert et Jean-Philippe Rameau. Mieux, il a fait appel au comédien Nicolas Vaude, pour une sorte d'auto-présentation du compositeur, didactique et pleine de verve. Un récital intelligent et tendre d'un artiste dans la plénitude : mieux qu'exemplaire, légendaire !


Michelangelo Falvetti et Leonardo García Alarcón (chef de 2011) ont encore frappé ! 2010, puis 2011 ont vu Ambronay s'enflammer pour le Diluvio Universale, un oratorio de ce compositeur calabrais (1642-1692) installé à Messine, pratiquement inconnu. Concomitamment à la tournée européenne (passage à l'Opéra Comique de Paris le 3 avril prochain), le disque  déclencha une furia critique et médiatique hautement justifiée... Il fut du reste notre disque de 2011. Reprendre in loco dès le 14 septembre 2012 le flambeau Falvetti, avec le Nabucco d'un an postérieur, était d'une grande intelligence artistique - doublée d'un sacré culot, vus les risques encourus. Et pourtant : loin de toute redite, de tout procédé, de tout filon facile, le chef argentin et ses fidèles - dont Mariana Flores, chanteuse de l'année (voir plus bas), et Fernando Guimarães, primé l'an dernier - ont porté à l'incandescence un chef d'œuvre comparable, par sa force, au premier, mais très différent de facture. Un enregistrement est attendu - de même que pour cet Ulisse du tout aussi mystérieux Gioseffo Zamponi qu'Alarcón a redonné avec brio, à Liège, voici presque an.

L'Orchestre Pasdeloup (du nom de son fondateur Jules Pasdeloup, 1819-1887)  est actuellement les plus ancien orchestre français encore en activité. Pluridisciplinaire, transversal, ouvert à la création contemporaine et aux jeunes publics, il est le partenaire du Théâtre du Châtelet pour ses musicals (en particulier l'époustouflant Street Scene de Kurt Weill, ces derniers jours). Mais pas seulement : associé au Chœur Vittoria d'Île de France, au Kunstuniversität Chor de Graz et aux deux magnifiques solistes Nora Gubisch (chanteuse de l'année, voir plus bas) et Cécile Perrin, l'ensemble dirigé par Wolfgang Doerner (ci-contre) n'a pas craint de se colleter, le 20 octobre 2012 à la Salle Pleyel, à un véritable monstre du répertoire : la Deuxième Symphonie "Résurrection" de Gustav Mahler. Bien lui en a pris : par leur clarté de lignes, leur sens de la progression dramatique, la précision de leurs différents pupitres - enfin, par leur ferveur sans lourde emphase, "les Pasdeloup" et leurs acolytes nous ont offert l'une de nos meilleures expériences mahlériennes.


Francesco Guardi : Entrée de l'Arsenal

La musique "minimaliste" - ou répétitive - américaine (Glass, Reich, Adams...) n'a pas toujours bonne presse, surtout en France, pays enclin à compartimenter les genres à l'excès. Certains tenants d'une musique contemporaine exclusivement aride, en effet, considèrent facilement comme suspecte une partition de notre temps offrant lisibilité, mélodie, continuité - du charme, pour tout dire ! Le doux-amer Nixon in China, opéra (1987) de John Coolidge Adams (né en 1947, compositeur de l'année, voir plus bas), s'est pourtant - et c'est heureux - installé sans contestation possible parmi les chefs d'œuvres lyriques du XX° siècle. Moins d'un an avant la création très attendue, Salle Pleyel, de The Gospel according to the other Mary, c'est encore le Châtelet qui nous en a proposé, le 14 avril 2012, une production tout à fait fastueuse (en dépit d'une scénographie assez modeste), où ont brillé - sous la baguette d'Alexandre Briger - des June Anderson, Franco Pomponi, et surtout Sumi Jo en très grande forme. Historique, politique, philosophique - et stimulant.

La Médée de Cherubini, confiée par La Monnaie de Bruxelles en 2008 et 2011 aux Talens Lyriques (ensemble de l'année, voir plus bas) et à Krzysztof Warlikowski, n'a pas été programmée au Théâtre des Champs-Élysées sans susciter une attente... bien particulière. Le metteur en scène polonais a pu expérimenter avec Iphigénie en Tauride qu'un certain public parisien peut faire preuve d'une grossièreté et d'une inconvenance bien en phase avec son conservatisme viscéral. Ainsi, la première de ce spectacle n'a-t-elle pas échappé à la bronca ! C'est d'autant plus dommage qu'en un an, la lecture s'est bonifiée, nous amenant à approfondir notre regard sceptique de 2011, pour en découvrir cette fois toutes les subtilités. Texte de substitution, mais théâtre à tous étages : la transposition sixties, conduite avec une rare intelligence, joue à plein. Matériau vocal mal dégrossi mais charisme de tragédienne hors norme, Nadja Michael nous envoie en pleine figure un uppercut inoubliable que surligne, en fosse, un orchestre impeccable mené par un Christophe Rousset (chef de l'année, voir plus bas) transcendant. Un trésor.


"En 2000, Loïc Boissier ouvre avec le pianiste Nicolas Ducloux la partition de Barbe-Bleue de Jacques Offenbach et propose (...) d'en monter une version "légère". Benjamin Lévy dirige et Stephan Druet met en scène. L’équipe s’organise en 2001 pour faire tourner ce spectacle en France (...). Elle s’intitule Les Brigands du nom d’un ouvrage d’Offenbach. S’affirme dès lors le goût pour des pièces méconnues du compositeur." (selon le site). Douze ans et quelques Geneviève de Brabant ou autres Docteur Ox plus tard, nous souhaitons adresser des compliments très appuyés à ces artistes francs-tireurs, inspirés et habiles, qui ont su remettre en perspective les trésors contenus dans les "petites" pièces du grand Jacques. Le diptyque Croquefer & l'Île de Tulipatan de leur fidèle Théâtre de l'Athénée (ci-dessus, François Rougier et Flannan Obé) a constitué, à cet égard, un grand moment de d'hilarité et de tendresse de notre fin d'année 2012.


Michele Marieschi (1710-1743) : environs du Pont du Rialto

Préalablement à son récital du Théâtre du Ranelagh (concert de l'année, voir plus haut), Olivier Baumont ( instrumentiste de l'année, voir plus bas) a consigné dans un CD de marque Euromusic un parcours particulièrement original dédié au très européen Georg Philipp Telemann (compositeur de l'année, voir plus bas). La musique pour clavier n'est pas, il s'en faut, la partie la plus jouée, ni par conséquent la plus notoire de la production considérable du Hambourgeois ! Plus excitante encore apparâit la mise en miroir sur cinq instruments différents - dont un clavicorde - de ces "Goûts Réunis" télémanniens... eux aussi nantis des deux versants, cisalpin et transalpin. La beauté incomparable de ces pièces, leur acculturation surprenante, le luxe de toucher et de phrasé de l'artiste, la splendeur des clavecins, la très haute qualité de la prise de son, la conclusion "sur la pointe des pieds" - l'intelligence, enfin, du programme comme  celle de la notice, si littéraire : tout cela vaut largement à ce disque  (ex aequo avec Eötvös ci-dessous) le titre de meilleur de l'année !


L'originalité et l'intelligence sont, également, deux points forts du disque de rentrée offert par le label Naïve, autour d'un triptyque hongrois composé de trois concertos pour violon des XX° et XXI° siècles : de Bartók, Ligeti et Eötvös, chronologiquement. Au service, Peter Eötvös lui-même, dirigeant, avec deux orchestres différents, la jeune surdouée moldave Patricia Kopatchinskaja. "Frappadingue" est le mot retenu par notre rédacteur pour désigner autant l'entreprise que le résultat : démesuré, d'une exceptionnelle difficulté, délirant de perspectives esthétiques et instrumentales ; débordant de lyrisme aussi, grâce à une soliste pas seulement virtuose, mais tétanisée par l'enjeu émotionnel. Mieux : le continuum, l'homogénéité magyare jaillissent de ce double album et constituent, bien sûr, un autre argument de poids pour revendiquer  (ex aequo avec Baumont ci-dessus) - le titre annuel.

‣ Lire ici la chronique du disque Eötvös/Kopatchinskaja

Que l'on se régale ou pas des concepts "iconoclastes" de Krzysztof Warlikowski (ci-contre) à l'opéra, force est de constater que sa vidéographie - inexistante - n'était pas, jusqu'à présent, le meilleur moyen de parfaire son opinion ! Ne serait-ce que sous cet angle, la survenue du DVD Bel Air Media consacrée à la Médée de Cherubini (cosignée avec Christophe Rousset et ses Talens Lyriques - opéra, chef et ensemble de l'année, voir plus haut, et aussi plus bas), version Bruxelles 2011, est une totale aubaine. Évidemment (compte tenu de ce que nous avons écrit par ailleurs sur ce spectacle, comme sur ses protagonistes et équipes mobilisées), cette captation ne peut faire autrement que pulvériser la vulgate opératique, "passéiste" ou "moderniste", à laquelle s'était habitués nos moniteurs vidéo. Si cette dramaturgie hétérodoxe vous claque à la figure d'emblée, comme elle l'a fait pour nous au Théâtre des Champs-Élysées, vous tenez là un totem que vous chérirez immédiatement.

À quelques changements de distribution près (Jason, Néris, Dircé, une suivante), la course à l'abîme perdure, tout aussi paroxystique. Nadja Michael - gros défauts et qualités plus grandioses encore - mène la danse de folie et de mort, tandis que Stéphane Metge, en charge de la réalisation, intègre sans hiatus ce que le régisseur polonais a voulu, et qui n'est pas l'ordinaire d'une caméra : ainsi, des films "Super 8" sur rideau de scène, et de leur musique sixties assortie. Les plans sur les visages, les bustes et les postures sont suffocants ; à la condition de faire abstraction du petit micro dévolu aux dialogues. Autre atout, Metge se tire formidablement d'affaire avec les effets "plexiglas tremblotant" (cloison/reflet) chers à "Warli". Le rendu sonore global est excellent, permettant de goûter, en creux, jusqu'à la qualité d'écoute d'un public brabançon... qui peut en remontrer au parisien. Peut-être le routinier bonus fourre-tout des DVD ordinaires, absent ici, aurait-il eu sa légitimité, tant il est certain que quelques mots de Rousset ou Warlikowski sur leur travail pouvaient surajouter du sens. À charge pour nous de le chercher.


"Soucieux de pédagogie, Olivier Lexa, directeur du Venetian Centre for Baroque Music (Centre de Musique Baroque de Venise) a souhaité faire partager la passion de sa ville au travers d'un livre (ci-contre) présentant l'histoire du baroque dans la Sérénissime. Une élégante brochure se présentant comme une topographie, atypique mais logique - pour tout dire : une promenade." L'auteur délimite ainsi trois zones offertes à notre rêverie - non pas des quartiers géographiquement circonscrits, plutôt des angles d'intérêt variant selon la focale spirituelle : lieux profanes, lieux sacrés, lieux mixtes. Une érudition patente mais jamais rébarbative, bien au contraire d'un style rapide et enjoué ; riche d'anecdotes et d'apartés pour mieux comprendre les tenants et aboutissants (historiques, sociaux, politiques, militaires) qui ont progressivement amené sur les bords de la Lagune cette musique "simple, libre, spontanée, pleine de naturel, qui va droit au cœur". C'est donc le mot : coup de ❤ !


Autre coup de ❤, ce disque Naïve irrésistible quoiqu'imparfait, né de l'association entre Leonardo García Alarcón (voir plus haut le concert de l'année Nabucco) et la déjà légendaire Anne Sofie von Otter. Les deux avaient déjà prodigué naguère un Baroque Dream de haute volée (notre chronique d'alors). Le programme mute (point d'ancrage : la Penelope de Monterverdi), le titre change de langue - à défaut de sens -, et la merveilleuse Sandrine Piau (chanteuse de 2011) apporte sa pierre à l'édifice. C'est Piau d'ailleurs, malgré l'ivresse de sa voix, qui s'avère la moins enchanteresse, tant son zeste d'application scolaire semble en léger décalage avec le naturel si bondissant du Seicento. Par ailleurs, Von Otter arbore un matériau désormais blanchi (certains diront "usé") pouvant décontenancer. Toutefois, son art (au sens de charmede diseuse, de sibylle, est à son sommet : au point de devenir hypnotique, voire hallucinogène. Nirvana complété par une Cappella Mediterranea (ensemble de 2011) au meilleur de sa forme... spécialement dans les extraits de cette Elena de Cavalli, qu'Alarcòn (chef de 2011) offrira bientôt dans son intégralité ! Un rêve baroque programmé Salle Gaveau (Paris) le 14 mai prochain.


La tombe de Claudio Monterverdi (1567-1643), dans une chapelle de l'Église des Frari - © Jacques Duffourg

Les majors, les sunlights, les tournées à grand tapage, le marketing (parfois) racoleur : ce n'est pas du tout "son truc". Olivier Baumont mène depuis des décennies une carrière de claveciniste, d'enseignant, de chercheur de pédagogue, tournée vers l'investigation et le partage - avec beaucoup d'élégance et peut-être trop de discrétion. Sa discographie très relevée (notamment l'intégrale Couperin), souvent récompensée, riche de nombreux enregistrements conçus et construits avec la patience d'un architecte, pourrait rendre jaloux plus d'un. Pour autant, le concert/disque de l'année (voir plus haut) dédié à Georg Philipp Telemann (également compositeur de l'année, voir plus bas) offert au Théâtre du Ranelagh l'a encore prouvé sans ambages : tant de chic et d'intériorité, de détermination et de délicatesse, de don de soi et de concentration ; cela n'appartient qu'aux seigneurs.


"Kotaro Fukuma, Japonais d'à peine trente ans n'est pas (...) un inconnu. Lauréat de la Fondation Gina Bachauer, premier prix au Centre National Supérieur de Musique de Paris en 2005 (...),  il remporte en 2003 le premier prix Chopin au Concours International de Piano de Cleveland. C'est en 2007 que ce talent précoce décide de se lancer dans l'aventure d'Iberia. Et le moins que l'on puisse écrire d'instinct, dès que débute l'écoute de son enregistrement, est que son interprétation, d'une extrême maturité - déjà - se hisse d'emblée aux cotés de celles des plus grands." Par ces mots, notre compte-rendu souhaitait mettre en avant le caractère précoce de ce pianiste déjà très couru : à ce don, il convient d'ajouter l'éclectisme, puisque ce jeune homme défend âprement la musique contemporaine, à commencer par celle de son pays. Il est ainsi signataire de l'intégrale de la musique pour piano seul de Toru Takemitsu, chez Naxos. Talent, envergure, aplomb : autant de promesses que Fukuma ne manquera, nul n'en doute, de tenir. De telles semailles valent largement notre coup de ❤ !


Ne vous fiez pas à son sourire désarmant : Jasmina Kulaglich, jeune pianiste d'origine serbe, n'est pas une adepte du clavier mièvre. Auréolée de nombreux Grands Prix décrochés dans sa ville natale, Belgrade, elle s'est perfectionnée en France auprès de mentors tels que les regrettés György Sebök et France Clidat. Si l'année "Liszt" 2011 lui a permis de faire valoir à la Salle Gaveau son jeu vigoureux, âpre - "slave" si l'on veut -, d'autres récitals prodigués Salle Chopin-Cortot ont offert d'exigeantes thématiques, telles qu'Orient-Occident, ou, le 17 octobre dernier (aux côtés de Scriabine et Janaček), des extraits de cette Mosaïque Byzantine écrite en 2001 par son compatriote Svetislav Božic. Le premier disque Kulaglich correspondant (Naxos), complété par Memory of the Ancestors du même, avait suscité notre plus vif plaisir : le concert, en présence du compositeur, n'a pas déçu ! Sorte de pont entre Debussy et Reich, nimbé de toute la nostalgie d'un Chopin, ce cycle de pièces nommées comme autant de monastères serbes a été servi avec autant de virtuosité, de maîtrise de soi, que de tendresse. Vivement le prochain opus de notre seconde pianiste coup de ❤.


Francesco Guardi : La Salute & la Pointe de la Douane

La jeune carrière de Nora Gubisch comporte un point commun avec celle de Joyce DiDonato (coup de ❤ de l'année, voir plus bas) : son impressionnante transversalité. Capable de chanter Vivaldi, Rossini, Mozart, Bizet, Escaich, Dusapin, Mahler, Bartók, Berlioz, Humperdinck, Offenbach, Monteverdi, Wagner, Verdi, Massenet... elle promène avec élégance et panache son exceptionnel velours de mezzo sur toutes les plus grandes scènes du monde, dirigée par les plus grands chefs. Également récitaliste, elle excelle entre autres - en compagnie de son époux Alain Altinoglu (au piano - chef de l'année, voir plus bas) - dans la mélodie française. Ainsi, un disque Ravel (Naïve) tout à fait hors du temps a-t-il succédé cette année, à un récent Duparc pour le premier rayon. Elle fut également de l'aventure "Mahler - Résurrection" des Pasdeloup (coup de ❤ de l'année, voir plus haut), la Thérèse de Massenet à Montpellier. Et nous n'avons oublié, en provenance de ce même Festival, ni son Perelà, ni ses Königskinder - ni surtout ses Rheinnixen (Fées du Rhin) ! Pareille envergure, pareille constance (et pareille délicatesse) nous lui font accorder sans hésitation un Choc de l'année.
Autre couple d'artistes "à la ville", celui que forment Leonardo García Alarcón (chef de 2011) et sa compatriote Mariana Flores. Le parcours récent de cette jeune cantatrice, aux affinités essentiellement baroques, ne peut être qualifié autrement que de sans-faute. Depuis le Baroque Dream de 2011 avec Von Otter (voir plus haut), la soprano au timbre envoûtant et... argentin (sans jeu de mots) a enchaîné les prestations exceptionnelles. En premier lieu - idéalement appariée à notre chanteur de 2011 Fernando Guimarães - ce Diluvio Universale de Falvetti, qui aura fait rêver l'Europe (enfin offert, le 3 avril prochain, à l'Opéra Comique de Paris). Mais encore : la reprise à Liège de l'Ulisse de Zamponi, en Vénus capiteuse, piquante, irrésistible ; le retour de Falvetti à Ambronay (Nabucco, concert de l'année, voir plus haut), en Azaria mystique tourné vers la cité céleste ; l'enregistrement du disque Monteverdi-Piazzolla, dont sera écrit ici prochainement tout le bien que nous en pensons... Sans oublier ce Festival de Wallonie (avec un petit bijou d'interview ICI), dont ces Carmina Latina, et bien d'autres ! Révérence de l'année : devant tant de talent, d'énergie, de suite dans les idées - et de charme.


"D’une présence rayonnante, l’Américaine est une révélation : à son port si gracieux répond un chant à qui tout réussit. Dans son rôle, nous n’avons pas entendu tel bonheur depuis Berganza et Bartoli ! Ronde et chaude, sensuelle, la voix se pose sur les graves les plus périlleux sans déplaisant poitrinage. Elle parcourt tout un médium magnifique et projeté avec insolence, pour terminer sur des aigus fermes, assurés - et tout simplement : beaux."

... Nos propres mots, il y a plus de DIX ans, alors que Joyce DiDonato, très peu connue, venait enfin de décrocher un contrat à Bastille ! En l'espace d'une décennie, ce mezzo soprano, qui partage avec Nora Gubisch (voir plus haut) une versatilité stupéfiante - quoique davantage vouée au bel canto, qu'il soit baroque ou romantique - a gravi l'Everest du chant, et fait tourner les têtes un peu partout dans le monde. 2012 restera pour elle une année de grâce particulière. Pas moins de trois DVD : les (étymologiquement) merveilleuses Cendrillon (Massenet) et Île Enchantée, cette dernière d'un baroque "hétérodoxe" concocté façon Broadway par Bill Christie pour le Met. Du Met toujours, le Comte Ory (Rossini) de 2011, en très belle compagnie. Un récital  autour de Venise (décidément !), en disque et en public. Et un grand coup opératique, cette Maria Stuarda aussi châtiée que bouleversante (du Met, toujours, photo ci-dessus) qui clôtura le millésime en confirmant ses dons étonnants de soprano sfogato. Enfin, l'ébouriffant CD Drama Queens, tout juste offert en concert à Paris... ce 8 février lors d'une authentique soirée de légende. Coup de ❤ incontestable pour Joyce DiDonato. 

‣ Lire ici notre regard sur les Capuleti de Bellini
‣ Lire ici la chronique de l'Ariodante (2011) du TCE
Un pignon de le l'Église de la Pietà, attenante à l'Hospice (Ospedale) du même nom - © Jacques Duffourg

Avec Véronique Gens et la fascinante tournée liée au disque "Tragédiennes III", Christophe Rousset est venu démontrer en avril, s'il en était besoin, au (difficile, voire pénible) public parisien qu'il jouait de plain-pied dans la cour de ces chefs "baroqueux" devenus parfaitement maîtres du répertoire pré-romantique et romantique (jusqu'à Massenet, en l'occurrence !). Récidive en décembre, la sulfureuse mais poignante Médée de Bruxelles venant prendre ses quartiers au Théâtre des Champs Élysées (opéra de l'année, voir plus haut) - avec une envergure plus grande s'il se peut, tant le chef d'œuvre de Cherubini s'avère riche de prémonitions, regardant jusqu'à Wagner et au début du XX° siècle. Savoir dans le même temps défendre avec tant de brio Dauvergne, Mozart, Rameau, Lully, Beethoven, Sacchini... - tout en poursuivant une richissime carrière de claveciniste de premier plan, voilà qui n'est pas qu'un demi-don et consacre amplement un chef de l'année.

Aux côtés de Christophe Rousset, mettre en avant le magnifique parcours du jeune chef d'orchestre Alain Altinoglu nous paraît une simple évidence. Un peu plus que trentenaire, il arbore un pedigree enrichi sans répit (concerts, opéras, discographie) - là encore versatile - dont le niveau d'exigence a de quoi faire pâlir quelques aînés ! Remarquable pianiste par ailleurs, il signe avec sa compagne Nora Gubisch (chanteuse de l'année, voir ci-dessus) des prestations très remarquées, en public comme en studio (en 2012, le Ravel chez Naïve ). Notre plus grand bonheur de l'année, sous son autorité ? Son enregistrement des Hauts de Hurlevent de Bernard Hermann (1911-1975), et ce à plusieurs titres : la poursuite de la sauvegarde (chez Accord) de l'œuvre magistral d'investigation du Festival de Montpellier, d'abord. Ensuite, la mise en avant d'Hermann en tant que compositeur d'opéra majeur du XX° siècle, en plus de (génial) auteur de musique de films. Enfin, la partition elle-même, hauteur d'inspiration et moyens hors du commun... servie par une distribution rayonnante, Laura Aikin en tête. C'est dire l'attente que nous plaçons dans la parution prochaine de Thérèse, un des rares hommages rendus à Massenet pour son centenaire.
Le bel esprit français est trop facilement porté à étiqueter, classifier, compartimenter - autant que faire se peut en des tiroirs étanches. C'est ainsi qu'Anna Netrebko (ci-dessous) rentrera aisément, sans plus en sortir, dans la catégorie prima donna assoluta - genre de celles qu'on n'approche pas, et qui tirent la couverture exclusivement à elles. Grave erreur ! La très demandée Anna a conservé de ses années Mariinsky l'âme et la grandeur de l'esprit de troupe. C'est précisément ce que s'est attelé à prouver l'Alsacien Emmanuel Villaume (ci-dessus), chef de l'Orchestre Philharmonique de Slovénie (Ljubljana), comme de celui de Slovaquie (Bratislava). Avec le premier, il a entrepris une tournée européenne dédiée au trop rare Iolanta de Tchaïkovsky, Netrebko tenant bien entendu le rôle titre. De leur passage à la Salle Pleyel, nous avons retenu - outre la splendeur d'une partition qui change un peu d'Eugen Onegin, servie par une équipe en état de grâce - le sans faute total de Villaume : horloger, orfèvre, fédérateur, amoureux même de "ses" artistes, chœur et orchestre slovènes compris. Sans sa précision et son lyrisme, fougueux sans débordement, cette réhabilitation de premier plan n'aurait pas produit le même choc émotionnel. C'est à ce titre que lui adressons notre coup de ❤.


Bernardo Bellotto (1722-1780) : Le Grand Canal & la Pointe de la Douane

Vingt ans - à quelques mois près -, c'est bien connu, constituent le "plus bel âge de la vie". S'agissant des Talens Lyriques, l'orchestre fondé en 1991 par Christophe Rousset (chef de l'année, voir ci-dessus), l'adage parfois contesté ne saurait en aucune façon être remis en question. Indissociable de son mentor, la phalange a construit, patiemment et sans esbroufe, un catalogue riche et structuré, dont Scipione (Händel) a constitué en 1993 le premier grand coup d'éclat (presque concomitamment, d'ailleurs, à la bande-son du fameux film Farinelli, elle aussi confiée aux Talens). Aux côtés du chef-claveciniste-fondateur, des individualités de premier plan, parmi lesquelles : Gilone Gaubert-Jacques, premier violon (également au sein du Quatuor Ruggieri, et d'autres) ; Giorgia Simbula & Yuki Koike (violons), Stefano Marcocchi (alto), Emmanuel Jacques & Mathurin Matharel (violoncelles), Ludovic Coutineau (contrebasse), Jocelyn Daubigney (traverso), Eyal Streett (basson), Vincenzo Casale (clarinette), Serge Desautels & Lionel Renoux (cors) - impossible, hélas, de les citer tous. Faisons commencer le millésime doré de notre Ensemble de l'année 2012 par les Hercule mourant et Bellérophon (concerts et disques) légèrement antérieurs. S'en sont suivis : Tragédiennes III (disque et tournée), Così fan tutte, Les Indes Galantes, Phaéton, Renaud (Sacchini)... jusqu'à cette reprise parisienne, en forme d'apothéose, de la Médée de toutes les passions (opéra et DVD de l'année, voir plus haut). Longue vie !


Depuis quelques années à l'Église des Billettes - entre autres lieux adéquats - nous retrouvons régulièrement, avec joie, une jeune phalange choral, Les Métaboles, conduit par le charismatique Léo Warynski (également chef d'orchestre - ci-contre, au premier plan). Jeune, de par son ancienneté  - à peine quelques millésimes -, elle l'est aussi par sa composition, dont l'âge moyen démontre à l'envi que la fameuse valeur n'attend pas le nombre des années. Sur son site, le chœur se présente ainsi : "de la Renaissance à la musique de demain, l'ensemble affirme une exigence de qualité vocale et artistique dans le répertoire ancien autant que dans la création contemporaine." En effet ! Rien, aucune alchimie de répertoire (déjà), ne semble lui être étrangère, comme vient tout juste de le prouver, s'il était besoin, un admirable triptyque Mendelssohn/Brahms/Fauré (chronique à venir). Transversal parmi les siècles, les styles, les continents, le groupe entend l'être également au-delà des catégories - capable d'interpéter Pink Floyd ou d'organiser des concerts... olfactifs. Cet éclectisme, dont l'humanisme communicatif est à l'égal de la rigueur, est l'archétype de la pratique musicale que nous aimons.

Encore plus récent, certes ni moins talentueux ni moins jeune, l'Ensemble Desmarest, fondé et dirigé par le claveciniste Ronan Khalil, est l'une de ces pousses baroques qui croissent et embellissent sans engrais ni adjuvant marketing, à raison de leur seules et uniques imagination et énergie. Côté Paris, le lieu du sortilège serait plutôt vers l'Église N-D d'Espérance, où surgirent naguère quelques Carissimi, Sances (Stabat Mater, avec l'épatant contre-ténor Rodrigo Ferreira) ou Vivaldi de grand lignage. Les dons étant - généralement - vite remarqués, ceux de ces musiciens n'ont pas échappé à Alain Brunet, le patron d'Ambronay, qui les pris en résidence pour 2012. À la clef, un programme Blow/Lawes/Purcell très remarqué... et à la suite très attendue (disque et/ou concert parisien, en particulier ?). Que notre coup de ❤ les accompagne tout au bout de leur rêve !

Antonio Giovanni Canal, dit Canaletto : Place Saint Marc, Basilique & Campanile

Georg-Philipp Telemann (1681-1767) demeurera, sans doute aucun, l'une des forêts que l'arbre (parfois monolithique) de la Baroque Renaissance aura le plus caché. Longtemps cantonné à la postérité d'une Tafelmusik (musique de table), plus tolérée au vrai comme agrément que comme chef d'œuvre, ou d'un Jour du Jugement si heureusement défriché par Harnoncourt - ce Hambourgeois autodidacte ne revendique pas, pourtant, qu'une facilité d'écriture vertigineuse, permettant à son catalogue d'être un des plus faramineux de l'histoire (six mille [!] opus, dont trois mille six cents répertoriés : quelques détails ICI). Ami de Händel, incroyablement à l'affût des nouveautés de son temps, il fut aussi l'un des compositeurs les  plus ouverts qui soient sur les diversités stylistiques européennes. En 2012, nous nous sommes  particulièrement réjoui des Esprits Animaux d'Ambronay, comme de Quixotte & la Changeante, entrée de Fabio Biondi sous les couleurs d'AgOgique. Le plus grand choc toutefois - au point de rafler nos titres de disque, concert, artiste en plus de compositeur de l'année, voir plus jaut - a eu pour nom Olivier Baumont. Le claveciniste français a ainsi su, par le biais d'un programme à forte teinte hexagonale proposé sur des instruments fastueux, remettre sous les projecteurs des pièces rares pour clavier, qui sont autant de bijoux. Apogée d'un artiste majeur, ce parcours à son image (c'est à dire d'une suprême élégance) s'avère, au surplus, une porte d'entrée idéale pour qui veut découvrir le kaléidoscope télémannien !


Au-delà du chatoyant Nixon in China offert par le Théâtre du Châtelet au printemps dernier (opéra de l'année, voir plus haut), l'activité intense du compositeur américain post-minimaliste John Coolidge Adams (né en 1947), parvenu à la grande maturité, force l'admiration. Au Châtelet déjà, il y a un peu plus de dix ans (Noël 2000 - année sainte), avait été créée La Nativité (devenue entre-temps El Niño), luxuriant oratorio-opéra illuminé par la présence radieuse de la très regrettée Lorraine Hunt Lieberson ! Cinq ans plus tard suivait Doctor Atomic, un des opéras contemporains les plus fabuleux que nous connaissions, Gerald Finley y signant le rôle de sa vie. Mais Adams ne s'arrête jamais : City Noir, symphonie pour grand orchestre à l'harmonie décoiffante (plusieurs flûtes piccolos, six [!] cors...) voit le jour en 2009 à Los Angeles, sous l'égide du non moins ébouriffant Gustavo Dudamel, à qui elle est dédiée. Et c'est encore Dudamel qui créera dans un mois et demi, à la Salle Pleyel de Paris (mise en scène de Peter Sellars) son nouvel opus lyrique, The Gospel according to the other Mary. Pour un futur choc de l'année 2013 ?

‣ Lire ici la chronique de Nixon in China
 Lire ici la fiche concert de The Gospel according the other Mary

Qui - hors mélomanes acharnés, érudits, doctorants, institutions spécialisées - connaissait vraiment Théodore Dubois (1837-1924) lorsque le Festival de Montpellier (encore lui) mit sur la table un certain Paradis Perdu de 1878 ? Qu'était cet oratorio "sulpicien" - comme il y en eut quelque-uns après l'écrasement de la Commune, à commencer par le Déluge de Saint-Saëns, de trois ans antérieur - d'un compositeur oublié, sans doute voué à la poussière des bibliothèques ? L'énergie des infatigables chercheurs/philologues du Palazzetto Bru Zane, Centre de Musique Romantique Française, conjuguée au talent du chœur Les Cris de Paris (ensemble de 2011), de solistes des Siècles et de quelques solistes de forte pointure, voilà qui a permis à cette partition de circonstance, mais pas sans génie, de décrocher son regain. Son report sur CD Aparté, dans cette même réduction pour orchestre de chambre et - Dieu merci - pianoforte Érard d'époque, nous a fait, en dépit de quelques peccadilles, rendre les armes. Peut-être davantage, précédente réalisation confiée au label Mirare, les  plus personnelles Œuvres pour violoncelle et piano (Marc Coppey, Jean-François Heisser, Orchestre Poitou-Charentes, CD couronné d'une Appoggiature) auront-elles marqué notre année 2012 ! Un œuvre considérable (pour orgue, particulièrement) que nous avons hâte de retrouver au fil du temps. Coup de ❤ !


Francesco Guardi : Vue du Canal de la Giudecca & des Zattere (quais)

Nul n'est prophète en son pays : cela est vrai, et de manière flagrante, pour la musique classique en France ! Jules Massenet (Montaud [Saint-Étienne], 1842 - Paris, 1912) aura connu, pour l'année centenaire de sa mort, une tranquille continuation de son long purgatoire... si l'on excepte - seule planche de salut ou presque - le travail continu et méritant organisé par la Biennale de sa ville natale. En effet, en-dehors d'une sempiternelle Manon qui tient à peu près partout d'alibi (et, à la rigueur, de Werther, selon nous d'une autre ampleur), il est difficile de se mettre sous la dent une manifestation à la hauteur du génie, de la prodigalité et de la modernité d'un homme qui ne fut pas seulement, il s'en faut de beaucoup, "que" compositeur d'opéras. La Manon bastillaise ayant, semble-t-il, tout eu d'un ré-enterrement, qu'est-il resté à Paris, ville de ses succès ? Pas grand chose. À Pleyel, une Navarraise (sans son nocturne-intermezzo !), et au Comique (le 7 décembre, il n'est jamais trop tard) un bis bienvenu d'un concert stéphanois. De belle tenue et à la haute intelligence, ce dernier, construit par l'Orchestre ligérien autour de la merveilleuse Thaïs, nous aura permis de retrouver la Nathalie Manfrino que nous aimons, secondée par un Markus Werba vaillant. C'était beau, mais c'était, hélas, bien peu. 


Nous aimerions ne pas avoir à radoter... mais en matière de commémoration (rien d'autre qu'un révélateur plus général), notre Hexagone - si volontiers arrogant - brille aussi peu par la reconnaissance de maints patrimoines étrangers, que par celle du sien. 2009, avec le ratage complet du cinquantenaire Martinů, avait donné le la : même ceux des génies d'autres pays ayant, ne serait-ce que temporairement, fait le choix du nôtre, n'ont pas droit à sa reconnaissance. C'est encore pire pour la musique anglaise, dans la mesure où ce sont les chefs d'outre-Manche (depuis Beecham & Barbirolli jusqu'à Davis & Gardiner) qui ont souvent le plus travaillé pour la musique française ! Avec le cent cinquantenaire Frederick Delius (né à Bradford en 1862, mort en 1934 en France où il résidait depuis 1888, soit les deux tiers de sa vie), l'indifférence laisse franchement la place à l'insulte. Immense, pourtant, est la liste des chefs d'œuvres laissés par cet agnostique poète aux petites touches pointillistes, depuis Florida Suite jusqu'à Idyll, et dans tous les domaines - opéra compris (A village Romeo and Juliet étant, si l'on ose dire, le plus connu). Eu égard à cette tristesse, et en dépit du peu de charité que nous manifestons parfois envers l'Opéra National, sachons au moins lui rendre cette justice qu'il fut (Saison Convergences à l'Amphithéâtre) le seul établissement parisien à notre connaissance, à proposer, en deux concerts, un hommage (fût-il partiel) à l'ermite de Grez sur Loing. Grand merci, mais là aussi : c'était peu.


Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto : le retour du Bucentaure devant le Palais des Doges