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Reportez-vous d'emblée à la plage IV (
Suite concertante pour violoncelle et piano, 1912 - cent ans exactement), à 6'50. Ou, si vous le voulez, à l'
Adagio con fantasia du
Concerto Capriccioso pour piano de 1876, 1'30 de la plage X (1)... Plus avant, c'est l'
Andante cantabile pour violoncelle qui vous guette en plage XIII à 1'05 ! Demandez-vous, ensuite, s'il peut exister si raffinée palette instrumentale, imagination mélodique si prononcée, si subtile harmonie - y compris dans ce que l'écriture orchestrale française de la fin du XIX° et du début du XX° siècles nous a conservé de meilleur, à savoir Camille Saint-Saëns (Paris, 1835 - Alger, 1921). Un étalonnage d'autant plus requis, que la contemporanéité l'appelle : l'auteur du
Carnaval des animaux n'est en effet né que deux ans avant le musicien qui nous intéresse, Théodore Dubois (Rosnay, 1837 - Paris, 1924). Leur proximité par l'âge ne constitue pas leur seul point commun : les deux furent pianistes, organistes (le second succédant au premier sur le Cavaillé-Coll de la Madeleine), en plus de compositeurs. Chacun connut une jeunesse brillante :
enfant prodige selon l'expression consacrée pour l'un, élève surdoué (auréolé d'un Premier Grand Prix de Rome) pour l'autre. Par la suite pédagogues, ils reçurent pareille consécration par l'abondance d'honneurs. Dubois plus encore, toutefois, que son aîné, puisqu'il ajouta aux récompenses telles que l'Académie des Beaux-Arts la direction du Conservatoire de Paris en 1896 : une charge conservée jusqu'en 1905.
Ce magistère, ô combien prestigieux, lui causa probablement un tort paradoxal, en termes de postérité. Théodore Dubois est mort six ans après Claude Debussy ; à cette date, Maurice Ravel avait pratiquement écrit la totalité de ses chefs d'œuvres, à l'exception notable,
grosso modo, des deux
Concertos pour piano. Non que Dubois ne fût de taille à soutenir la comparaison ! C'est justement tout l'enjeu de publications telles que ce disque Mirare de nous le prouver largement - ces quelques lignes espérant parvenir à forcer un peu plus le trait. Malheureusement pour lui, aux yeux des tenants précités de la modernité (ou de leurs légataires), il était de ceux dont le poste, élevé, s'apparentait à une posture... dépassée. Avoir consigné - au surplus - un
Traité d'harmonie respecté (après un autre
de contrepoint et de fugue) s'avéra un handicap, surtout dans les tourmentes du siècle nouveau, et greva définitivement son auteur du label peu enviable d'
académique. Un statut distinct - en pire ! - de l'
officiel (ce que nuance avec beaucoup de pédagogie Alexandre Dratwicki dans le vidéogramme ci-dessous).
Il y eut d'ailleurs des précédents, tous assortis du même effet de purgatoire. Charles-Simon Catel (lire notre recension de sa Sémiramis de Montpellier 2011) en fut victime, lui aussi avait écrit un Traité, connu l'Institut... Peu après, Luigi Cherubini avait détenu pendant vingt ans les rênes du Conservatoire, et le paya manifestement du même dédain. Enfin - pour ne retenir que les cas les plus flagrants - la mémoire d'Ambroise Thomas, aux commandes de l'illustre institution durant un quart de siècle (juste avant son ami... Dubois) fut longtemps confinée dans le plus souverain mépris hexagonal (2). Or, ce que révèle à l'envi le tout récent regain en sa faveur, c'est que la production de Dubois est non seulement abondante (plusieurs centaines d'opus, peut-être même plus de cinq cents)... mais elle est également très diverse, recoupant tous les genres en vigueur, y compris le ballet, l'opéra et l'opéra-comique - même si à notre connaissance aucune résurrection lyrique ne semble annoncée.
Et puis l'oratorio (
Le Paradis perdu, sortie ce 3 avril), la messe et le motet ; la symphonie, le concerto ; la musique de chambre, sous ses avatars les plus élevés... De plus grande importance peut-être, la musique d'orgue (dite
"symphonique"), d'une profusion digne des Guilmant, Widor et autres Franck (3). Enfin, des pièces inclassables faisant appel à la suite - voire au souvenir des
symphonies concertantes du Concert Spirituel : c'est un programme de ce type que le label Mirare, associé au
Palazzetto Bru Zane, a conçu pour le présent enregistrement. En plus du nombre et de la variété, le premier saisissement, à l'écoute de ces partitions, comme de celles qui nous sont dévoilées depuis peu, est la haute qualité de l'inspiration, très nettement supérieure à la moyenne.
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1909 : Saint-Saëns & Dubois allant accueillir à Compiègne les candidats au Prix de Rome, dont Nadia Boulanger. © Ruck Musica |
Revenons un instant à Saint-Saëns : il est assez curieux de noter la similitude entre l'admirable introduction organistique de son deuxième
Concerto pour piano (1868), et celle du
Concerto capriccioso de Dubois, de huit années ultérieur. Dans les deux cas, c'est au virtuose d'ouvrir les débats par une longue échappée en solitaire ; chez le cadet toutefois, elle est bien plus développée, et surtout plus émancipée de l'orgue tutélaire (
"come recitativo"). Ce sont davantage des rémanences du
Deuxième de Liszt (1861) qui
chantent ici, fortuitement ou non, par au moins quatre lignes de force : concision, imbrication des sections, lyrisme poussé, orchestration fastueuse -
french touch en prime. Le thème principal de l'
Allegro, repris en quatrième mouvement, regarde pour sa part vers un avenir spectaculaire, et pas si lointain : il y a, dans cette imploration puissante des cordes, déferlant par vague, quelque chose d'un Rachmaninov (dont les premières tentatives en la matière ne sont éloignées que d'une quinzaine d'années). Une pièce plus que parfaite (4) : synthétique et visionnaire, fortement structurée et imaginative, par-dessus tout nourrie d'accents intensément
personnels.
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Le manuscrit d'Histoire Triste, éditée en 1906 |
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Au début du XX° siècle |
Des atouts que reprend, en les exacerbant, la
Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, une partition de haut vol - et de très forte maturité, puisque créée au tout début de 1921 (... mais commencée plus de huit ans plus tôt). L'appariement des deux instruments fait bien entendu songer à quelques
Duos Concertants de bon lignage, l'anecdotique Chopin-Franchomme, par exemple (5). Outre l'orchestre, sa nouveauté et son charme ne viennent pas de que des proportions, de la tectonique, ils sont - c'est tout autant éloquent - du domaine de la
couleur. Celle-ci lorgne plus vers la modernité, que l'excessive nostalgie. Démonstration avec le stupéfiant
Larghetto dont les impérieux appels des cuivres, la solennité, l'ésotérisme même convoquent sinon Wagner, du moins un
wagnérisme flagrant ; dans ce que la musique française, à la charnière des deux siècles, a su produire de plus caractérisé. Comment ne pas songer à Ernest Chausson, sa somptueuse
Symphonie en si bémol à peine antérieure (1890, une génération) s'ouvrant sur un comparable climax ? Du même acabit, sont perceptibles des souvenirs d'Emmanuel Chabrier,
Gwendoline certainement pour ce
Larghetto, et la
Joyeuse marche, sans aucun doute, vis à vis de l'
Allegro suivant...
De tels moyens, picturaux ou narratifs, pourraient faire redouter aux deux concertistes d'avoir à y assurer une figuration polie. Il n'en est rien. Comme dans le
Capriccioso, le piano est en charge du portail introductif, et c'est lui qui étaye d'un bout à l'autre cet audacieux quadriptyque. Ses traits cependant paraissent pudiques devant ceux de son partenaire car, dans la lignée de certains précurseurs français, la connaissance intime qu'a Dubois des capacités - techniques comme expressives - du violoncelle est confondante. La virtuosité débridée, arc-boutée sur une tessiture impressionnante, ne porte jamais ombrage à la beauté de son chant ; elle le stimule même, l'excite - et le magnifie. Pas moins d'audace rhétorique ou harmonique au cours du
Fantasie-Stück (noter l'appellation à l'allemande)
pour violoncelle et orchestre de 1914. Et pas moins de lyrisme, à telle enseigne qu'il est à se demander par quel tour de magie le compositeur parvient à en assurer l'équilibre : un héritage du
Grand Concerto Militaire d'Offenbach (6) ! C'est le
cello à nouveau qui se voit confier l'
Andante cantabile, une page modeste de proportion, mais certainement pas d'inspiration. Dotée d'irrésistibles accents aux bois (en particulier à la clarinette), cette berceuse d'une totale plénitude se rapproche pour d'évidentes raisons du
Cygne de Saint-Saëns ; en moins descriptif toutefois, et par conséquent plus poignant.
Poignant, c'est par nature le terme qui s'accole le mieux à l'
In memoriam mortuorum,
avec lequel Théodore Dubois honore les
morts au champ d'honneur de la première conflagration mondiale. Non une déploration de circonstance pour parterre d'état-major et de veuves, mais une mélopée noble et en partie apaisée, éloignée de tout sentimentalisme : intense
chant de la nuit aux accents tristaniens, dont la concision redoutable démultiplie l'effet délétère. Totale réussite !
Marc Coppey, au violoncelle, et Jean-François Heisser, tant au piano qu'à la direction de l'Orchestre Poitou-Charentes, sont les intercesseurs choisis par Mirare et le Palazzetto Bru Zane pour s'approprier ce programme exemplaire.
Intercesseurs est le mot, tant leur travail, malgré une difficulté technique parfois extravagante, s'apparente - redécouverte oblige - à la recherche incessante d'une parole
révélée. Ceci signifie une humilité et une intégrité apostolique de chaque instant. Loin de la rodomontade, ces musiciens portent la conviction aiguë de servir bien mieux qu'un compositeur estimable de plus : un créateur aux facultés manifestement hors du commun, dans toutes les facettes de son art.
Coppey ne se donne pas de limite dans l'épanchement, et il fait bien : le moindre soupçon de sécheresse renverrait Dubois à la gangue académique de laquelle il s'échappe enfin. Quant à Heisser, c'est merveille de l'entendre faire assaut de tant de
doigté. Au clavier naturellement (7) - aucun wagnérisme, post-romantisme ou autre angle de vue "prométhéen" ne l'amenant à durcir une écriture si fluide, qu'elle ne peut se goûter qu'avec la totalité de ses pleins comme de ses déliés. Mieux : sous sa tutelle, l'Orchestre Poitou-Charentes, d'une précision dynamique fascinante, moire sa palette d'incrustations toutes "
mozartiennes" ; l'impressionnisme - quand ce n'est le pointillisme - étant toujours préféré à l'effet de masse.
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Au Palazzetto Bru Zane, à Venise |
Une lecture restant, en somme,
chambriste, à la prise de son irréprochable, où chaque mesure met en valeur des tissus instrumentaux d'un raffinement extrême. Les bois, tout spécialement, se voient parés des étoffes les plus princières. L'immense Debussy, de vingt-cinq années plus jeune (1862-1918), n'aura finalement pas fait mieux ! Sous cet angle, Dubois préfigure les fulgurances d'un autre génie national, orchestrateur et symphoniste hors pair - pour sa part de trente-deux ans son cadet : Albert Roussel (1869-1934).
Une réhabilitation absolument majeure, sertie dans un disque exceptionnel.
"On doit trouver au milieu de tout ce que je laisserai assez de bonnes choses pour me rendre quelque justice !" (8)