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jeudi 12 janvier 2012

❛Repère❜ Votre blog est heureux de vous adresser ses vœux pour l'année 2012...
... et de vous présenter ses coups de cœur du millésime écoulé !


Appoggiature n'a pas trois mois. Créé le 16 octobre 2011, ce petit site est si jeune qu'il n'a pas achevé - loin de là - de mettre en ligne ses archives. Des archives ? Billets épars, récolés au long de dix ans de vagabondage musical, parfois consignés dans des media ; parfois conservés, isolément, au fil de l'eau. Si, depuis le lancement, douze articles nouveaux ont été publiés - ce qui peut paraître peu, mais découle pourtant d'une discipline de chaque instant -,  le ressenti du millésime musical écoulé par ses auteurs ne commence pas, il s'en faut, un beau jour d'octobre !

C'est pourquoi, après réflexion, il a semblé amusant (et qui sait, utile) de se plier, comme tant d'autres, au petit jeu des distinctions - ou florilège, comme on voudra. :) Un petit macaron a été inséré à cette fin dans les chroniques, pour désigner - en sus des récompenses régulières, dites "d'or" - un ou deux disques (ou concerts) de l'année. Et puis, macaron ou pas, ceci a été, peu à peu, étendu à plusieurs catégories artistiques. Voici donc les nominés 2011 ! Répétons-le, c'est un jeu... en ne perdant pas de vue qu'un jeu, c'est sérieux. :)

‣  JD & EM

Qui connaissait, en dehors des bibliothèques et universités, au début de 2010, Michelangelo Falvetti (1642-1692) ? Nicolò Maccavino qui l'a redécouvert, Leonardo García Alarcón, destiné en quelque sorte, avec la 'Cappella Mediterranea', à rendre au monde une partition surprenante de ce compositeur calabrais - et quelques autres spécialistes. C'est dans le cadre d'Ambronay que fut monté, en septembre de la même année, Il Diluvio Universale, un dialogue (oratorio) créé à Messine en 1682. Grosse onde de choc, et décision de porter l'œuvre en tournée à l'automne 2011, concomitamment à sa sortie en disque. Le voici, ce disque, à qui nous remettons sans hésiter l'une des Appoggiature de l'année de la catégorie ! Cappella, Chœur de Chambre de Namur, chanteurs, percussionniste iranien - et bien entendu chef - exacerbent la variété, l'éloquence et le fort pouvoir émotionnel de ce qu'il nous faut bien nommer un chef d'œuvre métissé.


Il y a deux ans pile, paraissait dans la magnifique collection des livres-disques Glossa le premier exemplaire, consacré à Claude Debussy, d'une série dédiée par Alexandre Dratwicki et le 'Palazzetto Bru Zane' aux 'Musiques du Prix de Rome'. Cadre éditorial somptueux, richesse documentaire et haut intérêt musical se sont poursuivis, depuis, avec un volume Camille Saint-Saëns ; et encore un autre, dévolu à Gustave Charpentier (1860-1956) - toujours sous la houlette du très inspiré Hervé Niquet (chef d'orchestre de l'année, voir ci-dessous). Plus encore que pour ses deux prédécesseurs, la démarche palazzettienne se trouve ici légitimée, tant Charpentier se voit encore circonscrit à son opus magnum "montmartrois" - fraction d'une trilogie inachevée -, Louise. Une rutilante brochette de chanteurs, de surcroît, n'est pas pour desservir une entreprise qui nous a fait fondre. Second disque Appoggiature de l'année, donc.


Un concert Bach nous a paru resplendir d'un éclat particulier, au sein d'une offre très riche s'il fallait ne s'en tenir qu'à la musique baroque (laquelle n'est d'ailleurs pas notre unique centre d'intérêt, vous l'avez forcément perçu)... C'est à La Chaise Dieu, dans le cadre d'un festival de renommée mondiale jadis initié par Gyorgy Cziffra, que nous avons croisé l'une des Passions selon saint Matthieu les plus excitantes de notre Kantor Experience. En maîtresse d'œuvre, la cheffe d' 'Akadêmia', Françoise Lasserre (ci-contre), prenant littéralement sous ses ailes double orchestre, double chœur et solistes de très haut niveau en l'irrésistible écrin de l'Abbatiale Saint Robert. Markus Brutscher, désormais incontournable Évangéliste, conduisant la cérémonie vers des cimes de piété, d'expressivité - d'ornement aussi, et par-dessous tout de théâtre. Tous ingrédients réunis, par conséquent, pour une soirée mémorable, qui le fut amplement - et gagna par là son Appoggiature de l'année.


Il vient encore de le prouver - si c'était nécessaire - en offrant à l'Orphée de la Descente aux Enfers de Marc-Antoine Charpentier (1), après Paul Agnew et autres Cyril Auvity, les accents déchirants et l'élégance innée de sa classe internationale ! Fernando Guimarães s'impose à l'esprit, au fil de ses performances, comme le chanteur de l'année 2011. Il fut du Baroque Dream de la 'Cappella Mediterranea' qui vint, après Ambronay, régaler le Théâtre des Champs-Élysées d'un programme allant de Monteverdi à Haendel ; et y brilla aux côtés de solistes splendides, au sein desquels Anne Sofie von Otter. Il appartint encore à la stimulante expérience du Vespro a San Marco que Leonardo García Alarcón imagina, interpréta et enregistra à partir de pièces sacrées d'Antonio Vivaldi. Il apporta, enfin, à la tournée et au disque du Diluvio Universale (voir plus haut), Noé anxieux et implorant s'en remettant au choix de Dieu, son irrésistible canto di grazia. Qu'il en soit infiniment remercié !


Elle est bien plus qu'une valeur sûre, elle est une souveraine. Formée aux plus rudes exigences du chant baroque - ce n'est pas qu'une question d'éclat et de virtuosité - Sandrine Piau est depuis longtemps l'une de nos dames de cœur. Versatile, éclectique, elle couvre un immense répertoire de son expressivité sans égale ! Elle est de plus, en Liedersängerin pour qui le mot et la note importeront toujours plus que le grand apparat, une de ces personnalités droites, à la carrière intelligente, dont chaque rendez-vous avec la musique est un parachèvement. En guise de couronnement, dans la foulée du CD Après un rêve - et pour un titre de chanteuse de l'année incontesté (2) - Sandrine a terminé 2011 sur l'un de ses rôles emblématiques, illuminant la Zauberflöte du Théâtre des Champs-Élysées de sa Pamina surnaturelle... Et remettant le couvert, entre deux soirées, par un impalpable Piangerò (Cleopatra de Giulio Cesare, souvenir de Pleyel en 2008) lors des Dix Ans du Concert d'Astrée.


Elle aussi étoile du chant français venue du baroque, elle aussi servie depuis des lustres par des choix judicieux, qui la mèneront prochainement jusqu'à cette Seconde Prieure des Dialogues de Carmélites guettée avec une impatience infinie, Véronique Gens se révèle à nous comme 'l'autre' chanteuse de l'année. Au cours d'un millésime vécu essentiellement en binôme avec Christophe Rousset, elle a offert son immense talent à Antoine Dauvergne lors des Grandes Journées du CMB de Versailles (Hercule Mourant, à la réécoute sur France Musique jusqu'au 9 février). Et, surtout, en disque comme en tournée (à Paris le 10 avril), elle a poursuivi le pari (un peu fou ?) des Tragédiennes. Leur troisième opus, consacré aux 'Héroïnes Romantiques' de Gluck à Saint-Saëns en passant par Mermet et Verdi, tout en légitimant le cycle entier, réussite absolue, aura considérablement enrichi notre approche du Grand Opéra.


Deux instrumentistes de l'année ont pareillement enchanté nos mois. Frédéric Vaysse-Knitter d'abord. Ce pianiste albigeois qui naguère enregistra avec bonheur Liszt et Chopin, puis un Haydn splendide (faisant montre d'une finesse digne d'un pianoforte), s'est à nouveau tourné vers son atavisme polonais en se consacrant aux œuvres de jeunesse de Karol Maciej Szymanowski (1882-1937, compositeur de l'année, voir ci-dessous). Un créateur mieux connu, peut-être, pour Métopes, ses deux Concertos pour violon, son Stabat Mater... et, sûrement, son opéra Król Roger (Le Roi Roger) enfin coutumier des grands théâtres. Assorti d'un concert mémorable à l'Athénée, le CD Integral Classic a révélé une écriture pianistique originale et forte, devant autant, au tournant des siècles, à Chopin et Liszt qu'à des fulgurances personnelles  - sans rien renier d'une virtuosité implacable. Un des grands événements pianistiques de ces dernières années.

Rien n'est plus complexe - et ne peut risquer de paraître plus aride - que d'entreprendre puis de jouer un récital de luth de très haut niveau. Alors, deux récitals !... Signataire, en l'espace de trois années, de deux volumes de luth baroque admirables, Les Baricades Mistérieuses puis The Court of Bayreuth, le jeune virtuose Miguel Yisrael en prépare pour le prochain avril un troisième, dévolu à l'école autrichienne, Austria 1676. Le "Bayreuth" s'articule essentiellement autour de deux compositeurs, Falckenhagen et Hagen, le premier ayant sans doute transmis au second une part de l'héritage qu'il reçut lui-même de Silvius Leopold Weiss. Un art de cour, d'une délicatesse infinie - osons le mot, précieux - devant beaucoup à cette culture française dont la margravine Wilhelmine, sœur de Frédéric II de Prusse, était férue. Mais aussi, à bien des égards, un art bercé de cette Empfindsamkeit (sensibilité) proprement germanique, qui entrouvre déjà certaines portes menant au pré-romantisme. Défi clairement à la mesure d'un instrumentiste de l'année.


De la même manière que pour les chanteurs et instrumentistes, il nous a paru légitime d'honorer un chef d'ensemble. Sur le vu de 2011, nous en avons même distingué deux. En première ligne et sans contestation possible, Leonardo García Alarcón. Ce jeune Argentin disciple et assistant de Gabriel Garrido, pour n'être pas novice, a offert l'année écoulée, tant en concert qu'en disque, un parcours franchement exceptionnel : du Baroque Dream d'Anne Sofie von Otter (en cours d'enregistrement, avec le concours de... Sandrine Piau) à l'empyrée du Diluvio Universale - notre disque de l'année, donc - en passant par un vivaldien Vespro a San Marco très remarqué (en dépit d'une prise de son incertaine)... Intuitif et charismatique, innovant et fédérateur, tant avec le Chœur de Chambre de Namur, que l'Ensemble Clematis, Les Agrémens, ou "sa" Cappella Mediterranea Alarcón, à nos yeux, nos oreilles et notre cœur mérite haut la main d'être étoilé chef de l'année.


Hervé Niquet est sans doute, parmi les chefs d'orchestre "venus du baroque" un de ceux dont le parcours s'est le plus ramifié au fil du temps. L'une de ses particularités est de considérer la musique française comme un continuum allant - au moins - de Lully à Pelléas (un essentiel que, dans le domaine lyrique, le cycle Tragédiennes de Gens et Rousset déjà cité défend et illustre de manière spectaculaire). Cette vision et cette appétence l'ont appelé à être partie prenante du projet Palazzetto Bru Zane, auprès de qui il poursuit de nombreux enregistrements labellisés Glossa, marque réputée pour la beauté ses livres-disques richement documentés. Ses Musiques du Prix de Rome (volume III : Gustave Charpentier, voir plus haut) ainsi que la magistrale leçon donnée l'été dernier à Montpellier avec l'enchanteresse Sémiramis de Charles-Simon Catel (1773-1830, photo ci-contre) font tout naturellement pour nous de Niquet un chef de l'année 2011.


Nous avons souhaité - pour conclure - adresser un "coup de chapeau" supplémentaire ; non aux chefs, mais aux phalanges (instrumentales et chorales) elles-mêmes, si tant est que puisse se différencier l'excellence de ces dernières, du travail accompli par ceux qui les dirigent. Ainsi nous a-t-il semblé pertinent de mettre en avant trois ensembles de l'année dont le parcours de 2011 a revêtu pour nous un éclat particulier. La Cappella Mediterranea mérite ce titre sans la moindre hésitation. Forts depuis 1999 d'une discographie déjà fournie, relayée par Ambronay Éditions ou Ricercar, ces musiciens réunis autour d'Alarcón ont su faire preuve d'une flexibilité et d'une inventivité extraordinaires ! Celle-ci les a vus porter à Paris le Baroque Dream ambronaisien d'Anne Sofie von Otter - avant d'obtenir aussi bien en tournée qu'en disque, le succès triomphal que leur Diluvio Universale de Falvetti leur vaut de plein droit.

Les deux autres lauréats - un chœur et un orchestre - ont en commun, outre un effectif à géométrie variable, une transversalité de répertoires qui est sans doute, en nos temps où la musique historiquement informée évolue dans un environnement difficile, l'un de gages les plus sûrs de pérennité. Ainsi des Cris de Paris, chœur de chambre fondé en 1998 par Geoffroy Jourdain, dont l'intérêt marqué pour la création contemporaine ou la musique de divertissement représente bien davantage des atouts majeurs, que des signes de dispersion. L'an 2011 allait bientôt débuter, d'ailleurs, que Cachafaz, subtile mise en musique par Oscar Strasnoy d'une pièce de Copi, permit aux Cris de faire valoir dans l'Hexagone leur fantastique ductilité. Expérimentation toujours, avec Aussi chantent-elles comme des anges..., un choix opéré par Jourdain de retrouver l'environnement choral exclusivement féminin des Ospedali (Hospices) de Venise, que servit une production abondante de Vivaldi... et d'autres. En attendant  Memento Mori, d'après Rossi et Monteverdi !


En 2009, Nathalie Stutzmann fondait Orfeo 55, un ensemble lui aussi transversal,  capable de travailler autant les instruments originaux que les "modernes". Résidence à l'Arsenal de Metz, signature auprès du fameux "label jaune", tournées, critiques élogieuses... Rarement bébé aura grandi si vite, et si rapidement montré des talents à ce point consensuels ! Nous avons voulu particulièrement retenir, après le récital Haendel de 2010, la session 2011 de la Salle Gaveau ; laquelle, en écho à la sortie du transcendant disque Prima Donna, a apporté là encore à l'art infiniment riche et délicat de Vivaldi, sous le titre de Rivale des Castrats, une contribution majeure. Séduction qui s'est poursuivie en novembre - malgré le brusque forfait de Max Emanuel Cencic - par un Castrat Diva (Haendel/Vivaldi) d'une absolue splendeur.

Enfin - sans doute ce choix sinon futile mais facétieux est-il le plus subjectif, le moins rationnel de tous, tant il en appelle aux résonances les plus intimes - nous sommes-nous amusé à désigner deux compositeurs de l'année. Le nom de Karol Szymanowski (1882-1937) s'est imposé de lui-même. Certes, ses Variations sur un thème folklorique accolées à des œuvres de son compatriote Paderewski par le pianiste David Leszczynski (CD Polymnie) ne représentent-elles pas sa contribution la plus originale à la littérature de l'instrument-roi. Mais elles confirment que le Polonais est désormais mieux traité dans les programmes ; et pas seulement lyriques, même si la (relative) récurrence du formidable Roi Roger sur les scènes européennes est évidemment une très grande joie. Bien entendu, c'est par le disque que lui a voué Frédéric Vaysse-Knitter (instrumentiste de l'année, voir plus haut) qu'une marche supplémentaire, carrément somptueuse, a été gravie... rendant au passage la suivante extrêmement attendue !


"Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre". Que ne pourrait imaginer le poète pour dépeindre la résilience d'Antonio Vivaldi (1678-1741), sorte de phénix dont la fécondité et la variété intarissables semblent toujours croître, en dépit d'un usage parfois immodéré, peu scrupuleux - et souvent fallacieux - de ses dons ? Bien compris et bien joué, le Prete Rosso, compositeur de l'année, se situe à notre sens loin, très loin d'une prétendue facilité archétypique de programmation. Tout au contraire, il est l'un de ces ressourcements continuels, dont l'hyper-fréquentation ne fait que rendre son niveau d'exigence délirant. L'an 2011 aura constitué, envers sa mémoire, un cru d'anthologie. Il rayonnait déjà, porté par un enregistrement d'Ercole sul Termodonte dont la pléiade de stars n'avait en aucune manière corrompu la fraîcheur.  Il rutilait ensuite au théâtre, sous les atours d'un Orlando Furioso crépusculaire et sanguin dû à Jean-Christophe Spinosi et Pierre Audi. Il inspirait dans la foulée à Versailles un festival, certes opportuniste, mais foisonnant...

... Et nous le retrouvons
, réinventé, dans le Farnace et les Quattro Stagioni des Virtuosi delle Muse, comme au cours de l'Aussi chantent-elles comme des anges des Cris de Paris. Il irradie chaque mesure du projet audacieux du Vespro a San Marco initié par Alarcón ; et est la raison d'être de Stutzmann pour Rivale des Castrats et Prima Donna... Sacré Antonio, corne d'abondance inflétrissable ! Excellente année à tous. :)


(1) Un ressenti issu de la répétition générale du 7 janvier 2012.

(2) Pour rappel, Sandrine avait été déclarée Artiste lyrique de l'année aux Victoires de la Musique 2009.


Crédits iconographiques : Pèlerinage à l'île de Cythère, une toile de Watteau conservée au Musée du Louvre.
Pour les photos,
 détails dans les articles indiqués en liens.

jeudi 1 septembre 2011

❛Concert❜ Passion selon saint Matthieu, Ensemble Akadêmia • À la Chaise Dieu, l'Évangile selon Françoise Lasserre.

Ajouter sa propre pierre à l'édifice interprétatif d'une Passion de Bach, c'est poser sans cesse la question majeure, celle du théâtre. Depuis des décennies serpent de mer de discussions entre mélomanes, l'étiquette « d'opéra du Cantor » n'aura jamais eu autant de raison de se trouver dans les deux grands opus narratifs qui nous sont intégralement parvenus, Saint Jean (quatre versions à partir de 1724) et Saint Matthieu (1729-1744, quatre également).

Une représentation théâtrale ne serait-elle qu'un rite séculier, voire païen ? Ne passons pas à côté de toute une dramaturgie sacrée dont l'époque baroque fut prodigue, et pas seulement en Allemagne du nord, terre d'élection de ces histoires de la Passion du Christ ! Ce qu'on appellerait aujourd'hui la lettre de mission dévolue au compositeur par les autorités de Leipzig n'a pas contribué à clarifier la donne, puisqu'elle énonce, en des termes désormais notoires (révélateurs, en creux, des pratiques en vigueur) : « composer une musique de nature qu'elle ne paraisse pas sortir d'un théâtre, mais bien plutôt qu'elle incite les auditeurs à la piété ». Place à la contemplation. Une écoute, même superficielle, de sa Saint Jean illustre pourtant que Bach n'en a pas plus tenu compte que ses prédécesseurs, tant il s'y vautre dans le drame le plus violent, et ce dès le chœur d'entrée. Plus ample, plus développée, plus méditative par contrecoup, sa cadette Saint Matthieu, offerte ce soir en l'Abbatiale Saint Robert de La Chaise-Dieu, peut se prêter à une restitution légèrement moins heurtée ; pas davantage à un hiératisme immanent.

Le cœur dramatique, c'est l'Évangéliste.


Qu’à l'occasion de cette tournée le choix de Françoise Lasserre se soit porté sur Markus Brutscher vaut profession de foi. Le ténor allemand fait assurément corps depuis une dizaine d'années avec ces emplois hors norme, s'illustrant l'an passé de manière spectaculaire en Jean sous l'autorité de Marc Minkowski. Son attention maniaque au mot, son extraversion raffinée, son dolorisme halluciné (le reniement de Pierre), ses aigus infatigables – le tout ajouté à un timbre hypnotique – composent une sorte de personnage schizophrène, tenant à la fois du protagoniste et du témoin. À rebours de certains vilipendant un excès de maniérisme, nous pensons que l'artiste rend justice au caractère même d'une Passion luthérienne baroque, l'arrachant à une tradition (trop) souvent calviniste. Lui offrir en contrepoint le Jésus de Christian Immler, pur produit du Tölzer Knabenchor et autre expert partout fêté, c'est d'autant plus une nécessité que la déclamation sereine et volontiers énigmatique de celui-ci s'illumine des exacerbations de celui-là.

Le surcroît de vérité du théâtre, c'est aussi la spatialisation, la profondeur de champ. Lasserre l’impose en recourant au double orchestre (une seule viole de gambe, toutefois) et au double chœur de deux fois douze voix, comprenant les huit solistes placés symétriquement de part et d'autre, tandis que seize chanteurs supplétifs (le ripieno) forment quatre groupes de quatre parties disposés à l'arrière-plan. En leur sein officient les intervenants ponctuels tels que Pierre, les servantes, l'épouse de Pilate, etc., Pilate lui-même, ainsi que Judas, étant incarnés par Benoît Arnould et Philippe Roche. C'est en solo que ces deux basses donnent le meilleur d'elles-mêmes : Roche sans doute plus débonnaire qu'affligé, mais admirable de phrasé, Arnould, d'un dépouillement quasi mystique en un Mache dich, mein Herze, rein au balancement commotionnel.

Des deux ténors, si Johannes Weiss fait preuve d'une belle vaillance, presque surdimensionnée pour son seul Geduld !, c'est Vincent Lièvre-Picard (photo ci-contre) qui, par un Ich will bei meinem Jesu wachen également unique, mérite toutes les louanges : pour sa beauté de verbe, son délié et sa clarté d'aigus scellant l'apport à ce répertoire d'un vrai métier de haute-contre. La répartition des airs d'alto n'est pas égalitaire, Paulin Bündgen n'en ayant qu'un à son actif, quoique conséquent : la mélopée sans fin de Können Tränen meiner Wangen à laquelle il apporte une douceur inouïe – un peu monochrome peut-être, à moins qu'elle ne soit empruntée. Damien Guillon, en charge de tout le reste, tutoie les anges d'un bout à l'autre de cette part fondamentale de la Passion. Outre la splendeur intrinsèque de son matériau, le contre-ténor français régale d'un souffle, d'une précision technique et d'inflexions piétistes tout à fait en phase avec le propos – en miroir parfait avec l'Évangéliste. Très attendu, l'Erbarme dich ne déçoit pas, Guillon y faisant d'autant plus d'effet qu'assaut de pudeur ; Ach ! Nun ist mein Jesus hin !, ouverture de la seconde section, est plus abouti encore, tant par sa messa di voce sûre et translucide que par sa richesse expressive.

En soprano, Céline Scheen, qui ne cède que le premier air à sa consœur Cécile Kempenaers, n'a pas une voix extrêmement puissante, mais une musicalité hors pair, certainement, ocellant de ses aigus surnaturels les voûtes de l'Abbatiale, en particulier lors d'un Aus Liebe, aus Liebe incantatoire. Le doux tapis sonore qu'y tissent les instruments obligés (flûte, hautbois), interlocuteurs bien plus que faire-valoir, témoigne autant du talent des musiciens que du savoir-faire de la cheffe qui les a formés. Celle-ci n'a pas son pareil pour tirer le meilleur de ces obbligati dont la Saint Matthieu est littéralement truffée : pas moins de dix récitatifs drus et intenses, nourris de ces délicates interventions instrumentales, viennent prendre place avant des airs eux aussi enrichis de ces apports.


Françoise Lasserre (photo ci-dessus) et Akadêmia : voilà une équipe à l'opposé de toute forme de "coup", coup de menton ou coup marketing. Depuis des années, un répertoire, une manière d'être et une stimulante discographie se structurent, souvent éclairée par la présence de fidèles, Damien Guillon en premier lieu. La conduite des deux orchestres ici convoqués se situe très au delà de la simple excellence technique, comme l'est celle des deux groupes de choristes : ces derniers, magnifiques, de la souplesse orante sans excès de pathos des trois chœurs monumentaux, à la crudité poignante des vociférations de la turba -  sans omettre les apaisants chorals.

Dès lors, il n'est plus que de se laisser bercer par la sollicitude – oserons-nous écrire la tendresse ? – des regards et gestes avec lesquels la maîtresse d'œuvre parachève son ministère. Après tout, cette histoire ne nous parle que d'amour ; c'est aussi cela, le théâtre.


L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.

Johann Sebastian Bach (1685-1750) - Matthäus Passion (Passion selon saint Matthieu) - Ensemble Akadêmia, direction Françoise Lasserre - Festival de La Chaise Dieu, Abbatiale saint Robert, 24 août 2011.

À consulter avec profit, le site d'Akadêmia.

Crédits iconographiques : Vincent Lièvre Picard, © vincentlievrepicard.com • Françoise Lasserre, © FEVIS.