vendredi 23 décembre 2011

❛Brève❜ Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 19/12/2011 • 'Les Dix ans du Concert d'Astrée' : festif, caritatif... mais pas seulement !

C'était couru : concert à guichets fermés, forcément. Du baroque servi en version luxe et en quantité XXL (1), un ensemble et une maîtresse d'œuvre associée qui ont désormais fait leurs preuves ; ceci pour une bonne cause (l'Institut Gustave Roussy), et en une période propice à la fête. Tout était forcément réuni pour l'ambiance des grands soirs. Pas de temps mort en effet, et un démarrage de plain-pied en compagnie de Rameau (buste ci-dessous), un compositeur que le Concert d'Astrée connaît bien... et qu'il retrouvera d'ailleurs dans quelques mois pour la reprise d'Hippolyte et Aricie au Palais Garnier. Pas de quoi exulter, malgré tout, avec une Folie de Platée (Patricia Petibon) chez qui trop de déjanté hystérique tue le déjanté, à plus forte raison quand la prononciation se fait dans un sabir incompréhensible. Retenons, bien davantage, la scansion impeccable de la Danse des Sauvages des Indes Galantes, où l'élégante Emmanuelle Haïm (photo ci-dessus) garde ce quelque chose de so chic et malicieux à la fois, qui lui vient sans doute de ses années Christie ; puis la noble - trop guindée peut-être ? - Phèdre (Hippolyte) d'Anne Sofie von Otter ; enfin, Sonia Yoncheva, fastueuse et percutante Zima (les Indes toujours)... Par-dessus tout : une Chaconne de Dardanus fruitée et joliment balancée, venant confirmer que, même sans chanteur lyrique, un orchestre si riche de fortes individualités sait très bien faire la star à lui tout seul.

Le chœur aussi, d'ailleurs : impressionnant non seulement d'homogénéité (ce qui est tout de même le moins qu'on puisse rêver), mais encore d'orfèvrerie et d'incantation au cours d'une généreuse seconde partie qui fait la part belle à Haendel - autre chouchou astréen. Éloquente démonstration dans le How strange their ends de Theodora, mélange de contrepoint, de galbe et d'oraison aux obsédants échos. Et nouveau défilé de pointures solistes, avec une goutte de discutable, et Dieu merci des flots de délectable. Dans la première catégorie, l'exhibition de Rolando Villazon (Bajazet, Tamerlano) plonge dans le malaise et la peine, tant nous avons aimé ce chanteur promis à une carrière brillante, luttant pour la survie - par moment, non sans panache - avec les restes d'une splendeur envolée. À l'inverse, Sara Mingardo (La Resurrezione), Von Otter en duo avec Philippe Jaroussky (Giulio Cesare), et le même Jaroussky auteur d'un Venti, turbini (Rinaldo) incandescent : voilà du lourd, du grand et du beau, tout entier concentré sur la seule festivité qui compte au final, celle de la musique. Natalie Dessay retrouve en Se pietà la Cleopatra de Giulio célébrée avec la même Haïm, en début d'année, à Garnier : qualité de timbre, projection et investissement en imposent, assurément. Peut-être trop : le même personnage, incarné par Sandrine Piau - venue en voisine entre deux de ses surnaturelles Pamina y offre des inflexions autrement plus tragiques, et tellement plus raffinées (Piangerò).

Une soirée de gala qui se respecte comporte son moment de grâce absolue. Ces Dix Ans du Concert d'Astrée ne font pas exception, et c'est l'Anglais Christopher Purves (photo ci-contre) qui officie. De la pastorale Aci, Galatea e Polifemo, naguère enregistrée par Haïm avec le Polifemo de Naouri, l'air Fra l'ombre et gl'orrori fait partie de ces pages miraculeuses dont on ne sait que chérir le plus. La crâne audace de sauts d'intervalles effrayants, le souffle inépuisable requis... ou simplement la ligne mélodique suppliante, orante, hypnotique ? Purves détient toutes ces clefs, y ajoutant la capacité à planter, en quelques secondes, un total charisme (et un décorum) de faune blessé. Indicateur de performance, la capacité d'écoute de près de deux mille personnes ne bougeant un cil ni n'émettant un décibel, malgré leur tassement dans une chaleur de fournaise (2). Si de tels instants justifient amplement l'organisation d'une soirée, le niveau d'ensemble de cette dernière, sa tenue et bien sûr son peps indispensable - un Sound the Trumpet de Purcell orienté très bossa nova, avec Jaroussky et Pascal Bertin improvisant et swinguant un fabuleux Bœuf sur le Toit baroque - méritent largement le cadeau/gâteau de circonstance, présenté pour prendre congé... quatre heures (!) après le début. Ceci aux accents, partagés entre toute la ribambelle des artistes et le public, de l'Hallelujah de Messiah, bien entendu. Grand merci, Emmanuelle !


(1) Par ordre alphabétique : Jaël Azzaretti, Pascal Bertin, Laura Claycomb, Stéphanie-Marie Degand (violon), Stéphane Degout, Karine Deshayes, Natalie Dessay, Delphine Haidan, Ann Hallenberg, Philippe Jaroussky, Aurélia Legay, Magali Léger, Topi Lehtipuu, Françoise Masset, Marijana Mijanovic, Sara Mingardo, Patricia Petibon, Sandrine Piau, Renata Pokupic, Christopher Purves, Lorenzo Regazzo, Rolando Villazon, Anne-Sofie Von Otter, Sonya Yoncheva...

(2) C'est la bien la preuve qu'en matière de toux "quand on veut, on peut"... Ceci pour les pignoufs (pas d'autre mot) s'employant à transformer, dans le même Théâtre, La Flûte Enchantée en sanatorium.


 Télédiffusion (partielle) sur ARTE le samedi 24 décembre 2011 à 17h55 - Radiodiffusion sur France-Musique mardi 27 décembre à 20h00.

 J. D.

‣ Crédits iconographiques - Emmanuelle Haïm, © Frédéric Lovino pour France Musique -
Buste de Jean-Philippe Rameau par Jean-Jacques Caffieri, Musée des Beaux-Arts de Dijon -
Christopher Purves, baryton-basse, www.kuk-art.com/English/Maulbronn/Messiah.html.

lundi 19 décembre 2011

❛Opéra❜ Die Zauberflöte, Spinosi, Kentridge, Théâtre des Champs-Élysées • Une Flûte enchantée ? Non, simplement magique !

À quelque chose malheur serait-il bon ? L'encre sur les bulletins de réservation 2011-2012 n'avait pas séché que le Théâtre des Champs-Élysées contactait ses fidèles, pour les informer du renoncement de Laurent Pelly à la mise en scène de la Flûte Enchantée prévue pour la fin de l'année. Et de se tourner vers la coproduction inaugurée en 2005 à La Monnaie de Bruxelles - alors sous la direction musicale de René Jacobs - paraphée du graphiste, décorateur et cinéaste d'animation William Kentridge. Bonne pioche ! Cette scénographie, très applaudie en Europe (1), est basée sur une exploitation continue, aussi originale qu'intelligente, de la vidéo. Cela n'est déjà pas un mince exploit, tant nous savons combien, ces dernières années, cet outil - riche de promesses mais facilement intrusif - a pu s'avérer au mieux une facilité, au pire une nuisance, dans mainte réalisation lyrique.

Kentridge évite, à l'exception de quelques rares (et non indispensables) images de colons vieilles d'un siècle, d'imposer un cinéma de personnes, mais travaille d'un bout à l'autre sur une animation délicieusement inventive, faite de motifs géométriques, symboliques ou extravagants, selon sa technique favorite du fusain. S'y mêlent, au rythme de son imagination (et des didascalies de Schikaneder), des lignes et des courbes, des formules mathématiques absconses, des animaux et des objets très divers... sur des supports pareillement variés ; le tableau noir, comme marqué à la craie, ayant sa nette préférence. S'y débusquent - encore - des ombres chinoises, plus toute une muséographie, convoquée avec goût et distanciation, de ce qu'il faut bien nommer le fatras orientalisant progressivement associé au chef d'œuvre de Mozart. Notamment depuis que la France en a ébaudi sa bourgeoisie rêvant de Campagne d'Égypte avec une sorte de remake, au titre très vendeur de Mystères d'Isis (2).

La constante décorative de Kentridge (ci-contre), c'est - fusain oblige - une bichromie constante : du simple noir et blanc, avec inversion occasionnelle du sujet, selon le procédé du négatif. Le  régisseur sud-africain nous le dit dès l'Ouverture, gracieusement illustrée derrière un rideau translucide : la base de son regard sera photographique. Et l'action, transposée avec une extrême habileté dans le contexte du développement de cette technique, à une époque qu'on a dite Belle (qui fut aussi celle d'une forte arrogance européenne : nous avons employé plus haut le terme de colons). Si le Glockenspiel se mue - plutôt joliment - en boîtier de d'appareil photo dont Papageno tourne compulsivement la manivelle, c'est qu'à l'Acte II (où la donne manichéenne s'inverse, entre le monde des Épreuves et celui de la Reine) le drame initiatique se perçoit comme consigné dans une immense chambre noire. Les ultimes paroles de Sarastro, évoquant la dissipation des ténèbres par l'irruption de la Lumière, deviennent ainsi révélateur photographique : elles fixent d'une certaine façon sur la plaque, et pour longtemps, le triomphe de la Vertu.



Cette vision, cohérente, aboutie, tout simplement touchante, atteint d'autant mieux sa cible qu'elle se garde d'être un fantasme esthétisant, mais se nourrit de vrai théâtre. Celui - populaire - de Schikaneder et Mozart se situe aux antipodes de toute école, tout académie, toute rectitude. Savoir restituer, sans la brider, la libre et souple fantaisie qui le guide en permanence, c'est refuser à tout prix ces extrapolations, pédantismes ou contrepieds trop souvent assénés à l'Opéra. Donc, le plus naturellement du monde, obéir à cette bizarrerie sui generis, qui n'est incongrue ou décousue qu'à ceux qui ne veulent pas regarder et écouter avec leur cœur. Grand merci, par conséquent, à toute l'équipe réunie autour de Kentridge  ; mention spéciale à Greta Goiris, créatrice de merveilleux costumes ! Ne cherchant jamais midi à quatorze heures, elle offre aux protagonistes dialogues, expressions - voire pantomimes - propres à illustrer sans la trahir cette respiration, parfois pathétique, souvent bonhomme, qui est celle de la tendresse.

De la tendresse, il y en a partout ici, dans le geste comme dans la note - c'est le maître mot, auquel chaque acteur s'arrime, et dont chaque chanteur s'enrubanne. Ainsi du Monostatos incarné par un Steven Cole en pleine forme, sous-fifre d'opérette incapable d'être méchant, ses grimaces outrées elles-mêmes préparant la suavité, à l'exceptionnelle épice, de son Alles fühlt der Liebe Freuden. Guère en reste, Emmanuelle De Negri est une Papagena certes balisée (la vieille comique se muant en vamp' peroxydée), mais d'une drôlerie et d'une finesse qui font regretter la brièveté de sa partie. Tendresse, encore, pour les Trois Dames de Claire Debono, Juliette Mars et Élodie Méchain, métier sûr, belles couleurs... et irrésistibles inflexions enamourées - lors de l'Introduction, bien sûr. L'Orateur de Robert Gleadow, en sa courte harangue, fait preuve d'un tel moelleux de sollicitude, que nul ne saurait se soustraire à pareil Temple de la Sagesse ! D'une basse, l'autre : voici en Sarastro un jeune Estonien, Ain Anger. Son matériau, sans être d'énorme volumétrie, est déjà capable d'un Doch geb ich dir die Freiheit nicht aussi abyssal que paternel ; de tendresse toujours l'artiste aurait su rayonner, dans un In diesel heil'gen Hallen au rare galbe juvénile, si le tempo légèrement hâtif ne l'y avait fugacement raidi.

La raideur (ou le trac) semble aussi s'abattre lors de son entrée sur Jeanette Vecchione, confrontée quant à elle aux périls de la Reine de la Nuit. De plus, la voix n'est pas franchement ample : de sérieuses craintes prévalent en vue du second air, à l'issue d'un premier où l'inévitable tendresse s'est faite très précautionneuse. Pourtant, non seulement l'aplomb en impose d'un coup - mais surtout, la jeune Américaine ose, sans filet, au point d'enchérir à deux reprises sur les aigus (!!) d'un Der Hölle Rache conclu à pleine voix ; vénielle outrance pour splendide effet. Tendre, à nouveau, est l'expert Topi Lehtipuu, morbidezza et prestance princières - ceci au prix d'un zeste de quant-à-soi, british touch figurant peut-être la réserve de ces Occidentaux si affairés parmi temples et pyramides ? Dans l'emploi, populaire entre tous, de Papageno, c'est à Markus Werba (photo plus haut), autre expert, d'offrir un récital. Depuis  Prey, et plus récemment Keenlyside, nous n'avions à ce point été régalé de cette faconde innée qui, pour être par nature triviale (ce n'est pas un gros mot), n'en rajoute pas sur le plébéien au risque de corrompre chez l'Oiseleur ses élégances de l'âme. Non seulement fascine le timbre enchanteur - c'est bien le moins ici -, mais au surplus la ligne enjôleuse est  ductile, sans accroc, tout comme la capacité à donner du sens à des mots tellement banals. Werba également est un volcan de tendresse, servi par un jeu d'acteur bondissant mais racé, dont la drôlerie n'est jamais celle, fatigante, d'un cabot.


Cette distribution de très haut vol trouve son accomplissement dans la Pamina aujourd'hui sans rivale qu'est Sandrine Piau (ci-dessus). La Française est tout simplement au faîte de son art, par la grâce d'une carrière tout aussi exceptionnelle que ses dons : aucun coup d'éclat ou prise de risque inconsidérée, la chambriste, la Liedersängerin, s'y refusant à tout prix. Au contraire, rompue par la pratique baroque aux exigences de la vocalité la plus folle, l'artiste prouve depuis longtemps que cette dernière reste pour elle un moyen somptueux, sûrement pas une fin. Nombre de ses Mozart nous l'avaient indiqué : ces pages où le mot comme la note s'effacent derrière d'imperceptibles froissements de l'âme -  qu'un minuscule errement du souffle pourrait briser irrémédiablement -, voilà quel est son jardin. Jardin des Délices certainement, tendre pour ne pas déparer, au côté de Werba lors d'un Bei Männern, welche Liebe fühlen d'un érotisme quintessencié. Jardin de Klingsor sans doute, cet Ach, ich fühl's hors du temps (3) où le fil lancinant (mais si ténu) de la désespérance amoureuse ne peut celer l'effroi d'un microcosme souterrain aux codes inquiétants. Jardin d'Eden enfin, son Tamino mein ! O welch ein Glück, huit syllabes nues, inouïes - fragile mais durable luminescence, refermant les portes d'un monde de la nuit.

Mettre en forme musicale un tel plateau -  n'omettons pas le Chœur local, particulièrement inspiré lors d'un O Isis und Osiris à l'ésotérisme obsédant, ainsi que les trois impeccables Garçons de la Maîtrise de Radio-France -, voilà un singulier défi. À Jean-Christophe Spinosi (ci-contre), de le relever avec son Ensemble Matheus. Connu pour sa versatilité, ce chef concentre, par ailleurs, de fréquentes critiques qu'ont pu entretenir naguère diverses foucades, ou saillies brouillonnes. En resterait-il d'assez loin une sorte de rémanence par quelques tempi fort prestes (les entrées symétriques des deux Finale), au point de dérouter quelque peu ? Le second air de Sarastro, déjà évoqué, ne prend guère le temps non plus de diluer sa philosophie. Pour autant, il n'est imposé aucune stricte précipitation : plutôt un choix d'alacrité, finalement judicieux, d'homogénéité tenue de bout en bout, surtout sans escamotage de la profondeur de champ - ce qui est ici de circonstance (4). Du reste, les deux pages orchestrales liminaires, à l'aune desquelles toute lecture de la partition s'étalonne rapidement, fixent la barre assez haut. L'Ouverture, par de vives couleurs et des contrastes dynamiques marqués - des instantanés, pour tout avouer - semble parler un langage photographique ; la Marche des Prêtres, trop souvent ramenée à un exercice obligé de pesanteur hiératique, sait rappeler que la solennité n'est pas nécessairement sculptée dans le plomb. Et quel bonheur, à la fin du II, que ce Trio entre Tamino, Pamina et Sarastro, dont chaque réplique est si ciselée que nous croyons l'entendre, sans exagération, pour la première fois !

Spinosi n'est pas seulement très à l'aise avec une orchestration aussi profuse qu'exigeante, il sait encore apprendre et retenir de ses confrères. De Jacobs par exemple, dont il assimile pour son compte la liberté d'improvisation de ces incises continues au pianoforte, qui ont fait couler tant d'encre. Finaud, le Français joue la parcimonie - pas plus de deux ou trois interventions à découvert -, dessinant à son tour son propre trait de fusain. L'esprit et la magie même de Mozart.


(1) Nous devons également à Kentridge, entre autres, une réalisation du Nez de Chostakovitch qui fit quelque sensation en 2011 à Aix-en-Provence, après New York en 2010... Cette Flûte, créée en 2005, donc, à Bruxelles, s'est transportée par la suite à la Scala de Milan (DVD Opus Arte, illustration ci-dessus), à Rouen, Aix-en-Provence, Lille, Caen et au San Carlo de Naples.

(2) Une adaption des plus indépendantes, datée de 1801, et due à Étienne Morel de Chédeville et Ludwig Wenzel Lachnith.

(3) Hors du temps... Mais pas hors des toux ! Puisqu'une part significative du public, d'une infinie grossièreté, n'a rien trouvé de mieux que le début de cet air pour déverser ad nauseam expectorations, catarrhes et autres spasmes.

(4) Le temps ressenti par l'auditeur à l'écoute de cette Flûte est grosso modo le même que celui dispensé, voici une vingtaine d'années, par l'enregistrement de Sir Roger Norrington. La comparaison s'arrête d'ailleurs là.


un texte de Jacques Duffourg.

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 18 décembre 2011 - Wolfgang-Amadeus Mozart (1756-1791), Die Zauberflöte (La Flûte enchantée), singspiel en deux actes sur un livret d'Emmanuel Schikaneder (1791) -
Topi Lehtipuu,  Sandrine Werba, Markus Werba,  Emmanuell e de Negri, Jeanette Vecchione, Claire Debono, Juliette Mars, Élodie Méchain, Ain Anger, Steven Cole, Renaud Delaigue, Alexander Swan, Robert Gleadow,
Chœur du Théâtre des Champs-Élysées, trois garçons de la Maîtrise de Radio-France -
Direction musicale : Jean-Christophe Spinosi.

Crédits iconographiques - Ébauche de William Kentridge pour l'opéra (2005) - William Kentridge, © non fourni - Vidéo promotionnelle du TCE - Markus Werba, © Alex Werba -  Sandrine Piau , © non fourni - Jean-Christophe Spinosi, © Didier Olivré - Visuel du DVD Opus Arte enregistré à la Scala de Milan.

vendredi 16 décembre 2011

❛Concert❜ Paris, Cathédrale Saint-Louis des Invalides, 11/12/2011 • Marcos Portugal, 'Missa Grande' par Bruno Procopio & l'Ensemble l'Échelle.

Mettre en rapport des festivités dédiées, aux Invalides, à la célébration de l'Artillerie, avec une démarche musicale "historiquement informée", voilà qui ne tombe pas forcément sous le sens. Quel lien, suffisamment judicieux, dénicher pour cela ? Louons par conséquent Sainte Barbe, patronne des artilleurs : protectrice du lieu, elle se trouve également dédicataire d'une de ces compositions religieuses à grand apparat dont le XVIII° siècle finissant avait le secret, à tel point qu'elles s'exportaient jusque dans le Nouveau Monde. Le Brésil, en l'occurrence, par l'entremise du compositeur d'origine lisboète Marcos Portugal (1762-1830, figure de proue de la production dite luso-brésilienne, portrait tout en bas) et de sa Missa Grande. Grande comme l'est ce pays, lequel parle naturellement beaucoup à Bruno Procopio (photo ci-dessus) :  le claveciniste, fondateur-directeur du label Paraty - ici chef invité de l'Ensemble l'Échelle -, est en charge de la coordination d'un concert ne comprenant, pour tous instrumentistes, que les  excellents Olivier Houette à l'orgue positif, et Antoine Ladrette au violoncelle. Les forces chorales y sont en revanche profuses, l'Échelle déployant quatre voix par partie, au sein desquelles se remarquent ses directeurs artistiques Caroline Marçot et Charles Barbier (photos ci-dessous).

Comment qualifier cette œuvre aux imposantes dimensions, dont il est précisé en notice qu'elle bénéficia d'un "considérable rayonnement géographique et temporel", si ce n'est d'essentiellement rococo ? Rococo tardif sûrement, du moins en rapport de l'esthétique européenne qui la vit naître (1782 :  c'est aussi l'année de la Grande Messe en ut de Mozart, dont certains échos soufflent ici, notamment l'Et incarnatus, dans la cadence du Quoniam). Mais un rococo en phase, sans doute, avec l'expansion toute coloniale d'un terre de mission catholique, où le compositeur s'installa en 1811, et où la partition fut donc tant diffusée. Rococo certainement, ce Christe Eleison aux entrées sagement décalées mais à la ligne serpentine, comme enguirlandée. Rococo encore et  surtout, au terme d'un volubile et fleuri Gloria à huit sections, le Quoniam justement, traité tel un duo d'opéra vocalisant (et assez délirant) ; où, face au soprano lumineux de Luanda Siqueira, luit l'autre soprano - non moins splendide de projection, virtuosité et éclat  - de Charles Barbier.

Spectacle supplémentaire que de voir (et d'entendre) ce dernier assurer tout aussi crânement ses attributions de ténor et de chef de chœur. Quel chœur du reste, dont la jeunesse (un an) n'a d'égale que l'homogénéité technique, agrémentée de quelques timbres spectaculaires, en particulier chez les basses ! Tactus d'une somptueuse élégance offert en prime, pour d'hypnotiques interpolations, dans l'ordinaire de la messe de plain-chant, selon les rites. Des combinatoires insérées comme autant de respirations naturelles, de contrepoints aux volutes baroques galbées par le soin tout paternel de Procopio. En clef de voûte, une sortie aussi originale que malicieuse, due au talent de compositrice de Caroline Marçot. Imitant - là encore -  une pratique vernaculaire attestée, avec Quetzal, sorte d'Ite misa est créole, subtiles incantations tressées de breton, de corse, et d'onomatopées. Cette fort belle réussite, concomitante à la publication, par le même Ensemble l'Échelle, de La Chambre musicale d'Albert le Magnifiqueet inscrite dans une ambition plus largement dénommée Outre-Mers, fera l'objet à son tour  d'un enregistrement, à la cathédrale de Cuenca (Castille) en 2012. Auprès du label Paraty bien sûr, dont le précieux patronage est très opportunément rappelé en cette après-midi parisienne.


   Un entretien vidéo avec Charles Barbier (Daily Motion).

 Des extraits vidéo de la Messe sont disponibles sur YouTube ;  ici même, le Domine Deus.
Crédits iconographiques - Bruno Procopio, Classique News - Caroline Marçot, Musique nouvelle en liberté -
Charles Barbier,
Facebook.


mardi 13 décembre 2011

❛Disques & Livre❜ 'La Cour de Bayreuth' & 'Les Baricades Mistérieuses' (Brilliant) • Miguel Yisrael, ou l'extension du domaine du Luth

Guerre de Sept Ans, 5 novembre 1757. À Rossbach (Saxe), les troupes prussiennes menées par Frédéric II, remportent, dans un combat pourtant à un contre deux, une victoire éclair sur la coalition franco-autrichienne. David triomphant de Goliath si l'on veut - et aussi, quatre ans après la brouille entre Voltaire et le même Frédéric II, sinon la fin, du moins le tournant d'un tropisme européen, celui de la francophilie. Le français est en effet la langue de l'aristocratie européenne ; avec la langue s'exportent pareillement la culture, les beaux-arts, les modes de vie. Et la musique, mode d'expression de cour par excellence. Surtout en Prusse ! Frédéric, nous le savons, est musicien - il compose, et joue de cette flûte traversière dont la plus grande des écoles sera d'ailleurs française, initiée par un François Devienne naissant au même moment. La sœur aînée du monarque, Wilhelmine, devenue par alliance margravine (épouse du margrave) de Bayreuth où elle tient cour, également compositrice, s'adonne quant à elle aux joies des cordes pincées : plus francophile s'il est possible que son frère,  elle joue du luth.

Dérivés du luth arabe, le luth Renaissance puis le luth baroque ont probablement conquis certaines de leurs plus grandes lettres de noblesse continentales en France. Les plus grandes - mais pas les seules, il s'en faut. Aux côtés d'une école anglaise représentée entre autres par John Dowland (1563-1626) - et de quelques météores libres de droits tel que l'Italo-Allemand Giovanni Geronimo Kapsberger (c.1580-1651) - il existe de fait pour cet instrument, hors Johann Sebastian Bach (1685-1750) ou Silvius Leopold Weiss (1687-1750), une abondante littérature germanique. C'est celle - francisante, éducation oblige - réunie autour de Wilhelmine, qu'illustre le deuxième opus discographique du luthiste d'origine lusitanienne Miguel Yisrael (photographie ci-dessous), sous le titre de The Court of Bayreuth.  Hommage à l'un des cénacles aristocratique éclairés parmi les plus brillants de l'Europe de son temps.


Qu'entendre par composition francisante ? Laissons s'exprimer l'interprète : "le luth baroque est un instrument développé et inventé par les Français. Et il fut inventé à une époque où les codes sociaux étaient d’un grand raffinement, notamment au sein des salons littéraires, comme celui de Mme de Sévigné, où naquit, en quelque sorte, la littérature précieuse. (...) Le luth baroque ne peut pas être dissocié de tout cela ; c’est un instrument qui a été créé pour permettre l’expression d’un type de langage : un langage de raffinement, de préciosité, de poésie, en somme, un langage digne des princes et des rois." (1) Un raffinement tout de virtuosité, au sens de maîtrise suprême des ornements, et une préciosité qui n'est pas confidence - à moins que cette dernière ne reste galante, c'est à dire mesurée. Voilà en quoi, en dépit de la déferlante hexagonale, l'appropriation du luth par l'Allemagne ne peut être réduite à une décalque, un clone du goût français, alors que se répand outre-Rhin l'Empfindsamkeit ("sensibilité") : mouvement littéraire et artistique qui bercera en partie, plus tard, le Sturm und Drang.


Pas de plus parlante illustration que l'entame du recueil, une Sonate en fa mineur de Joachim Bernhard Hagen (1720-1787), suivie d'une autre en sol mineur d'Adam Falckenhagen (1697-1754, extrait vidéo ci-dessus), qui fut le maître du précédent. De découpe tripartite, elles débutent, à la manière corellienne, par un Largo : si Falckenhagen fut élève de Weiss, grand voyageur devant l'Éternel, Hagen - par ailleurs violoniste - reçut pour sa part l'enseignement de Geminiani. Tandis que le déroulé et la technique de ces pièces en appellent toujours à l'influence française, c'est bien leur climax - orienté plein septentrion par la modalité mineure - qui susurre à nos oreilles un air un tant soit peu nouveau. Air, oui, véritablement, avec ce que cela suppose de vocal, de cantabile ; par exemple parmi tant d'autres, le merveilleux Tempo giusto d'une infinie mélancolie, refermant la Falckenhagen.

Car il chante, le toucher de Miguel Yisrael, dans ces Sonates comme celles qui les complètent (2) ! Il n'est certes pas anodin que le jeune luthiste ait fait publier (chez Ut Orpheusillustration ci-contre) une méthode de jeu, entendant combler un espace pédagogique laissé en jachère, et ayant par là-même rencontré un fort écho. Doté, pour cet enregistrement, d'un magnifique instrument à treize chœurs dû à l'Américain Cezar Mateus, ce disciple d'Hopkinson Smith - il est de moins fastueuses parentèles - régale, donc, d'autant plus de souplesse qu'il illustre, avec la plus troublante simplicité du monde, les deux acceptions que nous pouvons donner au mot tact. Celle de l'étymologie, ici leçon de doigté, technique ornementale souveraine et profondeur expressive ne s'éloignant jamais l'une de l'autre. Puis celle, figurée, de la délicatesse, de la pudeur d'arachnéens piani - véritable fil d'Ariane de ces camées ouvragés, le musicien laissant d'un bout à l'autre s'épancher, avec l'apparent détachement qui est la marque des plus grands, l'âme de compositeurs possiblement tourmentés.

En d'autres termes, Miguel Yisrael réussit le tour de force d'habiller, sans effort flagrant pour l'oreille, la préciosité (ici encore le principal point cardinal, jamais escamoté) des atours de cette Empfindsamkeit à la féconde postérité. Cela revient à esquisser à la pointe du pinceau, chez des Boucher ou des Fragonard d'imperceptibles moirures annonçant Friedrich ! Comment dire davantage le miracle d'un panorama dont d'éparses racines formelles continuent de procéder, nous l'avons dit, du buon gusto d'un Corelli ? Cette Cour de Bayreuth s'avère ainsi une réussite totale, complétant à la perfection celle du précédent volume, Les Baricades Mistérieuses (graphie d'origine), premier disque d'un luthiste encore dénommé à l'époque (2008) Miguel Serdoura.

L'effet de miroir est dû à Silvius Leopold Weiss. Tandis que le Silésien se fait tuteur à Bayreuth par l'enseignement qu'il délivra à Falckenhagen, lequel le transmit à Hagen, il est présent en personne dans le recueil "français", dont le titre est bien sûr emprunté à François Couperin, dit le Grand. Par quel stratagème d'ailleurs, puisqu'aussi bien rien n'atteste de rencontre entre ces deux génies de la musique de leur temps ? Il s'agit en fait, selon ce qu'explique la notice de Jean-Marie Monod, d'une conjecture, d'un concert imaginaire (3) qu'aurait pu organiser un Couperin invitant à Paris son illustre collègue afin d'honorer ces formes cycliques qui firent florès à l'ère baroque : rondeaux, passacailles et semblables chaconnes. Autour de Weiss, représenté par la Passacaille en ré, et de son hôte, sont conviés un Allemand (David Kellner, 1670-1748) ainsi que trois Français : Jacques de Saint-Luc (1616-1708), Ennemond Gaultier (1575-1651), enfin Jacques Gallot (mort en 1685).

Les célèbres Baricades ont connu bien des avatars, comme si l'étrangeté d'un titre promis à une gloire durable avait suscité des vocations de transcripteurs, pour théorbe, guitare... et même piano (György Cziffra) ; avouons qu'en dehors du clavecin dédicataire, rarement cette pièce nous aura autant apporté de plaisir qu'ici, au luth. Quel que soit l'ésotérisme de sa signification (à supposer qu'il faille en trouver une), les jeux d'ombre, de retenue, d'intermittences et d'éclaircies fugaces qui la caractérisent se voient restitués par une pudeur superlative ; celle-ci, auréolée de libertés de dynamique et de tempo ne pouvant appartenir - là encore - qu'à un très grand peintre. De Couperin à Watteau, voici Miguel Yisrael brossant sa vision personnelle de l'Embarquement pour Cythère (ci-dessous) ! (4)


Les pages de Saint-Luc et Gallot sont bien plus qu'un agrément de programme  : du second nommé, des Folies d'Espagne - "Folia" donc, issues en réalité du Portugal, atavisme d'un artiste lisboète - viennent immédiatement s'ancrer dans les mémoires les plus volatiles. Cependant, l'équilibre de l'ensemble repose avant tout sur un monumental diptyque, une mise en abîme des deux plus vastes Chaconnes conçues pour l'instrument, celles de Kellner et Ennemond Gaultier (La Cascade). Rien moins que des temples vertigineux, en tous points comparables à l'opus magnum pour violon de Bach, au cours desquels Miguel Yisrael déploie - outre sa polyphonie et sa technique sans pareilles - les plus obsédantes oraisons.

"Il y a encore presque tout à découvrir en ce qui concerne le répertoire pour luth baroque, immense autant par sa quantité que par sa qualité !" (1) prend-il soin de préciser ; Weiss et Bach en étant certainement les arbres qui cachent la forêt. En nos temps incertains, où des cordes pincées associées à un petit ensemble peuvent se prêter à des initiatives contestables (si ce n'est déplorables) de "cross-over à l'ancienne", l'existence d'un passeur aussi jeune, aussi virtuose, aussi poète - et doté d'un aussi féroce appétit de dénicheur - est un baume réconfortant à faire connaître et diffuser autour de soi à tout prix. Son troisième récital, consacré cette fois à la plus que méconnue école autrichienne, par le prisme de deux de ses compositeurs-phares, Lauffensteiner (1676-1754) et Weichenberger (1676-1740, visuel ci-dessus), est annoncé pour le prochain avril : voilà de ces promesses fantasques et envoûtantes qu'il convient, en cette période de Noël, de narrer sans fin lors de nos veillées.

(1) Extrait de l'entretien avec Miguel Yisrael, réalisé le 24 août 2010 par Adrien De Vries pour Classique News.

(2) Sans être inscrites dans une tonalité mineure, les alter ego de Falckenhagen et Hagen enregistrées ici n'en sont pas moins admirables ! À noter la présence de Christian Gottlieb Scheidler (1752-1815), par le biais de très rococo Variations sur un thème du Don Giovanni de Mozart, parvenant à disloquer dans d'inattendues perspectives l'ossature bien connue de Finch'han dal vino. Cette œuvre est par ailleurs l'une des dernières compositions authentiquement destinées au luth que nous ait transmises l'histoire.


(3) Cette démarche n'est finalement pas éloignée de celle d'un Leonardo Garcia Alarcon - cette fois au service d'un compositeur unique -, lorsque ce dernier bâtit à partir de partitions existantes ses Vêpres à Saint Marc de Vivaldi : un corpus fastueux, dont la splendeur n'a d'égale que l'incertitude historique...


(4) Clin d'œil en retour à The Court of Bayreuth, d'une certaine manière. En effet, cet Embarquement (distinct du Pèlerinage à l'île de Cythère, réalisé un an auparavant et visible au Louvre) se trouve conservé au château de Charlottenburg. Il fut, précisément, l'un des orgueils francophiles des collections de... Frédéric II.


❛À noter, la haute pertinence des illustrations choisies en visuel de couverture, avec explications dans le livret bilingue. Pour le disque "allemand", un double portrait de Frédéric II et de sa sœur Wilhelmine, dû à Antoine Pesne (1683-1757). S'agissant du disque "français", le Baiser à la dérobée de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806)❜



 The Court of Bayreuth (2010) & Les Baricades Mistérieuses (2008),
deux disques de Miguel Yisrael (précédemment Miguel Serdoura) édités chez Brilliant Classics -
Compositions : Hagen, Falckenhagen, Scheidler - Couperin, Weiss, Kellner, Gaultier, Gallot, Saint-Luc.

 Le livre (Méthode de Luth Baroque) peut être acheté ICI.

Ces disques peuvent êtres achetés ICI et ICI.

  À consulter avec profit, le site de Miguel Yisrael.

Crédits iconographiques - Visuels CD de la marque Brilliant -  Miguel Yisrael photographié par Jean-Baptiste Millot - Vidéogramme promotionnel YouTube - Visuel Livre de la marque Ut Orpheus -
Embarquement pour Cythère, une toile d'Antoine Watteau conservée au Château de Charlottenburg.


lundi 5 décembre 2011

❛Concert❜ Semele (Haendel) à la Salle Pleyel • Cecilia Bartoli, 'Miroir, dis-moi que je suis belle... éternellement'


Janvier 2007, presque cinq années (déjà) : une création remarquée, puis rapidement inscrite, DVD à l'appui, dans la légende dorée bartolienne. Pour la première fois, sur sa scène fétiche zurichoise, Cecilia Bartoli s'offrait un rôle en langue anglaise. Et pas n'importe quel rôle ! Cette Semele haendélienne de 1744, musical drama tiré d'un prototype écrit par William Congreve en 1707, était taillée sur mesure pour - entre autres - la Duparc, dite la Francesina, une cantatrice à l'agilité légendaire.

Ni totalement un oratorio (avec ce que ce mot suppose d'allégorique ou de biblique), ni vraiment un opéra, mais une séquence mythologique, virtuose et chorale (tel l'Hercules qui suivra) traitée en fable : morale, nécessairement morale, si ce n'est moralisante. Un an et demi après le Rousset/McVicar du Théâtre des Champs-Élysées, petit exploit pour une Salle Pleyel naturellement comble, que de réunir, fût-ce en version de concert, bien plus que l'ossature de l'original helvète. Si William Christie a laissé la baguette  à Diego Fasolis, si les English Voices ont supplanté le chœur autochtone, c'est bien La Scintilla (formation permanente sur instruments originaux de l'Opéra de Zurich) qui officie. À l'avant-scène, outre la diva romaine précitée, Charles Workman et la fidèle Liliana Nikiteanu permettent au cast - augmenté d'Hilary Summers, Christophe Dumaux, Jaël Azzaretti et Brindley Sherratt - de se rattacher naturellement à la production de départ.

Cast ? En vérité, de longues décennies de pratique (et sauf défaillance de la mémoire) ne nous avaient peut-être jamais permis d'assister, versions scéniques et concertantes confondues, à une démonstration opératique ne comportant absolument aucun point faible. Pas même une réserve minimale, pour solde d'objectivité calibrée ! Du rôle incroyablement court (et incroyablement difficile) de Somnus, en plus de Cadmus, Sherratt tire au III (Leave me, loathsome light puis More sweet is that name) une oraison aux graves de sépulcre dignes du futur Fiesco verdien ; tandis que Dumaux, pas mieux servi en quantité, ne fait qu'une bouchée d'un Despair no more final d'Athamas, pourtant peu avare de périls ; perfection technique et remarquable projection n'obérant jamais, chez le Français, la recherche de séduisantes couleurs dramatiques. Brièveté et panache, toujours, pour Jaël Azzaretti, Iris feu-follet aux aigus désormais assurés, en plus d'excellente comédienne.


Talent de comédienne : c'est - encore - le moins qu'on puisse revendiquer de la Juno d'Hilary Summers, présence de matrone mais chant de souveraine, abattant avec chic, et sans poitrinage aucun, des pages risquées, dont le fameux Iris, hence away que nous avons déjà entendu certes mieux vocalisé, mais moins bien phrasé. Plus modeste de carrure, Lilia Nikiteanu délivre malgré cela une Ino de rêve, aux graves certes moins sonores que ceux de sa consœur (1), mais d'une mélancolie indicible (Turn, hopeless lover). Davantage qu'honorable tout cela, quand bien même les deux autres protagonistes ne seraient pas auteurs de prestations exceptionnelles !

Or, c'est le cas. En dépit d'une carrière en dent de scie qui l'expose moins qu'autrefois, nous retrouvons le Charles Workman (photo ci-dessous) que nous aimons - impérial dès un Lay your doubts d'entrée qu'assoit un bas de tessiture d'airain, comme seul un tel baryténor peu dispenser. Voici un chant infiniment nuancé, jouant intelligemment sur les dynamiques, total reflet du miroitement d'une Semele à facettes. Kaléidoscopique faudrait-il écrire, tant Cecilia Bartoli (dont on sait la sagesse de parcours, photo ci-dessus) ne manifeste pas le moindre signe d'usure. Passées quelques grimaces, décidément irréfragables mais heureusement circonscrites à l'O Jove initial, se met en place au cours des neuf (!) récits ou airs suivants, un de ces festivals dont le mezzo romain détient depuis longtemps les clés.

Souvent à la limite du cabotinage, mais suffisamment racée pour ne jamais y choir, souffle de forge en bandoulière et demi-teintes de velours au cœur, elle semble avoir encore mûri son renversant morceau de bravoure à cocottes et à miroir, Myself I shall adore. Technique transcendante plus drôlerie irrésistible égalent, bien entendu, ovation assurée. Toutefois ce serait mal connaître l'artiste que de la croire ainsi dédouanée, tant, plus loin, le vertigineux No, no, I'll take no less surgit toutes voiles dehors ! La vocalisation insensée y semble transfigurer les ressources d'un matériau... auquel nous aurions volontiers pardonné un soupçon de fatigue. Ceci n'empêche même pas la Bartoli d'enfoncer un peu plus le clou (aux antipodes de la virtuosité d'apparat cette fois) par une mort d'une nudité poignante (Too late I now repent).

Dure concurrence pour les deux ensembles, choral et instrumental. Le premier - peu bichonné pourtant par un Diego Fasolis à la gestique exaspérante où le tressautement de cabri l'emporte de loin sur le souci du détail - illustre par sa subtilité et sa flexibilité ce qu'en Angleterre, génération après génération, chanter en chœur peut vouloir dire ; tandis que le second, lui, paraît se voir assigner pour l'essentiel une fonction d'écrin, d'ailleurs fort seyant, pour joaillerie de grand luxe. Trois heures durant, nous y entendons du son élégant, et nous y cherchons - non sans difficulté - un peu de théâtre en musique. En avions-nous tant besoin cependant ?

(1) On se rappelle sans doute l'idée de John Nelson (1993) de faire enregistrer ces deux derniers rôles par la même Marilyn Horne... certes, Juno prend les traits d'Ino à l'acte II, mais au disque fallait-il entretenir telle confusion vocale  ?!

un texte de Jacques Duffourg.

 Paris, Salle Pleyel, 4 décembre 2011 -
Georg Frideric Handel (1685-1759) : Semele, a musical drama, d'après William Congreve (1744) - Cecilia Bartoli, Charles Workman,  Hilary Summers, Liliana Nikiteanu,  Jaël Azzaretti, Christophe Dumaux,  Brindley Sherratt - London Voices, Orchestra La Scintilla an der Oper Zürich -
Direction : Diego Fasolis.  

  À consulter avec profit, un bel article sur
l'admirable album napolitain de Cecilia Bartoli, Sacrificium.

 Crédits iconographiques :  Gustave Moreau, Jupiter & Sémélé, 1895,  www.musée-moreau.fr - Cecilia Bartoli (Semele) & Charles Workman (Jupiter), production de 2007, © Armin Bardel, www.arminbardel.at. 

vendredi 2 décembre 2011

❛Brève❜ New York, The Metropolitan Opera, 19/11/2011 • Philip Glass : Sathyagraha, les trois piliers de la sagesse

Quel luxe étrange et paradoxal que l'opéra au Cinéma ! Grâce à cette louable initiative, nous voici téléportés illico presto au mythique "Met". Somptueuse découverte ce Satyagraha (1980) de Philip Glass (né en 1937, photo plus bas) : fresque lyrique chantée en... sanscrit, oratorio qui ne dit pas son nom. Dire que l'on ose ça et là brocarder la programmation new-yorkaise pour sa "pusillanimité" et son côté "plan-plan"! Les spectateurs, eux, apprécient visiblement l'indéniable prise de risque, happés dans une étrange quatrième dimension. L'impact émotionnel agit dès les premiers accords, ésotériques : impossible de résister au pouvoir hypnotique de ces longues, lancinantes mélopées, infinies, sinueuses. Enveloppées dans une écriture vaporeuse ou bien tumultueuse - extraordinaires choeurs omniprésents  !

En France, le compositeur américain est très injustement décrié. Voué aux gémonies par un sérail élitiste un brin condescendant. Ses pages dites répétitives (parmi lesquels un redoutable Concerto pour violon, de brillants Quatuors, sans parler des neuf Symphonies) ne squattent guère les salles de concert (si ce n'est ICI), à l'instar d'un John Adams, ostracisé de même. (1)

À quand une reprise d'Einstein on the Beach - Glass, encore - créé à Avignon en 1976 ?! Force est de reconnaitre que Satyagraha, manifeste pacifiste, consacré à la personne de Gandhi, est l'exemple parfait de musique néo-tonale, aux inflexions post-baroques ; minimaliste, dépouillée certes, mais ne cédant jamais à la facilité. Ce langage polychrome, accessible, qui parle directement au coeur et aux tripes,  s'avère propice à conquérir un public large... Voire attirer de nouveaux mélomanes rétifs à la forme opératique traditionnelle !

Les quelque trois heures de musique - phosphorescente, étale, plane et planante - retracent le destin de Gandhi.  L'homme, l'humaniste et citoyen du monde Gandhi. Trois heures, trois séquences. Le passé : Tolstoi. Le présent : Rabindranath Tagore. Enfin, le futur : Martin Luther King : trois figures charismatiques - et muettes dans la partition. Les interprètes sont épatants ; s'en détache l'immense performance de Richard Croft (photo en tête d'article) ! De ce dernier, le monologue final - lunaire, émouvant, désincarné, immatériel - atteint au bouleversant. Avec Idoménée, le rôle de sa vie ! La saison prochaine, Aknaten ?

(1) Louons donc d'emblée le courageux Châtelet, qui affichera dans quelques mois le magnifique Nixon in China, avec l'immense June Anderson...
‣ E. M.