vendredi 31 mai 2013

❛Opéra❜ Retour très attendu de Mârouf savetier du Caire d'Henri Rabaud (1914) à l'Opéra Comique • Comment se défaire des "calamiteuses"... ou : les Cairotes sont cuites.

Acte II : Frédéric Goncalvès (Ali) & Jean-Sébastien Bou (Mârouf) - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Jubilatoire ! Voici un certain temps que l'Opéra Comique ne nous avait convié à pareil aboutissement, à telle fête des oreilles, des yeux, du cœur et de l'esprit. Depuis Cadmus & HermioneAtys, Fortunio, Les Mamelles de Tirésias ou Pelléas et Mélisande, au moins. Entre-temps, des productions baroques de haute qualité musicale s'y sont un tant soit peu engluées dans un intérieur nuit plutôt répétitif, tandis que d'importantes recréations françaises soutenues par le Palazzetto Bru Zane y ont plus ou moins accumulé toiles peintes et carton-pâte de grand papa (Béatrice et Bénédict, Mignon, Le Freischütz, Amadis de Gaule, La Muette de Portici...).

Henri Rabaud (1873-1949), n'a pas toujours été le quasi-inconnu qu'il est devenu dans nos mémoires "modernes". Disciple de Jules Massenet, contemporain de ce Max d'Ollone dont le Palazzetto vient de nous révéler les Cantates (chronique à venir), Rabaud fut un polyvalent, qui n'écrivit pas que ce Mârouf, succès considérable en son temps revenu au jour pour notre plus grande joie, pas seulement compositeur - mais encore chef d'orchestre (jusqu'à diriger "le" Boston), directeur du Conservatoire... avant de se voir reprocher un comportement ambigu sous l'Occupation. D'autres opéras, créés au Comique puis repris à Garnier, des symphonies, la Procession nocturne et Églogue (remarquable enregistrement récent de Nicolas Couton chez Timpani), témoignent d'une grande et durable fécondité, qui rend d'autant plus inexplicable sa disparition des répertoires, au sortir de la dernière guerre.

Acte III : J.-S. Bou (Mârouf), N. Courjal (Sultan), F. Goncalvès (Ali) & le gynécée - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Mârouf, savetier du Caire a pourtant connu une légère postérité discographique, sous la forme de deux enregistrements français presque consécutifs (Le Conte 1964 et Etcheverry 1976... ce dernier publié seulement en 2002, chroniqué alors par Étienne Müller). Cette version faisait appel, pour le rôle-titre, aux dons de Michel Lecocq, ténor léger, ce qui soulève d'emblée la question de la tessiture, puisque Jean-Sébastien Bou est baryton. De fait, le personnage de Mârouf n'a pas été créé fortuitement en 1914 par Jean Périer : le premier Pelléas, douze ans auparavant dans cette même salle.

Le héros de Debussy et celui de Rabaud partagent une typologie plutôt désuète, celle du baryton Martin, dont le positionnement particulièrement aigu convient à certains ténors. Du reste, la première au Metropolitan Opera de New York, trois ans seulement après Paris, voyait opérer Giuseppe De Luca : un Posa, un Sharpless, un Sancho Pança... ! Se frotter l'oreille sur quelques archives est éloquent vis à vis des ressources "barytonales" de l'emploi, ainsi André Gaudin, ou - surtout - le fabuleux Michel Dens. Côté ténor, un Henri Legay de grand luxe vient relativiser, de la tête et des épaules, les peu convaincantes sonorités tirées ou maniérées (en tout cas forcées) du plus récent Roberto Alagna.

Le sujet de l'œuvre elle-même nous ramène à ce qu'était alors, toute fraîche émoulue de deux expositions universelles (1889 et 1900), une puissance coloniale arrogante, par surcroît friande d'orientalisme, l'un expliquant aisément l'autre. Lucien Népoty, librettiste qui signera pour le même Rabaud Rolande et le mauvais garçon (1933), ne s'est pas encombré d'égards pour dépeindre une religion musulmane prêtant le flanc au ridicule ; misogynie appuyée en prime, au moins à l'Acte I avec la personne de Fattoumah, "calamiteuse" mégère ayant pris son époux Mârouf pour souffre-douleur. Autour d'eux, Kadi, Sultan, Vizir et autres Fellah complètent une Égypte suffisamment arabisée pour offrir à sa loufoquerie un dépaysement à moindre coût.

Acte IV : Jean-Sébastien Bou (Mârouf) & Nathalie Manfrino (Saamcheddine) - © Pierre Grosbois, Opéra Comique
Car, n'en déplaise à la forme très "grand opéra" voire tragédie lyrique en cinq actes, avec s'il vous plaît le ballet codifié au III (une Bacchanale de Saint-Saëns en nettement mieux, ce qui n'est guère difficile), nous voici bel et bien plongés dans une drôlerie qu'il faut se garder de juger avec nos lunettes du XXI° siècle. "Opéra comique" - pas au sens propre, puisque de dialogue parlé il faut se passer - Mârouf est une sorte d'enfant lointain du Désert de Félicien David (1844), qui jetterait un pont entre Chabrier et Roussel avec une vive connotation Pierné (le ballet de Cydalise et le chèvre-pied...). Les références nationales pullulent, de Berlioz (l'air très "haute-contre" au début du V, comme dans Les Troyens) à Debussy (prélude du IV : ahurissant copié/collé des "souterrains" de Pelléas !) ; de Massenet à D'Indy, Magnard, Messager. Quoique, hormis Chabrier héritant d'un clin d'œil évident à la leste "Scène du Pal" qu'écrivit Verlaine pour son Étoile ("Je vais faire entrer ma longueur dans ta largeur"), aucun, certainement, ne soit aussi drolatique.

Henri Rabaud (1873-1949)
Il y a quelque chose, dans le chœur final, du Tutto nel mondo è burla de Falstaff. Il s'agit bien ici d'une farce, puisque toute la pièce tourne autour de l'affabulation de Mârouf, abandonnant la virago Fattoumah, pour vider le trésor d'un Sultan qui s'est entiché de ses supposées richesses. Ruser, mentir, endurer, pour faire patienter jusqu'à l'arrivée d'une prétendue caravane (du Caire), farcie de denrées et de bijoux, afin de rembourser l'hôte de ses largesses. Une caravane totalement "bidon", bien sûr... mais que l'opportuniste, en fuite avec son aimée Saamcheddine, fille du Sultan, voit à la toute fin débouler incrédule, dea ex machina, pour sauver sa tête et celle de son acolyte Ali. La réalité dépasse la fiction ! Pas de doute, nous sommes chez Aladin et la lampe merveilleuse.

Impossible en outre ne de pas relever l'allusion au trésor de Fafner (Der Ring, Wagner), au V, par le biais du souterrain magique que le Felllah/Genni, bref Aladin, met au jour... après l'arrachage inopiné d'un anneau ! Nous l'avons compris, le socle de l'histoire, à lui seul, est une ruche de références, cosmopolites, entremêlées et érudites. Orchestralement, la partition est un joyau, riche de rythmes, de mélodies et de couleurs - spécialement au niveau de la petite et grande harmonies, somptueuses - qui nous parle volontiers, là encore, un des plus beaux langages qui aient existé en ce domaine... à savoir le "Chabrier courant". Un idiome que l'éclectique Alain Altinoglu, aux manettes du splendide Philharmonique de Radio France, pratique comme personne, la lisibilité de ses plans n'ayant d'égale que l'ondulation souple et serpentine conférée aux orientalismes récurrents.

Acte I : J.-S. Bou (Mârouf) jugé par le Kâdi (O. Déjean) devant sa "calamiteuse" (D. Lamprecht) - © P. Grosbois, O.C. 
Et les voix ? Sans revenir sur le dilemme précité, concédons qu'Henri Rabaud s'est montré sans pitié quant à la charge écrasante de son héros. Mârouf chante pour ainsi dire tout le temps, au long de cinq actes, ses seuls répits lui étant accordés aux débuts des III et IV ! Non seulement sa partie est tendue comme un arc, mais en prime elle est sans cesse sur le fil du rasoir entre les différents niveaux d'ironie, ce qui suppose un jeu d'acteur hors pair. C'est le cas de Jean-Sébastien Bou, auteur in loco d'Henri de Valois ou autres Clavaroche de premier plan, sans parler d'enregistrements "Palazzetto" bluffants : sa prestation est ici, de bout en bout, ébouriffante. Farfadet agile et terriblement séduisant, roublard, attendrissant, tour à tour manipulateur et ahuri, il dispense sans compter autant de mordant que d"homogénéité, malgré la tenaille d'un ambitus assassin qui le violente à l'occasion. Un exploit.

Sa princesse Saamcheddine est pour ainsi dire au niveau. Seul, un vibrato un peu prononcé sur la fin nous rappelle les difficultés passagères qu'a entrevues Nathalie Manfrino, avant que sa fastueuse Thaïs du 7 décembre au même endroit ne vienne dissiper nos craintes. Elle aussi, sait alterner espièglerie et tendresse pour aider son timbre mellifère à passer la rampe d'un orchestre fourni. En Sultan, la basse sonore mais nuancée de Nicolas Courjal (Assur en Sémiramis de Catel à Montpellier) est conforme à sa réputation : ample, chaude, percutante, malgré l'ingratitude de ses habits de jobard pataud - une réminiscence du Mustafà de l'Italiana in Algeri ! À l'exception du Vizir décevant de Franck Leguérinel qui parle plus qu'il ne chante, tous les autres n'appellent que des éloges. En particulier : Doris Lamprecht, impayable Cairote-repoussoir (Acte I), Frédéric Goncalvès (Ali, ami d'enfance de Mârouf) et le Fellah/Genni de Christophe Mortagne, ténor à la française aux aigus capiteux de narguilé (Acte V).

Acte II : N. Courjal (Sultan), F. Leguérinel (Vizir), J.-S. Bou (Mârouf) & F. Goncalvès (Ali) - © P. Grosbois, O.C.
La mise en scène et les décors/costumes, amusants sans plus, apportent ce qu'il faut de chatoyant et de décalé - sauf au I, sinistre, et au III, étriqué - pour surligner le discours musical sans le dénaturer. Toutefois, rien de nouveau sous le soleil du Caire, tant les ficelles tirées par Jérôme Deschamps ressemblent à tout ce que nous connaissons déjà de leur auteur, les redites étant nombreuses (en direction de l'Étoile qui ouvrit son règne, par exemple). Ainsi un zeste d'ennui surgit-il ici ou là. Cette réserve n'est pas rédhibitoire, mais prive cette réalisation de l'accessit qui lui tendait pourtant la main.

Peccadilles ! Point capital mais trop souvent desservi, la diction de tous ces artistes est superlative. Or, ce n'est pas toujours le cas des chanteurs français... car ce soir, les gosiers de l'Hexagone sont bel et bien à la fête. Chérir les talents de toutes origines n'empêche pas d'applaudir à tout rompre quand, enfin, un pan aussi méconnu qu'important de notre patrimoine est confié - et avec quel brio - à des femmes et des hommes qui en sont les légataires naturels, bref : des prophètes en leur pays.

 Parcourir le site de l'Opéra Comique.
 Un intéressant reportage vidéo sur la genèse le la genèse de cette production.
 Paris, Opéra Comique, 25 V 2013 :
Mârouf, savetier du Caire, opéra-comique d'Henri Rabaud
sur un livret de Lucien Népoty (1914).

 Prochaines représentations : les 31 mai & 3 juin à 20 heures, 2 juin à 15 heures.

‣ Jean-Sébastien Bou, Nathalie Manfrino, Nicolas Courjal, Franck Leguérinel, Frédéric Goncalvès, Doris Lamprecht, Christophe Mortagne, Luc Bertin-Hugault, Geoffroy Buffière,
Olivier Déjean, Patrick Kabongo Mubenga, Ronan Debois, Safir Behloul, danseurs.

 Mise en scène : Jérôme Deschamps. Chœur Accentus, Orchestre  Philharmonique de Radio France.
Direction musicale : Alain Altinoglu.

jeudi 23 mai 2013

❛Opéra❜ Ariadne auf Naxos au Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet • Le Balcon, Maxime Pascal, Alphonse Cemin, Benjamin Lazar... d'un Bourgeois Gentilhomme l'autre !

Alphonse Cemin, Julie Fuchs, Vladimir Kapshuk, Thill Mantero - © avec aimable autorisation de Thierry Pillon
Au commencement n'était pas le chaos, mais Le Bourgeois Gentilhomme. La pièce illustre de Molière, dotée d'intermèdes musicaux de la main de Lully, bien sûr, dont l'heure de gloire "historiquement informée" a commencé en 2004, avec la re-création due conjointement à Benjamin Lazar (ci-dessous) et Vincent Dumestre ! Mieux encore, la pièce qui est le vrai point de départ de l'aventure d'Ariadne. Pour lui, Richard Strauss (1864-1949) et son alter ego Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) conçurent tout d'abord un remake fort original (1912, Hofoper de Stuttgart), non seulement de la partition, mais de la perspective théâtrale tout entière, ajoutant à un drame déjà fort long un Acte d'opéra supplétif, centré sur l'abandon d'Ariane dans l'île de Naxos. Four total.

Qu'à cela ne tienne, exit Molière, et les deux acolytes mettent au point, en lieu et place, un Prologue, cette fois totalement en musique, accolé à l'acte précité, et destiné à en éclairer le sens. Re-création au Hofoper de Vienne le 4 octobre 1916, dans une mise en scène du mythique Max Reinhardt (1873-1943) … Succès, enfin, jamais démenti depuis.

Benjamin Lazarmetteur en scène - © Nathaniel Baruch
D'un Bourgeois l'autre, il est logique et légitime, après tout, de retrouver aux côtés du chef d'orchestre Maxime Pascal (plus bas) et du chef de chant Alphonse Cemin (photo de frontispice, à gauche), fondateurs de l'Ensemble Le Balcon... le même Benjamin Lazar, aux manettes de cette Ariadne auf Naxos offerte par le Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet.

De quoi parle donc cet objet lyrique non identifié ? C'est la note d'intention de Pascal qui le résume le mieux : comme pour le vertigineux Capriccio du même Strauss, "l'opéra est ici son propre sujet". Voilà qui sonne parfaitement au sein l'avant-garde viennoise de l'époque (Lazar citant pour sa part l'Autre côté du dessinateur-écrivain Alfred Kubin, de 1909). Mais pas seulement, tant cette mise en abîme d'une troupe de comédiens chargés de concevoir sous nos yeux la pièce à venir elle-même, ne peut qu'anticiper sur le proche Pirandello de Six personnages en quête d'auteur (1921).

Richard Strauss (1864-1949)
S'il n'y a plus de monsieur Jourdain pour peaufiner les festivités, c'est à un Majordome (rôle parlé - ici invisible, sonorisé depuis le fond de la salle, une marque de fabrique du Balcon) de fixer la règle du jeu édicté par son aristocrate de maître, dont nous ne connaîtrons rien : que ladite troupe se débrouille afin de faire coexister, pour un soir et dans un temps limité, deux pièces radicalement opposées, commedia dell'arte et opera seria, en une seule... au grand dam d'un compositeur aux abois.

Musicalement, qu'est-ce ? Une conversation instrumentale, une soierie, un taffetas, un tulle absolument sub-lime, étymologiquement parlant, qui requiert - élément absolument fondamental  - un effectif chambriste. Élaborée en temps de guerre, au plus fort de la bataille de Verdun, la version finale d'Ariadne est écrite pour une petite quarantaine d'exécutants, et c'est exactement que le Balcon a mis en place. Plus déterminant s'il est possible, l'acoustique idéale de cette Athénée à l'italienne sied autrement aux entrelacs inépuisables et enivrants de la partition, qu'un vaisseau moderne et surdimensionné (quelque méritants qu'aient été les efforts de Bastille en 2010, d'ailleurs).

Qu'en font Lazar, Pascal, et Cemin ? Ils prennent Hofmannsthal et Strauss au pied de la lettre, et les emmènent loin, très loin. Il n'y a plus de dichotomie entre un rôle et celui qui l'endosse, la séparation entre orchestre et chanteurs, mélangés, se trouve abolie - plus fort : la barrière entre public et artistes s'estompe, jusqu'à disparaître par instants. Des gradins permettent d'étager les musiciens sur trois niveaux, tandis que les protagonistes des multiples actions essaiment, des coulisses et praticables jusqu'à la fosse... et même dans la salle (air de Zerbinette, arlequinades). Jusqu'au premier violon de You-Jung Han qui vient littéralement s'éclater près du piano de Cemin ! Luxe paradoxal, pas d'habit de scène, le chef est en chemise et les interprètes sont - comme nous - en tenue de ville. Seul mobilier : une chaise.

Maxime Pascal, directeur musical - © supposé Ensemble Le Balcon
L'auditoire entre si bien dans ce labyrinthe baroque, revivifié de noble vulgarisation et de subtilité extrême, que les battements de main fusent un instant, à l'occasion du joyeux tohu-bohu au cœur de la seconde partie. Aller, avec tant d'intuition et de sûreté, au-delà du propos initial tout en respectant son intention profonde (la connivence dans le mélange des genres) - organiser ex nihilo une manière de Star Academy straussienne, tout en conservant l'œil attendri de l'auteur sur les précédents tels qu'Opera Seria de Gassman (1769) ou Der Schauspieldirektor de Mozart (1786) : c'est guigner et atteindre sans coup férir une maturité artistique qui laisse pantois.

Hugo von Hofmannsthal (1874-1929)
N'étant plus à un paradoxe près, ladite maturité n'attend pas le nombre des années. L'espièglerie, la vitalité et la générosité dispensés à foison au cours de ce mystère, où tout un chacun est à la fois sujet et objet, ce sont ceux d'une intarissable jeunesse. Celle du trio Lazar-Pascal-Cemin, tout juste trente ans de moyenne d'âge. Celle du Balcon tout entier... Celle des chanteurs, eux aussi juvéniles, et pour beaucoup en prise de rôle.

Annoncé souffrant, Marc Haffner assure la partie carrément impossible (duo final !) de Bacchus, une vacherie d'un Strauss peu tendre envers les ténors, avec un engagement qu'on souhaite à beaucoup dans son cas. Ambiguë à souhait, Léa Trommenschlager, vingt-sept ans au compteur et toute la vie devant elle, a déjà une autre présence - par exemple dans les abysses d'Es gibt ein Reich - que certaines de ses aînées. Remplaçant au pied levé Clémentine Margaine, Anna Destrael se sort plutôt bien, malgré la tension audible du vibrato prononcé, des exigences du Compositeur, aux chausse-trapes il est vrai sans aménité.

Les quatre garçons de la commedia, Virgile Ancely (Pooh-Bah dans "notre" Mikado), Vladimir Kapshuk (frontispice, au centre), Damien Bigourdan et Cyrille Dubois, du plus grave au plus aigu, héritent d'emplois écrasants, doublés pour chacun dans le prologue, en sus de l'opéra (1). Tous quatre forcent l'admiration par leur complicité, autant que par leur versatilité. S'il faut en chérir un plus que les autres, accordons la palme à Bigourdan, dont le Maître de Ballet, en plus du Scaramouche, pourrait être l'illustration même du mot mordant. L'aplomb de Thill Mantero (frontispice, à droite), à qui échoit ce Maître de Musique sur qui tout le Prologue repose, ne lui cède en rien. Félicitons aussi, parmi les nymphes, la Naïade de Norma Nahoun et l'Écho d'Élise Chauvin.

Toute la troupe aux saluts - © avec aimable autorisation de l'Ensemble Le Balcon
Et trois personnalités pour l'île déserte, le cas de le dire ici (2) : Camille Merckx, déjà scotchante lors de Vêpres de Rachmaninov avec l'Ensemble Les Métaboles, Dryade sans peu d'équivalent, bronze onirique de Fille du Rhin, d'Erda, de Waltraute. Julie Fuchs (frontispice), carrière tout feu tout flamme, Zerbinetta bluffante de technique, de rouerie et de féminité, dont l'attendue parodie napolitaine Großmächtige Prinzessin est, pareillement, un régal. Maxime Pascal enfin, maître d'œuvre et démiurge, à la gestique de sourcier. Les secondes de concentration intense qu'il transmet à son équipe (et à la salle) avant le premier accord ont quelque chose de religieux ; tandis que sa direction d'orfèvre fait rutiler de bout en bout chaque parcelle, chaque joyau dont le drame est truffé, depuis l'harmonium jusqu'aux clarinettes, en passant par les cellos et les autres. Hypnotique.

Cette partition inégalable fait chatoyer les étoiles d'une voûte céleste imaginaire sur la grotte, tout aussi métaphorique, d'Ariane, que symbolise ici un passage piégeux sous les gradins. Tous ces jeunes gens ont à merveille assimilé et restitué la culture européenne de Richard Strauss, signant là son premier Friedenstag (Jour de Paix), au plus fort d'un conflit dévastateur.

Toute la troupe aux saluts - © avec aimable autorisation de Thierry Pillon
Et, si Molière était en 1912 un hommage à la France, c'en est un autre que semble suggérer Benjamin Lazar, nous identifiant à ces personnages en quête d'eux-mêmes. Au feu d'artifice final "réglementaire" (bruitage fort réussi), voici Flaubert qui transmet son clin d'œil à chacun : "Ariane à Naxos, c'est moi".

 Nous tenons à remercier Thierry Pillon & Le Balcon pour leur aimable autorisation d'insertion de leurs clichés.


‣ À l'écoute simple en bas d'article  ① Au début du Prologue (intervention du Maître de Musique et dialogue avec le Majordome‣ ② Conclusion du Prologue (grand solo du Compositeur‣ ③ "Arlequinade" de l'Opéra suivant l'air d'Ariane Es gibt ein Reich  Albert Dohmen, Romuald Pekny, Anne Sofie von Otter, Ian Thompson, Sami Luttinen, Christoph Genz... Staatskapelle Dresden, direction : Giuseppe Sinopoli ‣ © Deutsche Grammophon 2001.

(1) Virgile Ancely, d'abord Laquais puis Truffaldin - Vladimir Kapshuk, Perruquier puis Arlequin - Damien Bigourdan, Maître de Ballet puis Scaramouche - Cyrille Dubois, Officier puis Brighella.

(2) Quoique... "Rien n'est de plus mauvais goût qu'une île déserte", est-il dit au cours de l'œuvre, et repris dans la plaquette-programme de l'Athénée !
 Paris, Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet, 18 V 2013 :
Ariadne auf Naxos (seconde version), opéra de Richard Strauss sur un livret d'Hugo von Hofmannsthal (1916).

Julie Fuchs, Anna Destrael, Léa Trommenschlager, Marc Haffner, Thill Mantero, Damien Bigourdan,
Vladimir Kapshuk, Virgile Ancely, Cyrille Dubois, Norma Nahoun, Élise Chauvin, Camille Merckx.


 "Version de concert mise en espace" par Benjamin Lazar, Maxime Pascal, Alphonse Cemin et l'Ensemble Le Balcon. Chef de chant & pianiste : Alphonse Cemin. Directeur musical : Maxime Pascal.

lundi 20 mai 2013

❛Disque❜ Cercle Paul Paray, "Flavio Varani 2012" • Claude Debussy & Maurice Ravel, Études & Miroirs : un picturalisme chatoyant et généreux !

Pour vous procurer ce disque, contactez le Cercle Paul Paray
Né au Brésil (São Paulo), Flavio Varani a commencé sa carrière de pianiste à l'âge de sept ans, en tant que soliste à la radio et à la télévision brésiliennes. Deux ans plus tard, il part en tournée avec l'Orchestre Symphonique National du Brésil. À treize ans ans, il reçoit une bourse du gouvernement français pour étudier avec la légendaire Magda Tagliaferro (1893-1986) et poursuit ses études aux Etats-Unis.

Familier des concours (par exemple Concours Chopin de Majorque en Espagne, dont il remporte le premier prix) et des salles de concert, tant en Europe, Russie, Etats-Unis que dans son Brésil natal, il reçoit le "Harold Bauer Award" de la Manhattan School of Music, le titre de "Musicien de l'année" de la Fondation pour les Arts du Michigan, celui de "Meilleur soliste de l'année" remis par l'Association des Critiques d'Art Brésiliens ; enfin, le titre français de Chevalier dans l'ordre des Arts et des Lettres (2012).

En 2005, Flavio Varani est à Detroit, au Michigan, le premier interprète de l'intégrale des œuvres pour piano composées par une autre légende, le chef français Paul Paray (1886-1979). C'est en collaboration avec le Cercle Paul Paray, précisément, qu'il vient en France célébrer, en 2009, le trentième anniversaire de sa mort. Il entreprend en 2012 le présent enregistrement Debussy-Ravel au Studio Glenn Gould de Toronto (Canada).

André Derain - Effets de Soleil sur la Tamise, 1906
Ainsi qu'il l'indique dans la notice, l'artiste établit une distinction entre les cycles interprétés, Debussy et ses Douze Études pour le piano d'un côté, Ravel et sa Suite "Miroirs" de l'autre: "No pictural reasons for the Etudes ; only total abstraction. Ravel however, uses internal images and titles for a modern psychological expression of emotions (Il n'y a pas d'associations picturales dans les Études ; seulement une abstraction totale. Ravel, pour sa part, utilise des images internes et des titres pour une expression psychologiquement moderne des émotions)".

Études ?... Ces douze pièces de Claude Debussy, ainsi nommées, pourraient être cataloguées comme de simples exercices de style : un peu secs, métronomiques, "simples" (et néanmoins redoutables) gammes d'apprentissage... Notre pianiste cependant - à l'instar, d'un Samson François ou d'un Fou Ts'ong - nous entraine à travers tout un monde sonore de couleurs, d'effluves étranges et, refusant l'abstraction dont il fait pourtant état, vers des paysages gorgés de lumière, aux couleurs, aux contours et aux ombres franches (plage VII, par exemple)...

Maurice de Vlaminck - La Seine à Chatou, 1906
Très loin de l'impressionnisme qu'un Maurizio Pollini ou un Walter Gieseking pouvaient nous délivrer dans ces mêmes pages, y offrant tour à tour des touches de gris, ou un pointillisme lorgnant vers Seurat, Flavio Varani nous entraine plutôt du coté d'André Derain ou Maurice de Vlaminck (deux toiles de 1906, respectivement ci-dessus et ci-dessous)... Ainsi son instrument, dés la première Étude, après ces "pianotements" évoquant irrésistiblement à un élève studieux à la recherche de ses notes, se libère-t-il peu à peu de l'école, pour entonner son chant... Car c'est bel et bien un chant que l'on perçoit derrière ces accords, un chant libre, plein de vie et d'allégresse - presque sauvage !

Récital à Saint-Lô
Le Maurice Ravel (Suite "Miroirs", dont les fameux Une barque sur l'océan et Alborada del grazioso) du Brésilien puise aux même sources que ce Debussy ensorcelant. Et c'est l'un des grands mérites de ce disque, que de rapprocher ainsi ces deux corpus, de leur conférer cette parenté que leurs appellations - et peut-être leurs auteurs - ne pourraient laisser entr'apercevoir... Même si, de par son "hispanisme" relatif, l'écriture ravélienne regarde pour sa part davantage du côté de Derain.

Les notes d'intention n'étant parfois que palinodies - un texte privé de tout contexte - c'est une chance pour nous que Flavio Varani, le coloriste, spécialiste des récitals en peinture (ci-contre, à Saint Lô) ait choisi, peut-être inconsciemment, de tourner le dos, au moins pour ce qui est de Debussy, à l'abstraction qu'il semblait convoquer pourtant de ses vœux. Vive la musique concrète, en somme.


 Pièces à l'écoute simple, sur la page dédiée du Cercle Paul Paray (ci-dessous)  ① Claude Debussy, 1ère Étude ("pour les cinq doigts") ‣  Claude Debussy, 9ème Étude ("pour les notes répétées")   Maurice Ravel, Miroirs : Oiseaux Tristes   Maurice Ravel, Miroirs : Alborada del grazioso ‣ © Label Master Class 2012.

 Claude Debussy (1862-1918) - Douze Études pour le piano -
Maurice Ravel (1875-1937) - Suite "Miroirs" -
Flavio Varani, piano.


 Un disque du Cercle Paul Paray pouvant être acheté par contact ICI.

mercredi 15 mai 2013

❛Concert❜ Récital de fin de classe de maître à la Fondation Mona Bismarck • Copland, Berlin, Barber : la Nuit Américaine de David Stern, Jeff Cohen et Opera Fuoco.

C. Guillemin, J. Fioretti, G. Fisher, E. de la Peña, T. Matos & S. Kubo - © via Elenora de la Peña
David Stern, fondateur et âme d'Opera Fuoco, directeur musical de l'Opéra d'Israël, c'est en quelque sorte McGyver au pays des Philharmonies. Son couteau suisse, son ingéniosité, disons-le sa malice, il les met - outre ses talents artistiques stricts (mais si vastes) - à la disposition du plus élevé des projets : la transmission. Stern est un passeur, et ce n'est pas sa très remarquable présentation des différents compositeurs fêtés ce soir, qui mettra en porte-à-faux ses dons de partage, son goût de la noble vulgarisation, son amour de la jeunesse - son humour, aussi.

À deux reprises déjà, nous avons eu l'occasion de louer cette polyvalence, cette pédagogie : que ce soit dans une adaptation de l'exquise opérette anglaise Le Mikado de Sullivan avec des enfants des écoles, ou, si près de nous, lors d'une véritable démonstration "historiquement informée", en faveur de Cantates romantiques françaises, avec le magistral concours de la mezzo soprano Karine Deshayes (1). Avec l'identique Fuoco, nous avons entendu Stern prendre à bras le corps le Johann Christian Bach de Zanaïda, ou conclure une classe de maître préparée avec Paul Agnew autour du chant anglais, de Purcell à Britten. Infatigable, en sus !...

Le boudoir d'accueil du Mona Bismarck American Center for Art & Culture - © Jacques Duffourg
La classe de maître, par définition, c'est le triomphe de la jeunesse. Pour quelques heures, dans le cocon très cosy de l'hôtel particulier parisien (ci-dessus) où siège le Mona Bismarck American Center for Art & Culture, six artistes rayonnants (photos tout en haut & tout en bas) (2) ont été invités à porter, justement, les couleurs des États-Unis : cinq chanteurs - la soprano Julie Fioretti, la mezzo soprano Eleonora de la Peña, le ténor Gitai Fisher, les deux barytons Charlie Guillemin & Tiago Matos - et le pianiste Satohi Kubo.

À leur programme, trois compositeurs, Irving Berlin (Israel Beilin, 1888-1989), Aaron Copland (1900-1990) et Samuel Barber (1910-1981). Trois Américains, bien sûr, mais aussi trois de ces génies d'origine juive qui apportèrent au Nouveau Monde du XX° siècle leur musicalité hors pair et leur sens exceptionnel de l'acculturation ; parmi d'autres Leonard Bernstein ou Kurt Weill (sur ce dernier, lire notre chronique de son opéra Street Scene offert récemment au Châtelet) !

J. Fioretti, E. de la Peña, C. Guillemin, G. Fisher, T. Matos, E. McDonnell (directeur), D. Stern - © Jacques Duffourg
Les œuvres retenues, denses et courtes, essentiellement en solo, sont absolument toutes des bijoux de tendresse et d'esprit. Y compris - et peut être davantage, même - celles d'Irving Berlin... Ne serait-ce que parce que ce musicien, étiqueté "comédie musicale" (ce qui n'est pas très bien vu chez certains mélomanes français dédaigneux), doté comme ses pairs d'un sens mélodique imparable ouvrant la porte à une multitude de nuances, représente la quintessence d'un don particulier. Contenu dans le titre même de sa Simple Melody qui clôt le concert (en bis à cinq...), ce talent est résumé non sans astuce par David Stern : "il n'est rien de plus difficile pour un artiste, même le mieux préparé, que d'interpréter simple".

Faut-il, dès lors, que ces six jeunes gens clairement doués aient été de surcroît préparés, par un autre polyvalent, Jeff Cohen (ci-dessous), pour qu'ils restituent avec un naturel aussi confondant que leur joie de chanter et de vivre, les francs miroitements, demi-teintes et autres quarts de soupirs illuminant ces camées ! Julie Fioretti, qui fut  la Yum-Yum du Mikado précité, a gagné en fruité sans rien perdre de son ingénuité irrésistible (I Bought Me A Cat de Copland), tandis qu'Eleonora de la Peña lui fait écho par un velouté ambigu - exemple, Rain Has Fallen de Barber.

Jeff Cohen, pianiste, compositeur, chef de chant et enseignant - © Salle Gaveau
Barber,  c'est la grande spécialité de Gitai Fisher, dont le timbre sensuel nourrit trois de ses opus d'un lyrisme sans excès. Les deux barytons sont complémentaires : plus clair, et plus tchatcheur, Charlie Guillemin s'éclate comme nous chez Berlin (Society Bear...) ; Tiago Matos pour sa part, impressionne par une tessiture longue et un aplomb qui aurait séduit Martin Scorsese (I Hear An Army, Barber encore). Enfin, le soutien pianistique très précis et constamment engagé de Satoshi Kubo n'appelle que des éloges.

De ces soirées "hors les murs", loin des grands théâtres ou des salles les plus courues, qui marquent au moins autant que certaines affiches de stars. David Stern, toujours : "Sur qui compter d'autre que la jeunesse, pour améliorer le monde ?".


‣ À l'écoute simple en bas d'article (quoique non chanté à ce concert)  Aaron Copland : Laurie'song, extrait de The Tender Land  Dawn Upshaw, soprano - The Orchestra of St Luke's, direction : David Zinman ‣ © Nonesuch 1995.

(1) Dans les deux cas, au Théâtre de Saint Quentin en Yvelines, où Opera Fuoco est en résidence.

(2) Oui, six ! Ne tirez pas sur le pianiste...
 Paris, Mona Bismarck American Center for Art & Culture, 26 IV 2013 :
Mélodies de l'École Américaine, un concert de fin de masterclass d'Opera Fuoco préparée par Jeff Cohen.

‣ Julie Foretti, soprano - Eleonora de la Peña, mezzo soprano - Gitai Fischer, ténor -
Charlie Guillemin et Tiago Matos, barytons - Satoshi Kubo, piano. Présentation de David Stern.

 Mélodies de Irving Berlin (1888-1989), Aaron Copland (1900-1990) & Samuel Barber (1910-1981).


vendredi 10 mai 2013

❛Opéra❜ [Apostille] Don Giovanni, TCE, Cercle de l'Harmonie, Braunschweig • Autre représentation, le 5 mai 2012 : un état de choc... plus que magistralement confirmé !

R. Gleadow (Leporello) & M. Werba (Don Giovanni), © Vincent Pontet

Notre précédente chronique du Don Giovanni concocté par le Cercle de l'Harmonie de Jérémie Rhorer & Julien Chauvin, sur une scénographie de Stéphane Braunschweig, n'avait vraiment rien de tiède ! Elle l'était si peu, que nous ne pouvions faire autrement que reprendre le chemin du Théâtre des Champs-Élysées, pour tester, cette fois à partir de fauteuils plus confortables, l'endurance de ses sortilèges, comme celle de ses supposés travers.

Ces derniers résidaient essentiellement dans les voix féminines, dont l'épanouissement n'était pas, à notre sens,  le point le plus fort. De fait, ce 5 mai 2013, Miah Persson nous apparaît comme une Elvira à peine meilleure, en terme de matériau ; l'aigu conserve bien des aspérités métalliques, tandis que le grave s'entête dans la parcimonie. Sans doute cet emploi constitue-t-il un écart pour elle. En revanche, son implication émotionnelle s'est encore accrue (quel sensationnel Sextuor au II !), ce qui a n'a pas manqué de faire monter la tension - déjà intense - d'un cran supplémentaire.

Un bonheur n'arrivant jamais seul, ses deux comparses, à défaut de conquérir l'Everest, fixent elles aussi la barre très au-dessus de leur prestation précédente. Sophie Marin-Degor, Anna consumée, a gagné en aplomb, son instrument volontaire est mieux placé ; ses vocalises encore plus nettes (Non mi dir) s'agrémentent, là aussi, d'une interprétation bouleversante, scotchante, lui valant un succès largement mérité. Quant à Serena Malfi (photo plus bas avec Nahuel Di Pierro en Masetto), la voici devenue irrésistible ! Sa Zerlina, nantie d'un mezzo velouté, rond et sensuel, est désormais érotique à souhait, ce qui est absolument indispensable dans l'absolu - à plus forte raison, dans l'optique légitimement dissolue de cette production. Cela ne transparaissait pas vraiment sous les précautions du 23 avril.

Meilleur observatoire aidant, son personnage propose des clef visuelles neuves (auparavant occultées) : sa robe de mariée, sur ce plateau noir et vide aux éclairages crus, face au miroir dépoli, son port si élégant, ne peuvent pas ne pas évoquer une danseuse telle qu'en sublimait Degas. Cela accroît le caractère spectaculaire et lugubre du tableau final (photo tout en bas de la chronique initiale), face au spectre de Giovanni, d'autant que ladite robe est entre-temps devenue... noire. Ainsi les protagonistes tous ensemble, et non le seul Leporello, semblent-ils porter le deuil du débauché, la disparition de ce dernier laissant leur existence complètement dénuée de sens.

S. Malfi (Zerlina) & N. Di Pierro (Masetto), © Vincent Pontet
Autre sens, autre clef, avec les momies (ou squelettes) exhibées dans des alvéoles-cercueils surélevés (photo au bas de la chronique initiale). Vues de plus près, ce sont bel et bien des momies féminines, ornées de bijoux... et au nombre de six. De là à jeter un pont entre le mythe de Don Juan et celui de Barbe-Bleue - autre huis-clos mortifère et dévastateur - il n'y a qu'un pas, que Stéphane Braunschweig nous invite peut-être à franchir. Très stimulant pour l'imaginaire en tout cas, comme le sont ces fenêtres, entrouvertes ou béantes, suggérant le néant d'un noir décidément obsessionnel.

Les satisfactions déjà mentionnées le 23 avril restent à leur niveau : à savoir très élevé, si ce n'est superlatif. Cela vaut particulièrement pour Robert Gleadow (photo tout en haut), dont on apprend - seulement à l'entracte - qu'il a été victime d'un choc violent à la tête, quelques minutes avant l'Ouverture. Le jeune Canadien a néanmoins tenu à assurer ce Leporello maître d'ouvrage, tel que voulu par le scénographe ; compte tenu du résultat magistral dispensé, nous n'aurons jamais assez de mots pour lui écrire notre admiration. Difficile dès lors pour le Giovanni de Markus Werba (en haut), même irréprochable, de revendiquer le meilleur score à l'applaudimètre.

Enfin, même la voix mince de Daniel Behle (Ottavio), dont le rôle demeure sans doute l'un des pires cauchemars des metteurs en scène, trouve à prodiguer des frissons de bonheur, par un raffinement  insensé de nuances et de couleurs, au cours du Dalla sua pace au I. À partir de là, les autres  protagonistes, le Chœur des Champs-Élysées - et, primus inter pares, le Cercle de l'Harmonie, tous oriflammes brandis - continuent de s'ingénier sans relâche à débusquer la plus ténue des moirures mozartiennes, propre à nous offrir l'illusion de l'espérance en ce ballet incessant et frénétique de trahison, de sexe et de mort.


 Un entretien "écrit" recommandé, avec Stéphane Braunschweig.

 Un entretien "podcasté" - non moins recommandé - avec Jérémie Rhorer (au sujet du Così de 2012, mais dont le propos couvre amplement la problématique de l'interprétation lyrique mozartienne) vous est proposé au bas de la chronique initiale.
 Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 5 V 2013 - Don Giovanni, ossia il dissoluto punito,
dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart & Lorenzo da Ponte (Prague 1787 & Vienne 1788).

‣ Markus Werba (Don Giovanni), Miah Persson (Donna Elvira), Daniel Behle (Don Ottavio),
Sophie Marin-Degor (Donna Anna), Robert Gleadow (Leporello), Serena Malfi (Zerlina),
Nahuel Di Pierro (Masetto), Steven Humes (Il Commendatore), Chœur du Théâtres des Champs Élysées.

‣ Anne-Françoise Benhamou, dramaturgie - Thibault Vancraenenbroeck, costumes - Marion Hewlett, lumières -
Stéphane Braunschweig, mise en scène - Julien Chauvin, 1° violon - Jérémie Rhorer, direction musicale.