mercredi 28 août 2013

❛Concert❜ Les Indes Galantes, "Musiques à la Chabotterie" • La SIMPHONIE DU MARAIS en vue de l'année RAMEAU : un morceau de roi... et un plaisir de REYNE.

Triomphateur numéro 1 : Chantal SANTON-JEFFERY, soprano - © Le Printemps des Arts
C'est le 27 janvier dernier, dans le cadre du Festival Rezonanzen (Résonances) de VIENNE, en Autriche, que la SIMPHONIE DU MARAIS a offert, au Konzerthaus, sa première lecture des Indes Galantes (second avatar du 10 mars 1736). En ligne de mire, un enregistrement appelé à voir le jour en mars 2014, à l'orée de ce qui devrait être l'Année Jean-Philippe RAMEAU (DIJON 1683 - PARIS 1764, 250° anniversaire de la disparition) (1).

Ne serait-ce que quantitativement, cette nouveauté ne sera pas du luxe, tant la discographie officielle d'un pareil chef d'œuvre frise le ridicule : après les deux francs-tireurs - concomitants ! - que furent Jean-François PAILLARD et Jean-Claude MALGOIRE (1973, 1974), William CHRISTIE a gardé la main (CD en 1991, DVD en 2003), à côté de la "version de chambre" de Jean-Christophe FRISCH (1994). Cinq repérages (ou quatre et demi...) - pour combien de Bohème, de Zauberflöte, de Traviata en regard ?

Frontispice de l'édition définitive (avec Prologue et QUATRE Entrées) de 1736 - Origine : Gallica
Le maître d'œuvre Hugo REYNE (photographie tout en bas) n'est pas un nouveau converti à RAMEAU : des Concerts mis en Simphonie, La Naissance d'OsirisNaïs (tous auprès de Musique à la Chabotterie) témoignent d'un intérêt flagrant, annonçant une suite... qui sait, aussi pléthorique que l'a été la "série LULLY" ? Se colleter aux Indes avec une distribution très resserrée - viabilité économique oblige - représente un autre défi : le Prologue et les quatre Entrées indépendantes (Le Turc généreux - Les Incas du Pérou - Les Fleurs, fête persane - Les Sauvages) sont riches de dix-sept protagonistes, dont beaucoup en charge de parties virtuoses !

L'option SIMPHONIE DU MARAIS fait porter la totalité du travail vocal sur six artistes, deux dessus, deux hautes-contre et deux basses-tailles, ce qui réclame à la plupart d'entre eux une belle polyvalence. Mérites encore accrus par deux remplacements : relativement reculé, celui d'Aimery LEFÈVRE par Marc LABONNETTE, et surtout, in extremis, celui de Valérie GABAIL par Chantal SANTON-JEFFERY (photographie de frontispice).

Quelle est la place des Indes Galantes dans l'histoire lyrique hexagonale ? L'opéra-ballet, qui se revendique comme tel, hérite d'évidence d'un précédent vieux d'une petite quarantaine d'années (1697), l'Europe Galante d'André CAMPRA. Le librettiste Louis FUZELIER a succédé à André HOUDAR DE LA MOTTE, mais l'esprit ne change ni sur le fond, ni sur la forme. La forme : un Prologue et quatre Entrées. Le fond réside dans le titre, le mot galant marquant l'avènement d'une époque plus déterminée à faire l'amour (c'est à dire : faire la cour) qu'à s'encombrer de passéiste mythologie.

Triomphateur numéro 2 : Reinoud VAN MECHELEN, haute-contre - © Hainzl & Delage Management
Il est révélateur que CAMPRA conclue par la Turquie, tant le second siège de Vienne par les Ottomans (1683), avait marqué les esprits... et durablement influencé la littérature et les arts. Il est n'est pas moins piquant que RAMEAU débute précisément par là, chassant tout net d'Europe ce Grand Turc (en l'occurrence "généreux"), le renvoyant à un exotisme de pacotille, ce que recouvre tout entier le vocable passe-partout d'Indes.

Frontispice de l'édition originale (Gallica)
Pas de dramaturgie solide dans ces saynètes n'ayant d'autre objectif, pour divertir plutôt qu'élever, de faire se succéder de minces intrigues amoureuses au sein desquels les caractères, rapidement brossés, s'apparentent souvent à des esquisses ! Mais l'une des manifestations du génie fécond de Jean-Philippe RAMEAU, au-delà de la science de la composition, c'est bien sa capacité à donner chair, parfois de manière inoubliable, à des personnages, en seulement quelques mesures.

À cet égard - le pédagogue Hugo REYNE le rappelle à bon droit avant d'aborder cette Entrée - il n'y aurait pas d'Incas du Pérou, ni même d'Indes Galantes au grand complet, sans l'incroyable contour conféré au protagoniste Huascar, le Grand Prêtre ! Et ceci tient à la seule scène V, dite de la Fête du Soleil (Soleil on a détruit tes superbes asiles, et sa suite), grand monologue entrecoupé de chœurs et danses (loure, gavotte)... qui constitue, à mon sens, l'une des pages les plus spectaculaires, et tout simplement les plus fastueuses, de l'histoire de l'opéra français.

Multiplier les exemples ne serait guère malaisé, si le cadre d'une chronique de concert permettait une longue digression de cette nature. Il n'est que de considérer que RAMEAU, à l'instar de MOZART, maîtrise autant l'harmonie (2) que le contrepoint, raffine l'orchestration comme nul autre, et trouve - pratiquement - une nouvelle idée par minute. Dénicher une baisse de tension, encore plus une maladresse, dans la partition des Indes, tiendrait de la gageure !

Les artistes présents ce 26 juillet 2013 à SAINT GEORGES DE MONTAIGU - à quelques encablures du Logis de la Chabotterie, photographie plus bas - font mieux que tirer leur épingle du jeu d'un pareil marathon (un seul entracte, plus de quatre heures de représentation totale). Ils sont même, étymologiquement, admirables (pas de langue de bois : admirable n'est pas parfait).

... L'Entrée sans doute la plus populaire, rajoutée en 1736, avec l'illustre Danse du Calumet de la Paix
Admirons : en dépit du handicap d'un long concert dépourvu de théâtre, malgré l'absence de corps de ballet, nonobstant le petit nombre de chanteurs mis sous forte pression... rien n'arrête ce soir un tsunami de musique, de dynamisme et de partage ; même ses défauts (relativement mineurs) semblent le magnifier, lui conférant l'irremplaçable valeur du vrai, et de l'humain.

Le meilleur exemple, c'est Marc LABONNETTE, en charge de cinq (!) incarnations, seul à être présent d'un bout à l'autre de l'œuvre. Amené, comme je l'ai précisé, à remplacer Aimery LEFÈVRE empêché, il se trouve aux prises avec des emplois de basse sans concession, le Huascar précité n'étant pas unique en son genre. Comme les membres de l'orchestre et le chef, il ne donne qu'à la dernière Entrée (donc tard... et très à la marge) l'impression fugace que l'endurance commence à lui peser. Petit exploit.

Buste de Jean-Philippe RAMEAU par Jean-Jacques CAFFIERI
Toutefois, il y a plus fort. Invitée, encore plus récemment, à prendre la place de Valérie GABAIL, Chantal SANTON-JEFFERY (Amour, Phani, Fatime et Zima - ce qui n'est pas économe non plus) confirme l'excellent effet que certaine prestation récente a pu offrir d'elle. En apparence détendue, elle ajoute à sa capacité à voyager loin, une grande aisance technique ("impossible" Régnez plaisirs et jeux précédant la Chaconne finale !), que rehaussent un timbre moiré et un bas de tessiture riche. Tous les grands "tubes" des Indes reposent sur ses épaules : depuis Ranimez vos flambeaux jusqu'à l'air précité , en passant par Viens Hymen et Papillon inconstant (3), elle les mate tous d'autorité, en un sans-faute applaudi.

Autre enchantement, le mot n'a rien d'excessif, Reinoud VAN MECHELEN (photographie plus haut). Limité à deux rôles (Don Carlos et Damon), le Belge, déjà parfait dans l'Amadis lullyste récemment chroniqué, troque ici la durée contre une qualité phénoménale. Cette haute-contre d'à peine vingt-cinq ans est sans aucun doute appelée aux plus grand honneurs, dans ce répertoire difficile entre tous. Des Paul AGNEW, des Fernando GUIMÃRAES et d'autres Cyril AUVITY se sont d'évidence penchés sur son berceau. Elle hérite de leurs qualités - en particulier l'aigu, long, stable, clair et brillant, ce que ne vient gâter ni un timbre splendide, ni un souffle conséquent, ni une diction sans faiblesse.

À leurs côtés, les satisfactions vocales s'échelonnent. Stéphanie RÉVIDAT (Hébé, Émilie, Zaïre) semble sporadiquement crispée, avec un haut de tessiture tendu, mais elle se montre globalement à la hauteur, si l'on songe que la très développée et périlleuse introduction de l'œuvre lui échoit. François-Nicolas GESLOT, seconde haute-contre, ne peut se comparer à son jeune collègue : aigus assez rêches, surtout en Tacmas, timbre moins enjôleur... cependant son Valère, impliqué et expressif, ne nuit pas à l'ensemble. Sydney FIERRO enfin, n'a qu'Alvar (Les Sauvages) à mettre en avant, ce qu'il fait bien.

La cour d'honneur du Logis de la Chabotterie, en Vendée - © Jacques DUFFOURG
Il y a quelque chose de paternel, avec ce que cela suppose de rigueur et de tendresse, chez Hugo REYNE, ce qui - décidément, c'est le jour - force l'admiration. Volontiers bavard, le maestro flûtiste le proclame haut et fort : il a les "concerts guindés" dans le collimateur. Ici ou là, sa faconde débridée l'amène à forcer un peu le trait... impossible de lui en faire procès. Primus inter pares, avec un amour débordant de la musique, des artistes et du public, il communique sans répit et sans démagogie sur le sens de son travail.

Bien lui en prend, car sa SIMPHONIE et son CHŒUR DU MARAIS, ce soir, paient comptant. Ce ne sont pas un ou deux écarts d'une trompette dans un air de bravoure, qui vont entacher le plaisir offert par des cordes aussi transparentes et incantatoires, des hautbois babillards, une basse continue pérorante à souhait (violoncelle : Jérôme VIDALLER)... le tout mené, geste sûr et sourire en coin, par le plus épicurien des chefs "baroques". Irrésistible.

Triomphateur numéro 3 : Hugo REYNE, chef d'orchestre, flûtiste, directeur artistique - © Le Printemps des Arts

(1) L'emploi du conditionnel se justifie par le fait que, sur la seule place de Paris par exemple - à l'instar de la fantomatique Année Jules MASSENET - rien d'exceptionnel ne semble avoir été programmé, hormis une nouvelle Platée à l'Opéra Comique, et des Fêtes de l'Hymen et de l'Amour au Théâtre des Champs-Élysées (après Versailles). C'est bien ! Puis-je rappeler toutefois que RAMEAU a composé, ne serait-ce que pour la scène : cinq Tragédies lyriques, quatre Comédies lyriques, quatre Pastorales héroïques, six Opéras ballets, neuf Actes de ballet ?...

(2) Quatre ouvrages théoriques ont contribué à la gloire du Dijonnais, en particulier le Traité de l'Harmonie réduite à ses principes naturels de 1722.

(3) Le sommet de l'élégance et du raffinement, c'est bien d'arborer malicieusement des boucles d'oreilles en forme de papillon au moment de chanter l'air éponyme !

 Parcourir le site du Logis & du Festival de la CHABOTTERIE.


‣ À noter, la veille 25 juillet, l'Ouverture du XVII° Festival de Musique Baroque à la Chabotterie, sous forme d'un agréable Concert-promenade parmi les les jardins et le parc du Logis. Ont été proposés : la Troisième Leçon de Ténèbres à deux voix de François COUPERIN (malheureusement sans présentation de l'œuvre), puis le Premier Quatuor avec Flûte KV 285 de Wolfgang-Amadeus MOZART (privé, on se demande pourquoi, de son dernier mouvement) ; enfin, une aubade "préparatoire" concoctée à partir d'extraits des Indes Galantes.




 SAINT GEORGES DE MONTAIGU (Vendée), "Musique à la Chabotterie", Salle Dolia, 26 VII 2013 :
Jean-Philippe RAMEAU (1683-1764) : Les Indes Galantes, Opéra-Ballet en un Prologue et quatre Entrées,
sur un livret de Louis FUZELIER (partition remaniée de 1736), en version de concert.

‣ Chantal SANTON-JEFFERY : Amour, Phani, Fatime, Zima -
Marc LABONNETTE : Bellone, Osman, Huascar, Ali, Adario - Stéphanie RÉVIDAT : Hébé, Émilie, Zaïre -
François-Nicolas GESLOT : Valère, Tacmas - Reinoud VAN MECHELEN : Don Carlos, Damon -
Sydney FIERRO : Alvar.

‣ CHŒUR DU MARAISSIMPHONIE DU MARAIS,
Premier violon : Jesenka BALIC-ZUNIC, & direction : Hugo REYNE.

vendredi 23 août 2013

❛Concert❜ Christophe ROUSSET, Les Talens Lyriques, Chœur de Chambre de NAMUR • Presque parfait Amadis de Jean-Baptiste LULLY à l'Opéra Royal de Versailles !

Cyril AUVITY (Amadis) - © d'après Château de Versailles Spectacles
Je le mentionnais, il y a encore peu, lors d'une belle production d'Atys en version "de chambre" à l'Orangerie de la jolie ville de MEUDON, le statut de Jean-Baptiste LULLY (1632-1687) s'est considérablement démocratisé en trois décennies. Très précisément ! 1983 est la date de publication, huit ans après l'Alceste pionnière de Jean-Claude MALGOIRE (CBS/Sony), de l'Armide "franc-tireur" de Philippe HERREWEGHE, chez Erato (remise sur le métier, Harmonia Mundi 1992). Démocratisation n'est pas banalisation, non seulement parce que la plus haute exigence musicale, après des débuts parfois erratiques, est de plus en plus souvent au rendez-vous. Mais aussi, parce que - n'en déplaise à d'aucuns - dans les Tragédies en musique désormais les mieux connues, des voiles nouveaux ne cessent d'être soulevés par des artistes de trempe.

Le frontispice de l'édition originale
Derrière William CHRISTIE, instigateur de l'Atys triomphal que l'on sait (1986, repris en 1989, 1992 et 2011) et Hugo REYNE, auteur d'une endurante série lyrique publiée chez Accord puis "Musique à la Chabotterie", LULLY vient de se trouver en Christophe ROUSSET et ses TALENS LYRIQUES (nos chef et ensemble de l'année 2012, photo de groupe plus bas) de nouveaux serial collectors dotés d'armes de séduction massive. Ainsi, à la suite de séduisants RolandPerséeBellérophon... puis d'un Phaéton sensationnel dont la sortie discographique est guettée sans patience, voici que l'Amadis, d'un an postérieur, s'invite à la table de l'Aixois ; l'Opéra de VERSAILLES précédant dans cet exercice les Hospices de BEAUNE.

Amadis, créé le 18 janvier 1684 à l'Académie Royale de Musique, paraphe le premier volet de la "trilogie chevaleresque" due au Florentin et à son librettiste Philippe QUINAULT. Lui succéderont, en 1685 Roland et en 1686 Armide, leur ultime collaboration. La pièce est empruntée à un certain Nicholas D'HERBERAY DES ESSARTS, qui l'a lui-même tirée du roman héroïque à grand succès publié en 1508 par le Castillan Garcí RODRIGUEZ DE MONTALVO. La postérité verra naître d'autres Amadis à l'opéra, celui (en italien) de G.-F. HÄNDEL (1715), celui de  J. MASSENET (posthume, 1922) - et surtout en 1779, (très) adapté du même QUINAULT, celui de J.-C. BACH... que j'ai déjà eu l'occasion d'aborder lors de sa résurrection à Versailles et à l'Opéra Comique, et sur la version discographique duquel je compte aussi revenir.

Ingrid PERRUCHE (Arcabonne) - © Éric Manas, site de l'artiste
Non seulement Amadis tourne le dos à la mythologie, jusque là quasi obligatoire, mais encore - particularité intéressante, partagée avec la seule Psyché de 1678 - le Prologue y convoque un protagoniste que l'on retrouve ultérieurement dans la pièce (en l'occurrence, la bonne fée Urgande). L'orchestre, très étoffé, revendique une part de plus en plus somptueuse, anticipant clairement sur les opéras de l'avenir, ceux par exemple d'André CAMPRA et de Jean-Philippe RAMEAU. Manichéen au dernier point, l'argument narre, sans la moindre concision, l'échec des noires machinations d'un couple de "sorciers", Arcalaüs et Arcabonne, à l'encontre d'amants valeureux, Amadis et Oriane. Comme dans la Zauberflöte de Mozart, un couple de rang inférieur, Florestan et Corisande, se voit autorisé à goûter à la félicité finale ; et comme dans les futurs Euryanthe et Lohengrin (WEBER, WAGNER), les méchants opèrent à deux. Enfin, ces derniers défaits et balayés, une Chaconne absolument monumentale, d'une splendeur nonpareille, conclut en apothéose.

Tout cela est bel et bon, mais suffit-il à faire d'Amadis un chef d'œuvre "total" ? À mon sens, non. En défaut, ni les vers, ficelés avec l'efficacité habituelle de QUINAULT, ni la musique de LULLY, d'une veine mélodique allant crescendo. Ce qui laisse circonspect, à tout le moins le spectateur moderne, à l'aune d'une œuvre aussi longue, c'est le statisme initial du livret. Qu'un Prologue paraisse figé, passe, c'est un peu dans la nature des choses. Mais l'Acte I ! Certes, l'exposition des vicissitudes sentimentales par le jeu des confidences ("je l'aime, mais m'aime-t-elle ?", etc) a quelque chose de la figure obligée ; toutefois ici, elle est très verbeuse, délayée même, et la partition, entre habile soutien et paraphrase alanguie, s'en ressent. Dans les faits, le choc musical et théâtral - de première grandeur, cette fois - apparaît avec l'Acte II et l'entrée en lice d'Arcabonne (Amour que veux-tu de moi, aux accents pré-ramistes). Rien de tel qu'une personnalité maléfique pour lancer un drame.

Les Talens Lyriques - © d'après le site de l'ensemble
Dès lors, les délices s'enchaînent, en corne d'abondance : airs et duos, scènes de bergers, plaintes de captifs et menaces de geôliers, retournements de situation, saillies du petit ou du grand Chœur... rien n'est trop beau, semble-t-il, pour un compositeur et un librettiste très en veine. Au milieu d'autres sortilèges, quel moment fabuleux au III, entrelardé d'harmonies troublantes, que la harangue spectrale d'Ardan-Canile, frère d'Arcabonne occis autrefois par Amadis - là encore, filon opératique appelé à une forte postérité ! Le merveilleux baroque fonctionne ainsi à fond jusqu'au terme - allant même jusqu'à croître à mesure, ce qui est un exploit, compte tenu de rebondissements oiseux et d'un dénouement lénifiant.

Les airs d'Amadis sont d'une qualité considérable : il n'est pas de protagoniste important qui ne dispose d'au moins un de ces épanchements irrésistibles, par exemple Bois épais d'Amadis succédant au solo d'Arcabonne précité et à Dans un piège fatal d'Arcalaüs (Acte II)... Les deux conspirateurs évoluent également en duo (Irritons notre barbarie, au II), de même qu'Oriane et Amadis (Ma douleur eût été mortelle, au V) ; la subtilité des lignes mélodiques agit en réalité partout, même dans certains apartés de personnages secondaires. Bref, à défaut d'être égale d'un bout à l'autre, l'œuvre se meut souvent dans de telles hauteurs que les artistes à son service ont, tous, l'obligation de se surpasser.

Est-ce le cas ce soir ? Pas complètement. En dépit de prestations hors norme, une légère fâcherie vient entraver le sans-faute espéré. Autant solder celle-ci d'emblée, Judith VAN WANROIJ ne se hisse pas complètement au niveau de l'enjeu. Le manquement demeure toutefois véniel : une diction improbable et des minauderies tenant lieu d'expression ne rendent pas son Oriane palpitante. Le si beau duo final avec Amadis en pâtit sensiblement.

Benoît ARNOULD (Florestan) - © AllegoricaMan°
Tous les autres, en revanche, évoluent entre le bon et l'excellent - voire l'exceptionnel. Ingrid PERRUCHE (photo plus haut) se tire exquisément du piège d'Arcabonne, capable de rendre justice à un caractère plus composite que son étiquette de "méchante" ne le laisserait supposer. Hiératique et ambigu, remarquablement posé et projeté, son matériau n'est peut-être pas le plus beau du monde, mais ce soir à proprement parler, il enchante. Tout comme le déjà chevronné Cyril AUVITY (photo de frontispice), haute-contre racée, légèrement sur son quant-à-soi au début, avant de trouver (et de conserver) la délicatesse de ligne, la souplesse d'inflexion et le brillant déclamatoire que son emploi d'Amadis appelle. Les deux amants de demi-caractère ne déparent pas : Benoît ARNOULD (ci-contre) impose sans surprise un Florestan époustouflant, timbre chaud, diction faramineuse, port impérial ; tandis que la jeune Hasnaa BENNANI (Corisande), très expressive, ne rougit pas un instant à ses côtés.


Edwin CROSSLEY-MERCER (Arcalaüs) - © Opéra de Dijon
La prestation d'Edwin CROSSLEY-MERCER (ci-contre) est tout à fait étonnante. Doté d'un physique très avantageux, le jeune baryton ne se prive pas de mettre en avant une voix d'airain à l'avenant : or, ces atouts enviables ne sont pas forcément des avantages quand il s'agit de brosser un personnage aussi négatif que le sien ! Cependant, le Français parvient à donner le change par le mordant qu'on lui connaît. Grâce à son émission au charme parfois rugueux, agrippant chaque note avec une raucité gourmande, peu embarrassé d'affèterie textuelle, il parvient à caractériser et rendre crédible le caricatural Arcalaüs par ses seules ressources musicales (quelle tessiture homogène !) - sans recourir à de quelconques simagrées ou postures. L'ensemble n'est peut-être pas très fouillé mais s'avère, en revanche, très efficace ; cet abattage et ce panache valent à l'artiste le plus grand accessit.

Si Pierrick BOISSEAU (entre autres voix d'Ardan-Canile), Bénédicte TAURAN (Urgande) sont satisfaisants, Caroline WEYNANTS - tant goûtée auprès de la CAPPELLA MEDITERRANEA (1) - déçoit notamment par une prononciation fruste. Impossible de terminer la revue des individualités, sans distinguer, en bergère/suivante, une Virginie THOMAS fraîche et impeccable... et sans applaudir à tout rompre la haute-contre, juvénile et prometteuse, d'un raffinement insensé, de Reinoud VAN MECHELEN. Difficile derrière cela de trouver des qualificatifs originaux, seyant à un CHŒUR DE CHAMBRE DE NAMUR... en tout point digne des prestations idéales que j'ai déjà souvent relevées dans ces colonnes. (2)

Enfin, fermant le bal par l'immense et vertigineuse Chaconne, qu'ils se permettent, enivrante démesure, de bisser (!!), Christophe ROUSSET et ses ouailles  ne peuvent que porter le Chevalier imaginé par MONTALVO sur les marches de l'Empyrée. Le chef sait aujourd'hui faire chuchoter les longs segments lyriques de LULLY comme absolument personne, son entente avec (entre autres) des AUVITY et des PERRUCHE tenant de la magie, bien réelle celle-là. Pas un menuet ou une ritournelle qui ne soit balancé tel les battements d'un cœur, cependant qu'au sein d'un collectif admirable, rivalisent de brio des continuistes hors pair, que j'ai envie de citer tous : Mathurin MATHAREL (basse de violon), Isabelle SAINT-YVES (viole de gambe), Lynda SAYCE (luth) - et aux clavecins, Violaine COCHARD quand ce n'est pas ROUSSET soi-même.

Si ce n'était la perfection, le coup n'est vraiment pas passé très loin.

L'Opéra Royal "Gabriel" de VERSAILLES - © non communiqué

(1) Particulièrement recommandés, Nabucco de Michelangelo FALVETTI (Ambronay 2012, concert de l'année) et Il Diluvio Universale du même (CD Ambronay 2011, disque de l'année).

(2) Tout autant recommandés, en plus des deux ci-dessus dont le NAMUR est partie prenante, Ulisse de Gioseffo ZAMPONI (Liège 2012) et Vespro a San Marco d'Antonio VIVALDI (CD Ambronay 2012).



 VERSAILLES FESTIVAL, "Voix Royales", Opéra Gabriel, 5 VII 2013 :
Jean-Baptiste LULLY (1632-1687) : Amadis, tragédie en musique en cinq actes,
sur un livret de Philippe QUINAULT (1684), en version de concert.

‣ Cyril AUVITY : Amadis - Judith VAN WANROIJ : Oriane - Ingrid PERRUCHE : Arcabonne -
Edwin CROSSLEY-MERCER : Arcalaüs - Benoît ARNOULD : Florestan - Hasnaa BENNANI : Corisande -
Bénédicte TAURAN : Urgande - Pierrick BOISSEAU : Alquif, Ardan-Canile, Geôlier, Berger -
Reinoud VAN MECHELEN : Captif, Berger, Héros - Caroline WEYNANTS : Suivante, Héroïne,
Captive, Bergère - Virginie THOMAS : Bergère, Suivante .

‣ Chœur de Chambre de NAMUR, chef de chœur : Thibaut LENAERTS.
Les TALENS LYRIQUES, premier violon : Gilone GAUBERT-JACQUES, & dir. : Christophe ROUSSET.

vendredi 16 août 2013

❛Concert❜ QUATUOR BÉLA, Villa Demoiselle, Flâneries Musicales de REIMS • "Quatre garçons dans le vent"... et un parcours slave grand cru classé.

Luc DEDREUIL, Julian BOUTIN, Julien DIEUDEGARD & Frédéric AURIER - © Flâneries de Reims
Ainsi que je l'avais déjà souligné lors d'autres concerts d'artistes défricheurs, il est parfois possible de sceller son opinion... à partir d'un unique bis. De fait, l'Alla Valse Viennese d'Erwin SCHULHOFF (1894-1942) revendique une triple estampille, celle de la modernité, de la rareté, et de la réhabilitation. Trois qualités qui ne peuvent que convenir à ces compositeurs d'entartete Musik ("musique dégénérée") morts en déportation - encore de nos jours bien souvent au purgatoire. Trois axes de travail aussi, pour le jeune Quatuor BÉLA, venu proposer, dans le cadre des renommées Flâneries Musicales de REIMS, un audacieux programme slave et vingtiémiste, regroupé sous le titre de Sonate à Kreutzer - en référence bien sûr au Quatuor de Leos JANÁCEK (1854-1928), point de ralliement de son programme.

Le Quatuor se présente, sur son site, de manière on ne peut plus éloquente : "À l’instar des créateurs d’aujourd’hui, nous voulons nous enrichir des musiques électro-acoustiques, improvisées, actuelles et traditionnelles. Nous tentons de réfléchir à nouveau sur les espaces scéniques, les lieux et les situations de concerts, la relation avec le public. Nous cherchons, au gré des rencontres artistiques, à ne pas nous figer sur nos cordes, mais à saisir toutes ces sensibilités qui font la diversité de l’art contemporain." C'est un authentique manifeste, qui pousse la jeune escouade lyonnaise d'emblée sur deux fronts ardus, exigeants et connexes, celui de l'investigation et celui de la musique contemporaine.

La Villa Demoiselle, à Reims - © Jacques DUFFOURG
Le pedigree de ces artistes (photos plus haut et plus bas) réunis depuis 2006 illustre cette démarche à l'envi, y compris de manière décentralisée, hors des grands foyers urbains. Exemple, une entreprise aussi audacieuse que le projet QUAOAR, défendu auprès du GMEA (Groupe de Musique Électro-Acoustique d'ALBI). Ce cas n'est pas unique, l'ensemble multipliant les initiatives propres à casser le moule de Prix de Conservatoire "statufiés" dans un répertoire cyclique. Ainsi remarque-t-on une dilection particulière envers les musiques hongroises - tout spécialement György LIGETI (1) -, ou africaines, comme celle que défend le Malien Moriba KOÏTA sur son instrument le n'goni. Enfin, Frédéric AURIER est lui-même compositeur, des pièces telles que Le mur d'Hadrien ou Impressions d'Afrique figurant au menu estival de la formation.

Qu'en est-il à REIMS, à la Villa Demoiselle (vue ci-dessus), dans le caveau même des Champagne POMMERY, dont l'acoustique s'avère tout à fait exceptionnelle pour elle (ci-dessous) ? Le chef d'œuvre du Tchèque JANÀCEK - qui donne son nom à l'aubade - est au final la partition la plus ancienne d'un corpus slave dédié à la "modernité" et essentiellement tourné, donc, vers la Russie : Igor STRAVINSKY (1882-1971), Dimitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) et, surtout, Alfred SCHNITTKE (1934-1998) se taillant la part du lion.

Le Quatuor Béla en concert dans le caveau de la Villa Demoiselle - © JD
Le troisième de ces compositeurs, ardus sinon âpres, se présente assurément comme l'un des plus rares au concert... ce que je ne peux que déplorer, tant son langage acéré sait mettre en œuvre des ressources harmoniques, mélodiques, rythmiques mêlant les audaces les plus folles... à certains clins d'œil "passéistes" propres à intriguer l'auditeur. À cet égard, ses six Concerti Grossi, extraordinaires pastiches, et hommages rendus à l'époque baroque (CORELLI, HÄNDEL...) se sont taillé une (relative) renommée auprès des amateurs.

Je ne saurais en dire autant, hélas, des quatre Quatuors, dont les BÉLA interprètent ici le deuxième, une supplique aux accents post-beethoveniens, lestée de deux Moderato trompeurs, encadrant deux sections-clefs, au titres révélateurs d'Agitato et de Mesto ("triste") ! Désespéré serait un mot plus adapté, la haute virtuosité coutumière à SCHNITTKE (l'Agitato) n'ayant plus rien d'une fête dionysiaque, mais plutôt d'une déréliction funèbre. Les exigences dynamiques extrêmes - particulièrement la conclusion de l'œuvre, à la limite du perceptible - trouvent chez les jeunes Lyonnais des techniciens hors pair nantis d'une geste émotionnelle non mois remarquable. Le meilleur SCHNITTKE que j'aie entendu assurément, avec celui des Dissonances et de David GRIMAL.

La Cathédrale de Reims - © Jacques DUFFOURG
Le Septième Quatuor op. 108 de CHOSTAKOVITCH, contemporain du Concerto de violoncelle dédié à Mstislav ROSTROPOVITCH (et aussi des Satires, dédiés à l'épouse de ce dernier, Galina VICHNEVSKAÏA), date du regain de créativité de 1959-60. Il ne peut toutefois se comparer au monumental Huitième, de peu postérieur - comme on sait l'une des plus grandes pages de l'histoire du genre ! Assez bref, en trois mouvements (Allegretto-Lento-Allegro), il semble s'arc-bouter sur une cellule rythmique ordinaire, pour ne pas dire banale, caractéristique du sarcasme mordant - et faussement détaché - du musicien. Plus développé, le Finale dessine en son début des perspectives violentes, voire telluriques, non dénuées de rapport avec l'inspiration de SCHNITTKE : ce que les BÉLA restituent avec le même panache, technique transcendante, puissance et agilité de fauves. Avant de retrouver pour conclure la thématique ironique même, par laquelle ils avaient commencé.

S'il n'existe que deux Quatuors de Leos JANÁCEK qui aient survécu (sur trois, semble-t-il), la présente Sonate à Kreutzer de 1923 et les Lettres Intimes de 1928, ils s'agit de deux sommets reconnus, à la discographie relevée (Melos, Prazak, Diotima...), dont le premier est - encore - une pièce assez brève, construite sur une Ouverture (le terme n'est pas gratuit) que suivent quatre Con moto reprenant le fil narratif de la nouvelle éponyme de TOLSTOÏ. Il est notable au passage que l'un d'entre eux offre de telles parentés avec le thème "badin" du CHOSTAKOVITCH précédent - toutefois la tension tragique, ici, ne se dément jamais. Son caractère insoutenable, dans l'ultime Con moto, gagne, en version BÉLA, un tranchant mortifère, voire assassin, digne de le faire figurer dans une anthologie de l'expressionnisme !

Julien DIEUDEGARD, Julian BOUTI N, Frédéric AURIER & Luc DEDREUIL - © Flâneries de Reims
Il n'est pas anodin, dans un concert en quête de modernité, qu'un aussi grand franc-tireur que STRAVINSKY trouve sa place. Elle est tellement éminente, qu'on la repère ainsi qu'un fil rouge, ouvrant et refermant la démonstration de manière aussi concise que fulgurante. Comme mise en bouche, un rare Concertino décalé, déjanté, sardonique à souhait ; et pour dessert, Trois Pièces pour Quatuor non moins décoiffantes (la deuxième se nomme... Eccentrique) ! La causticité comme antidote à la désolation : ceci est très shakespearien, et paraphe une démonstration de haut vol, pédagogique et poétique, que le public - dont la considérable qualité d'écoute doit être louangée - ne se fait pas faute d'acclamer. (2)

D'ores et déjà, référentiel. Un accessit aux Flâneries, et à Jean-Philippe COLLARD, qui les coiffe.


(1) Le nom de l'Ensemble fait bien entendu référence - et révérence - à Béla BARTOK (1881-1945). LIGETI se verra royalement servi, avec la sortie, prévue pour le mois de novembre chez AEON, de l'intégrale de ses Quatuors à cordes.

(2) À souligner la polyvalence de Frédéric AURIER et Julien DIEUDEGARD, échangeant volontiers leur postes de premier et second violons. À féliciter également, la haute qualité, de contact comme d'argumentation, de la présentation des œuvres, assurée par les artistes eux-mêmes : rien d'abscons, aucune facilité ni complaisance non plus. Un modèle !



 Flâneries Musicales de REIMS, Villa Demoiselle, 29 VI 2013. "SONATE À KREUTZER" :
Igor STRAVINSKY (1882-1971) : Concertino, mouvement en forme d'allegro de sonate.
Alfred SCHNITTKE (1934-1998) : Quatuor à cordes n°2.
Dmitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) : Quatuor à cordes n°7 en fa mineur, op. 108.
Leos JANÁCEK (1854-1928) : Quatuor à cordes n°1 "Sonate à Kreutzer".
Igor STRAVINSKY : Trois Pièces pour Quatuor à Cordes.
Erwin SCHULHOFF (1894-1942) : Alla Valse viennese, extrait de Cinq pièces pour Quatuor à Cordes (BIS).

‣ Le Quator Béla : Frédéric AURIER et Julien DIEUDEGARD, violons -
Julian BOUTIN, alto - Luc DEDREUIL, violoncelle.

‣ En co-réalisation avec CÉSARÉ, Centre National de Création Musicale ;
Programme soutenu par MUSIQUE NOUVELLE EN LIBERTÉ.