vendredi 26 avril 2013

❛Opéra❜ Don Giovanni, Rhorer, Braunschweig, "Festival Mozart" au Théâtre des Champs Élysées • Morgue et transfiguration, ou Le dernier jour d'un condamné.


Steven Humes (il Commendatore) et Sophie Marin-Degor (Donna Anna), © Vincent Pontet  - WikiSpectacle
C'est la fin d'un cycle, d'ailleurs pas seulement opératique, le "Festival Mozart" initié par le Théâtre des Champs-Élysées, déroulé sur plusieurs années en collaboration avec le Cercle de l'Harmonie. Placer les débauches de notre dissoluto punito en cerise sur le gâteau Mozart, ce n'est pas une mauvaise idée en soi - à ceci près qu'il nous est difficile d'imaginer a priori quelque révolution en la matière, tant l'histoire des enregistrements et représentations de Don Giovanni est chargée, y compris à Paris... même en version "historiquement informée" (la très belle lecture de René Jacobs, à la Salle Pleyel, fin octobre 2006).

De Stéphane Braunschweig (photo plus bas) également, nous attendons beaucoup ; tant l'auteur de quelques Jenůfa ou Pelléas de très haute volée nous avait laissé sur notre faim par un Idomeneo tristounet, au même endroit, en 2011. L'homme de théâtre choisit d'ailleurs de diriger ses protagonistes dès l'ouverture : intéressant, à défaut de révolutionnaire. Passées les cigarettes fumées à tout va - cliché éculé de Regietheater de série -, y découvrir, devant des murs couleur catafalque, Don Giovanni allongé sur un brancard blanc face à une trappe rougeoyante et inquiétante... voilà qui place le décor avec autant de brutalité que la musique elle-même !

Markus Werba (Don Giovanni) et Miah Persson (Donna Elvira), © Vincent Pontet - WikiSpectacle
Cette dernière journée du libertin se déroule donc, si ce n'est dans une morgue, du moins dans un huis clos, sordide et funéraire. À mesure que l'action progresse, cette lecture s'échafaude et se confirme, par le biais de quatre espaces biseautés, tout autant noirs et blafards, disposés sur une "tournette". Des éclairages glauques et rasants mettent en valeur un mobilier réduit au minimum, dont les éléments essentiels demeurent - fascinante symétrie - deux brancards en vis-à-vis. Du premier, la dépouille du Commandeur, sous linceul, ne s'échappe pas durant tout l'opéra, et l'autre est destiné aux massages tonifiants que Leporello prodigue sans compter à son maître. Écho accablant : un lit omniprésent, lit de stupre et lit de mort évidemment, sinistre tels les brancards eux-mêmes (instantanés © Vincent Pontet / T.C.E disposés ci-dessus et plus bas).

Stupre ? En la matière, Braunschweig fait à la fois fort et sobre. Le finale de l'Acte I (la fiesta chez Giovanni) tourne au lupanar généralisé en costumes dix-huitiémistes (les faces macabres ne sont pas forcément irrésistibles, les squelettes haut perchés sous vitrines intriguent plutôt qu'ils n'oppressent - en revanche, les faces livides à la Barry Lyndon font... mouche). La fornication tous azimuts n'est que suggérée par des postures, et cela suffit amplement. Le régisseur se sort assez bien de l'obstacle habituel de la Statue, cadavre assis de force sur son brancard par les deux comparses dans la scène du cimetière, avec une voix enregistrée du meilleur effet gore pour le Ribaldo, audace - puis, fantomatique, arrachant le dissolu rebelle à son ultime banquet pour le jeter sans ménagement (ce qui était assez prévisible) dans la trappe-incinérateur.

Jérémie Rhorer, chef du Cercle de l'Harmonie, © Bertrand Pichène pour le CCR d'Ambronay
Omniprésent, velléitaire et torve, ambigu voire menaçant, Leporello s'identifie tellement à son double de signor padrone que - ce dernier expédié en enfer - la Camarde semble venir le faucher son tour, prostré sur le lit devenu médicalisé, devant les survivants pétrifiés et le spectre de Don Giovanni. Ce "dernier jour d'un condamné" serait-il  aussi, finalement, celui du valet, suivant son mentor dans la tombe (illustration tout en bas) ? Belle trouvaille au demeurant, que corrobore la prestation luxueuse du Canadien Robert Gleadow, voix d'airain, profonde et large, la faconde et l'aplomb d'un d'Arcangelo ou d'un Pisaroni, matériau plus coruscant en prime (mais aigus en moins).

Julien Chauvin, 1° violon,
© Bertrand Pichène - Ambronay
Ce Leporello king size domine de la tête et des épaules une distribution en gros cohérente, sans être pour autant assez homogène, ni surtout superlative. Markus Werba, Papageno l'an dernier sur le même plateau, ainsi qu'Athanaël voici six mois à l'Opéra Comique, a-t-il la carrure d'un Don Giovanni ? Le timbre est quelconque, et pour les cajoleries de crooner, il faudra repasser (le Deh vieni à la mandoline n'a rien d'une sérénade érotique). Cependant, l'Autrichien dispose non seulement du physique de l'emploi, mais d'une belle énergie lubrique et hallucinée, en un mot suicidaire (1), dispersant à l'envi une sorte de sex appeal carnassier qui atteint largement sa cible.

Stéphane Braunschweig,
© F. Avet - Radio France
Daniel Behle, le splendide Tamino de Jacobs, demeure un Ottavio élégant et raffiné, pas trop falot, mais le matériau paraît aminci, retenu sinon ténu  - nous sommes à une générale -, ce qui génère une pointe de déception ; tandis que Nahuel Di Pierro et Steven Humes s'acquittent respectivement de fort bons Masetto et Commendatore. Avec les voix féminines, les choses se gâtent sensiblement. La grande Miah Persson n'est pas au sommet de sa forme : elle assure son Elvira correctement, mais n'est pas indemne de sons métalliques, surtout dans le Mi tradi dont l'admirable retenue de tempo semble la gêner, ce qui ne l'empêche pas d'y être très émouvante. L'émotion, ce n'est pas le fort de Serena Malfi, un retour aux Zerlina mezzo-sopranos, à l'instar de Berganza dans le film de Losey et Maazel (1979) - avec un peu moins de tendresse et de piquant, tout de même. Quant à Sophie Marin-Degor, générale ou pas, elle ne peut préserver son Anna de stridences et d'aigreurs éparses, en dépit d'une vocalisation impeccable, et d'une évidente volonté de tout donner.

Une bonne fée veille cependant, elle a pour nom Cercle de l'Harmonie. La phalange de Jérémie Rhorer (le chef, plus haut) et de Julien Chauvin (le  pemier violon, ci-dessus) ne nous a pourtant pas toujours enthousiasmé, il s'en faut : que ce soit dans l'Idomeneo précité, ou tout récemment, à Ambronay, lors d'un expéditif concert Haydn-Mozart. En revanche, l'Amadis de Johann Christian Bach faisait miroiter, en matière d'individualités, des dispositions qui, ce soir, tournent au feu d'artifice. À rebours d'un Jacobs prenant soin de dissocier les deux versions, notablement différentes, de Prague (création le 29 octobre 1787) et Vienne (reprise le 7 mai 1788), les compères sont convenus de nous livrer la totalité du matériel laissé par Mozart à la postérité. Il s'agit du Don Giovanni généralement enregistré (avec les deux airs d'Ottavio, les deux de Leporello et les trois d'Elvira)... augmenté du virevoltant duo viennois Per queste tue manine de l'Acte II, presque jamais offert, entre Leporello - encore lui - et Zerlina.

Serena Malfi (Zerlina) & Markus Werba (Don Giovanni), © Vincent Pontet - WikiSpectacle
Le travail des deux architectes, depuis les plus profonds soutènements jusqu'au plus élancé des lanterneaux, est ce que nous avons entendu de mieux (et pourtant...) dans ce chef d'œuvre. Nous jouissons, outre d'un diapason et d'instruments et originaux dont les sonorités riches et opulentes sont un envoûtement, d'un volubile pianoforte imbriqué dans le tissu des mélodies en sus de "continuiste", d'un équilibre stupéfiant entre un tempo parfois frénétique (Finch'han del vino d'héroïnomane !), de dynamiques à la palette extravagante... enfin, d'une précision horlogère de Rolls Royce, permettant à chaque artisan de la fosse de faire sourdre et luire des nuances proprement inouïes (cordes, vents, timbales) (2). Luxes supplémentaires, une solide harmonie autonome, sur scène pour l'aubade du festin, et un Chœur des Champs Élysées à l'avenant. Voilà qui installe la mythique partition sur un pinacle davantage élevé, s'il est possible, que celui qui est le sien depuis si longtemps.

Cette rhétorique globale, tenue trois heures durant du bout des doigts, la rattache intelligemment au si proche héritage baroque : génétiquement le sien, avec ses emphases, ses apartés et ses raptus - non pas la poix ultra-romantique dans laquelle tant et tant de décennies de kitsch l'ont engluée. Fréquemment giocoso, elle fonctionne à merveille avec les choix de Stéphane Braunschweig, tout aussi millimétré, qui garde pour sa part plein cap sur le dramma. En sortent bien sûr gagnants haut la main, Mozart, Da Ponte, les artistes et le public.

Scène finale : S. Marin-Degor, D. Behle, S. Malfi, N. Di Pierro, M. Persson, R. Gleadow (alité), © Vincent Pontet - WS
Mais encore, une certaine Franck's touch : le directeur du T.C.E. prise décidément les relectures angoissantes, puisque ce Don Giovanni si noir se tapit entre la Médée bruxelloise toute de désespérance (notre choc de 2012 : voir la chronique)... et le prochain Otello (Rossini) zurichois, d'un fuligineux comparable. N'étaient ses gosiers si disparates, nous aurions pu, à ce titre ou à d'autres, le couronner.


(1) Il nous paraît tellement évident - à l'aune de cette production qui l'annonce dès l'Ouverture - que les ultimes instants du débauché (expression consacrée) ne sont rien de moins qu'un suicide en bonne et due forme, sciemment paraphé par l'invitation à dîner faite à la Statue du Commendatore.

(2) Par rapport aux très belles versions Da Ponte - Mozart de René Jacobs, à noter la disparition des vocalises ad libitum (lesquelles en effet étaient parfois envahissantes), et une insertion accrue du pianoforte dans le discours : plus présent dans la trame symphonique, plus économe en récitatif - au risque de perdre de jolies digressions, telles que des citations de concertos du Salzbourgeois !


 Un entretien "écrit" recommandé, avec Stéphane Braunschweig.

 Un entretien "podcasté" - non moins recommandé - avec Jérémie Rhorer (au sujet du Così de 2012, mais dont le propos couvre amplement la problématique de l'interprétation lyrique mozartienne) vous est proposé tout en bas.
 Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 23 IV 2013 - Don Giovanni, ossia il dissoluto punito,
dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart & Lorenzo da Ponte (Prague 1787 & Vienne 1788).
(Compte-rendu établi d'après répétition générale, avec accord exprès.)

‣ Markus Werba (Don Giovanni), Miah Persson (Donna Elvira), Daniel Behle (Don Ottavio),
Sophie Marin-Degor (Donna Anna), Robert Gleadow (Leporello), Serena Malfi (Zerlina),
Nahuel Di Pierro (Masetto), Steven Humes (Il Commendatore), Chœur du Théâtres des Champs Élysées.

‣ Anne-Françoise Benhamou, dramaturgie - Thibault Vancraenenbroeck, costumes - Marion Hewlett, lumières -
Stéphane Braunschweig, mise en scène - Julien Chauvin, 1° violon - Jérémie Rhorer, direction musicale.


4 commentaires:

  1. Mozart réduit aux Pompes funèbres et à la crémation : beurk !!! Ce Don Giovanni, vu ce mardi en live sur Mezzo HD, manque de l'essentiel : le désir à la Casanova , la gaîté qui ravit et donne le frisson tant elle se joue dangereusement de la tragédie, le défi,le jeu orgueilleux entre la Vie et la Mort qui sent plus l'orgie de salon que la morgue de l'Hôpital. Donc pour moi Zéro pour la scénographie.
    Les voix : hormis Leporello , quelconques. On n'y croit pas contrairement à la pétillante distribution du MET 2011 ou à la brillantissime profusion de génies vocaux du DON GIOVANNI de LOSEY.
    Seuls le chef Jérémie Rohrer et son orchestre somptueusement baroque tirent leur épingle du jeu. Cependant cela ne suffit pas à faire une création qui résiste aux flammes fussent-elles de l'Enfer !!!
    CHRISTIANE LAPLACE-PETIT

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    1. Chère Christiane,
      Je te remercie infiniment pour ce commentaire, d'autant plus qu'ENFIN ici, quelqu'un a l'aplomb de faire part de critiques (voire de coups de gueule)… francs et constructifs. Yeah !
      Après, comme le dit Orlovsky dans 'La Chauve Souris', c'est "chacun à son goût"... Je peux comprendre ton saisissement, moi-même j'ai eu beaucoup de mal avec ma première session bruxelloise de la 'Médée' de Warlikowski, avant de rendre les armes (et les larmes), dans ce même TCE, voici cinq mois, et d'en faire part ici-même :bhttp://bit.ly/Wpq4nj !
      Je ne suis ni braunschweigolâtre, ni rhorerolâtre systématique, j'ai eu souvent à tempérer mes enthousiasmes, tant avec l'un qu'avec l'autre - leur 'Idomeneo' commun de 2011, au même endroit encore, m'avait laissé de marbre... agacé au plus haut point même (que la distribution féminine pouvait en être vraiment faible, pour le coup !).
      Pour 'Giovanni' cependant (et je l'ai encore vérifié hier, puisque j'y suis retourné), tout ressortit - à mon humble avis - au MIRACLE le plus absolu : tant les dernières heures du Dissoluto Punito sont magnifiées, portées à l'incandescence, avec la plus extrême des intelligences… par cette mise en boîte étouffante, tétanisante, suffocante (morgue ? crématorium ? limbes ??) - aux éclairages rasants et blafards, qui répondent si bien à la course à l'abîme de la partition mozartienne, dont tu as bien raison d'écrire qu'elle est magnifiée comme jamais par cet orchestre fabuleux.
      Mention particulière pour le premier violon (et chef adjoint, véritablement) Julien Chauvin, qu'on ne cite presque jamais, dont la contribution à cet éclatant succès me paraît pourtant évidente, pour ne pas dire fondamentale...
      Bien à toi : merci encore pour ces mots directs qui sont l'âme même d'in blog, et très belle semaine, chère Christiane ! Jacques

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  2. C'est surtout la mise en scène c'est vrai en fait aucune sensualité.....la partie musicale était très homogène et réussie !
    Marcel Gresser

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    1. Cher Marcel,
      À votre tour, je vous remercie pour ce commentaire, qui enrichit le blog et le fait vivre. Je ne vais pas radoter en renouvelant les propos que j'ai tenus ci-dessus en réponse à notre non moins chère Christiane - aussi, je vous y renvoie ! :-)
      Mon avis est que la sensualité supposée de Giovanni n'est en réalité que noirceur, débauche, déferlement sexuel ambigu et compulsif, voire - pardonnez-moi - éjaculation précoce. C'est en tout cas ce que je ressens dans la musique même de Mozart, plus érotomane qu'érotique ; en conséquence de quoi, la translittération qu'en a réalisée Braunschweig me paraît tout simplement idéale de véracité, de crudité, de violence, un vrai coup de poing dans la figure !
      Pour un moi, un très grand moment de musique, de chant (souvent : même si encore perfectible), d'orchestre... et de théâtre ! Bravo et merci Michel Franck, comme toujours...
      Excellente semaine à vous quoi qu'il en soit, et merci pour votre fidélité à nos colonnes !
      Jacques

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