APPOGGIATURE observe une pause - à l'évidence de très longue durée - depuis exactement quatre années. Sa dernière chronique à avoir été publiée, ci-dessous, est celle des DANAÏDES d'Antonio SALIERI, à VERSAILLES, le 27 novembre 2013.
J'y avais alors entendu en version de concert (et ai rendu compte avec le plus grand enthousiasme) une réalisation d'un niveau tout à fait superlatif.
Elle était due aux bons soins et aux grands talents de toutes les équipes et artistes impliqués : PALAZZETTO BRU ZANE, CENTRE DE MUSIQUE BAROQUE & OPÉRA ROYAL DE VERSAILLES, CHÂTEAU DE VERSAILLES SPECTACLES, PAGES & CHANTRES DE VERSAILLES, LES AGRÉMENS & GUY VAN WAAS, SOLISTES & CHORISTES...
Voilà, reconnaissons-le, une belle manière de tirer son chapeau, et de tourner une page dans la vie personnelle d'un chroniqueur indépendant. Ainsi va le microcosme dénommé "blogosphère".
Aujourd'hui, certains articles parmi les plus anciens peuvent souffrir de "liens morts", de "vidéos fantômes" ; quelques clichés ou vignettes ont disparu de leur côté dans les imprévisibles limbes numériques. Mais je n'ai pas le moyen, et surtout pas le temps d'y porter remède. Acceptez toutes mes excuses pour ces désagréments de pagination et de lecture.
Je présente à mes fidèles lectrices et lecteurs mes meilleurs vœux pour le millésime qui s'approche. Vœux musicaux et lyriques, s'il en fut... que j'illustre ci-dessus par une scène de l'une des plus belles productions d'opéra parisiennes de ces dernières décennies - sans exagération aucune de ma part !
Chers mélomanes internautes... et chers musiciens, éditeurs... intermédiaires de presse ou attachés de communication, vous professionnels sans qui rien n'aurait vu le jour : APPOGGIATURE ne vous oublie pas. Peut-être n'est-ce qu'un au revoir ?
Vous pouvez continuer de me lire dans l'excellente revue que j'ai décidé de rejoindre, BaroquiadeS !
Pour les mélomanes de ma génération, le nom seul d'Antonio SALIERI (1750-1825) renvoie imparablement au film-culte (d'ailleurs superbe) de Milos FORMAN (1984), Amadeus, lui-même adapté de la pièce de Peter SCHÄFFER. Postérité peu flatteuse, puisque son parti-pris assez romanesque consistait à reconsidérer la vie de MOZART, sous l'œil très hypothétique d'un SALIERI envieux... parce que nécessairement médiocre.
Évidemment, rien de très plausible - et encore moins de scientifique - là-dedans ! En revanche, un postulat déroulé avec suffisamment d'habileté, pour affubler le compositeur d'une véritable peau d'âne, que même des tentatives aussi brillantes que la reprise de l'Europa riconosciuta par Riccardo MUTI à la Scala de Milan en 2004 n'ont pas réussi à conjurer. Une friche idéale, pour un découvreur de la trempe d'un Christophe ROUSSET, chacun connaissant son goût pour les raretés, qu'elles soient de SALIERI lui-même (La Grotta di Trofonio), napolitaines (Armida abbandonata)... ou françaises, le"cas Médée" en étant le meilleur exemple.
Le legs de SALIERI que Christophe ROUSSET et "ses" TALENS LYRIQUES (notre ensemble de l'année 2012) viennent d'empoigner appartient à cette seconde école. Les Danaïdes, c'est une tragédie lyrique créée à l'Académie Royale de Musique de Paris le 26 avril 1784, sur un livret de LEBLANC du ROULLET et de TSCHUDI. Au départ, on choisit Christoph Willibald GLUCK pour mettre en musique cette tragédie d'origine mythologique : l'auteur d'Iphigénie en Tauride, au surplus, avait déjà traité ce sujet, sous forme d'opera seria, quelque quarante années plus tôt (Ipermnestra, Venise, 1744). Pourtant, GLUCK, las et âgé, laisse son élève SALIERI travailler en son nom... et ne révèle la véritable paternité que lorsque le succès de la pièce est acquis.
Né à LEGNANO (province de VÉRONE), le jeune Italien, chaperonné par GASSMANN, dirigeait la musique de l'Empereur, à VIENNE, depuis déjà dix ans. C'était ce qu'on appelle un enfant de la balle, déjà auteur de vingt opéras de genres divers dans sa propre langue. À l'instar d'un Johann Christian BACH cinq ans plus tôt avec son captivant Amadis, SALIERI venait chercher à PARIS une consécration supplémentaire : celle de la capitale et de l'institution les plus en vue pour guigner une gloire lyrique européenne. Quitte à devoir composer dans un style hautement codifié et exigeant, et un idiome nouveau pour lui - ce qu'avaient déjà entrepris ses "compatriotes" (1) Niccolò PICCINNI et Antonio SACCHINI, dont les Didon et Renaud respectifs venaient d'être produits l'année précédente.
L'assimilation par le compositeur de l'essence même de la tragédie lyrique nationale, telle qu'en vogue dans ces derniers flamboiements de l'Ancien Régime, est tout bonnement stupéfiante. De la découpe classique en cinq actes - qui perdurera jusqu'à Pelléas et Mélisande, au XX° siècle ! - à la prosodie minutieuse et calibrée, de l'écriture chorale grandiose au respect strict des typologies (2) : Antonio SALIERI compose d'emblée, littéralement, plus français que français. À la première écoute, c'est en toute logique l'ombre tutélaire de GLUCK qui se fait le plus sentir. Le GLUCK d'Alceste en particulier ! Même ampleur du propos aux accents volontiers sacraux, même maestria dans la couleur insrumentale, mêmes attendus (de technique comme de charisme) quant au magnifique rôle principal - ici, Hypermnestre.
Pourtant, si l'élève, à mon sens, égale le maître, il ne se contente pas de décalquer le génie de ce dernier de manière assez servile. Les temps sont fort mobiles, et - déjà ! - le grand réformateur venu de Bohême appartient au passé. Fin 1779, le fiasco de son Echo et Narcisse a fait rapidement litière du triomphe de son Iphigénie, l'amenant à quitter (temporairement) la France. Comme avant lui GRÉTRY avec Andromaque (1780), SALIERI perçoit bien le sens du vent, désormais plus orienté vers la forme courte et, paradoxalement, la place accrue offerte aux sentiments les plus intimes. C'est ce à quoi les trois principaux protagonistes (la Danaïde rebelle Hypermnestre, son père tyrannique Danaüs et son amant éploré Lyncée) s'emploient sans ménagement. Frémissement pré-romantique, en quelque sorte ?
Les maîtres mots concernant le matériau de SALIERI sont l'économie de moyens et la concision. Au sens bien sûr de comble de l'art - et non d'indigence, comme le croient encore les esprits mal informés ! Les cinq actes ne durent pas plus de deux heures quinze ; les airs ou duos, très tendus, sont incroyablement courts (et d'autant plus saisissants) ; les récits qui les enchâssent, admirablement scandés, vont droit à l'essentiel. Il n'est pas jusqu'aux didascalies théâtrales qui ne visent à l'épure, seul l'exceptionnel final"gore" (3) s'autorisant quelque machinerie ou toile peinte à grand effet.
Le sommet de la concentration est atteint à la fin de l'acte IV, où le massacre de leurs quarante-neuf époux par les Danaïdes est génialement restitué en fort peu de mesures. Ce sont, au chœur, autant de plaintes et de cris. L'orchestration, incroyablement subtile, recourt de façon très moderne aux cuivres (deux trompettes, deux cors, trois trombones), dont l'usage bien plus coloriste que martial annonce rien moins que BEETHOVEN (4). Le tout début de l'ouverture distille - très brièvement, toujours - un clair-obscur admirable, lui aussi très "romantisant," dont saura se souvenir un CATEL, dans sa Sémiramis de 1802.
La représentation des Danaïdes à l'Académie Royale
Le clair-obscur, voilà le sésame et le fil rouge dont se pare la direction de Christophe ROUSSET (notre chef de l'année 2012, photo plus bas). En charge d'une tragédie peu avare en homicides - simultanés ! - au long de laquelle SALIERI a dosé ses coups les plus forts avec une parcimonie de stratège, le chef des TALENS LYRIQUES mène le drame de bout en bout avec une estomaquante souplesse. Le trait sinueux mais précis, au fusain, n'est jamais grossi, au point qu'au détour de quelque accélération furtive, ou d'une imperceptible poussée dynamique, pointe même une relative alacrité. Ce détachement d'artiste au faîte de ses moyens n'est-il qu'un atour offert à la pudeur... à moins qu'il ne représente cette sprezzatura chère aux Transalpins ?
Je ne reviendrai pas sur les qualités d'un ensemble "baroque" parmi les tout meilleurs, déjà souvent louangé en ces colonnes, de Tragédiennes en Amadis ou de Miniatures tragiques en Médée... À l'image de son mentor, il est, pareillement, à son sommet. Avec ce quelque chose qui fait toute la différence entre une "simple" habitude du haut niveau, et cette vérité de l'instant qui trahit la remise en question et la prise de risque permanents.
Habitué, en sa compagnie, aux soieries raffinées du CHŒUR DE CHAMBRE DE NAMUR, je ne peux que me régaler des luxueuses tentures que tissent ce soir LES CHANTRES DU CMBV façonnés par Olivier SCHNEEBELI (photo tout en bas). Dans un ouvrage où ils sont souvent sollicités - si ce n'est mis à rude épreuve - les virtuoses choristes versaillais, clairs et incisifs, théâtraux au possible, sont les auteurs d'un véritable sans-faute.
Mémorable encore, la qualité élevée du chant soliste. Souvent remarqué, toujours apprécié en pareil répertoire, Tassis CHRISTOYANNIS (photo plus haut) trouve en Danaüs un habit à sa mesure : royal. L'aplomb, considérable, servi par une diction impeccable et une splendide projection, n'empêche pas les nuances, dans le souci de conserver un infime reste d'humanité au souverain criminel.
Ébauche-croquis pour le décor de l'Acte III des Danaïdes, lors des sessions dirigées par Gaspare SPONTINI
La partie de sa fille Hypermnestre dévoile un archétype de personnage écartelé entre la passion et le devoir, auquel SALIERI prête une profondeur de sentiment merveilleuse... rien d'étonnant à ce qu'une Montserrat CABALLÉ l'ait chanté. Judith VAN WANROIJ (photo plus haut) s'en empare et le fait sien avec l'abandon émouvant d'une Brünnhilde en puissance (5). Dans un français correct, les inflexions sont infinies, ponctuées de poignants spasmes de révolte, rehaussées par un timbre fascinant et une tenue irréprochable. Pas de doute, voici Judith Triomphante !
Pas moins de plaisir du côté de Lyncée, rôle détonant. Caractère inexistant, passif voire geignard, il ne se rebelle, poussé dans ses retranchements, qu'à la toute fin de l'opéra ; et ce n'est même pas lui, mais Pélagus, qui tue Danaüs. En dépit (ou à cause) de cela, son lustre vocal est sans doute parmi ceux des plus beaux ténors "à la française" ; Philippe TALBOT (photo ci-dessus) lui prête expressivité, moelleux et aigus éclatants, ce qu'atteste un curriculum vitæ où le bel canto occupe une place de choix. Luxe suprême, sa diction est simplement parfaite.
De notables progrès, en ce domaine, attendent encore Katia VELLETAZ (Plancippe, sœur d'Hypermnestre). Cependant, la voix est fraîche, et la courte prestation tout à fait charmante. Plus brèves encore, les quelques répliques de Pélagus et des trois officiers trouvent en Thomas DOLIÉ un jeune baryton prometteur, au tranchant idéal.
Que Les Danaïdes soient à considérer comme un chef d'œuvre, à chacun de se faire son idée, en vertu de ses penchants et exigences propres. Nul ne peut nier, en revanche, que la hauteur de vue, l'intelligence de la construction, la sobre efficacité de l'écriture, la modernité de l'orchestre... marquent une date dans l'évolution du drame français, de la Tragédie Lyrique au Grand Opéra.
De ce dernier, on y trouve de nombreuses prémices, et aucun de ses excès. Une fois de plus, c'est un expatrié, un "Italien à PARIS", ostensiblement doué et intuitif, qui trace le chemin : la voie est ouverte pour les SPONTINI, CHERUBINI - et même ROSSINI.
(1) "Compatriotes" est une simplification... Ne perdons pas de vue que l'unité italienne date de 1860...
"Par ailleurs, le legs opératique hexagonal ou dérivé, c'est au moins pour moitié, celui de la plus parlante des acculturations. Non seulement celle de ces Italiens à PARIS, nombreux, talentueux et féconds, dont la lignée s'ouvre avec LULLY soi-même et, passant par CHERUBINI, se poursuit jusqu'à ALFANO ! Mais aussi celle de tous ces étrangers venus de la Province de LIÈGE (GRÉTRY), de Bohême (GLUCK, et bien plus tard MARTINŮ), Saxe (J.-C. BACH), Prusse (MEYERBEER), Rhénanie (OFFENBACH), Wurtemberg (RIGEL), Espagne (ARRIAGA)"...(extrait de notrecompte-rendu du disque "Tragédiennes III" dues aux mêmes TALENS) Les deux autres opéras français d'Antonio SALIERI sont : Les Horaces (d'après CORNEILLE, 1786), un échec - et Tarare (d'après BEAUMARCHAIS, 1787), un succès tel... qu'une postérité italianisante, connue sous le nom d'Axur re d'Ormus, lui fut offerte dès l'année suivante !
(2) Ainsi se retrouvent sur scène, comme dans d'autres tragédies lyriques contemporaines : Hypermnestre, un rôle féminin de premier plan (qui sera chanté plus tard par la fameuse BRANCHU) qu'on qualifierait aujourd'hui de soprano pour ainsi dire dramatique ; Danaüs, un rôle tout aussi important de baryton, très tendu ; et Lyncée, un véritable ténor à la française - issu bien entendu de la haute-contre - à l'émission claire, souple... et à l'aigu éclatant.
(3) Ce final, d'une densité musicale phénoménale, annonce le cataclysme conclusif de la Salome de Richard STRAUSS, de cent vingt-et-un ans ultérieure ! Il s'appuie sur des indications scéniques grandiloquentes, à grand renfort de clichés infernaux : Danaüs aux entrailles arrachées par un vautour, Danaïdes poursuivies par des furies, ou dévorées par des serpents - le tout sous une pluie de feu et devant un Tartare roulant des flots de sang.
(4) Par exemple, le premier Concerto pour pianoforte, qui n'a finalement été écrit qu'onze ans plus tard. Antonio SALIERI enseigna d'ailleurs à Ludwig VAN BEETHOVEN ; comme à Franz SCHUBERT, Franz LISZT, Ignaz MOSCHELES, Carl CZERNY, etc... (5) Clairement, il y a du Wotan dans Danaüs, le châtiment appelé sur la fille aimée mais désobéissante, Hypermnestre, portant déjà des accents de la Walkyrie. Et comme l'a relevé Jacques BONNAURE, certaines répliques-clés feront florès dans des situations comparables de futurs opéras français : "Il va venir" (La Juive) ou "Il faut nous séparer" (Werther) !
Les Danaïdes, tragédie lyrique en cinq actes d'Antonio SALIERI, sur un livret de LEBLANC du ROULLET et TSCHUDI, d'après RANIERI de' CALZABIGI (1784).
‣ Tassis CHRISTOYANNIS, Judith VAN WANROIJ, Philippe TALBOT, Katia VELLETAZ, Thomas DOLIÉ, Les CHANTRES du CENTRE de MUSIQUE BAROQUE de VERSAILLES (direction : Olivier SCHNEEBELI), LES TALENS LYQUES. Direction musicale : Christophe ROUSSET.
‣ Cette série de concerts (VIENNE, VERSAILLES, METZ) fera l'objet d'unenregistrement discographique.
Un travail perlé de bout en bout, où strictement rien n'est laissé au hasard, c'est l'impression - la certitude ! - qui ressort de ce Thésée (1782) de François-Joseph Gossec (1734-1829), re-créé à l'Opéra Royal de Versailles (après la Salle Philharmonique de Liège) ce 13 novembre 2012, par les bons soins de Guy Van Waas, associant les forces conjointes des Agremens et du Chœur de Chambre de Namur.
Cette belle réussite trouve sa logique dans le souhait du Palazzetto Bru Zane - Centre de Musique Romantique Française, de ramener à la vie ce qu'il est convenu d'appeler, avec un soupçon d'affectueuses dérision, des "enquinauderies" - c'est à dire, des ouvrages lyriques nés d'un goût prononcé de la fin du XVIII° siècle envers les tragédies lyriques écrites par Philippe Quinault pour l'usage de Jean-Baptiste Lully... et du Roi Soleil. Une volonté artistique mais aussi politique, assurément, au profit d'une royauté en mal de prestige et de rayonnement européen. C'est ainsi, qu'après une reconstitution intéressante de l'Amadis de Jean-Chrétien Bach la saison dernière (notre chronique de la représentation de l'Opéra Comique), se sont succédé à Versailles la résurrection d'un Piccinni (Atys, en partition réduite, avec le Cercle de l'Harmonie) et la remise à l'honneur d'un Sacchini (Renaud, avec les Talens Lyriques).
Remarquable Thésée, d'un compositeur a priori peu estimé pour sa production lyrique ! D'abord et avant tout, par sa partie chorale, absolument pléthorique, d'une grande efficacité dramatique. Elle se voit habitée, avec la classe qu'on lui connaît, par le Chœur de Chambre de Namur au meilleur de sa forme... Phénoménal de précision, de réactivité dynamique, de gradation dans les nuances, de puissance ; de diction française, enfin. Pas moins magnifiques sont la ductilité, la netteté parfois tranchante et, à l'occasion, la sombre péroraison des Agremens de Guy Van Waas. La phalange d'outre-Quiévrain et son chef savent s'en tenir - malgré la pompe un peu boursouflée qui guette des scènes de genre, comme le finale du I - à la déclamation tragique cursive, rapide, sans alanguissements inutiles, de cette pièce ramenée à quatre actes (et dépourvue de prologue).
Identiques félicitations, sans hésiter, aux quatre principaux solistes. Virginie Pochon convainc en Églé manipulable, quoique fière et aimante ; le timbre est plaisant, cependant c'est surtout la qualité déclamatoire et la vérité des affects qui saisissent. Tassis Christoyannis, efficace clef de fa déjà remarquée dans l'Andromaque de Grétry, campe un Égée aristocratique, déterminé, dont les certitudes régaliennes cèdent toutefois, de manière crédible, aux doutes induits par la jalouse et maléfique Médée.
La ligne redoutable de la magicienne de Colchide est endossée par Jennifer Borghi, dont l'aplomb et la puissance gagnent à mesure qu'avance l'action ; ce qui nous vaut, au III, une scène d'imprécations, avec chœur, de grand lignage : la protagoniste sait se souvenir qu'elle est, aussi, une princesse. Ceci nous remet d'ailleurs immédiatement dans l'oreille le rôle éponyme - de près d'un siècle antérieur - conçu par Marc-Antoine Charpentier. L'air du IV du présent Gossec figurait, du reste, dans le splendide recueil "Tragédiennes III" (notre chronique du disque et celle du récital) offert par Véronique Gens & les Talens Lyriques, voici tout juste un an.
Frédéric Antoun encore, fringant ténor canadien ayant chanté voici peu Grétry (l'Amant jaloux) sur cette même scène, s'affirme comme le Thésée d'abord conquérant, puis broyé par les maléfices de la jalousie, que nous sommes en droit d'attendre. Les affres de son personnage lui permettent d'offrir des inflexions à la fois poignantes et claires, voire éclatantes - en digne défenseur et illustrateur de la typologie de haute-contre à la française, dont son rôle est, bien entendu, la perpétuation. Les parties plus modestes, confiées pour certaines d'entre elles à des membres du Chœur de Namur (telle Caroline Weynants que nous connaissons bien avec Alarcón) s'avèrent tout aussi impeccables.
Cette soirée de haute tenue - aboutissement d'un labeur philologique et musical sans concession - va, sans doute aucun, au-delà du "simple" intérêt qui s'attache, par nature, aux redécouvertes historiquement informées. À plus forte raison lorsqu'elles sont thématiques, en l'occurrence autour de la postérité de Quinault. Dûment enregistré à la Salle Philharmonique de Liège, le disque, nous nous en réjouissons, est annoncé à suivre.
‣Opéra Royal de Versailles, 13 XI 2012 : recréation, en version de concert, de la tragédie lyrique de François-Joseph Gossec, Thésée (1782), sur le livret de Philippe Quinault pour Jean-Baptiste Lully, adapté par Étienne Morel de Chédeville. ‣Tassis Christoyannis, Frédéric Antoun, Virginie Pochon, Jennifer Borghi, Katia Velletaz, Mélodie Ruvio, Caroline Weynants, Aurélie Franck, Bénédicte Fadeux, Renaud Tripathi, Thibault Lenaerts, Philippe Favette. ‣Chœur de Chambre de Namur, Les Agremens. Direction musicale : Guy Van Waas.
Le bouillonnement musical de Paris à la fin XVIII° siècle nous a légué, parmi mainte vicissitude, le souvenir de deux Querelles esthétiques, sans doute liées mais distinctes. La première, dite des Bouffons, vit s'affronter peu après 1750 autour de Rameau les tenants de la tragédie lyrique, et les partisans de l'opéra bouffe ultramontain, prestement excités par Rousseau (1). Moins d'un quart de siècle plus tard, le couvert était remis par d'Alembert et Marmontel, suppôts d'un Piccinni "mélodiste" qu'ils voulaient opposer, schématiquement, à Gluck et sa réforme de la déclamation en musique. La filiation n'allait d'ailleurs pas plus loin, puisque le conflit des années 1775, contrairement à son prédécesseur, intéressait deux visions d'une dramaturgie nationale, chantée en français, sous-tendues par une lutte d'obédiences issues d'horizons différents. Dans ce contexte intervint une pratique très circonstancielle, parfois qualifiée plaisamment d'enquinauderie ;consistant à remettre sur le métier les illustres livrets de Quinault, matière à lauriers pour le Roi Soleil... et à fortune pour Lully. Tandis que Piccinni s'était acquitté avec les honneurs, peu après le triomphe de l'Armide gluckienne, d'un Roland (avant un Atys), 1779 vit ainsi l'Académie Royale passer commande d'un Amadis (2) à un compositeur saxon, à son tour désireux de gloire parisienne, du nom Jean-Chrétien (Johann Christian) Bach.
Ultime fils de Jean-Sébastien et Anna-Magdalena, Jean-Chrétien (1735-1782), alias le Bach de Londres - probablement le plus atypique représentant de sa lignée -, est alors de ces artistes itinérants et pragmatiques comptant sur leur facilité d'assimilation, leur opportunisme et leur sens des affaires pour espérer un train de vie à leur mesure de leur talent. Notons qu'à l'exception précise de Mannheim puis Paris, bien des points le rapprochent de Haendel, lui aussi auteur d'un Amadigi : venu de Saxe tel son aîné, Jean-Chrétien se forme en Italie (la Lombardie, en l'occurrence) et mène la plus grosse part de sa carrière dans la capitale anglaise. Pour permettre à cet habile homme de rivaliser avec Piccinni et Gluck, le librettiste Alphonse de Vismes rallonge le titre de Quinault, devenu Amadis de Gaule... et raccourcit l'action, de cinq actes obligés (avec prologue) à trois. Ceci, non sans dommage dramatique, en particulier pour l'essentielle fée Urgande, réduite à une apparition notablement saugrenue de dea ex machina (scène finale, photo ci-dessous). Musicalement en revanche, Bach se voit fournir des munitions de poids : sous l'effet de l'effervescence virtuose de la place parisienne (3) et de l'émulation du Concert Spirituel, l'Académie Royale dispose, tout simplement, du meilleur orchestre d'Europe. Sans omettre des chanteurs de premier plan, des chœurs superlatifs et un corps de ballet légendaire.
En dépit de si luxueux apports, après sept représentations, l'opéra tombe, définitivement. Pourtant, ce dernier - que les efforts conjoints des théâtres coproducteurs, du Centre de Musique Baroque de Versailles, du Palazzetto Bru Zane, du Cercle de l'Harmonie et son chef Jérémie Rhorer (ci-dessous) ont remis en selle - ne manque pas d'atouts intéressants, voire de trouvailles au devenir fécond. L'une des raisons de sa chute paradoxale, compte tenu du cadre conflictuel évoqué plus haut, est-elle son absence de prise de parti en faveur d'un camp précis ? Jean-Chrétien Bach a été formé à l'opera seria comme Gluck, mais à rebours de ce dernier dans son Iphigénie en Tauride (4), n'abandonne pas certaines formules redevables à l'italianité. Parmi celles-ci, la vocalisation ; le rôle-titre est parsemé d'agiles roulades, en vérité peu assimilables à de l'orthodoxie ramiste. À l'inverse, l'amateur de mélodies péninsulaires ne peut se satisfaire de la place considérable occupée par la danse, art hexagonal par excellence - ou des continuelles scansions chorales. Il est non moins patent que le canevas de De Vismes, désossant un mythe chevaleresque rendu à une boiteuse platitude, et assis sur une théâtralité baroquisante passée de mode, ne fait que griffonner des caractères au mieux convenus (Arcalüs et Arcabonne, le frère et la sœur malfaisants). Au pire, fantomatiques... tels les héros "positifs", Amadis et Oriane. Piètre drame !
Là-dessus, le musicien, ambitieux et conscient d'écrire pour la première place européenne, ne bâcle pas sa part de travail ; mais, nonobstant ce qu'il est convenu d'appeler un métier très sûr, se laisse aller à des "tunnels". Ceux-ci déploient une longueur au bas mot irritante lorsqu'ils revêtent l'apparat des ballets. Est-ce pour bisser la conclusion poussive de l'Acte I que le finale du III, un happy end dans le goût d'Alceste, interpole d'interminable manière chœurs de liesse, chants fleuris et entrechats ; prouvant à l'envi que notre fils Bach, pour n'être pas démuni d'idées, ne sait pas aller à l'essentiel, et encore moins dénouer ? À sa décharge, il n'est après tout pas le seul de son art - ces fâcheries ne parvenant pas à ternir des atouts intéressants, parmi lesquels une assimilation parfaite de la prosodie française. Une orchestration de haute qualité, ensuite, use à bon escient des effets et couleurs prodigués par la phalange parisienne, où brillent alors de nouveaux venus, les trombones. Ceux-ci sont trois, tandis qu'à côté de bois ordinairement couplés officient rien moins que quatre cors : prétextes à digressions ambiguës, voire menaçantes, où palpitent de nettes réminiscences du récent Sturm und Drang (5).
Mieux, le Bach de Londres ne se contente pas d'étaler pour le plaisir sa science instrumentale ; plus important pour un dramaturge, il échafaude des scènes, véritables interférences entre les protagonistes, dont le chœur, auxquels il confie de séduisants apprêts (le remarquable tableau carcéral de l'Acte II, par exemple). Ceux-ci rapprochent, au sein de l'Europe des Lumières, le contexte de la genèse d'Amadis de Gaule d'une rencontre déterminante : celle de Mozart, ami et cadet de vingt-et-un ans.
Laissons l'intuitif Jérémie Rhorer s'en ouvrir : "J'ai été frappé par la proximité de cette œuvre avec Idomeneo, que Mozart a composé et créé à Munich début 1781, un peu plus d'un an après Amadis". Et de rappeler que les sources du chef d'œuvre mozartien remontent au voyage à Paris de 1778 (6)(7). L'imagination orchestrale et vocale n'est pas seule en cause, des tournures se reconnaissent bel et bien entre les deux tragédies - or, c'est le Saxon qui a l'antériorité pour lui. Rhorer cite à tire d'exemple le grand air d'Oriane au III, dont la tension anxieuse, en effet, préfigure nettement celle de la future Elettra. Ce n'est pas la seule saillie : l'irruption au II, sur fond de trombones, de la voix spectrale du frère défunt d'Arcabonne dépasse toutes les limites communément accordées à la simple coïncidence : sans contredit, la voce di Nettuno s'annonce ici. Mais Bach va plus loin s'il se peut, à la toute fin, en confiant à son héros une stupéfiante Ariette avec chœur, tissée de colorature aussi aériennes que périlleuses... et familières. Pour cause : ce sont ni plus ni moins, et presque à l'identique, les accents de Fuor del mar qui s'imposent soudain à nous. Un Anton Raaff (8) aurait pu chanter ces traits !
Le jeu des similitudes peut se prolonger : ce chœur en coulisses pressant, à l'Acte I, le ténor-paladin de venir délivrer une princesse séquestrée par des barbares, n'évoque-t-il rien d'autre de Mozart ? Encore plus : avec toute la prudence que l'exercice réclame, il est difficile de ne pas déceler dans l'ample duo introductif, volontiers pré-romantique, un terreau (y compris harmonique) que sauront exploiter à leur tour Weber (Euryanthe) puis Wagner (Lohengrin) pour leurs complots de méchants. L'épisode le plus puissant - l'Acte II avec ses prisonniers finalement délivrés - anticipe franchement, hasard ou pas, un Fidelio d'un quart de siècle postérieur.
Pour exacerber ces fascinations, le chef, rodé à ces répertoires, livre une parfaite démonstration d'alacrité, loin de toute sécheresse ou saccade, constamment attentive aux paysages intérieurs. Que ses flûtes paraissent tâtonner, pour ne pas dire s'ennuyer, au cours des laborieux ballets qui les mettent durablement à nu, est très pardonnable au vu de ce que nous savons déjà. Des solistes, ressort avec éclat le ténor Philippe Do (ci-contre), Amadis racé au timbre chaud, que n'intimide ni l'aigu généreux (hérité de la haute-contre) ni la vocalise intrépide ; il parvient en outre à habiter son personnage, ce qui n'est pas un mince exploit. Si Hélène Guilmette en Oriane lui fournit une élégante réplique malgré un zeste de quant-à-soi, Allyson McHardy se fait apprécier, sous les atours d'Arcabonne (photo plus haut, emploi du gabarit d'Iphigénie, dévolu à la même Rosalie Levasseur), par un timbre incantatoire qu'elle sait rendre vénéneux - au prix hélas d'une diction problématique. Franco Pomponi n'a pas ce travers, et bien que desservi quant à lui par une émission très rauque, vient à bout avec panache de l'abattage et de la vélocité requis par Arcalaüs. Enfin, la prometteuse Julie Fuchs (Urgande, principalement) relativise par sa belle technique une certaine verdeur de matériau.
Édition originale de 1533
À cet aréopage se joignent des Chantres du CMBV fidèles au niveau international que depuis longtemps déjà Olivier Schneebeli leur a conféré. Tous ces artistes évoluent dans ce qui est davantage une mise en place acceptable qu'une mise en scène digne de ce nom : Marcel Bozonnet paraît, sans aller vraiment jusqu'au bout de la démarche, choisir un second degré amusé, où batifolent court vêtus d'énergiques coryphées au physique avenant. Les toiles peintes, restituées dans le cadre d'une recherche historiciste, sont bien sûr ravissantes ; las ! quelques costumes n'échappent pas à un clair ridicule - mention spéciale à cet égard pour de pathétiques démons reptiliens aux ailes de dragon.
Captivante entreprise au final, dont les évidentes inégalités n'entament pas l'intérêt musicologique majeur : sans être aussi aboutie que la Sémiramis de Catel révélée au dernier festival de Montpellier, elle rend à Jean-Chrétien Bach - par le truchement, en somme, d'un virtuel opéra français de Mozart - la place que Jérémie Rhorer veut lui attribuer : celle du chaînon manquant (7).
(1) "(...) D'où je conclus que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux."
(2) Amadis, tragédie lyrique de Quinault d'après Garci Rodriguez de Montalvo, mise en musique par Lully, créée au Palais Royal le 18 janvier 1684.
(3) Se reporter aulivre d'Alexandre Dratwicki, Un nouveau commerce de la Virtuosité, Éditions Symétrie.
(4) De la même année : 18 mai pour Iphigénie, 15 décembre pour Amadis !
(5) "Orage et passion" : période dans l'évolution la musique, de 1765 à 1775 environ, où s'impose chez les compositeurs marqués par Mannheim et Vienne, un recours fréquent aux tons mineurs jugés plus propres à dépeindre les variations des sentiments.
(6) Jérémie Rhorer a dirigé Idomeno au Théâtre des Champs-Élysées la saison dernière. Souvenons-nous que Varesco adapta pour l'occasion un livret français de Danchet, traité en 1712 par Campra ; il n'est au surplus pas anodin qu'Idomeneo se dote tel Amadis d'un ballet final conséquent. Rhorer est également l'auteur d'un parallèle très convaincant entre le finale de l'Acte II des Nozze di Figaro... et l'Amant Jaloux de Grétry, une autre œuvre qu'il a défendue récemment.
(7) In Entretien avec Jérémie Rhorer, plaquette de l'Opéra Comique.
(8) Anton Raaff (1714-1797), ténor rhénan, créateur du rôle d'Idomeneo.
Pégase, le cheval ailé, fit jaillir dit-on d'un seul coup de sabot la source Hippocrène, qui ravit les Muses ; Uranie, subjuguée, y conduisit Pallas, déesse de l'intelligence, afin de l'enchanter. Ce fonds mythologique entérine-t-il, à sa manière, une relation féconde entre les beaux-arts et la "plus belle conquête de l'homme" ? Bartabas, pour sa part, recherche depuis toujours de telles croisées : fondateur du théâtre Zingaro et de l'Académie du Spectacle Équestre, à Aubervilliers et à Versailles, l'écuyer se plaît à dérouler ses sages improvisations sur fond de musique, à laquelle il amène une frange de public nouveau. Pierre Boulez ou Philip Glass, voire Alexandre Tharaud jouant Bach, furent naguère à son menu : rien de plus logique, par conséquent, que les instruments anciens s'invitent à leur tour à la Grande Écurie du Roi (gravure ci-dessous), lors de l'ouverture des Grandes Journées 2011 du Centre de Musique Baroque de Versailles.
Les amateurs prisent ces rendez-vous automnaux, célébrant, sous l'autorité de Benoît Dratwicki, un compositeur français, de ses sources à sa postérité. Après Campra en 2010 (trois-cent-cinquantième anniversaire oblige), c'est à Antoine Dauvergne qu'est consacré le présent millésime. Né en 1713 à Moulins, ce Bourbonnais (portrait ci-dessus), fils de violoniste et violoniste lui-même, rejoint assez tardivement (1741) la Musique de Chambre du Roi ; en 1752 seulement, il se frotte à l'art lyrique. Le succès des Amours de Tempé le pousse à persévérer, ainsi qu'à tenter, en pleine Querelle des Bouffons, l'aventure de l'opéra-comique, un genre que ses Troqueurs (1753) contribuent largement à fixer. Codirecteur du Concert Spirituel, il tient à trois reprises les rênes de l'Opéra, avant de mourir dans l'anonymat en 1797 à Lyon.
Le concert du 18 septembre, au contexte original mais de courte durée (moins de quarante-cinq minutes), nous propose sa Sonate en trio op. 1 n° 3. Ce vocable évoque Jean-Marie Leclair (1697-1764), mentor de Dauvergne et démiurge du violon, dont la Sonate en trio op. 4 n° 2 et la Deuxième recréation de musique d'une exécution facile (sic) encadrent, ès qualités, la programmation.
Danseur et violoniste – une polyvalence très française –, le Lyonnais Leclair (portrait ci-contre), jeune maître de ballet, apparaît à la cour de Turin, où il se perfectionne auprès de Giovanni Battista Somis, l'un des coups d'archet les plus notoires d'Europe. La transmission par celui-ci de l'enseignement d'Arcangelo Corelli, tout comme la fréquentation ultérieure, à Amsterdam, de Pietro Locatelli, autre légataire, contribue à sceller chez le Français une emprise déterminante du Buon Gusto corellien. Auteur d'une seule tragédie lyrique, Scylla et Glaucus, il disparaît à soixante-sept ans, assassiné en plein Paris par un inconnu. Leclair laisse, outre un corpus violonistique sans égal et le souvenir d'une légendaire virtuosité, la marque d'un caractère atrabilaire qui l'amena à quitter des institutions telles que la Musique du Roi et le Concert Spirituel.
La structure propre de la sonate en trio leclairienne hérite de Corelli, avec son ordonnancement lent-rapide-lent-rapide. Le terme de trio, en l'occurrence, n'évoque en rien un effectif, mais simplement le nombre de parties : deux en clefs de sol, l'une en clef de fa. Une telle œuvre peut donc être confiée à deux flûtes, deux violons, ou une flûte et un violon, accompagnés par une basse continue composite, rien ne s'opposant, à l'inverse, à ce qu'un clavecin se charge de la basse et d'une des portées supérieures, un instrument « aigu » s'acquittant de l'autre. Une doublette, en somme.
C'est du reste en binôme que le claviériste Stefano Molardi et le violoniste Jonathan Guyonnet (photographies ci-contre et ci-dessous, respectivement) – cofondateurs en 2004 de l'ensembleI Virtuosi delle Muse, dont cinq membres sont réunis aujourd'hui – ont signé l'an passé chez Divoxun recueilconsacré, précisément, à 'Corelli & Friends'. Pour la première incursion en terre française de tels spécialistes de l'Italie, porter la Sonate de Leclair sur ces fonts baptismaux est d'une extrême finesse, tant son vocabulaire constitue un idéal syncrétisme. L'Adagio initial parle le plus corellien des langages, l'entrée décalée des deux violons, d'une tendresse irrésistible, s'y parant de ces atours arcadiens qui illuminent l'enregistrement précité. Un comparable affect ultramontain persiste dans le Largo ; en revanche, les deux Allegro carrés, au discours très rythmé, en appellent par leur caractère dansant à l'héritage hexagonal.
Hexagonale, la Deuxième recréation de musique l'est de son côté, farouchement : il s'agit d'une archétypique suite de danses à la française (canevas qu'utilise Bach pour ses Ouvertüren). Amputée, à cause de la synchronisation avec le spectacle équestre, de trois de ses volets (Menuet, Tambourin, Badinage), elle en conserve quatre autres : successivement Ouverture, Forlane, Chaconne et Sarabande. La seule Chaconne est une corne d'abondance de carrure symphonique, à l'incroyable variété, ocellée de cassures et digressions que les Virtuosi articulent avec appétit ; plus nette encore à cet égard est la Forlane, dotée d'une rêverie médiane aux accents de mélancolique musette.
Sertie, on l'a écrit, entre les deux Leclair, la Sonate de Dauvergne conforte cette assimilation. En trois mouvements (Allegro, Adagio, Minuetto), elle énonce une dette évidente envers les Pièces en Concert de Rameau, prouvant que l'influence de ce dernier sur le Bourbonnais va bien au-delà du domaine lyrique. Il s'y dénote cependant quelque chose de différent : dès l'Allegro – que les musiciens ont le goût de restituer avec une grande retenue, Allegretto ponctué d'atermoiements Andante – il est rappelé que la première École de Mannheim était jouée au Concert Spirituel. N'y aurait-il pas jusqu'à du Stamitz ou du Richter ici ? Le tropisme doux-amer de l'Adagio, comme le balancement ambigu du Minuetto, ne seraient-ils pas baignés de l'Empfindsamkeit, cette sensibilité alors en vogue outre-Rhin et conçue comme une réaction au rationalisme ?
Ce bref mais très riche parcours revêt ainsi un coloris mordoré, plus orienté vendémiaire que messidor, très en phase avec la saison ; prodigue de reflets boisés, il tire même, à la marge, vers le préromantisme à venir. Que ses onze sections soient exaltées l'une après l'autre dans des tempi modérés, sans qu'apparaisse pour autant la moindre monotonie, souligne éloquemment les ressources des instrumentistes. L'acoustique de la Grande Écurie escamote pour partie, hélas, l'inventivité coutumière de Molardi le claveciniste ; mais qu'au violoncelle Frédéric Baldassaré, débutant au sein du groupe, fasse montre d'un style à ce degré fusionnel, a de quoi réjouir.
L'osmose de ces jeunes interprètes avec les répertoires qu'ils choisissent de défendre et illustrer est d'ailleurs telle, qu'elle se relève jusque dans l'insoupçonné. Sur cinq, ils sont deux Français, deux Italiens, un Franco-Italien : un équilibre impeccable, à la moitié près, une sorte d'arithmétique des Goûts Réunis. Même Pallas l'intellectuelle n'y aurait pas songé.
Versailles, Grande Écurie du Roi, 18 septembre 2011 - Jean-Marie Leclair (1697-1764), Sonate en trio opus 4 numéro 2 - Antoine Dauvergne (1713-1797), Sonate en trio opus 1 numéro 3 - Jean-Marie Leclair, Deuxième Recréation de Musique. Concert donné sur fond d'improvisations équestres de Bartabas, dans le cadre de l’Académie du Spectacle Équestre, et à l’occasion de l’ouverture de la Saison du CMBV.
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I Virtuosi Delle Muse :
Jonathan Guyonnet & Paolo Cantamessa, violons - Frédéric Baldassaré, violoncelle -