jeudi 29 novembre 2012

❛Opéra❜ Le jeune Rossini selon Leonardo García Alarcón & Ambronay • La Cambiale di Matrimonio, ou "Viva il Tesdeschino spumeggiante".

Gioachino Rossini (1792-1868), vers ses débuts
Le 26 décembre 1813, un tout jeune homme du nom de Gioachino Rossini, offrait au public de la Scala de Milan Aureliano in Palmira, un opera seria basé sur un livret déjà traité, un quart de siècle avant, par Pasquale Anfossi. Bien qu'âgé de moins de vingt-deux ans, le déjà prolifique compositeur arborait alors un palmarès de... onze opéras (six pour la seule année 1812) ! Soit trois "sérieux" et huit "bouffes" - parmi lesquels, rien moins que des pièces maîtresses telles que Tancredi et l'Italiana in Algeri. Si l'Aureliano possédait une particularité importante, c'était bien son rôle d'Arsace, dévolu - pour la première et dernière fois dans la carrière de son auteur - à une espèce alors sur le déclin : le castrat (en l'occurrence Giambattista Velluti, 1780-1861, l'un des derniers du circuit). Une manière d'assister, douze avant Il Crociato in Egitto de Meyerbeer avec le même Velluti, en quelque sorte, à un passage de témoin vocal entre l'héritage du dernier baroque et l'épanouissement du romantisme.

Ce positionnement du premier Rossini à la croisée des chemins stylistiques et techniques a donné l'occasion, dans un passé récent, à diverses tentatives de la part de chefs historicistes soucieux de restaurer, autant que faire se peut, les diapason, instruments et articulations originaux. Pour mémoire : en concert ou sur scène, Jean-Claude Malgoire et René Jacobs avec Tancredi (1813), Jean-Christophe Spinosi grâce, entre autres, à la Pietra del Paragone (1812, reporté sur un extraordinaire DVD)... Et, voici deux décennies déjà, Hervé Niquet, au disque, s'adjugeant la Cambiale di Matrimonio qui fut tout simplement, en 1810 au Teatro San Mosè de Venise, l'envol créateur d'un "Cygne de Pesaro" de dix-huit ans (1). Rien de surprenant, par conséquent, à ce que l'Academie Baroque Européenne d'Ambronay accède au désir de Leonardo García Alarcón de placer pour la première fois, avec ladite Cambiale, une musique du XIX° siècle au cœur de ses sessions, et de sa tournée été/automne 2012 (2).

Versailles : la jeune équipe de l'Académie Baroque d'Ambronay, avec son chef. © Jacques Duffourg
La Cambiale di Matrimonio ouvre une série très féconde de cinq pièces comiques et courtes, écrites spécifiquement pour le San Mosè de Venise avant Tancredi, dont la Scala di Seta (l'Échelle de Soie, au moins célèbre par son ouverture). Établie sur un sujet pour le moins ténu de Gaetano Rossi, l'histoire se présente, en un seul acte, sous le label fort explicite de farsa comica. L'action gravite autour d'une union forcée, conclue à distance via une lettre de change (cambiale), en contrepartie de laquelle le marchand Tobia Mill attribue sa fille Fanny à un riche Canadien du nom de Slook. Alertés, les domestiques de Mill, Norton et Clarina, font en sorte que Fanny, promise au jeune (mais démuni) Edoardo Milfort, parvienne à écœurer suffisamment Slook lors de son séjour, pour que celui-ci renonce au mariage. Provoqué en duel par un Mill furieux, le visiteur réagit en inversant la fameuse lettre de change, au profit du jouvenceau tombé dans les bras de sa belle. Le marchand berné est alors obligé de consentir à leurs amours.

La façade du Teatro San Mosè de Venise, selon une gravure non datée. Il fut fermé en 1818.
Un canevas aussi mince, des protagonistes aussi stéréotypés, n'appellent évidemment pas de développements dramatiques ou de miroitements psychologiques passionnants. L'intérêt n'est pas là, pas davantage pour notre Cambiale que pour la longue lignée de pochades édifiantes à laquelle elle appartient, qui dérivent peu ou prou de l'esprit commedia dell'arte. L'intermède bouffe de Pergolesi, la Serva padrona (1733), avec deux fois moins de matière, n'en a pas moins conquis une dimension quasi mythique (3). Le Matrimonio segreto (1792) de Cimarosa appelle d'autres parallèles, et pas seulement par sa proximité dans le temps : burletta (petite farce) autour du mariage, mésentente et lieto fine (heureux dénouement), alacrité souvent piquante des mélodies sont autant de points communs. Enfin, l'irrésistible entrain de Falstaff, troussé par Salieri (1799) ou par Verdi (1893), voire Gianni Schicchi (Puccini, 1918) ou les Fiançailles au Couvent (Prokofiev, 1946), parmi d'autres, témoignent de la permanence, pour notre plaisir, de ce type de comique de situation à l'opéra.

Rossini possède cependant dès cet âge tendre (qui sait, plus qu'à sa maturité) un don exceptionnel, que la plupart de ses collègues n'ont jamais pu faire mieux qu'effleurer : la rapidité. Pas seulement  la faculté de produire vite, mais bel et bien celle de donner à sa musique une scansion haletante, voire, à l'occasion, vertigineuse. C'est naturellement, ès qualités de biographe, Stendhal qui s'en ouvre le mieux : "Le premier caractère de la musique de Rossini est une rapidité qui éloigne de l’âme toutes les émotions sombres si puissamment évoquées des profondeurs de notre âme par les notes lentes de Mozart" (iVie de Rossini, Tome II, 1823). Cette extraordinaire célérité, verve bien comprise, bien travaillée et bien restituée, doit littéralement chanter à nos oreilles comme tout le contraire de la précipitation, de la routine ou de la lourdeur - travers associés, à tort, aux célèbres tutti ou crescendi, par le fait d'acteurs sans envergure.

Lyon, les Nuits de Fourvière : Leonardo García Alarcón. © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Au cas particulier, la Cambiale s'avère une authentique dentelle, dont la broderie repose autant sur une écriture vocale bondissante et virtuose, que sur un orchestre élaboré, inventif, subtil, jamais en panne de trouvailles savoureuses et poétiques. Ce dernier point, là encore, va à rebours d'une image d'Épinal d'un bel canto construit seulement sur des traits solistes, au mépris d'une orchestration digne de ce nom : chez Rossini, le travail instrumental se montre si soigné, qu'à ses débuts napolitains - il se fait connaître dans la cité du beau chant avec Elisabetta dès 1815 - le Pésarais est rapidement identifié sous le sobriquet éloquent d'il Tedeschino (le petit Allemand), d'ailleurs glané lors de ses études.

La farce comporte peu d'airs, à peine quatre à proprement parler ; aucun n'est pour ténor, ce qui surprend un peu de la part de son auteur. En revanche, apparaît d'emblée, confié à la servante Clarina, le baume apaisant du petit air de sorbet (4), appelé à une grande fortune sous les atours d'Isaura, Berta... et autres Haly. Bien sûr, les morceaux de bravoure ont leur part, que ce soit l'impayable monologue de baryton bouffe, lors de l'arrivée de Slook - ou bien, vers la fin, l'un des authentiques joyaux rossiniens, le Vorrei spiegarvi il giubilo, confié à l'héroïne Fanny. Les ensembles, dominants, imposent toute leur palette, du duo jusqu'au tutti, et témoignent d'une maestria prodigieuse : architecture solide, dosage constant entre pulsation et légèreté, intuition théâtrale forçant, ainsi, l'admiration. Tant de métier à cet âge, en sus des dons naturels, ne peut que porter la marque du travail effectué par l'adolescent sur les partitions de Mozart... au moins autant que sur d'autres !

Lyon, les Nuits de Fourvière : le spectacle intégral via DailyMotion. © France 3 Rhône Alpes...
... Ne manquez surtout pas les différentes focales (orchestre, chef, solistes...) proposées sur la plate-forme !

Pas moins convaincante est la sûreté avec laquelle Leonardo García Alarcón soutient (dans une élégante économie de gestique - la sprezzatura ?) ces échafaudages brillants... mais si fragiles qu'un rien d'approximation peut les dénaturer. En tant que chef de fosse, une découverte à notre stade, l'Argentin fait la démonstration d'une forte capacité native à gérer les rapports, par nature complexes, entre cette fosse et le plateau. Soucieux des saillies propres des intervenants, vocaux et instrumentaux, il veille d'un bout à l'autre à l'équilibre des volumes et des couleurs. Non seulement les chanteurs, jamais couverts, respirent-ils librement, mais au surplus l'inverse est-il respecté : aucune des innombrables ciselures issues de l'orchestre, en particulier des vents, ne se trouve tapie sous une vocalité déplacée.

Voilà un vrai chef de bel canto, attentif sans excès à la tradition baroque de l'ornement, et maître, sans effort apparent, de l'implacable alchimie de l'accelerando-ralentendo-crescendo rossinien. Un exemple sidérant nous en est donné par le Vorrei spiegarvi précité (à 1 h 03' de la vidéo des Nuits de Fourvière, supra) : petit miracle d'esprit traversant toutes les nuances de tempo, de rythme et de dynamique, telles les iridescences d'une éphémère mais entêtante bulle de savon. L'unité musicale de la Cambiale est également cimentée - à la façon d'un René Jacobs chez Mozart - par les interventions d'un piano-forte, tenu à même la scène, avec une malice nonpareille, par Jacopo Raffaele. Outre les paraphrases d'airs (interpolées telles des transitions de cinéma muet), les péroraisons et l'agrément des mélodies, l'artiste sait nous régaler d'un anachronisme délicieux avec une citation de la Marche nuptiale d'un Mendelssohn... à peine âgé d'un an à l'époque de la création.

Lyon, les Nuits de Fourvière :  dernières mesures avant les saluts. © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
La liste des réjouissances ne serait pas complète si nous ne relevions ce qui constitue l'âme de cette production - l'esprit de l'Académie d'Ambronay -, à savoir l'équipe, dont le collectif ébaudit autant par son (déjà) haut niveau, que par son évidente jubilation dans le travail. Si tous ces jeunes sont à féliciter sans retenue, une mention peut être décernée à Elisandra Melián (Fanny, soprano, malgré un ou deux aigus un peu "verts"), Eugène Chan (Slook, baryton) et Rémy Mathieu (Edoardo, ténor), dont l'aisance technique et l'abattage impressionnent grandement. Identiques compliments envers tous les pupitres de vents, sollicités sans répit ; les cornistes, très précis, faisant assaut de truculence sur leurs instruments naturels. Accessit, enfin, pour Stephan Grögler, signataire d'une mise en espace intelligente, avec jeu d'acteurs fouillé, où clins d'œil (la mappemonde du Dictateur brandie par Mill) et exagérations (la scène du duel) pimentent plaisamment un décor minimaliste, aux jeux de lumières toutefois très étudiés.

Gioachino Rossini, après la fin de sa carrière lyrique, à Paris, dans les années 1830-1840
"L'Académie Baroque Européenne d'Ambronay aborde pour la première fois le répertoire du début du XIX° siècle ; j'espère à travers cette démarche participer au renouvellement de l'interprétation rossinienne, avec la complicité d'une nouvelle génération de chanteurs et d'instrumentistes. Ces derniers trouveront sans aucun doute dans la Cambiale di matrimonio le reflet de leur jeunesse et de leur énergie radieuse", précise Leonardo García Alarcón dans sa présentation du projet.

C'est peu d'écrire que son objectif est atteint haut la main. Vite, la suite !

‣ Un parfait petit livre, très documenté et simple d'accès, pour découvrir les opéras de Rossini  Rossini, l'opéra de lumière, Gallimard 1992, par Damien Colas Cliquez ICI pour l'acheter...

Damien Colas est - entre autres - l'auteur de l'édition critique du Comte Ory chez Bärenreiter.

(1) Pour s'en tenir aux dates de création, la Cambiale di Matrimonio est bien le premier opus lyrique de Gioachino Rossini. Cependant, il a été établi que Demetrio e Polibio, créé le 18 mai 1812, a été composé... en 1806 (à quatorze ans, par conséquent). Le surnom de "Cygne de Pesaro", devenu avec le temps une périphrase obligée, fait allusion à la ville natale du compositeur, où se tient chaque année un festival dédié, couru par les aficionados du monde entier.

(2) L'Opéra Royal de Versailles représente le point d'orgue d'un parcours qui aura successivement mené, de juillet à novembre, Alarcòn et ses ouailles à : Lyon, Namur, Bucarest, Montsapey, Pavie, Ljubljana, Aix en Provence, Perpignan et Vichy. L'Academie Baroque Européenne d'Ambronay développe un projet pédagogique propre à former et d'insérer professionnellement de jeunes artistes (chanteurs, instrumentistes) en devenir.(3) Et pour cause : c'est sa reprise de 1752, sous le titre français de la Servante Maîtresse, à l'Académie royale de musique de Paris, qui déclencha la fameuse Querelle des Bouffons.(4) L'air de sorbet est un air court, confié à un personnage secondaire, permettant à la bonne société des théâtres lyriques de marquer une pause en discutant, ou en dégustant un sorbet - d'où son nom.





 Versailles, Opéra Royal, samedi 17 novembre 2012 : Gioachino Rossini, La cambiale di matrimonio,
farsa comica en un acte sur un livret de Gaetano Rossi (1810), mise en espace par Stephan Grögler.

Job Tomé (Tobia Mill), Elisandra Melián (Fanny), Rémy Mathieu (Edoardo Milfort), Eugène Chan (Slook),
Matthieu Heim (Norton), Alexandra Schoeny (Clarina).

 Solistes et Orchestre de l'Académie Baroque Européenne d'Ambronay.
Jacopo Raffaele : piano-forte et assistant à la direction. Leonardo García Alarcón : direction musicale.

lundi 19 novembre 2012

❛Concert❜ Gossec, redécouverte de Thésée à l'Opéra de Versailles • "Enquinauderie" de haut vol pour Guy Van Waas, Les Agremens & le Chœur de Namur.

Le Chœur de Chambre de Namur, les solistes et les Agrémens lors des saluts, © Jacques Duffourg
Un travail perlé de bout en bout, où strictement rien n'est laissé au hasard, c'est l'impression - la certitude ! - qui ressort de ce Thésée (1782) de François-Joseph Gossec (1734-1829), re-créé à l'Opéra Royal de Versailles (après la Salle Philharmonique de Liège) ce 13 novembre 2012, par les bons soins de Guy Van Waas, associant les forces conjointes des Agremens et du Chœur de Chambre de Namur.

Cette belle réussite trouve sa logique dans le souhait du Palazzetto Bru Zane - Centre de Musique Romantique Française, de ramener à la vie ce qu'il est convenu d'appeler, avec un soupçon d'affectueuses dérision, des "enquinauderies" - c'est à dire, des ouvrages lyriques nés d'un goût prononcé de la fin du XVIII° siècle envers les tragédies lyriques écrites par Philippe Quinault pour l'usage de Jean-Baptiste Lully... et du Roi Soleil. Une volonté artistique mais aussi politique, assurément, au profit d'une royauté en mal de prestige et de rayonnement européen. C'est ainsi, qu'après une reconstitution intéressante de l'Amadis de Jean-Chrétien Bach la saison dernière (notre chronique de la représentation de l'Opéra Comique), se sont succédé à Versailles la résurrection d'un Piccinni (Atys, en partition réduite, avec le Cercle de l'Harmonie) et la remise à l'honneur d'un Sacchini (Renaud, avec les Talens Lyriques).

Remarquable Thésée, d'un compositeur a priori peu estimé pour sa production lyrique ! D'abord et avant tout, par sa partie chorale, absolument pléthorique, d'une grande efficacité dramatique. Elle se voit habitée, avec la classe qu'on lui connaît, par le Chœur de Chambre de Namur  au meilleur de sa forme... Phénoménal de précision, de réactivité dynamique, de gradation dans les nuances, de puissance ; de diction française, enfin. Pas moins magnifiques sont la ductilité, la netteté parfois tranchante et, à l'occasion, la sombre péroraison des Agremens de Guy Van Waas. La phalange d'outre-Quiévrain et son chef savent s'en tenir - malgré la pompe un peu boursouflée qui guette des scènes de genre,  comme le finale du I - à la déclamation tragique cursive, rapide, sans alanguissements inutiles, de cette pièce ramenée à quatre actes (et dépourvue de prologue).

Identiques félicitations, sans hésiter, aux quatre principaux solistes. Virginie Pochon convainc en Églé manipulable, quoique fière et aimante ; le timbre est plaisant, cependant c'est surtout la qualité déclamatoire et la vérité des affects qui saisissent. Tassis Christoyannis, efficace clef de fa déjà remarquée dans l'Andromaque de Grétry, campe un Égée aristocratique, déterminé, dont les certitudes régaliennes cèdent toutefois, de manière crédible, aux doutes induits par la jalouse et maléfique Médée.

La ligne redoutable de la magicienne de Colchide est endossée par Jennifer Borghi, dont l'aplomb et la puissance gagnent à mesure qu'avance l'action ; ce qui nous vaut, au III, une scène d'imprécations, avec chœur, de grand lignage : la protagoniste sait se souvenir qu'elle est, aussi, une princesse. Ceci nous remet d'ailleurs immédiatement dans l'oreille le rôle éponyme - de près d'un siècle antérieur - conçu par Marc-Antoine Charpentier. L'air du IV du présent Gossec figurait, du reste, dans le splendide recueil "Tragédiennes III"  (notre chronique du disque et celle du récital) offert par Véronique Gens & les Talens Lyriques, voici tout juste un an.

Frédéric Antoun encore, fringant ténor canadien ayant chanté voici peu Grétry (l'Amant jaloux) sur cette même scène, s'affirme comme le Thésée d'abord conquérant, puis broyé par les maléfices de la jalousie, que nous sommes en droit d'attendre. Les affres de son personnage lui permettent d'offrir des inflexions à la fois poignantes et claires, voire éclatantes - en digne défenseur et illustrateur de la typologie de haute-contre à la française, dont son rôle est, bien entendu, la perpétuation. Les parties plus modestes, confiées pour certaines d'entre elles à des membres du Chœur de Namur (telle Caroline Weynants que nous connaissons bien avec Alarcón) s'avèrent tout aussi impeccables.

Cette soirée de haute tenue - aboutissement d'un labeur philologique et musical sans concession - va, sans doute aucun, au-delà du "simple" intérêt qui s'attache, par nature, aux redécouvertes historiquement informées. À plus forte raison lorsqu'elles sont thématiques, en l'occurrence autour de la postérité de Quinault. Dûment enregistré à la Salle Philharmonique de Liège, le disque, nous nous en réjouissons, est annoncé à suivre.

Le chef Guy Van Waas, © Jacques Verrees
 J. D.

 Opéra Royal de Versailles, 13 XI 2012 : recréation, en version de concert,
de la tragédie lyrique de François-Joseph Gossec, Thésée (1782), sur le livret de Philippe Quinault
pour Jean-Baptiste Lully, adapté par Étienne Morel de Chédeville.

 Tassis Christoyannis, Frédéric Antoun, Virginie Pochon, Jennifer Borghi, Katia Velletaz, Mélodie Ruvio,  Caroline Weynants, Aurélie Franck, Bénédicte Fadeux, Renaud Tripathi, Thibault Lenaerts, Philippe Favette.

 Chœur de Chambre de Namur, Les Agremens. Direction musicale : Guy Van Waas.


dimanche 11 novembre 2012

❛Mémoire❜ Late swallows, Delius à l'Amphithéâtre Bastille • 150° anniversaire de la naissance de "l'ermite de Grez sur Loing" (1862-1934).

Delius en 1912 : un portrait dû à son épouse Jelka, la petite-fille du pianiste & compositeur Ignaz Moscheles
Hier, samedi 10 novembre, se déroulait, à l'Amphithéâtre de l'Opéra Bastille, à Paris, dans le cadre de la programmation Convergences due à l'activité incessante de Christophe Ghristi, directeur de la dramaturgie de l'Opéra National, le second volet d'une des trop rares (si ce n'est seule...) manifestations consacrées - dans notre pays que cet immense musicien avait adopté - à la mémoire de Frederick Delius, né à Bradford (Grande Bretagne) voici cent cinquante ans.

Il est d'ailleurs hautement remarquable que l'unique institution parisienne à avoir consacré un minimum de temps à un hommage aussi indispensable, soit justement une maison envers laquelle il nous arrive d'être plutôt critique - en matière de production lyrique - depuis le changement de direction. L'honnêteté d'un chroniqueur étant de rendre compte des faits, ceux-ci sont présentement têtus, et n'appellent que des éloges. Quel dommage, toutefois, que les deux concerts initiés n'ait pas été intégralement dévolus à Delius, dont la production chambriste, riche et abondante, était à disposition !

Le Quatuor Danel y a offert (aux côtés d'un Quatuor de Grieg très bienvenu en raison de l'influence exercée, et surtout, avec le pianiste Nelson Gœrner, un Quintette de Schumann de haute volée) l'unique Quatuor pérennisé par son auteur (à partir de fragments d'inédits). Une partition de structure quadripartite certes classique - mais de contenu hautement personnel, née lors d'un retour en Angleterre, au plus fort du premier conflit mondial (1916). Sur la totalité de la place de Paris et sur toute l'année : c'était peu, mais c'était mille fois mieux que rien.


Notre inclination de toujours envers la musique britannique, nous donne le désir de partager avec vous cette transcription orchestrale, due à Eric Fenby, secrétaire du compositeur, de son admirable III° mouvement intitulé "Late Swallows" ("Dernières hirondelles")...

Une musique mordorée et nostalgique convenant à merveille à ce dimanche ambré d'automne, que nous souhaitons, à toutes et tous, excellent - de même que ces dernières semaines de l'année Delius. :)

 J. D.

 Le site "officiel" consacré à Frederick Delius, dû à The Delius Society.
 Une base de données "personnelle" très complète, due à Bill Thompson.



jeudi 8 novembre 2012

❛Disque❜ Domenico Scarlatti par Olivier Cavé (Aeon-Outhere, 2008) • Quand la fête des sons rejoint celle des sens, ou La folle journée napolitaine.

Un disque AEON (Outhere) pouvant être acheté ICI
... Passée la première surprise de la Sonate K (Kirkpatrick) 492, pouvant au premier abord sembler un peu trop métronomique, nous sommes conquis, dès la K 381 (à l'écoute en bas d'article), par le jeu du pianiste Olivier Cavé - un jeu qui n'est pas sans rappeler, avec peut être un imperceptible zeste de poésie en moins, celui d'Alexandre Tharaud au long de son recueil publié en 2011 chez Virgin...

Écrites bien entendu à l'origine pour le clavecin, les Sonates (essercizi, exercices) de Domenico Scarlatti (1685-1757) se laissent toujours aisément, de par leur fraîche inventivité, leur naturel bondissant, leur (purement apparente) "improvisation" - pour tout dire, leur faconde... entendre sur un piano dit "moderne". Outre Tharaud précité, de nombreux interprètes nous l'ont d'ailleurs déjà démontré.

Fils du compositeur Alessandro Scarlatti (1660-1725), que les amateurs d'opéra et d'oratorios baroques chérissent à juste titre, Domenico eut largement l'occasion de composer, lui aussi, de la musique lyrique et sacrée, s'acquittant d'un large catalogue d'opere serie et de pièces religieuses, dont un Stabat Mater, passage obligé pour tout musicien napolitain digne de ce nom. Toutefois, c'est sa littérature pour le clavier, forte de cinq cent cinquante-cinq (!) opus, qui a assuré sa gloire, du moins pour la postérité, à défaut de son vivant.

Une autre particularité de Scarlatti "le jeune" est d'avoir vécu, à l'exception de quelques rares retours en Italie (ou de passages à Londres), plus de trois décennies dans la péninsule ibérique : d'abord au service de la cour du Portugal, puis de celle d'Espagne. Le musicien, devenu veuf, alla jusqu'à s'unir en secondes noces à une Espagnole. Il s'éteignit, d'ailleurs, à Madrid, loin de l'Italie natale, y devançant d'un demi-siècle le sort d'un autre illustre Péninsulaire adopté par la Castille, Luigi Boccherini.

Olivier Cavé, © www.olivier-cave.com
Olivier Cavé (ci-dessus) - dont cet enregistrement Aeon (distribution Outhere) de 2008 constitue ses débuts discographiques - est un jeune Suisse... qui n'omet jamais de revendiquer une ascendance napolitaine, qu'il tient de sa mère. Le titre de l'album, Naples 1685, n'a évidemment rien d'un hasard, la date de naissance du compositeur ayant moins d'importance, ici, que la revendication marquée d'une filiation directe avec la capitale de la Campanie.

Il est déterminant à cet égard que deux de ses grands mentors, soient non seulement napolitains eux-mêmes, mais aient été également de prestigieux interprètes de Scarlatti au piano, puisqu'il s'agit, ni plus ni moins, de Maria Tipo et d'Aldo Ciccolini. Laissons s'en ouvrir l'artiste : "J’ai découvert Scarlatti un peu par hasard. C’était à Naples justement, chez Ricordi, je vois ce disque exposé – Maria Tipo joue Scarlatti – mon père m’explique que c’est une très grande pianiste et pédagogue napolitaine. Une fois à la maison, c’est le coup de foudre, le disque tourne en boucle… Maria Tipo sera mon professeur ! J’avais huit ans." (1)

Une vision de Naples qui inspira peut-être Scarlatti - © Napoli, la città più bella del mondo
Le souvenir de ses origines (la baie de Naples et le Vésuve à la tombée de la nuit, illustration ci-dessus) n'a jamais cessé d'inspirer Domenico Scarlatti : le caractère dansant de maintes de ses partitions "espagnoles" de maturité dédiées au clavier tient autant, à l'évidence, à la pratique du fandango étudié à Séville, qu'à la rémanence des musiques populaires nées et transmises dans les rues de la cité parthénopéenne.

Domenico Scarlatti (1685-1757)
Cavé s'amuse nettement de cette apparente improvisation, de cette liberté permanente - dont la spontanéité festive est facilement trompeuse, tant le métier du compositeur est énorme, et le travail de l'interprète, colossal. Les Sonates K 381 déjà citée, ou K 427 (à l'écoute en bas d'article), convoquent des farfadets jaillissant des touches comme au cours d''un rêve. Maniant tantôt la douceur extrême du toucher, tantôt l'impétuosité nécessaire aux Gavotte ou Fandango (Sonates K 64 et K 239, la seconde à l'écoute en bas d'article), l'Italo-Suisse nous entraîne dans l'atmosphère napolitaine qu'il a appelée de ses vœux. D'un naturel confondant, d'une aisance et d’une sûreté absolue (Sonates K 470 et K 32, la seconde à l'écoute en bas d'article), son jeu se plie à tous les caprices du compositeur, sans jamais - et c'est un point essentiel - surjouer, ou dépasser les intentions de celui-ci.

Chaque pièce est ainsi caractérisée à l'envi, sans pour autant faire de ce parcours un fourre-tout où le pianiste aurait jeté, pêle-mêle, des essercizi hétérogènes et regroupés de manière plus ou moins artificielle. Bien au contraire !  D'une rare intelligence, le choix et l'agencement de ces différentes pages fait de ce disque un véritable condensé de l'art de Domenico Scarlatti, nous faisant découvrir certes pas toutes -  mais, du moins, une part substantielle des inépuisables facettes du compositeur. De ce point de vue aussi, une réussite !

Olivier Cavé prend ainsi place, naturellement, aux côtés d'autres sommités nous ayant légué, depuis des décennies, des lectures admirables de ces Sonates... Celles-ci débutent, au clavecin, avec les fabuleuses premières gravures de Wanda Landowska - abstraction faite de l'instrument dont celle-ci joue -, ouvrant la voie à Scott Ross, incontournable, Pierre Hantaï et autres Bertrand Cuiller (2) !

N'oublions pas non plus, au piano "actuel", outre Tipo et Ciccolini déjà nommés : Marcelle Meyer, Vladimir Horowitz, Clara Haskil, Alain Planès ou Christian Zacharias.

Le récital suivant d'Olivier Cavé (ci-contre), consacré à des pièces du rare Muzio Clementi (Italien... mais Anglais d'adoption, 1752-1832), parmi lesquelles Didone abbandonata, a été publié auprès du même éditeur à la fin de 2010. Assorti d'une très bonne critique, il est disponible à l'achat ICI.

L'artiste prépare par ailleurs pour 2013 un troisième volume Aeon, intitulé Nel Gusto Italiano – Concerti, Capriccio e Aria : dédié à Johann Sebastian Bach, il continuera de prouver avec opiniâtreté que la lecture du répertoire baroque au piano conserve son entière justification.

(1) Dans la notice biographique du site d'Olivier Cavé.

(2) Le récent et somptueux enregistrement de Bertrand Cuiller, comportant également un Fandango de Soler à perdre la tête, représente, au clavecin, une approche moderne, idéalement à même de faire écho à celle, pianistique, d'Olivier Cavé. Les deux sont chaudement recommandées, ne serait-ce que pour un premier contact avec l'art merveilleux de Domenico Scarlatti.

‣ Un entretien avec Olivier Cavé, sur le site du Poisson Rêveur.

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  1) Sonate K 381 2) Sonate K 427 - 3) Sonate K 239 - 4) Sonate K 32. © Aeon Outhere, 2008.


 Naples, 1685 : Dix-sept Sonates (Essercizi) de Domenico Scarlatti (1685-1757).
Olivier Cavé, piano

‣ Le site web d'Olivier Cavé.

 Un disque Aeon (Outhere) pouvant être acheté ICI.



jeudi 1 novembre 2012

❛Mémoire❜ 3 novembre 1801 - 3 novembre 2012 • 211° anniversaire de la naissance de Vincenzo Salvatore Carmelo Francesco Bellini (1801-1835).

Vincenzo Bellini, né voici exactement deux cent onze ans à Catania (Catane, Sicile), était le compositeur que Maria Callas (1923-1977) disait chérir plus que tous les autres. Depuis certains Puritani vénitiens de 1949 (incroyablement alternés avec une Brünnhilde de Walküre !) et les sessions scaligères de 1955 de la Sonnambula (dans une mise en scène de Luchino Visconti et sous la baguette de... Leonard Bernstein), jusqu'aux Norma parisiennes de 1964, en passant par certain Pirata au Carnegie Hall de New York (1959), l'illustre cantatrice l'a maintes fois servi.


Pour ne parler que des sopranos, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Leyla Gencer, Beverly Sills, Mariana Nicolesco, Lucia Aliberti, Mariella Devia, Katia Ricciarelli, Nelly Miricioiu, Annick Massis, Edita Gruberova - ces deux dernières toujours actives -, d'autres encor... en ont également été des thuriféraires renommées. Pourquoi, au sein d'une production courte et essentiellement opératique (à peine plus de dix opus depuis Adelson e Salvini), I Capuleti ed i Montecchi (Les Capulet et les Montaigu - dont le matériau musical est largement repris, comme "transsubstantié", de la Zaira parmesane de 1829, qui fut un four) appellent-ils de notre part une tendresse particulière ?

Vincenzo Bellini (Catania 1801 - Puteaux 1835)
En particulier, par la couleur étrange que leur apporte, dans cet univers de soudards rythmé par la harangue et le fracas, le charme ambigu du rôle travesti de Romeo - confié, lors de la création (Venise, 11 mars 1830) à Giuditta Grisi (1805-1840, sœur de Giulia Grisi qui sera la créatrice d'Adalgisa, dans Norma). Pour autant, cet opéra, pas plus qu'un autre, n'échappe à des travers récurrents de son auteur : orchestration dont l'économie frise parfois le rudimentaire, harmonie souvent banale et surtout flonflons (chœurs, certaines cabalettes) franchement communs, quand ce n'est - osons l'écrire sans faux-fuyant - éminemment grossiers.

Seulement, là n'est pas l'essentiel en la matière : chez Bellini, si l'on ne se laisse emporter par la mélodie, le pur bel canto, on passe, simplement, à côté de tout. Tout au long d'I Capuleti, les mélodies sont proprement exceptionnelles, qu'il s'agisse des récitatifs ou cavatines de Tebaldo, Giulietta, Romeo - en solo comme en duo, tout au long de ses deux actes.

Mais le plus fort est pour la fin. Dans la tradition de l'opera seria romantique, le finale est souvent dévolu à une cabalette brillante ou dramatique (respectivement dans La sonnambula ou Il Pirata, par exemple). Ce n'est bien sûr pas la forme convenant à la mort des amants de Vérone, telle que rapportée par les chroniques qui ont nourri l'inspiration du librettiste, Felice Romani - en aucun cas la pièce ne s'inspire directement de Shakespeare, à qui on la comparerait à tort. 

Giuditta Grisi, le premier Romeo, en 1837
En lieu et place, un ultime duo, dont la perfection de ligne n'a d'égale que la hauteur de vue et la puissance émotionnelle : une fois que ces mots sont écrits, toute autre exégèse devient parfaitement vaine, tant il n'est que de se laisser porter, ici peut-être plus qu'ailleurs, sur les ailes du chant ! Il s'agit, sans aucun doute, d'un dénouement sublime - parce qu'il est concis, dru et nu, et que son hébétude un peu brusque parle mille fois mieux de passion que les déclarations les plus emphatiques, et les plus chantournées. (1)

Véritablement, l'un des plus beaux finales d'opéra que nous connaissions - avec Alcina, Fidelio, Tancrède (version de Ferrare), Guillaume Tell, Carmen, Tristan & Isolde, La Dame de Pique, Daphne, Wozzeck, Le Nain, Dialogue des Carmélites, Saint François d'Assise... et quelques autres !...

Que vous soit proposée en partage l'une de ses interprétations les plus magiques, due à Anna Netrebko (Giulietta) et Joyce DiDonato (Romeo), magnifiquement serties sur le plateau sans scorie de Robert Carsen - une production très aboutie de l'Opéra Bastille de Paris, ici lors de la reprise, aux accents remarquablement enamourés, de 2008.

"Vivi, ah ! vivi, e vien talora sul mio sasso a lagrimar".

Au cimetière du Père Lachaise, à Paris (tombe vide)
(1) Maria Malibran (1808-1836, sœur aînée de Pauline Viardot [1821-1910] - "La" Malibran dont la commémoration tous azimuts et quelque peu mythomane fut un des effets de mode les plus remarquables de ces dernières années) n'aimait pas ce finale, estimant qu'il ne la mettait pas suffisamment en valeur. Elle prit donc le pli de lui substituer par principe celui de l'opéra Giulietta e Romeo de Vaccaj (1790-1848), qu'il suffit d'entendre pour se rendre compte que son métier très remarquable, demeure, à notre humble avis, ô combien en-deçà du génie de Bellini. Roberto Abbado a magnifiquement enregistré cette alternative, en complément de sa version d'I Capuleti, chez RCA avec Veselina Kasarova et Eva Mei.

 J. D.

 Une étude très complète des Capuleti e Montecchi, due à Yonel Buldrini.

les rapports artistiques et humains entre Frédéric Chopin et Vincenzo Bellini. DVD en vente ICI.