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mercredi 1 juin 2011

❛Concert & Disque❜ Ariodante par Alan Curtis • Joyce DiDonato, Ariodante Assolutissimo

Le remplissage moyen des salles parisiennes à l'occasion de récentes soirées baroques avait avivé nos inquiétudes quant au devenir de ce répertoire. Soulagement, par conséquent, d'admirer un théâtre entièrement garni pour cette version de concert d'Ariodante, promotion d'un enregistrement Virgin Classics tout frais, à l'identique équipe orchestrale et vocale (au ténor près). Le cast, il est vrai, a de quoi faire saliver, ne serait-ce que par ses deux vedettes québécoises – Karina Gauvin et Marie-Nicole Lemieux – et Joyce DiDonato, dont la vis haendeliana étayée au fil des ans par maints succès – Hercules à Paris, la tournée Furore, Alcina au disque, Ariodante à Genève – est de nature à aiguiser tous les appétits.

Ariodante représenta, en 1735, un énième sursaut de la carrière londonienne de son auteur, sur la scène neuve de Covent Garden. Dans le rôle-titre : l'un des rares castrats à avoir laissé un nom, Carestini. Venue de l'Arioste, l'histoire chevaleresque, toute de machination et de détresse amoureuse, en est simple – simpliste, objecteraient les tenants d'un théâtre exigeant, assurément cadrée à l'équerre d'affects éprouvés, quoique peu nombreux. L'Europe des Nations est passée par là, en particulier la France (ballet et chœurs), tandis que s'y relèvent quatre duetti, ce qui est considérable pour un opera seria – charpente variée s'enrichissant d'ariosi, accompagnati et sinfonie. Sa musique, d'inspiration exceptionnelle, s'est dotée d'une aura légendaire au tournant du siècle dernier, à la faveur de versions de concert confiées à Marc Minkowski, et sauvegardées par Archiv Produktion.

Pour grandiose qu'elle soit, cette lecture a été servie par une discographie étique (pas forcément pâle) qui faisait alors de ce chef-d'œuvre une rareté. Ce n'est plus le cas, et par contrecoup chaque nouvelle tentative encourt une sorte de handicap du mythe. Il est certain que la façon dont Alan Curtis ronronne plus qu'il n'attaque l'Ouverture accroît ce péril : le musicologue, vétéran et respecté, ne s'est jamais forgé une réputation de démiurge de la baguette. Son présent office s'apparente davantage à un soutien discret qu'à une direction. Irritant, sans aucun doute : atonie dans le Mi palpita il core de Ginevra, chœur Si godete de patronage, etc. ; réfractaire, également, aux contrastes baroques – et guère racheté par des cordes peu moelleuses, ou des cors très... naturels (redoutable Voli colla sua tromba du Roi). Est-ce rédhibitoire ? Convenable à défaut d'être visionnaire pour la plupart des arie, cet ondoiement plutôt gracieux non seulement n'entrave pas les ailes du chant mais parvient encore à les iriser. Du moins pour les plus chatoyantes d'entre elles.

Le ténor Nicholas Phan (Lurcanio, au disque Topi Lehtipuu) a un restant de chemin à parcourir pour en être. Si son timbre clair et sa bonne technique ne sont pas en cause, en revanche les appuis pincés sur les «Ma perché ?» de son initial Del mio sol auraient plus leur place dans Lucia di Lammermoor que dans Ariodante. D'une belle vaillance (Il tuo sangue), il ne conquiert en fait la grâce qu'à la fin (c'est un peu mince), en duo avec sa belle Dalinda. Cette dernière est incarnée par Sabina Puértolas, que nous retrouvons avec plaisir après une composition remarquée, voici peu en ces murs, dans le Farnace de Vivaldi. Son piquant, son émission serrée conviennent à cette seconda donna, à condition toutefois de tenir celle-ci pour une anticipation univoque de Despina ; étrangement, l'Espagnole paraît plus bridée par la gentillesse de Curtis (Se tanto piace al cor) que par la poigne du duo Guyonnet/Molardi. Dans les magnifiques habits du Roi, Matthew Brook s'approche de l'idéal à mesure que l'action progresse. Basse plus hiératique que chantante, il déploie tendrement son Invida sorte avara, avant de se surpasser en un Al sen ti stringo au dénuement de Roi Lear, le refus complet d'effet accentuant son désarroi.

L'évitement des effets n'est pas toujours le point fort de Marie-Nicole Lemieux (Polinesso). Révéré à juste titre en ce lieu qui l'a vu naître et embellir, le contralto arbore une carte de visite baroque très relevée – Orlando furioso tout dernièrement. Est-ce la permissivité du chef qui l'amène au milieu du drame à asséner – le mot n'est pas trop fort – un Se l'inganno au delà de la caricature ? Le bad boy solitaire est assez inquiétant pour qu'il ne soit pas utile de le noircir en convoquant dandinements ou simagrées, en sus d'outrances purement vocales. Ce déséquilibre est d'autant plus fâcheux que les autres pages qui lui incombent, à la technique impeccable, caractérisées avec ce qu'il faut de trouble vilenie dans le métal, portent la signature de la cantatrice que nous aimons. Nous aimons aussi beaucoup Karina Gauvin, Ginevra à qui il est difficile de résister, une fois surmontés les aigus réticents d'un organe sollicité à froid (Orrida agli occhi miei, voire Volate, amori). Passive par nécessité, mais non pas compassée, elle offre un Crudel martoro sur le fil du rasoir, au juste phrasé de souveraine ; avant un dénouement intense, phosphorescent, d'une noblesse infinie (Io ti bacio).

Aimée d'une telle princesse, Joyce DiDonato (ci-contre) se voit placée, sous la lourde armure d'Ariodante, devant une obligation de résultat. Le tact du bref Qui d'amor liminaire esquisse-t-il un improbable hybride entre Baker et Von Otter, les comparaisons s'arrêtent là. Installée dans le club fermé des triomphatrices de Con l'ali di costanza, l'Américaine se joue de cette enivrante virtuosité en s'y payant le luxe de deux splendides cadences. C'est le début d'un festival : le timbre capiteux, la coloratura sans faille, les ornements rares mais ciselés gagnent en outre dans l'abattage viril que le rôle réclame mais n'obtient pas toujours – artefact pourtant capital, tant dans les spasmes de désespoir que les bonds d'allégresse. Ce n'est pas tout : en belcantiste authentique, DiDonato privilégie l'expression, modelant, incurvant, tordant au besoin sa voix au cours de sections centrales déchirantes (Scherza, infida et surtout Tu, preparati a morire). Quant aux hallucinations à retourner les sangs de Cieca notte, proprement inouïes, elles en rendraient presque déplacée la corne d'abondance jubilatoire du Dopo notte conclusif.

Ceux qui ont, enfin, le temps de regarder le devinent : même silencieuse et assise, couvant tous les autres musiciens d'un sourire à l'ineffable bienveillance, c'est Joyce DiDonato qui dirige ici. Autre légende.

❛L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 23 mai 2011 • Ariodante, opéra de Haendel sur la Ginevra, principessa di Scozia, écrite elle-même par Antonio Salvi d'après l'Orlando furioso de L'Arioste, et mise en musique pour la première fois par Giacomo Antonio Perti (1708) •  Joyce DiDonato, Marie-Nicole Lemieux, Karina Gauvin, Sabina Puértolas, Nicholas Phan, Matthew Brook • Il Complesso Barocco, direction Alan Curtis.


Le CD Virgin Classics s'enrichit de la contribution de Topi Lehtipuu (Lurcanio),
en lieu et place de Nicholas Phan.

À consulter avec profit, le site de Joyce DiDonato.

❛Crédits iconographiques ☞ CD Virgin Classics • Alan Curtis, non communiqué •
Joyce DiDonato, Sheila Brook❜

jeudi 5 mai 2011

❛Concert❜ I Virtuosi Delle Muse au Théâtre des Champs-Élysées • Vivaldi, Farnace ritrovato

Quelques semaines après Orlando Furioso, le Théâtre des Champs-Élysées propose, en cette toute fin d'avril, de remettre le couvert vivaldien avec Farnace, cette fois en version de concert : un opéra au canevas antique rodé (les vicissitudes de Pharnace, roi du Pont, fils de Mithridate, combattant Pompée et la reine de Cappadoce Bérénice), qui fut en son temps le plus joué de tous ceux du compositeur. Sans aucun doute ce dernier était-il conscient de la haute qualité de son corpus, puisqu'il n'hésita pas à le remettre sept fois sur le métier, au long de onze années de vie créatrice (1727-1738). De Venise à Mantoue, de Pavie à Trévise, Ferrare et même Prague, en avisé impresario de son propre labeur, le Prêtre Roux s'adonna ainsi à un impressionnant nombre de variantes, sans doute au-delà de la moyenne d'une époque pourtant peu chiche de remplois, transpositions et autres pasticci.

Autant que d'importantes modifications textuelles – que seuls deux manuscrits autographes (1731,1738) permettent de pointer avec précision –, ce sont aussi des oscillations récurrentes dans la tessiture du rôle-titre (de contralto à ténor) qu'attestent les programmes des théâtres. La lecture des Virtuosi delle Muse, phalange baroque fondée en 2004 par Stefano Molardi et Jonathan Guyonnet, est d'autant plus attendue que nous ne comptons au catalogue qu'une seule recension discographique : une captation faite en 2001 à Madrid, d'un Jordi Savall qu'on a connu plus heureux... inexplicablement reprise dans l'intégrale Naïve. Au choix aberrant d'un baryton en Pharnace se joignent, hélas, acidités vocales, direction passe-partout et prise de son hasardeuse. Autant dire que nous partons d'extrêmement peu.

Stimulante fraîcheur, de fait, que ce roulement de timbales ouvrant avec le plus grand naturel le Tempo primo de la Sinfonia. Martiale sans raideur, cuivrée sans dureté, celle-ci éblouit d'emblée par des cordes félines dont la cambrure incisive (le diapason est bas), la vélocité et l'imagination dynamique vont faire merveille au long de la soirée. La version retenue reposant pour l'essentiel sur des airs tripartites, l'invention instrumentale se montre d'autant plus nécessaire qu'un simple jeu sur les coloris ne peut nourrir plus de trois heures de musique en coupe réglée ! Heureusement, Farnace, s'il illustre à l'envi tous les affects baroques en vogue, comporte des archétypes évoluant avec suffisamment d'habileté pour que s’y puisse ouvrager une authentique dramaturgie.

Avec ce que cela peut exiger d'hyperbole : exemple parmi tant, l'aria di furore de Bérénice fermant ici l'Acte II, Lascerò d'esser spietata, pris à toute allure, où les traits de la cantatrice sont assortis de tonitruants riffs de théorbe. Ou l'entrée poignante de Gilade, un Nel intimo del petto aux tenues virtuoses de cors, serties en un crescendo à l'effet très sûr. Remarquable, en outre, est le travail dramatique effectué sur les récitatifs, secs ou accompagnés : parmi ceux-ci, le déchirant O figlio, o troppo tardi nato de Tamiri, épouse de Pharnace (fin du I). Ce personnage développé ayant à plusieurs reprises échu à la favorite Anna Tessieri Girò, on imagine le soin que Vivaldi porta à sa partie. La Sicilienne Josè Maria Lo Monaco y déploie, de son mezzo ambré et sombre, un phrasé envoûtant et un souffle sans faiblesse qui lui valent un score mérité à l'applaudimètre.

Moins consensuelle se révèle Maria Grazia Schiavo (Bérénice), une Napolitaine rompue à la coloratura baroque. Convenons que l'énergie de la dame irradie au prix d'aigus acerbes et peu royaux (même dans le calme Langue misero quel valore) ; sachons-lui gré toutefois d'user d'un abattage et d'une technique arraisonnant crânement un rôle fort périlleux. Comme l'est celui de Gilade, capitaine de la garde de la reine, dévolu à Sabina Puértolas : cette Espagnole au cursus versatile s'appuie sur un timbre fruité, un grand sens du mot et un port gracieux pour contraster avec goût la riche dotation musicale d'un caractère assez pâle. Son exquis Quell'usignuolo, déroulant ses vocalises sur un paragone usé jusqu'à la corde, est offert avec un second degré si mutin qu'un franc succès lui est acquis.

Selinda, sœur de Pharnace et passable entremetteuse, trouve encore en Raffaella Milanesi une interprète délicate, quoique limitée par une projection modeste. Timide également paraît le ténor Anders Jerker Dahlin en Pompée : le matériau est agréable mais, réduit au conventionnel Roma invitta, le général romain est sans nul doute le protagoniste sacrifié. En revanche, Emiliano Gonzalez Toro (Aquilius, bras droit du précédent), souvent apprécié du public hexagonal, régale d'aigus capiteux et ciselés au cours de ses deux airs – surtout dans l'ardu Alle minacce di fiera belva, l'un de ces parangons de chasse aux irrésistibles appels de cors.

Une galerie de talents enfin renforcée par l'éclat de Sonia Prina (ci-contre) dans les habits du roi du Pont : fort en Vivaldi d'éloquents états de service, le contralto lombard  est ici en démonstration. Son métal androgyne sied à merveille à ce type d'emploi, de même que son autorité native, dès l'initial Ricordati che sei, idéalement péremptoire. À quoi s'adosse une agilité aussi percutante qu'expressive, malgré le tempo peu complaisant d'un Quel torrente ou d'un sidérant Gemo in un punto... importé de L'Olimpiade. Évidemment c'est l'aria d'ombra de l'Acte II aujourd'hui bien connue, Gelido in ogni vena, qui vaut à cette immense artiste, par son jeu fouillé d'inflexions angoissées et délétères, un clair triomphe.

Cette page admirable s'avère au surplus exemplaire de l'entente entre tous ces jeunes intervenants : Molardi, Guyonnet et les leurs réussissent à demeurer tout au long de la soirée d'une présence appuyée (l'invention évoquée plus haut), sans pour autant mettre en danger des chanteurs très exposés par d'intrusives rodomontades. Jusqu'au lénifiant chœur final qui nous touche : un vrai miracle d'équilibre, en somme.

Les amateurs d'opéra vivaldien seront à la fête dans cette même salle la saison prochaine, puisqu'à un second Farnace d'affilée, cornaqué cette fois par Fasolis et ses Barocchisti, s'ajoutera un Giustino dû à ces Virtuosi delle Muse... À nos agendas !



 L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 28 avril 2011 - Antonio Vivaldi (1678-1741) : Farnace, dramma per musica (édition critique de Bernardo Ticci) - Sonia Prina, Maria Grazia Schiavo, José Maria Lo Monaco, Sabina Puértolas, Raffaella Milanesi, Emiliano Gonzalez Toro, Anders J. Dahlin - I Virtuosi delle Muse : Jonathan Guyonnet (premier violon), Stefano Molardi (clavecin & direction).

À consulter avec profit, le site d'I Virtuosi Delle Muse.

Crédits photographiques - I Virtuosi delle Muse, Guillaume Eymard Photographisme -
Sonia Prina : non communiqué.