Gioachino Rossini (1792-1868), vers ses débuts |
Le 26 décembre 1813, un tout jeune homme du nom de Gioachino Rossini, offrait au public de la Scala de Milan Aureliano in Palmira, un opera seria basé sur un livret déjà traité, un quart de siècle avant, par Pasquale Anfossi. Bien qu'âgé de moins de vingt-deux ans, le déjà prolifique compositeur arborait alors un palmarès de... onze opéras (six pour la seule année 1812) ! Soit trois "sérieux" et huit "bouffes" - parmi lesquels, rien moins que des pièces maîtresses telles que Tancredi et l'Italiana in Algeri. Si l'Aureliano possédait une particularité importante, c'était bien son rôle d'Arsace, dévolu - pour la première et dernière fois dans la carrière de son auteur - à une espèce alors sur le déclin : le castrat (en l'occurrence Giambattista Velluti, 1780-1861, l'un des derniers du circuit). Une manière d'assister, douze avant Il Crociato in Egitto de Meyerbeer avec le même Velluti, en quelque sorte, à un passage de témoin vocal entre l'héritage du dernier baroque et l'épanouissement du romantisme.
Ce positionnement du premier Rossini à la croisée des chemins stylistiques et techniques a donné l'occasion, dans un passé récent, à diverses tentatives de la part de chefs historicistes soucieux de restaurer, autant que faire se peut, les diapason, instruments et articulations originaux. Pour mémoire : en concert ou sur scène, Jean-Claude Malgoire et René Jacobs avec Tancredi (1813), Jean-Christophe Spinosi grâce, entre autres, à la Pietra del Paragone (1812, reporté sur un extraordinaire DVD)... Et, voici deux décennies déjà, Hervé Niquet, au disque, s'adjugeant la Cambiale di Matrimonio qui fut tout simplement, en 1810 au Teatro San Mosè de Venise, l'envol créateur d'un "Cygne de Pesaro" de dix-huit ans (1). Rien de surprenant, par conséquent, à ce que l'Academie Baroque Européenne d'Ambronay accède au désir de Leonardo García Alarcón de placer pour la première fois, avec ladite Cambiale, une musique du XIX° siècle au cœur de ses sessions, et de sa tournée été/automne 2012 (2).
La Cambiale di Matrimonio ouvre une série très féconde de cinq pièces comiques et courtes, écrites spécifiquement pour le San Mosè de Venise avant Tancredi, dont la Scala di Seta (l'Échelle de Soie, au moins célèbre par son ouverture). Établie sur un sujet pour le moins ténu de Gaetano Rossi, l'histoire se présente, en un seul acte, sous le label fort explicite de farsa comica. L'action gravite autour d'une union forcée, conclue à distance via une lettre de change (cambiale), en contrepartie de laquelle le marchand Tobia Mill attribue sa fille Fanny à un riche Canadien du nom de Slook. Alertés, les domestiques de Mill, Norton et Clarina, font en sorte que Fanny, promise au jeune (mais démuni) Edoardo Milfort, parvienne à écœurer suffisamment Slook lors de son séjour, pour que celui-ci renonce au mariage. Provoqué en duel par un Mill furieux, le visiteur réagit en inversant la fameuse lettre de change, au profit du jouvenceau tombé dans les bras de sa belle. Le marchand berné est alors obligé de consentir à leurs amours.
Un canevas aussi mince, des protagonistes aussi stéréotypés, n'appellent évidemment pas de développements dramatiques ou de miroitements psychologiques passionnants. L'intérêt n'est pas là, pas davantage pour notre Cambiale que pour la longue lignée de pochades édifiantes à laquelle elle appartient, qui dérivent peu ou prou de l'esprit commedia dell'arte. L'intermède bouffe de Pergolesi, la Serva padrona (1733), avec deux fois moins de matière, n'en a pas moins conquis une dimension quasi mythique (3). Le Matrimonio segreto (1792) de Cimarosa appelle d'autres parallèles, et pas seulement par sa proximité dans le temps : burletta (petite farce) autour du mariage, mésentente et lieto fine (heureux dénouement), alacrité souvent piquante des mélodies sont autant de points communs. Enfin, l'irrésistible entrain de Falstaff, troussé par Salieri (1799) ou par Verdi (1893), voire Gianni Schicchi (Puccini, 1918) ou les Fiançailles au Couvent (Prokofiev, 1946), parmi d'autres, témoignent de la permanence, pour notre plaisir, de ce type de comique de situation à l'opéra.
Rossini possède cependant dès cet âge tendre (qui sait, plus qu'à sa maturité) un don exceptionnel, que la plupart de ses collègues n'ont jamais pu faire mieux qu'effleurer : la rapidité. Pas seulement la faculté de produire vite, mais bel et bien celle de donner à sa musique une scansion haletante, voire, à l'occasion, vertigineuse. C'est naturellement, ès qualités de biographe, Stendhal qui s'en ouvre le mieux : "Le premier caractère de la musique de Rossini est une rapidité qui éloigne de l’âme toutes les émotions sombres si puissamment évoquées des profondeurs de notre âme par les notes lentes de Mozart" (in Vie de Rossini, Tome II, 1823). Cette extraordinaire célérité, verve bien comprise, bien travaillée et bien restituée, doit littéralement chanter à nos oreilles comme tout le contraire de la précipitation, de la routine ou de la lourdeur - travers associés, à tort, aux célèbres tutti ou crescendi, par le fait d'acteurs sans envergure.
Au cas particulier, la Cambiale s'avère une authentique dentelle, dont la broderie repose autant sur une écriture vocale bondissante et virtuose, que sur un orchestre élaboré, inventif, subtil, jamais en panne de trouvailles savoureuses et poétiques. Ce dernier point, là encore, va à rebours d'une image d'Épinal d'un bel canto construit seulement sur des traits solistes, au mépris d'une orchestration digne de ce nom : chez Rossini, le travail instrumental se montre si soigné, qu'à ses débuts napolitains - il se fait connaître dans la cité du beau chant avec Elisabetta dès 1815 - le Pésarais est rapidement identifié sous le sobriquet éloquent d'il Tedeschino (le petit Allemand), d'ailleurs glané lors de ses études.
La farce comporte peu d'airs, à peine quatre à proprement parler ; aucun n'est pour ténor, ce qui surprend un peu de la part de son auteur. En revanche, apparaît d'emblée, confié à la servante Clarina, le baume apaisant du petit air de sorbet (4), appelé à une grande fortune sous les atours d'Isaura, Berta... et autres Haly. Bien sûr, les morceaux de bravoure ont leur part, que ce soit l'impayable monologue de baryton bouffe, lors de l'arrivée de Slook - ou bien, vers la fin, l'un des authentiques joyaux rossiniens, le Vorrei spiegarvi il giubilo, confié à l'héroïne Fanny. Les ensembles, dominants, imposent toute leur palette, du duo jusqu'au tutti, et témoignent d'une maestria prodigieuse : architecture solide, dosage constant entre pulsation et légèreté, intuition théâtrale forçant, ainsi, l'admiration. Tant de métier à cet âge, en sus des dons naturels, ne peut que porter la marque du travail effectué par l'adolescent sur les partitions de Mozart... au moins autant que sur d'autres !
Pas moins convaincante est la sûreté avec laquelle Leonardo García Alarcón soutient (dans une élégante économie de gestique - la sprezzatura ?) ces échafaudages brillants... mais si fragiles qu'un rien d'approximation peut les dénaturer. En tant que chef de fosse, une découverte à notre stade, l'Argentin fait la démonstration d'une forte capacité native à gérer les rapports, par nature complexes, entre cette fosse et le plateau. Soucieux des saillies propres des intervenants, vocaux et instrumentaux, il veille d'un bout à l'autre à l'équilibre des volumes et des couleurs. Non seulement les chanteurs, jamais couverts, respirent-ils librement, mais au surplus l'inverse est-il respecté : aucune des innombrables ciselures issues de l'orchestre, en particulier des vents, ne se trouve tapie sous une vocalité déplacée.
Versailles : la jeune équipe de l'Académie Baroque d'Ambronay, avec son chef. © Jacques Duffourg |
La façade du Teatro San Mosè de Venise, selon une gravure non datée. Il fut fermé en 1818. |
Lyon, les Nuits de Fourvière : Leonardo García Alarcón. © Bertrand Pichène, CCR Ambronay |
La farce comporte peu d'airs, à peine quatre à proprement parler ; aucun n'est pour ténor, ce qui surprend un peu de la part de son auteur. En revanche, apparaît d'emblée, confié à la servante Clarina, le baume apaisant du petit air de sorbet (4), appelé à une grande fortune sous les atours d'Isaura, Berta... et autres Haly. Bien sûr, les morceaux de bravoure ont leur part, que ce soit l'impayable monologue de baryton bouffe, lors de l'arrivée de Slook - ou bien, vers la fin, l'un des authentiques joyaux rossiniens, le Vorrei spiegarvi il giubilo, confié à l'héroïne Fanny. Les ensembles, dominants, imposent toute leur palette, du duo jusqu'au tutti, et témoignent d'une maestria prodigieuse : architecture solide, dosage constant entre pulsation et légèreté, intuition théâtrale forçant, ainsi, l'admiration. Tant de métier à cet âge, en sus des dons naturels, ne peut que porter la marque du travail effectué par l'adolescent sur les partitions de Mozart... au moins autant que sur d'autres !
Lyon, les Nuits de Fourvière : le spectacle intégral via DailyMotion. © France 3 Rhône Alpes...
... Ne manquez surtout pas les différentes focales (orchestre, chef, solistes...) proposées sur la plate-forme !Pas moins convaincante est la sûreté avec laquelle Leonardo García Alarcón soutient (dans une élégante économie de gestique - la sprezzatura ?) ces échafaudages brillants... mais si fragiles qu'un rien d'approximation peut les dénaturer. En tant que chef de fosse, une découverte à notre stade, l'Argentin fait la démonstration d'une forte capacité native à gérer les rapports, par nature complexes, entre cette fosse et le plateau. Soucieux des saillies propres des intervenants, vocaux et instrumentaux, il veille d'un bout à l'autre à l'équilibre des volumes et des couleurs. Non seulement les chanteurs, jamais couverts, respirent-ils librement, mais au surplus l'inverse est-il respecté : aucune des innombrables ciselures issues de l'orchestre, en particulier des vents, ne se trouve tapie sous une vocalité déplacée.
Voilà un vrai chef de bel canto, attentif sans excès à la tradition baroque de l'ornement, et maître, sans effort apparent, de l'implacable alchimie de l'accelerando-ralentendo-crescendo rossinien. Un exemple sidérant nous en est donné par le Vorrei spiegarvi précité (à 1 h 03' de la vidéo des Nuits de Fourvière, supra) : petit miracle d'esprit traversant toutes les nuances de tempo, de rythme et de dynamique, telles les iridescences d'une éphémère mais entêtante bulle de savon. L'unité musicale de la Cambiale est également cimentée - à la façon d'un René Jacobs chez Mozart - par les interventions d'un piano-forte, tenu à même la scène, avec une malice nonpareille, par Jacopo Raffaele. Outre les paraphrases d'airs (interpolées telles des transitions de cinéma muet), les péroraisons et l'agrément des mélodies, l'artiste sait nous régaler d'un anachronisme délicieux avec une citation de la Marche nuptiale d'un Mendelssohn... à peine âgé d'un an à l'époque de la création.
Lyon, les Nuits de Fourvière : dernières mesures avant les saluts. © Bertrand Pichène, CCR Ambronay |
La liste des réjouissances ne serait pas complète si nous ne relevions ce qui constitue l'âme de cette production - l'esprit de l'Académie d'Ambronay -, à savoir l'équipe, dont le collectif ébaudit autant par son (déjà) haut niveau, que par son évidente jubilation dans le travail. Si tous ces jeunes sont à féliciter sans retenue, une mention peut être décernée à Elisandra Melián (Fanny, soprano, malgré un ou deux aigus un peu "verts"), Eugène Chan (Slook, baryton) et Rémy Mathieu (Edoardo, ténor), dont l'aisance technique et l'abattage impressionnent grandement. Identiques compliments envers tous les pupitres de vents, sollicités sans répit ; les cornistes, très précis, faisant assaut de truculence sur leurs instruments naturels. Accessit, enfin, pour Stephan Grögler, signataire d'une mise en espace intelligente, avec jeu d'acteurs fouillé, où clins d'œil (la mappemonde du Dictateur brandie par Mill) et exagérations (la scène du duel) pimentent plaisamment un décor minimaliste, aux jeux de lumières toutefois très étudiés.
Gioachino Rossini, après la fin de sa carrière lyrique, à Paris, dans les années 1830-1840 |
C'est peu d'écrire que son objectif est atteint haut la main. Vite, la suite !
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Damien Colas est - entre autres - l'auteur de l'édition critique du Comte Ory chez Bärenreiter.
(1) Pour s'en tenir aux dates de création, la Cambiale di Matrimonio est bien le premier opus lyrique de Gioachino Rossini. Cependant, il a été établi que Demetrio e Polibio, créé le 18 mai 1812, a été composé... en 1806 (à quatorze ans, par conséquent). Le surnom de "Cygne de Pesaro", devenu avec le temps une périphrase obligée, fait allusion à la ville natale du compositeur, où se tient chaque année un festival dédié, couru par les aficionados du monde entier.
(2) L'Opéra Royal de Versailles représente le point d'orgue d'un parcours qui aura successivement mené, de juillet à novembre, Alarcòn et ses ouailles à : Lyon, Namur, Bucarest, Montsapey, Pavie, Ljubljana, Aix en Provence, Perpignan et Vichy. L'Academie Baroque Européenne d'Ambronay développe un projet pédagogique propre à former et d'insérer professionnellement de jeunes artistes (chanteurs, instrumentistes) en devenir.(3) Et pour cause : c'est sa reprise de 1752, sous le titre français de la Servante Maîtresse, à l'Académie royale de musique de Paris, qui déclencha la fameuse Querelle des Bouffons.(4) L'air de sorbet est un air court, confié à un personnage secondaire, permettant à la bonne société des théâtres lyriques de marquer une pause en discutant, ou en dégustant un sorbet - d'où son nom.
‣ Versailles, Opéra Royal, samedi 17 novembre 2012 : Gioachino Rossini, La cambiale di matrimonio,
farsa comica en un acte sur un livret de Gaetano Rossi (1810), mise en espace par Stephan Grögler.
farsa comica en un acte sur un livret de Gaetano Rossi (1810), mise en espace par Stephan Grögler.
‣ Job Tomé (Tobia Mill), Elisandra Melián (Fanny), Rémy Mathieu (Edoardo Milfort), Eugène Chan (Slook),
Matthieu Heim (Norton), Alexandra Schoeny (Clarina).
Matthieu Heim (Norton), Alexandra Schoeny (Clarina).
‣ Solistes et Orchestre de l'Académie Baroque Européenne d'Ambronay.
Jacopo Raffaele : piano-forte et assistant à la direction. Leonardo García Alarcón : direction musicale.
Jacopo Raffaele : piano-forte et assistant à la direction. Leonardo García Alarcón : direction musicale.