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samedi 9 novembre 2013

❛Livre❜ Actes Sud - Classica • À la découverte de Jules MASSENET (1842-1912) avec Jacques BONNAURE...

Un livre Actes Sud - Classica pouvant être acheté ICI
Si Jules MASSENET peut sans nul doute être considéré comme l’un des « mal aimés » de la musique française – nul n’est prophète en son pays, adage d’autant plus vérifiable en France ! – force est de constater que, pour autant, il a d’ores et déjà fait l’objet de multiples ouvrages biographiques.

Citons d’abord le volumineux Massenet, l’homme, le musicien (1908) de Louis SCHNEIDER et Mes souvenirs (1912), supposée autobiographie qui n’est en réalité qu’un recueil d’entretiens effectués par le journaliste Gérard BAUER, et n’a par conséquent rien d’autographe. Ces deux publications ont en commun d’avoir été éditées du vivant du compositeur. La première a notamment le mérite, en dépit de quelques approximations, de constituer une précieuse base de données, en abordant synthétiquement les œuvres majeures de MASSENET, le tout accompagné d’une très riche iconographie.

La seconde laisse davantage perplexe quant à la fidélité des récits retranscrits. On peut par exemple s’étonner lorsque MASSENET, évoquant à de nombreuses reprises ses trois petits enfants, Marie-Magdeleine, Olivier et Pierre BESSAND, à qui il dédie ses témoignages, s’adresse à eux en employant la formule itérative « mes chers petits enfants », quelque peu surfaite et infantilisante si l’on considère le fait que les deux aînés avaient déjà respectivement vingt-trois et vingt-et-un ans…

Je ne détaillerai pas les nombreuses erreurs contenues par ailleurs dans cet ouvrage, erreurs fort heureusement corrigées par Gérard CONDÉ dans la réédition annotée de 1992. Il est d’ailleurs surprenant que MASSENET lui-même n’ait pas demandé de rectifications en amont, ou même en aval de ces parutions… Peut-être faut-il mettre cette négligence sur le compte de son état de santé déjà bien dégradé à l’époque, néanmoins associé à une « hyperactivité » artistique, les deux ne lui laissant guère le loisir de se pencher sur ce genre de « détails ».

Puis vinrent les biographies rédigées par René BRANCOUR en 1922, et Alfred BRUNEAU, disciple du compositeur, en 1935. Là encore, quelques déceptions. BRANCOUR commet plusieurs erreurs biographiques, chronologiques et musicologiques (1). Quant à BRUNEAU, ayant été l’élève du maître, on l’aurait souhaité plus pointu dans ses descriptions.

Livre pouvant être acheté ICI
Il aura donc fallu attendre les travaux de Pierre BESSAND-MASSENET, petit-fils du compositeur, et de son arrière-petite-fille adoptive (2), Anne BESSAND-MASSENET pour être assuré de la solidité des références qu’ils ont fournies dans leurs ouvrages respectifs, Massenet (1979) et Jules Massenet en toutes lettres (2001, ci-contre). Ce dernier doit d’ailleurs faire prochainement l’objet d’une réédition bilingue par l’intermédiaire d’un éditeur américain. On retrouve dans ces deux productions la rigueur de l’historien et celle de l’iconographe, tous deux passionnés et fermement disposés à promouvoir l’œuvre de leur aïeul. N’oublions pas non plus de citer les travaux de recherche, très détaillés, de Jean-Christophe BRANGER, professeur à l’Université de Saint-Etienne.

Lorsqu’en novembre 2011 - centenaire de la disparition approchant - Jacques BONNAURE (photographie plus bas) (3) publie à son tour chez Actes Sud, collection Classica, une biographie intitulée « Massenet », le défi s’avère d’emblée délicat. Il s’agit en effet de ne pas retomber dans les mêmes erreurs que les ouvrages précurseurs, ni dans le piège du pastiche. De surcroît, la difficulté pouvait également résider dans le fait de chercher à vulgariser la thématique sans pour autant la survoler, autrement dit, comment synthétiser en cent quarante pages un champ aussi vaste que la vie et l’œuvre de Jules MASSENET, sans risquer d’en omettre les points les plus importants. Et force est de constater que Jacques BONNAURE esquive avec une certaine habileté ces différents écueils. Certes, il subsiste dans son écrit quelques approximations, tout du moins quelques raccourcis, qui n’altèrent cependant que très faiblement la valeur du récit (4).

Jules MASSENET vers la fin de sa vie, à Égreville
Jacques BONNAURE a particulièrement bien cerné et retranscrit la posture intermédiaire de l’œuvre de MASSENET dans la musique française, entre une Ecole post-romantique à son crépuscule et la modernité émergente de l’impressionnisme et du symbolisme, à l’orée – à quelques années près – des Années Folles. Vue sous cet angle, oui, la musique de Jules MASSENET est bien, au sens strict, une musique « fin de siècle », une forme de transition entre deux époques. Faisant le parallèle avec la longévité de SAINT-SAËNS, l’auteur précise très justement que « MASSENET, qui n’a vécu que soixante-dix ans, est tout de même né avec Nabucco et mort avec Pierrot lunaire, en pleine explosion du cubisme » (p. 14).

Il souligne également qu’à ce titre, l’œuvre de MASSENET, si elle peut paraître suspecte, l’est essentiellement parce qu’on y « trouve un peu de tout ». MASSENET est, ne l’oublions pas, un homme de l’expérimentation stylistique (5). Et ce qui a pu vivement agacer ses contemporains comme ses détracteurs actuels, c’est ce polymorphisme musical, doublé du fait qu’avec des systèmes harmoniques et des thématiques lyriques simples, sans artifices, ses compositions émeuvent.

Pour revenir plus précisément au travail de Jacques BONNAURE, il me faut souligner la très belle qualité d’écriture, à la fois stylée et fluide, qui fait que cette biographie se lit quasiment comme un roman. J’ai particulièrement apprécié les intitulés des différents chapitres, présentés sous forme de petites sentences énigmatiques, pour certaines pleines d’humour (le premier chapitre par exemple « Où il sera question de marteaux et de faucilles plus que d’opéra… » ou le cinquième, « Qui prouve que tous les sphinx étonnants ne sont pas en Égypte, mais l’on en rencontrait aussi à Amiens »…). C’est au gré de ces différents points d’étapes que l’auteur déroule habilement la carrière et la production de Jules MASSENET, s’arrêtant sur ses principales compositions pour les décrire succinctement.

Jacques BONNAURE - © non précisé
Les annexes qui sont rattachées à cette biographie sont fort utiles. Une chronologie permet d’avoir un aperçu rapide des points clés de la vie du compositeur et de son œuvre. La biographie sélective renvoie évidemment aux ouvrages mentionnés en introduction de cet article, sans oublier d’indiquer quelques références internet intéressantes. Pour précision, le site de l’Association Massenet Internationale est actuellement en refonte, d’où son accessibilité limitée, qui n’a d’autre raison que fonctionnelle, non par prosélytisme. La discographie sélective fournit les principales orientations possibles, aussi bien pour l’œuvre instrumentale que pour l’œuvre lyrique et mélodique de MASSENET.

En conclusion, la biographie écrite par Jacques BONNAURE s’avère globalement bien référencée, remarquablement rédigée, et elle constitue indiscutablement un support de vulgarisation efficace afin de se familiariser avec la vie et l’œuvre de Jules MASSENET. Mon seul regret de lecteur et de « Massenet-phile » impénitent est que ce livre ne laisse pas davantage transparaître, au-delà du musicien lui-même, l’homme, dans son intimité familiale, sa psychologie, son humour également… autant d’aspects qui ont eu une indiscutable influence sur son œuvre et qui fournissent, lorsqu’on les connaît, de nombreuses clés de lecture.

S’intéresser, par exemple, à la relation de MASSENET avec les femmes, à sa transposition dans ses opéras, sans détailler davantage le véritable calvaire matrimonial qu’il vécut pendant près de quarante-cinq ans, me paraît un peu décevant. A partir de là, on comprend que de nombreuses héroïnes de ses opéras (Grisélidis, Thérèse, Charlotte…), femmes de devoir, sont véritablement l’antithèse de l’épouse du compositeur… Mais là encore, je ne blâme nullement l’auteur, sans aucun doute contraint par le cahier des charges de l’éditeur à limiter le volume de sa production.

Quoiqu’il en soit, cette biographie de Jacques BONNAURE est une très honorable entrée en matière pour qui veut découvrir Jules MASSENET.



(1) L’exemple le plus aberrant tient aux deux premières phrases du livre : « Jules-Emile-Frédéric MASSENET naquit le 12 mai 1842 à Montaud, non loin de Saint-Etienne. Il fut le dernier des vingt et un enfants d’un ancien officier qui avait servi le premier empire… »… Pauvre madame MASSENET mère ! Tempérons les choses en précisant que Jules MASSENET était le douzième enfant de son père, plus précisément le quatrième et dernier d’un second mariage ! Cette erreur fut d’ailleurs commise du vivant même du compositeur. Anne MASSENET m’a montré un petit document autographe qu’elle conserve, sur lequel est écrit entre guillemets « 21 enfants », suivi des signes « +++++++++++++ » !

(2) Pour autant Anne BESSAND-MASSENET est bien issue de la famille du compositeur. Elle est l’arrière-petite-fille de son demi-frère Camille. Pierre BESSAND-MASSENET, sans descendance, l’adopta à l’âge adulte.

(3) Jacques BONNAURE est professeur agrégé de lettres et critique musical pour La Lettre du musicien, Opéra Magazine et Classica. Il est également l’auteur d’une biographie consacrée à Camille SAINT-SAËNS parue chez Actes Sud en 2010. Il est en outre membre de l’Association Massenet Internationale.

(4) Le père de Jules MASSENET ne fut pas auditeur libre à l’École des Mines, mais à Polytechnique, en 1804 (p. 19). Il avait été, antérieurement, élève à l’École des Mines de Saxe et étudiant à l’Université de Strasbourg. Lorsque l’auteur évoque également le fait que chez les MASSENET, dans les années 1848, « on économise sur les chandelles » (p. 23), il faut somme toute relativiser la chose… Quand il qualifie le jeune MASSENET de « garçon sérieux », là encore, nuançons… L’adolescent qu’était MASSENET était sérieux du point de vue de l’étude, mais tout de même assez turbulent, ce qui lui valut par exemple de se faire ramener chez sa sœur par la maréchaussée après quelques désordres intempestifs causés par ses camarades et lui dans les rues de Montmartre…

De la « Suite pour Orchestre n° 1 », créée sous la direction de Jules PASDELOUP en 1867, on ne saurait dire catégoriquement qu’elle recueillit unanimement des suffrages favorables. Certes le public, spontanément, approuva, mais la critique journalistique fut assez acerbe. Concernant la mort de Georges BIZET (p. 55), selon l’étude très bien documentée du Pr Richard TREVES (2001), il est vraisemblable qu’elle soit due à des complications cardiaques du rhumatisme articulaire aigu dont souffrait le compositeur depuis l’âge de vingt-et-un ans, suite à des angines itératives et mal soignées, et non à une rupture d’anévrisme ou aux complications d’une pneumonie, ainsi que l’ont avancé d’autres auteurs.

Le rôle de Chimène, dans Le Cid, n’est nullement conçu pour une voix de mezzo-soprano, ainsi que l’affirme l’auteur (p. 81). Il suffit, pour s’en convaincre, d’analyser l’étendue vocale et surtout la tessiture du rôle, véritablement conçu pour soprano dramatique, et faire un rapide bilan des autres rôles chantés par sa créatrice, Fidès DEVRIES, pour s’apercevoir qu’elle n’avait pas à proprement parler une voix de mezzo-soprano : Marguerite dans Faust, Ophélie dans Hamlet, Agathe dans le Freischütz, Eudoxie dans La Juive, Elvira dans Don Giovanni… Semblablement, considérer le rôle de Charlotte, dans Werther, comme un soprano dramatique (p. 88), peut être sujet à débat… Lucy ARBELL, citée en qualité de fille du philanthrope Richard WALLACE (p. 139), est en réalité sa petite-fille. Le créateur du rôle d’André dans Thérèse, à Monte-Carlo, en 1907, fut Hector DUFRANNE, et non Henri ALBERS (p. 141). Ce dernier reprit effectivement le rôle à Paris en 1911, DUFRANNE étant alors en troupe à Chicago.

(5) On peut dire de MASSENET qu’il a oscillé entre post-romantisme à la française, tentations wagnériennes et naturalisme. Il est le compositeur de la multiplicité des thématiques (Antiquité gréco-romaine, XVIIIe siècle, Moyen-Age, mythologie persane et hindoue, références bibliques…), du grandiloquent et aussi de l’intime, mais encore le partisan d’une instrumentation inventive (il réintroduit des instruments antiques dans Thaïs, fait fabriquer des fac-similés de trompettes médiévales pour Le Cid, remet le clavecin au goût du jour dans Thérèse, sans oublier l’intervention spectaculaire de dix darbourkas dans Cléopâtre).

mardi 24 septembre 2013

❛Disque & Livre❜ Palazzetto Bru Zane, Festival de Montpellier Languedoc Roussillon • Thérèse de Jules MASSENET : beaucoup de satisfactions... et quelques déceptions.

 Retrouvez ICI l' étude d'Hervé OLÉON sur la relation entre Jules MASSENET et Lucy ARBELL ...

Un livre-disque 'ES' pouvant être acheté ICI
De l’automne 1905 à l’été 1906, c’est un Jules MASSENET (1842-1912) déjà affaibli par le mal qui l’emportera quelque six années plus tard (1) qui s’affaire à la composition d’une nouvelle œuvre, un drame musical en deux actes intitulé Thérèse, sur un livret de son ami, le chroniqueur et dramaturge Jules CLARETIE (1840-1913). Alors que son opéra Ariane vient de faire les frais d’une critique des plus tièdes, Jules MASSENET revient, avec Thérèse, à un type d’œuvre plus intimiste dans lequel il excelle.

Il me faut préciser que l’insuccès relatif d’Ariane est la résultante de deux difficultés particulières : tout d’abord les tournures alambiquées du livret de Catulle MENDÈS (l’invocation Atroce Eros, âpre Cypris du III en est un bel exemple…), doublées du fait que les "gros ouvrages", à l’exception du Cid, n’ont jamais été la plus belle marque de fabrique du compositeur. Thérèse rejoint les autres pièces lyriques de Jules MASSENET dont l’action se déroule dans un cadre géographique très circonscrit, avec un nombre de personnage restreint. En outre, à l’instar de Manon (1884) et Chérubin (1905), Thérèse témoigne du vif intérêt que le compositeur porte au XVIII° siècle.

Jules MASSENET (atelier NADAR, 1907)
L’action se déroule au cœur de la Révolution Française. Elle s’inspire fortement de l’histoire de Madame ROLAND, l’une des personnalités phares du parti Girondin, guillotinée à Paris le 8 novembre 1793.

Le premier acte du drame s’ouvre au château de Clagny, dans les environs de VERSAILLES, en octobre 1792. André THOREL, représentant du parti girondin, a acquis aux enchères cette demeure, autrefois propriété de son ami d’enfance, le marquis Armand de CLERVAL, qui a fui en exil. Thérèse, la jeune épouse d’André, souffre de la solitude que lui imposent les absences de plus en plus fréquentes de son mari, se rendant à Paris pour y exercer ses fonctions citoyennes. Lorsqu’Armand de CLERVAL reparaît, rentré clandestinement en France, Thérèse sent se raviver l’amour qu’elle éprouvait jadis pour lui, avant d’épouser André. Tiraillée entre le feu de cette ancienne passion inassouvie et le profond respect quelle éprouve pour son mari, la jeune femme comprend avec effroi qu’un drame se noue autour d’elle lorsqu’André assure Armand de sa protection.

Jules CLARETIE (caricature d'André GILL)
Le second acte se déroule à PARIS, en juin 1793, dans l’appartement d’André et de Thérèse. Celle-ci exprime son inquiétude croissante en écoutant les bruits de la ville en effervescence, alors que l’on diffuse la liste des suspects. André s’efforce une fois encore d’apaiser son épouse. Il a obtenu un sauf-conduit qui assurera le salut d’Armand. Mais cette perspective de sérénité retrouvée est de courte durée. Les Girondins accusés de trahison, André se rend auprès de ses compagnons députés pour soutenir leur cause. Armand tente alors de convaincre Thérèse de fuir avec lui. Il est prêt d’y parvenir lorsqu’ils apprennent l’arrestation d’André, conduit à la Conciergerie et promis à une mort certaine.

Thérèse supplie Armand de partir, en lui promettant qu’elle le rejoindra plus tard. Restée seule à sa fenêtre après le départ d’Armand, Thérèse assiste au passage de la charrette menant les condamnés à la guillotine. Parmi eux, elle reconnaît André. Accablée par le désespoir elle décide de suivre son époux dans la mort. Elle invective la foule et lance, debout à la fenêtre, un tonitruant "Vive le roi !" qui lui vaut d’être aussitôt arrêtée, au milieu des cris de haine et de colère.

E. CLÉMENT & L. ARBELL, scène de l'entrevue du parc
Lorsque l’œuvre est créée à l’Opéra de MONTE-CARLO, le 7 février 1907, sous le haut patronage du prince Albert Ier, elle remporte un vif succès. Dans le rôle-titre, nous retrouvons Lucy ARBELL, ultime égérie du compositeur, dans celui d’André, Hector DUFRANNE et dans celui d’Armand, Edmond CLÉMENT. Dans la reprise à l’Opéra-Comique, à Paris, le 19 mai 1911, DUFRANNE, alors en troupe à Chicago, sera remplacé par Henri ALBERS.

Nous pouvons considérer à plus d’un titre que Thérèse (illustration ci-contre) est un véritable accomplissement de son compositeur dans la veine naturaliste. Taxé d’imitation du Cavalleria rusticana de MASCAGNI avec La Navarraise (1894), MASSENET affirme ici sa propre identité stylistique (2). Les couleurs et les contrastes de l’orchestration, la qualité du livret en prose, mais aussi la réintroduction du clavecin au Ier acte, en coulisse, dans l’exposition du thème du Menuet d’amour - sans oublier la déclamation parlée de la scène finale : tout concourt à donner à l’œuvre une facture tout à fait originale. Jules MASSENET, point fondamental, est un homme de l’expérimentation. Tout au long de sa carrière, il transforme la matière musicale, il introduit des composantes nouvelles, voire insolites, dans l’instrumentation, il recherche de nouveaux effets sonores (3).

Par voie de conséquence, son legs ne peut pas être homogène, et c’est probablement ce qui dérange. Lorsque ses détracteurs parlent de style "pompier", ils ne fondent en réalité leur argumentation très partisane que sur une fraction, certes un peu maladroite mais très limitée, de son œuvre.

Alain ALTINOGLU, chef d'orchestre, © non précisé
En amont de l’enregistrement qui nous intéresse, Thérèse a fait l’objet de trois intégrales au disque. Dans la première, datant de 1973, Huguette TOURANGEAU incarne le rôle-titre, Ryland DAVIES celui d’André et Louis QUILICO celui d’Armand, avec le New Philharmonia Orchestra, sous la direction de Richard BONYNGE (Decca). En 1981, c’est Agnes BALTSA qui tient le rôle aux côtés de Francisco ARAIZA en Armand et Georges FORTUNE en André, avec le Chœur de la RAI et l’Orchestre Symphonique de Rome, sous la direction de Gerd ALBRECHT.

Cette version, d’abord sortie en vinyle chez Atlantis, a fait l’objet d’une réédition en CD en 1996 chez Orfeo. Si ces deux lectures, pionnières, sont globalement de bonne qualité, je ne peux que regretter, dans les deux cas, un manque manifeste de finesse dans la direction orchestrale ; et semblablement, dans certains partis pris, un peu tonitruants, de l’interprétation vocale. D’aucuns auraient tôt fait - et à juste titre - de reprocher à l’œuvre une certaine lourdeur, alors qu’elle offre au contraire une palette très nuancée de couleurs musicales. La troisième lecture, enregistrée en direct en 1992, avec Jeanne PILAND, Howard HASKIN, Charles VAN TASSEL et le Noordhollands Philharmonisch Orkest, sous la direction de Lucas VIS (Canal Grande), est plus confidentielle… et gagne à le rester, tant ses interprètes sont passés à côté du sujet, stylistiquement comme vocalement.

Étienne DUPUIS (André), © non précisé
La production du Festival de Montpellier - Radio France et du Palazetto Bru Zane, enregistrée en concert le 21 juillet 2012, avait donc de quoi réjouir par avance ceux qui, comme moi, attendaient impatiemment une interprétation plus juste de Thérèse. Je dois concéder que sur ce point, la satisfaction est globalement au rendez-vous, en particulier grâce à la qualité de l’Orchestre de l’Opéra de Montpellier. Celui-ci a su, sous la baguette avisée d’Alain ALTINOGLU (notre chef de l'année 2012, photo ci-dessus), redonner à la fois tout son raffinement, sa subtilité et son essence dramatique à cette pièce musicale, certes relativement brève, mais complexe. Tantôt lumineux et léger, tantôt sombre et tragique, le "tapis" sonore de l’orchestre sonne "vrai", rien n’est surfait : tout est justement mesuré. Quant au thème du menuet joué en coulisse par l’excellente Marie-Paule NOUNOU, au clavecin, il est d’une délicatesse absolue qui en fait d’autant plus regretter la brièveté (4).

Sous l'angle du chant, le bilan est plus mitigé. Il convient d’abord de saluer la très belle prestation du Canadien Étienne DUPUIS (photo ci-contre). Sa voix de baryton aux accents juvéniles correspond parfaitement au personnage d’André. Fidèle à l’un des principes fondateurs de l’École de chant nord-américaine, sa diction est parfaite, et son phrasé des plus appliqués. Étienne DUPUIS est sans conteste la révélation vocale de cet enregistrement.

Charles CASTRONOVO (photo plus bas) dispose également d’un timbre parfaitement compatible avec le rôle d’Armand. Les harmoniques sont riches, les aigus brillants. On peut cependant regretter que sa tendance à "tuber" les sons nuise parfois à la compréhension du texte - penchant d’autant plus regrettable que, lorsque le jeune ténor s’autorise à chanter davantage sur la clarté, sa voix prend des sonorités qui ne vont pas sans rappeler celles du regretté Alfredo KRAUS. Considérons qu’étant non francophone, ce bel artiste peut toutefois bénéficier de circonstances atténuantes. Tel n’est pas le cas de tous, et pour cause.

Nora GUBISCH (Thérèse), © MusicaGlotz
En effet, Nora GUBISCH (notre chanteuse de l'année 2012, photo ci-dessus) déçoit quelque peu. S’il est évident dès les premières mesures qui lui sont imparties (Pauvres gens, braves gens…) qu’elle ne dispose pas du matériau vocal approprié pour le rôle de Thérèse, on ne saurait vraiment lui en vouloir d’avoir accepté le défi, les véritables contraltos étant en voie d’extinction en France. De Lucy ARBELL, voix un peu hybride, de qualité inégale (5), d’abord étiquetée mezzo-soprano puis contralto, nous savons, par l’écriture des rôles composés sur mesure pour elle par MASSENET, qu’elle possédait des graves larges et puissants (6).

Charles CASTRONOVO (Armand), © n. p.
Chez Nora GUBISCH, la partie inférieure du registre manque cruellement de matière : mais admettons… En revanche, sur l’articulation très approximative - surtout chez une cantatrice française - je serai beaucoup plus intransigeant. Pour le coup, je pense volontiers qu’une Anne Sofie VON OTTER, bien que Suédoise, aurait bien mieux convenu. Nora GUBISCH est également hors sujet dans le final déclamé. Là où Huguette TOURANGEAU avait proposé une interprétation un peu surannée, Agnès BALTSA, prudente, avait préféré de son côté s’en tenir à la version chantée initialement composée par MASSENET. L’intention donnée par Nora GUBISCH se rapproche malheureusement davantage de la folie d’Anita dans La Navarraise, que du désespoir lucide voulu ici par le compositeur et le librettiste.

Quel dommage ! Pour reprendre une expression qui n’a rien de musical, mais résume pourtant bien les choses : "essai bien tenté, mais non transformé"...

Afin de terminer cette recension par une nouvelle note positive, il convient de saluer la tenue tout à fait honorable des petits rôles, François LIS en particulier, dans le personnage de Morel. De plus, les brèves interventions des Chœurs de l’Opéra de Montpellier sont précises et justes. Les bruits de foule et les interventions parlées sont savamment dosés, conférant à l’ensemble un rendu très réaliste.

Lucy ARBELL, affiche création 1907
C’est donc une "résurrection" partiellement réussie qu’offre cet enregistrement. Ses qualités s'ajoutent à celles des versions antérieures. La dynamique et la couleur de l’orchestre de l’opéra de Montpellier, la pertinence des interventions secondaires et la très convaincante interprétation d’Étienne DUPUIS en font foi. Charles CASTRONOVO, de son côté, se tire plutôt bien de cet exercice de style, en dépit de quelques défauts de prononciation à mettre sur le compte de contestables choix de technique vocale. Quant à l’interprétation du rôle-titre, qu’en dire de plus, si ce n’est qu’elle n’a hélas pas l’éclat tant souhaité... Sans ces deux objections, la dernière n'étant pas la moindre, nul doute que cette nouvelle production aurait pu s'imposer comme une véritable référence.

Le mot de la fin signalera la très belle qualité du support, présenté sous la forme, habituelle  chez Ediciones Singulares, d’un livre-CD. Les graphismes, la qualité du papier et le contenu très intéressant des textes qu’il contient, ajoutent indiscutablement à son attractivité.


(1) Dès 1893, Jules MASSENET souffre de douleurs abdominales de plus en plus violentes, symptomatiques d’un cancer du côlon, d’évolution lente.

(2) Il l’avait déjà fait en 1897 avec Sapho, sur un livret d’Alphonse DAUDET, dont le rôle-titre avait été composé spécialement pour la soprano Emma CALVÉ.

(3) Il utilisera ainsi le saxophone dans Le Roi de Lahore (1877) et Hérodiade (1881), dix darboukas dans Cléopâtre (création posthume, 1914) et l’électrophone dans le poème symphonique Visions (1891). Il fait fabriquer des copies de trompettes médiévales pour Le Cid (1885) et réintroduit également des instruments antiques dans Thaïs (1894).

(4) Dans l’enregistrement de 1996, Gerd ALBRECHT avait cru bon de remplacer le clavecin par l’association cordes-harpe qui reviendra effectivement en réminiscence dans l’ouverture de l’acte II. Ce faisant, il a malheureusement supprimé le caractère insolite de ce très beau passage…  

(5) Dans sa biographie intitulée Massenet (1934), Alfred BRUNEAU, disciple du compositeur,
relate qu’il la qualifia même de "contralto blafard" dans l’une de ses chroniques musicales.

(6) MASSENET évoquait dans ses Souvenirs (1912) les "accents graves et veloutés de sa voix de contralto".


 L'intégrale de l’enregistrement de 1981, BALTSA/ARAIZA/FORTUNE/ALBRECHT : Acte I & Acte II



 Jules MASSENET (1842-1912) : Thérèse, drame musical en deux actes,
sur un livret de Jules CLARETIE (MONTE-CARLO, 1907).

‣ Nora GUBISCH : Thérèse - Charles CASTRONOVO Armand de CLERVAL -
Étienne DUPUIS : André THOREL - François LIS : MorelYves SAELENS : Un officier -
Patrick BOLLEIRE : Un officier, un officier municipal - Charles BONNET : Une voix.

‣ Chœur & Orchestre de l'Opéra National de Montpellier Languedoc Roussillon,
Chef de chant : Jocelyne DIENST - Chef de chœur : Noëlle GÉNY - Direction musicale : Alain ALTINOGLU.


vendredi 5 juillet 2013

❛Disque & Livre❜ Palazzetto Bru Zane, Ediciones Singulares, Cantates du Prix de Rome • Max sorti des sables de l'oubli, ou : "Qui connaît monsieur D'Ollone ?"

Un livre-CD Ediciones Singulares vendu ICI
À propos du mythique Fleuve de Jean Renoir, l'illustre cinéaste Martin Scorsese déclarait : "ce film est l'un des plus beaux qui soit, il s'est imprégné en moi et ne m'a jamais quitté depuis". Quel  coffret étonnant que cette livraison confiée par le Palazzetto Bru Zane aux Ediciones Singulares : ce "Very good trip" procurera à l'auditeur des sensations incomparable, en le perdant délicieusement dans un labyrinthe harmonique. Proche du paradis ! Ainsi que le rappellent en notice les toujours remarquables articles d'Alexandre Dratwicki, ou Patrice d'Ollone (petit-fils du compositeur), l'institution vénitienne est infatigable dès qu'il s'agit de défendre l'honneur d'un patrimoine enfoui.  Quitte à s'attacher cette fois à un quasi inconnu.  

Maximilien, Paul, Marie, Félix - dit Max - d'Ollone (Besançon 1875 - Paris 1959), élève de Jules Massenet (1) : musicien original, sensible, écorché vif - complètement occulté. D'ailleurs on n'en entend jamais la moindre note au concert ! Pourquoi un tel mépris ? Pareil oubli est injustifiable ? Il est surprenant,  voire choquant qu'un vaste corpus, puissant, somptueux, d'une telle dimension soit purement et simplement passé à la trappe. Un mystère,  Max d'Ollone? Quasiment ! Pourtant, ce livre-disque généreusement garni de Cantates, chœurs et musique symphonique prouve à l'envi combien ce dernier joue dans la cour des grands, se hissant indiscutablement à la hauteur des Henri Rabaud, Charles Kœchlin, Albert Roussel ou autres Paul Dukas... dopés aux amphétamines. 

Les atouts du Bisontin sont multiples, et sa musique parle d'elle même. Un rival dangereux pour ses pairs, peut-être ?  Encore une fois, les obscures raisons de sa disparition déconcertent. Atypique, inclassable, de style hautement personnel, clairement incompris, le jeune impétrant faillit presque céder aux découragement. Heureusement, Massenet, prodiguant ses précieux et paternels conseils,  fut là pour le "booster", le défendre contre contre les autres et le protéger de lui-même, le remotivant   au besoin, ayant décelé chez lui une nature d"élite. De fait, face aux gardiens du temple et autres brideurs de talent. il galéra longtemps pour obtenir une relative (et fugace) reconnaissance.

Frédéric Antoun - © non communiqué
À quel dithyrambe recourir pour tenter de caractériser cette écriture ? Inspiration continuelle, imagination débridée, orchestration déroutante (agrémentée parfois de subtiles et discrètes  dissonances), tout cela est vrai, mais demeure assez générique. Le fin bretteur chérit les discours musicaux enflammés, aux envolées visionnaires préfigurant Raphael Fumet... voire les fulgurances voluptueuses d' un Olivier Greif ! Coloriste onirique voire psychédélique, D'Ollone peut se targuer de dérouler une science instrumentale  renversante   - traitement des cordes  et de la harpe -, une sensualité languide, une délicatesse post-impressionniste en tous points digne de Frederick Delius, nimbée d'une mélancolie allant crescendo au fil de ces riches enluminures .

Le jeune Max d'Ollone (1875-1959)
Le Franc-Comtois excelle à déployer une luxuriance de forêt tropicale, forcément spectaculaire mais jamais étouffante, que domine une écriture chorale lumineuse, crépitante, et pourquoi pas picaresque. Écouter à cet égard son galop d'essai pour l'obtention du Prix de Rome, Sous-bois ; ou Les Villes maudites, deux suprêmes fééries sonores. D'un certain point de vue, il serait  comme un Franz Schreker français, par là proche de la singulière polychromie d'un Antoine Mariotte (spécialement dans la cantate Mélusine). 

Ce volume, synonyme d'évasion et de fantaisie, embrasse - et embrase - tout. Probablement est-il le plus réussi des quatre dédiés aux Cantates du Prix de Rome (en soi, le Gustave Charpentier plaçait déjà la barre très haut). C'est une réhabilitation majeure d'un artiste complet, dépassant les maîtres qui l'ont précédé, voire influencé, tel Saint-Saëns. Rien de formaté ou d'académique chez D'Ollone : orfèvre, tisserand,  peintre ou aquarelliste accompli,  il est est libre, Max ! Il n'hésite pas à dynamiter, et avec quel brio, les codes scolaires de l'exercice cantate.  Exemple, l'impériale Frédégonde (1897, premier prix), une page ramassée, à l'érotisme sous-jacent. D'une densité exceptionnelle, sa musique atteste d'une grande maturité et régale d'une myriade de miroitements ou de couleurs, gorgés de lumière wagnérienne. Mais pas seulement : son esthétique lorgne du coté tutélaire de Massenet et annonce... Bernard Hermann (les accords initiaux) ! S'ensuivent des chefs d'œuvres, à commencer par Clarisse Harlowe (1895, d'après Samuel Richardson), monodrame aux thèmes obsédants  qui aurait du recevoir le premier prix d'emblée, au lieu du second.

Chantal Santon-Jeffery - © Opera Fuoco
La pépite de cet enregistrement, ce sont les énigmatiques Villes maudites déjà citée (l'un des envois de Rome), troublant opus aux proportions quasi symphoniques. La partition distille une atmosphère enchanteresse, saupoudrée d'hypnotiques et torrentueuses volutes ; nourrie de merveilleux et de fantastique, elle fait se succéder une rafale de trouvailles harmoniques et rythmiques. Beauté irradiante, apparente simplicité, magnificence !

Rigoureuse exubérance fondue dans un sens mélodique imparable, telle est "la marque de fabrique" de Max d'Ollone. Retournons pour l'illustrer à Frédégonde, mini-fresque opératique, tragédie héroïque et désespérée. Atteignant des sommets paroxystiques, ce  parangon de déferlante, au lyrisme effusif,  mène sa brûlante intensité crescendo ; le tout est mené à fond de train par un Hervé Niquet survolté (notre chef de l'année 2011portrait plus bas), à la tête d'une phalange (Brussels Philharmonic) elle-même chauffée à blanc. Son magistère - il n'y a pas d'autre mot - s'avère trépidant, d'une précision et d'une fluidité confondante.  Implacable, il sait être à la fois élégant et "sabre au clair", d'une grâce omniprésente... et omnisciente.

Marie Kalinine - © d'après son site
Quels artistes à ses côtés ! Enthousiastes et bondissants, flamboyants et virtuoses. Julien Dran, en premier lieu, jeune ténor à la fois fougueux et d'une tendre fragilité, capable des nuances les plus fines, comme des aigus les plus dardés. Une excellence partagée par un autre ténor lyrique-léger "à la française", Frédéric Antoun (portrait plus haut). Ensuite, officie un trio de dames superlatif. Jennifer Borghi,  mezzo soprano qui a gagné en maturité, est incandescente  ; à l'instar de Chantal Santon (ci-dessus), modèle de tenue, soprano à la plénitude vocale désormais épanouie, affrontant crânement une tessiture épouvantable. Enfin, brille ici une révélation, sous les traits de Marie Kalinine, autre mezzo (ci-contre) : voix chaude, opulente mais souple, dotée d'un timbre aurifère irrésistible. D'autres habitués des productions maison, à des titres divers, tirent plus que correctement leur épingle du jeu : Mathias Vidal, Andrew Foster-Williams et Virginie Pochon, particulièrement.

Puisse notre Palazzetto Bru Zane prolonger l'ivresse, en enregistrant les opéras de D'Ollone, Arlequin, très admiré d'André Messager (l'Opéra Comique serait l'écrin idéal), la Samaritaine... voire son ballet le Temple abandonné, créé à Monte Carlo. Entre fantasmagorie et nomadisme musical hors normes, dans la droite lignée de Florent Schmitt, venez boire à cette oasis sonore, grisante, jubilatoire ! Et laissez le mot de la fin à Reynaldo Hahn"Max d'Ollone a presque sans cesse laissé librement chanter son coeur". Toute l'âme de ce choc discographique (et livresque) est là.


 Pièces à l'écoute simple en bas d'article (MISES EN LIGNE ULTÉRIEUREMENT)  ① Frédégonde, fin de la scène Frédégonde-Chilpéric ‣  Mélusine, finale Mélusine-Raymondin-Spectre   Clarisse Harlow, fin de la scène Clarisse-Lovelace  Les Villes Maudites, seconde partie ‣ © Ediciones Singulares 2013.

Hervé Niquet - © non communiqué
(1) Grâces soient rendues aux signataires et éditeurs d'avoir joint à leur riche travail le texte de nombreuses lettres envoyées par Jules Massenet à Max d'Ollone, ainsi que le fac-similé d'une carte-portrait du premier, dédicacée au second.

 Découvrir des vidéos relatives aux Cantates de Max d'Ollone sur Classique News




 Max d'Ollone (1875-1959) : Cantates, chœurs et musique symphonique :
Frédégonde  - Sous-bois - L'Été - Mélusine - Pendant la tempête -
Clarisse Harlowe - Les Villes maudites - Hymne - Sposalizio.

‣ Chantal Santon, Virginie Pochon, Gabrielle Philiponet, Jennifer Borghi, Marie Kalinine, Noëlle Schepens, Frédéric Antoun, Julien Dran, Mathias Vidal, Andrew Foster-Williams, Jean Teitgen, Joris Derder.

‣ Flemish Radio Choir & Brussels Philharmonic, direction : Hervé Niquet.

 Un livre-CD Ediciones Singulares pouvant être acheté ICI

jeudi 14 mars 2013

❛Disque & Livre❜ Rodolphe Kreutzer, La mort d'Abel, Les Agrémens, Chœur de Namur, Palazzetto ● "À l'est d'Eden"... ou le chaînon français manquant ?

Un livre-disque  pouvant être acheté ICI
Incontournable Palazzetto Bru Zane ! La politique artistique de cette institution vise, nous le savons, à découvrir des territoires peu explorés, nous frayer des chemins buissonniers ou parcourir des sentiers de traverse. Au carrefour de l'ethnologie, de l'archéologie et de l'expédition musicale (voir tous les albums consacrés aux Cantates du Prix de Rome), nous voici embarqué dans une nouvelle aventure en terre inconnue, en tout point fidèle à sa mission patrimoniale hautement revendiquée, la remise en lumière de pans entiers de répertoire oubliés.

Que de raretés françaises brillamment replacées sous les projecteurs : après une mémorable Sémiramis de Charles Simon Catel à Montpellier, une  assez récente tournée Amadis de Gaule de Johann Christian Bach, en passant par le Paradis Perdu de Théodore Dubois (Montpellier, encore) - et dans l'attente impatiente du Mage stéphanois de Jules Massenet, le Palazzetto poursuit ses passionnantes réhabilitations.

Dans un tel contexte, l'éclairage éditorial bilingue s'avère d'un grand prix. Faut-il rappeler la qualité, tant esthétique que littéraire, des livres-disques produits par les Ediciones Singulares (précédemment Glossa, dans un format plus petit) ? Rendez-vous toujours attendu, que ces commentaires de fines plumes à la fibre romanesque, d'une pertinence aussi érudite que vivante, et profuse. Celles-ci nous présentent cette fois La Mort d'Abel (Académie Impériale de Musique, 1810) de Rodolphe Kreutzer (1766-1831, portrait plus bas), un hybride lyrique relatant l'assassinat d'Abel par son frère Caïn, puis sa transfiguration céleste.

Libre de ton, résolument tourné vers l'avenir, le compositeur français s'affranchit de toute école de pensée, de tout académisme conventionnel. À la charnière entre classicisme et romantisme, voire pré-impressionnisme, l'ouvrage n'en est pas moins aussi abouti qu'ombreux. Il n'appartient à aucun genre codifié, pas plus qu'il ne ressemble à aucune autre musique de son époque. Un choix assurément judicieux pour ouvrir une nouvelle collection d'œuvres françaises - mais aussi, n'y allons pas par quatre chemins, une résurrection majeure. L'héritage kreutzérien, ce contemporain de Lesueur et Catel, est composite. Nourri de Gluck, Gossec (Thésée !), Grétry (Andromaque), le langage personnel de l'éminent violoniste - dédicataire de l'illusre Sonate de Beethoven qui offrit  à son tour un titre de nouvelle à Tolstoï - préfigure, à brève ou moyenne échéance, ceux d'Hérold, d'Auber... et plus tard de Berlioz, grand admirateur de cette Mort d'Abel.

Guy van Waas, © http://bit.ly/Y7RwGJ
La partition est d'une richesse polyphonique inouïe et foisonnante. Elle déploie un entrelacs d'harmonies sinueuses lovées dans une rare luxuriance instrumentale, en dépit d'une extrême concision (deux actes au final, au lieu de trois à l'origine : à peine une heure et demie de musique). Navigant sur des vagues vertigineuses, le drame biblique, ambivalent et original, casse les codes pour submerger l'auditeur. Tout en séquences fulgurantes, ce poème tempétueux, virtuose et survolté brandit fièrement un lyrisme aussi dru que dense, et capiteux. À l'instar du Samson et Dalila de Saint-Saëns bien ultérieur (1877), il se situe entre l'oratorio, le drame sacré ou la fresque épique (se reporter à la notice de Benoît Dratwicki sur l'histoire de l'oratorio français). Visionnaires, prophétiques,  les toutes premières interventions d'Adam anticipent étonnamment le Guercœur (1900) de Magnard, ce qui mène déjà plus loin que notre Berlioz précité. Le chœur séraphique conclusif, quant à lui, évoque Les Sirènes (1901) de Debussy, voire Les Nymphes au Crépuscules (1900) de Déodat de Séverac... ou la Bérenice (1909) du même Magnard. Jusqu'à l'art subtil et raffiné de Benjamin Godard (Jocelyn, 1888) qui se profile déjà !

Le final du premier acte porte déjà en lui les impressionnantes scènes de genre du Grand Opéra à la Française, jusqu'à l'Hérodiade de Massenet (1881). En outre, l'écriture chorale flamboyante y est enchanteresse, portée à l'incandescence par un Choeur de Chambre de Namur digne de sa renommée - et ce, malgré des parties d'une redoutable sophistication (1). Par-delà la perfection formelle de l'écriture, séquence par séquence, on ne peut qu'admirer le continuum de cet immense fleuve mélodique noyant tout sur son passage. La trame agitée, convulsive, dévide cependant une myriade d'harmonies opalescentes et de senteurs enivrantes, ponctuées de scènes spectaculaires d'une puissance phénoménale (à partir de la plage XII du premier CD). Paradoxe : le fil narratif et musical de Kreutzer atteint, ici, l'épure.

J.-Sébastien Bou, remarquable Caïn, © non fourni
Il reste incompréhensible que cette musique ambitieuse et futuriste (2) ait connu pareille éclipse ; surtout, au vu de l'accueil plutôt enthousiaste de la critique de l'époque. Que retenir d'une distribution proche de l'idéal, galvanisée par un Guy van Waas (ci-dessus) en état de grâce ? Se détachent deux barytons : Pierre-Yves Pruvot (Adam) d'abord, au chant noble et majestueux, modèle d'élégance impériale et souveraine dans l'interprétation du chant français (il était déjà époustouflant dans le disque Patrie !). En deuxième lieu, Jean-Sébastien Bou (Caïn, ci-contre) a manifestement conclu un pacte avec son coté obscur : voici de toute évidence, l'un des ses plus beaux emplois, avec Au coeur du moulin (3) . Doté d'une émission mordante portée par un métal vif-argent, Bou affronte avec vaillance une tessiture éprouvante, tendue... et pourtant élégiaque. Anti-héros, velléitaire, nihiliste, nanti d'une psychologie complexe et ambiguë, il est le protagoniste principal ! Orfèvre pointilleux en plus de novateur, Rodolphe Kreutzer a en effet apporté une soin extrême à son personnage, qui s'impose naturellement comme pilier, centre névralgique et raison d''être de l'œuvre.

Un moment-clef pour Caïn est celui où il crache littéralement sa haine à la figure de son frère Abel, à l'acte I. Toutefois, son monologue intense ouvrant l'acte suivant sera pour beaucoup une révélation. Il s'agit, ni plus ni moins, de l'esquisse, du profilage du baryton romantique et héroïque à venir, dont l'un des plus merveilleux fleurons demeurera l'Hamlet de Thomas (1868). Le compositeur démontre un talent minutieux de peintre de caractère, de symphoniste authentique et d'homme de théâtre accompli. Il se montre empli de compassion - voire de tendresse - envers le fratricide, lui  réservant la plus belle scène de l'opéra-oratorio : un lamento doloriste, d'un noir rayonnement, précédé d'un admirable récitatif, parangon de prémonition funèbre. Magie de la musique : de monstrueuse et d'haïssable, cette simple et suffocante oraison transfigure le ténébreux Cain, devenu d'un coup  humain, trop humain si ce n'est pathétique - lorsque, rongé par le doute, il mesure les conséquences de son acte inéluctable.

Rodolphe Kreutzer, musicien visionnaire (1766-1831)
Le reste des protagonistes se tient, dramatiquement parlant, un peu en retrait. Issu des enfers, Anamalech, autre clef de fa, trouve en Alain Buet un héraut impeccable, net et tranchant, propre à distiller l'effroi. C'est à Sébastien Droy qu'échoit le rôle ingrat d'Abel, pantin impuissant et geignard, auquel le ténor champenois au timbre clair et franc parvient à donner autant de tenue qu'il est possible. Les épouses des deux frères, Méala et Tirsa, sont correctement représentées par Katia Velletaz et Yumiko Tanimura. Malheureusement, le personnage d'Ève semble porter moyennement chance au Palazzetto Bru Zane : après Le Paradis Perdu de Dubois (notre compositeur coup de cœur de l'année) privé d'une récompense qui lui tendait les bas, voici l'alter ego de Kreutzer confiée à Jennifer Borghi. L'Italo-Américaine dispose certes d'un timbre intéressant (Thésée de GossecVersailles) ; toutefois, face aux micros, l'émission pâteuse et le débit monocorde resteraient des péchés véniels, s'ils ne le disputaient à une diction globalement inintelligible. L'enregistrement parfait était, là encore, à portée de main.

Il y a dans le meurtre d'Abel par Caïn une de ces horreurs irréparables qui font les grands mythes romantiques : Wagner ne le démentira pas, lui chez qui le fratricide de Fasolt par Fafner ouvre, en partie, la Tétralogie. Une pareille fluidité dans la narration instrumentale, un onirisme de tous les instants, des coloris chamarrés, font de La Mort d'Abel une pièce en avance sur son temps, un jalon parfait - un chaînon manquant. Équilibre, unité, panache, tout y est ! Pour parfaire la réhabilitation, après le concert à la Salle Philharmonique de Liège et le disque, l'épreuve de la scène ? Les amoureux de tous les compositeurs que nous avons nommés, ainsi que ceux de Cherubini, Hérold, Spontini, Méhul... iront de surprise en surprise : une expérience sensorielle étonnante et inédite les attend.

Le Chœur de Chambre de Namur, © http://bit.ly/Z5si81

(1) Celles-ci sont si proches des envolées surnaturelles d'Arrigo Boito, dans ses Nerone et surtout Mefistofele !

(2) Honnêtement: le texte versifié de François-Benoît Hoffman constitue une véritable purge. Il était bien sûr impossible, compte tenu de son caractère harmonisé en continu, d'en faire ici ce que nous rêverions d'en faire... À l'image de ce que décidèrent Christophe Rousset et Krzysztof Warlikowski au sujet du même Hoffman - auteur des  soporifiques dialogues parlés de la Médée de Cherubini - lors de la production sensationnelle (notre Opéra de l'Année) du TCE en décembre dernier. C'est à dire : le jeter.

(3) Du même Déodat de Séverac....


‣ Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  ① Ouverture  ② Final de l'Acte I (Conclusion "Eh bien, dans ma fureur"‣ ③ Final de l'Acte II (Chœur d'anges "Viens dans le sein de l'innocence"‣ © Ediciones Singulares 2012.

 Rodolphe Kreutzer (1766-1831) : La Mort d'Abel (Académie Impériale de Musique, 1810) -
Tragédie lyrique en trois actes, remaniée en deux actes en 1825.

 Jean-Sébastien Bou, Pierre-Yves Pruvot, Alain Buet, Sébastien Droy, Jennifer Borghi,
Katia Velletaz, Yumiko Tanimura.

‣ Chœur de Chambre de Namur, Orchestre Les Agrémens. Guy Van Waas, direction.
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