dimanche 22 avril 2012

❛Repère❜ Six mois d'Appoggiature • Gustav Mahler : du piano à l'orchestre, de l'orchestre à la voix, d'incessantes correspondances.


Se laisser porter par la texture sonore tout à fait extra-ordinaire de Gustav Mahler (1860-1911), c'est faire l'expérience d'incessantes correspondances, que d'autres musiciens, parmi les plus illustres, réussissent sans aucun doute avec moins de bonheur.

L'instrumentalité de la voix, bien sûr, est poussée à un degré extrême d'élaboration : aucun traitement de faveur particulier ne semble la dissocier de l'orchestre, le plus fastueux qui soit. Et pourtant, nous ne saurions être récipiendaire de l'ensorcellement, si ne s'y trouvait tapi cet immarcescible instrument humain.

À condition, justement, qu'il y ait orchestre ! Voici bien le second miracle : par la réduction pour piano (ou, dans le cas de la Dixième Symphonie, par le biais rigoureusement inversé de l'amplification instrumentale), la musique de Mahler ne donne jamais la sensation d'un assèchement, ou d'un dévoiement. C'est, d'une version à l'autre, rigoureusement la même !


Ainsi, du quatrième Rückert Lied, "Um Mitternacht" - peut-être le plus beau Lied de l'histoire - dont finalement rien, dans son merveilleux avatar pianistique (Thomas Hampson & Wolfram Rieger, vidéogramme ci-dessus), ne semble devoir nous faire regretter l'absence des nuances orchestrales d'origine - pourtant si somptueuses. Un défi à la plus élémentaire logique de la réduction, précisément.

Ou encore, de cette mythique Dixième, dont seuls deux mouvements furent complètement orchestrés de la main du compositeur. Son Finale, en particulier, n'est autographe que sous la forme d'une 'particelle' pour piano ; et n'a connu son aboutissement symphonique (des lustres plus tard...) qu'à l'issue des efforts dispersés de Berthold Goldschmidt, Rudolf Barshaï (vidéogramme ci-dessous), et bien sûr Deryck Cooke.


Or,  depuis ces esquisses pour piano conservées par la veuve Alma, jusqu'à la version parachevée avec un talent que trop de puristes réfutent encore, contre toute évidence, pas une once du génie du compositeur n'a été affadie, édulcorée, détournée. Mieux : le résultat définitif (Cooke, ou Barshaï) sonne "plus Mahler que Mahler" (... ce solo de flûte, dès la deuxième minute) !

Au surplus, le court "Um Mitternacht" (offrande hallucinée de Lorraine Hunt Lieberson, lecteur audio en bas d'article), comme tous les lieder des merveilleux cycles de son auteur, est une démonstration de son savoir-faire extravagant dans le domaine de la "petite forme". De quoi nous faire rêver encore longtemps d'un génie qui se découvre, encore et toujours, plus protéiforme qu'on ne le dit. Et auquel d'aucuns font parfois un procès en gigantisme tout à fait déplacé.


Appoggiature se souhaite, par cette entremise, un très agréable demi-anniversaire... et surtout remercie ses lecteurs de leur fidélité. :)

‣ Pièce à l'écoute simple, en bas d'article  Gustav Mahler, Rückert Lieder • "Um Mitternacht", Lorraine Hunt Lieberson & Roger Vignoles© Wigmore Hall Live.
 J. D.


mardi 17 avril 2012

❛Vidéo❜ John Adams, Nixon in China sur Mezzo, ce 18/04/12 à 20h • Un opéra majeur de la fin du XX° siècle, en direct du Théâtre du Châtelet de Paris !

... En 1987, John Adams (né en 1947) mit la dernière main à son premier opéra, Nixon in China, une digression politico-poétique inspirée du voyage de Richard Nixon en Chine, en 1972. Sitôt représenté au Grand Opéra de Houston (vidéo ci-dessous : le bouleversant monologue final de Chou En-Laï), mis en scène par Peter Sellars et dirigé par Edo de Waart, il connut l'enregistrement discographique (Nonesuch) dans la même foulée.

Le Théâtre du Châtelet, à Paris, a d'autant plus d'autorité sur le sujet que John Adams lui-même lui confia, en 2000, la création de son oratorio La Nativité (devenu El Niño), à nouveau régi par Peter Sellars. Une production couronnée d'un immense succès, dans laquelle brilla l'immense et regrettée Lorraine Hunt Lieberson.

Le final de l'opéra. En image fixe, le Chou En-Laï de Sanford Sylvan (Houston, 1987)

Le canal Mezzo diffusera, mercredi 18 avril 2012 à 20 heures et en direct la "dernière" de ces splendides sessions Nixon (nous étions pour notre part à celles du 14 et du 16), prises en main par Alexander Briger et scénographiées par Chen Shi-Zheng. Voilà une occasion unique, à une heure dite de grande écoute, de forger son oreille et son cœur à l'incandescence d'une somptueuse musique, ressortissant au courant "répétitif" (terme trop sec et hautement limitatif par ailleurs).

Partition essentielle de la fin du XX° siècle - que nous pourrions presque qualifier de contemporaine, un répertoire dont la défense est illustration est d'une importance capitale - Nixon in China a frayé le chemin, dans la vie de son créateur, à une riche postérité lyrique. Souhaitons que le Théâtre du Châtelet réalise prochainement, à l'égard de John Adams la passe de trois avec, pourquoi pas, A flowering Tree (2006)... ou le titanesque Doctor Atomic de l'année précédente !

‣ Retrouvez la création française du nouvel opéra de John Adams  The Gospel according to the other Mary, le 23 mars 2013 à la Salle Pleyel de Paris  http://www.sallepleyel.fr/francais/concert/12406-the-gospel-according-to-the-other-mary-musique-de-john-adams--creation-

‣ Pièce à l'écoute simple, en bas de page  John Adams, Nixon in China, Tracy Dahl chantant Chiang Ching (Madame Mao), extrait de l'intégrale dirigée par Marin Alsop (Colorado Symphony Orchestra), © Naxos

 J. D.




mercredi 11 avril 2012

❛Concert❜ Véronique Gens, Christophe Rousset, Les Talens LyriquesTragédiennes III : magnifique défense et illustration de la Tragédie Française.

Véronique Gens © Anton Solomoukha
C'était à la fin de l'an dernier une promesse, et de la plus riche envergure. Un disque magnifique, troisième opus d'une série initiée en 2006, cette fois-ci orienté vers les avatars romantiques de la Tragédie Lyrique (lire notre chronique ICI). Une tournée aussi, dont la prolongation, en ce printemps, permet - enfin ! - à Paris de se faire l'oreille sur des extraits d'opéras courant de Gluck à Verdi... soit un petit siècle de musique française (1779-1867). Si, du CD au récital associé, seuls deux airs ont disparu sous les impératifs du "direct" (Mermet et Massenet), l'auditeur gagne en revanche deux pages orchestrales nouvelles, deux ouvertures - celles de la Stratonice de Méhul, et de la Médée de Cherubini.

La cantatrice est apparue dans une forme fastueuse, ce qui s'est mesuré non seulement à sa performance de l'instant, séquence après séquence, mais encore à la structuration du parcours. Débuter en concert par le fort ardu Ariodant (Méhul, toujours, au troublant incipit parlé/chanté) n'est assurément pas sans risque. Offrir au surplus en dernier bis, après deux heures sans temps mort ni relâchement, la très mobile et dramatique Herminie (Arriaga, présente dans Tragédiennes II), quel panache ! Voilà qui en dit long sur un niveau d'exigence peu commun ; de qualité musicale, comme d'endurance, de versatilité et de respect du public. Conduisant somme toute sa soirée comme sa carrière - c'est à dire avec l'intelligence des sages - Véronique Gens s'est bien gardée de toute consomption hâtive, d'où sans doute une peu dommageable prudence, perceptible au cours des seules minutes de mise en chauffe.

Pour acheter ce disque, cliquez ICI
De fait, la tragédie grecque sied à la Française, faculté qui lui a permis de faire se succéder à une convaincante Iphigénie gluckienne, une Médée (Gossec) vindicative, quoique sans histrionisme. Et surtout, une fantastique Andromaque de l'Astyanax de Kreutzer, associant, dans un flux vocal d'une incroyable souplesse, le hiératisme de la veuve à la supplique de la mère. Même amour maternel pour la Fidès de Meyerbeer (Le Prophète), suivie d'une Didon berliozienne plus investie, plus nuancée... et par conséquent plus émouvante qu'en studio. C'est toutefois, en point d'orgue, le grand air de l'Élisabeth de Don Carlos (dans la langue française originale, la seule qui rende justice à Verdi), phrasé avec des accents raciniens, qui lui permet de commuer une anthologie superbe et passionnante, en une sorte d'apothéose. "Si tout est ici infiniment altier, rien n'y est inhibé, au contraire : les élans les plus pathétiques du personnage sont rendus sans faiblesse, avec vrai un port de reine".

Plus intéressant s'il se peut, il ne s'agit pas que d'un triomphe individuel. Christophe Rousset et son escouade - parties prenantes d'un cycle Tragédiennes désormais hautement programmatique, tout autant que travail d'équipe de chaque instant - sont associés à la fête, avec éclat. Cela va bien au-delà des compliments d'usage, dévolus à un groupe qui aurait sagement tenu sa partie au service d'une diva (ce que n'est précisément pas Gens) ! D'une certaine façon même, ce sont les Talens Lyriques qui ont, ce 10 avril, raflé la mise. En effet, à l'aune d'orchestrations dix-neuviémistes qui se densifient, s'enrichissent d'instruments évolutifs ou nouveaux (le saxophone...), recherchent alors un vrai partenariat narratif, plus qu'un obbligato ou même un concertino - la formation de Rousset s'est imposée avec un irrésistible brio. Non seulement un sans-faute technique, mais en prime, en dépit d'un corpus rendu complexe par son étendue historique, une démonstration stylistique de très haute volée.

Christophe Rousset, un montage © Euronews/Musica
C'est ainsi que l'ouverture de Médée (débarrassée de son insupportable pasteurisation récente à Bruxelles) a sonné avec les vrais accents pré-romantiques qui doivent être ceux de Cherubini. À vive allure mais sans pétarade gratuite, bien qu'harcelée de timbales comminatoires, d'une précision dynamique sidérante, elle a offert un tissu serré, haletant - voire suffocant, véritable pont entre Don Giovanni et Coriolan. Les magistrales ressources de l'ensemble et de son chef ont également été mises à contribution au cours de Danaïdes (Salieri), là encore plus vivantes qu'au disque - et d'une Stratonice mouvante, hagarde parfois, aussi inquiétante que résolue. Comme en état de grâce !

La signature des grands artisans, n'est pas que dans l'oriflamme flamboyant ; le surplis, l'ourlet, voire le point de croix les inspirent mieux que les autres. Que penser à cet égard du premier bis (Henry VIII, Saint-Saëns), délicatement serti d'un canevas de violoncelle si prégnant, qu'on se demande si ce n'est pas, au final, la chanteuse qui l'accompagne, plutôt que l'inverse ? Nos Talens Lyriques ont désormais tourné la page de leurs vingt ans : voici en quelque sorte un plus bel âge de la vie... qui perdure. Encore mieux, qui a tout l'avenir pour lui.

‣ Retrouvez la retransmission du concert  Le 10 novembre 2011 à Venise, en ligne ICI sur Arte Live Web. ATTENTION ! Retransmission disponible seulement jusqu'au 10/05/12.

‣ Pièce à l'écoute simple, en bas de page  Giuseppe Verdi, Don Carlos, "Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde", extrait du CD Tragédiennes III, © Virgin Classics.


Pour rappel, Appoggiature a consacré Véronique Gens en tant que
l'une de ses "chanteuses de l'année 2011" ICI.

 10 avril 2012, Paris, Opéra Comique, 20 h : Tragédiennes III - Méhul, Salieri, Gossec, Kreutzer, Meyerbeer, Berlioz, Cherubini, Verdi, Saint-Saëns, Arriaga -
Véronique Gens & les Talens Lyriques - Christophe Rousset, direction.



mardi 3 avril 2012

❛Disque❜ Théodore Dubois, Œuvres pour violoncelle & pour piano • Jean-François Heisser, Marc Coppey, Palazzetto Bru Zane, Mirare : vers le Paradis retrouvé ?

Pour acheter ce disque, cliquez ICI
Reportez-vous d'emblée à la plage IV (Suite concertante pour violoncelle et piano, 1912 - cent ans exactement), à 6'50. Ou, si vous le voulez, à l'Adagio con fantasia du Concerto Capriccioso pour piano de 1876,  1'30 de la plage X (1)...  Plus avant, c'est l'Andante cantabile pour violoncelle qui vous guette en plage XIII à 1'05 ! Demandez-vous, ensuite, s'il peut exister si raffinée palette instrumentale, imagination mélodique si prononcée, si subtile harmonie - y compris dans ce que l'écriture orchestrale française de la fin du XIX° et du début du XX° siècles nous a conservé de meilleur, à savoir Camille Saint-Saëns (Paris, 1835 - Alger, 1921). Un étalonnage d'autant plus requis, que la contemporanéité l'appelle : l'auteur du Carnaval des animaux n'est en effet né que deux ans avant le musicien qui nous intéresse, Théodore Dubois (Rosnay, 1837 - Paris, 1924). Leur proximité par l'âge ne constitue pas leur seul point commun : les deux furent pianistes, organistes (le second succédant au premier sur le Cavaillé-Coll de la Madeleine), en plus de compositeurs. Chacun connut une jeunesse brillante : enfant prodige selon l'expression consacrée pour l'un, élève surdoué (auréolé d'un Premier Grand Prix de Rome) pour l'autre. Par la suite pédagogues, ils reçurent pareille consécration par l'abondance d'honneurs. Dubois plus encore, toutefois, que son aîné, puisqu'il ajouta aux récompenses telles que l'Académie des Beaux-Arts la direction du Conservatoire de Paris en 1896 : une charge conservée jusqu'en 1905.

Ce magistère, ô combien prestigieux, lui causa probablement un tort paradoxal, en termes de postérité. Théodore Dubois est mort six ans après Claude Debussy ; à cette date, Maurice Ravel avait pratiquement écrit la totalité de ses chefs d'œuvres, à l'exception notable, grosso modo, des deux Concertos pour piano. Non que Dubois ne fût de taille à soutenir la comparaison ! C'est justement tout l'enjeu de publications telles que ce disque Mirare de nous le prouver largement - ces quelques lignes espérant parvenir à forcer un peu plus le trait. Malheureusement pour lui, aux yeux des tenants précités de la modernité (ou de leurs légataires), il était de ceux dont le poste, élevé, s'apparentait à une posture... dépassée. Avoir consigné - au surplus - un Traité d'harmonie respecté (après un autre de contrepoint et de fugue) s'avéra un handicap, surtout dans les tourmentes du siècle nouveau, et greva définitivement son auteur du label peu enviable d'académique. Un statut distinct - en pire ! - de l'officiel (ce que nuance avec beaucoup de pédagogie Alexandre Dratwicki dans le vidéogramme ci-dessous).

   Théodore Dubois à Venise, une initiative du Palazzetto Bru Zane présentée par Classique News

Il y eut  d'ailleurs des précédents, tous assortis du même effet de purgatoire. Charles-Simon Catel (lire notre recension de sa Sémiramis de Montpellier 2011) en fut victime, lui aussi avait écrit un Traité, connu l'Institut... Peu après, Luigi Cherubini avait détenu pendant vingt ans les rênes du Conservatoire, et le paya manifestement du même dédain. Enfin - pour ne retenir que les cas les plus flagrants - la mémoire d'Ambroise Thomas, aux commandes de l'illustre institution durant un quart de siècle (juste avant son ami... Dubois) fut longtemps confinée dans le plus souverain mépris hexagonal (2). Or, ce que révèle à l'envi le tout récent regain en sa faveur, c'est que la production de Dubois est non seulement abondante (plusieurs centaines d'opus, peut-être même plus de cinq cents)... mais elle est également très diverse, recoupant tous les genres en vigueur, y compris le ballet, l'opéra et l'opéra-comique - même si à notre connaissance aucune résurrection lyrique ne semble annoncée.

Et puis l'oratorio (Le Paradis perdu, sortie ce 3 avril), la messe et le motet ; la symphonie, le concerto ; la musique de chambre, sous ses avatars les plus élevés... De plus grande importance peut-être, la musique d'orgue (dite "symphonique"), d'une profusion digne des Guilmant, Widor et autres Franck (3). Enfin, des pièces inclassables faisant appel à la suite - voire au souvenir des symphonies concertantes du Concert Spirituel : c'est un programme de ce type que le label Mirare, associé au Palazzetto Bru Zane, a conçu pour le présent enregistrement. En plus du nombre et de la variété, le premier saisissement, à l'écoute de ces partitions, comme de celles qui nous sont dévoilées depuis peu, est la haute qualité de l'inspiration, très nettement supérieure à la moyenne.

1909 :  Saint-Saëns & Dubois allant accueillir à  Compiègne
les candidats au Prix de Rome, dont Nadia Boulanger.
© Ruck Musica
Revenons un instant à Saint-Saëns : il est assez curieux de noter la similitude entre l'admirable introduction organistique de son deuxième Concerto pour piano (1868), et celle du Concerto capriccioso de Dubois, de huit années ultérieur. Dans les deux cas, c'est au virtuose d'ouvrir les débats par une longue échappée en solitaire ; chez le cadet toutefois, elle est bien plus développée, et surtout plus émancipée de l'orgue tutélaire ("come recitativo"). Ce sont davantage des rémanences du Deuxième de Liszt (1861) qui chantent ici, fortuitement ou non, par au moins quatre lignes de force : concision,  imbrication des sections, lyrisme poussé, orchestration fastueuse - french touch en prime. Le thème principal de l'Allegro, repris en quatrième mouvement, regarde pour sa part vers un avenir spectaculaire, et pas si lointain : il y a, dans cette imploration puissante des cordes, déferlant par vague, quelque chose d'un Rachmaninov (dont les premières tentatives en la matière ne sont éloignées que d'une quinzaine d'années). Une pièce plus que parfaite (4) : synthétique et visionnaire, fortement structurée et imaginative, par-dessus tout nourrie d'accents intensément personnels.

Le manuscrit d'Histoire Triste, éditée en 1906
Au début du XX° siècle
Des atouts que reprend, en les exacerbant, la Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, une partition de haut vol - et de très forte maturité, puisque créée au tout début de 1921 (... mais commencée plus de huit ans plus tôt). L'appariement des deux instruments fait bien entendu songer à quelques Duos Concertants de bon lignage, l'anecdotique Chopin-Franchomme, par exemple (5). Outre l'orchestre, sa nouveauté et son charme ne viennent pas de que des proportions, de la tectonique, ils sont  - c'est tout autant éloquent - du domaine de la couleur. Celle-ci lorgne plus vers la modernité, que l'excessive nostalgie. Démonstration avec le stupéfiant Larghetto dont les impérieux appels des cuivres, la solennité, l'ésotérisme même convoquent sinon Wagner, du moins un wagnérisme flagrant ; dans ce que la musique française, à la charnière des deux siècles, a su produire de plus caractérisé. Comment ne pas songer à Ernest Chausson, sa somptueuse Symphonie en si bémol à peine antérieure (1890, une génération) s'ouvrant sur un comparable climax ? Du même acabit, sont perceptibles des souvenirs d'Emmanuel Chabrier, Gwendoline certainement pour ce Larghetto, et la Joyeuse marche, sans aucun doute, vis à vis de l'Allegro suivant...

Marc Coppey, © marccoppey.com
De tels moyens, picturaux ou narratifs, pourraient faire redouter aux deux concertistes d'avoir à y assurer une figuration polie. Il n'en est rien. Comme dans le Capriccioso, le piano est en charge du portail introductif, et c'est lui qui étaye d'un bout à l'autre cet audacieux quadriptyque. Ses traits cependant paraissent pudiques devant ceux de son partenaire car, dans la lignée de certains précurseurs français, la connaissance intime qu'a Dubois des capacités - techniques comme expressives - du violoncelle est confondante. La virtuosité débridée, arc-boutée sur une tessiture impressionnante, ne porte jamais ombrage à la beauté de son chant ; elle le stimule même, l'excite - et le magnifie. Pas moins d'audace rhétorique ou harmonique au cours du Fantasie-Stück (noter l'appellation à l'allemande) pour violoncelle et orchestre de 1914. Et pas moins de lyrisme, à telle enseigne qu'il est à se demander par quel tour de magie le compositeur parvient à en assurer l'équilibre : un héritage du Grand Concerto Militaire d'Offenbach (6) ! C'est le cello à nouveau qui se voit confier l'Andante cantabile, une page modeste de proportion, mais certainement pas d'inspiration. Dotée d'irrésistibles accents aux bois (en particulier à la clarinette), cette berceuse d'une totale plénitude se rapproche pour d'évidentes raisons du Cygne de Saint-Saëns ; en moins descriptif toutefois, et par conséquent plus poignant.

Poignant, c'est par nature le terme qui s'accole le mieux à l'In memoriam mortuorum, avec lequel Théodore Dubois honore les morts au champ d'honneur de la première conflagration mondiale. Non une déploration de circonstance pour parterre d'état-major et de veuves, mais une mélopée noble et en partie apaisée, éloignée de tout sentimentalisme : intense chant de la nuit aux accents tristaniens, dont la concision redoutable démultiplie l'effet délétère. Totale réussite !

Jean-François Heisser, © jeanfrancoisheisser.com
Marc Coppey, au violoncelle, et Jean-François Heisser, tant au piano qu'à la direction de l'Orchestre Poitou-Charentes, sont les intercesseurs choisis par Mirare et le Palazzetto Bru Zane pour s'approprier ce programme exemplaire. Intercesseurs est le mot, tant leur travail, malgré une difficulté technique parfois extravagante, s'apparente - redécouverte oblige - à la recherche incessante d'une parole révélée. Ceci signifie une humilité et une intégrité apostolique de chaque instant. Loin de la rodomontade, ces musiciens portent la conviction aiguë de servir bien mieux qu'un compositeur estimable de plus : un créateur aux facultés manifestement hors du commun, dans toutes les facettes de son art.

Coppey ne se donne pas de limite dans l'épanchement, et il fait bien : le moindre soupçon de sécheresse renverrait Dubois à la gangue académique de laquelle il s'échappe enfin. Quant à Heisser, c'est merveille de l'entendre faire assaut de tant de doigté. Au clavier naturellement (7) - aucun wagnérisme, post-romantisme ou autre angle de vue "prométhéen" ne l'amenant à durcir une écriture si fluide, qu'elle ne peut se goûter qu'avec la totalité de ses pleins comme de ses déliés. Mieux : sous sa tutelle, l'Orchestre Poitou-Charentes, d'une précision dynamique fascinante, moire sa palette d'incrustations toutes "mozartiennes" ; l'impressionnisme - quand ce n'est le pointillisme - étant toujours préféré à l'effet de masse.

Au Palazzetto Bru Zane, à Venise
Une lecture restant, en somme, chambriste, à la prise de son irréprochable, où chaque mesure met en valeur des tissus instrumentaux d'un raffinement extrême. Les bois, tout spécialement, se voient parés des étoffes les plus princières. L'immense Debussy, de vingt-cinq années plus jeune (1862-1918), n'aura finalement pas fait mieux ! Sous cet angle, Dubois préfigure les fulgurances d'un autre génie national, orchestrateur et symphoniste hors pair - pour sa part de trente-deux ans son cadet : Albert Roussel (1869-1934).

Une réhabilitation absolument majeure, sertie dans un disque exceptionnel.
"On doit trouver au milieu de tout ce que je laisserai assez de bonnes choses pour me rendre quelque justice !" (8)

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  1) Fantasie-Stück pour violoncelle & orchestre, 2° mouvement "Andante, très calme" - 2) Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, 1° mouvement "Maestoso, sans lenteur" - 3) Andante cantabile pour violoncelle et orchestre.

Sortie aujourd'hui (Aparté) !
(1) Il s'agit de rien moins que de l'actuelle musique d'accompagnement de votre blog favori... :)

(2) Nous ne saluerons jamais assez, à cet égard, la mémoire de Pierre Jourdan (1932-2007), homme de musique et de spectacle aux multiples talents, directeur du regretté Théâtre Français de la Musique de Compiègne. La démarche de ce leu de patrimoine revivifié pouvait ainsi croiser, sur le plan lyrique, la passion du Palazzetto Bru Zane pour des pans négligés de notre héritage. Jourdan et ses équipes travaillèrent, entre maintes réhabilitations, à celle d'Ambroise Thomas (Le Songe d'une nuit d'été, Mignon).

(3) L'intégrale de l'Œuvre d'orgue de Théodore Dubois a été enregistrée, elle est disponible ICI.

(4) Mais pourquoi diable est-il écrit "le modeste Concerto Capriccioso" dans la (très remarquable) notice ?!

Une caricature de T. Dubois
(5) Auguste Franchomme (1808-1884), avec Offenbach sans doute le plus grand nom du violoncelle français de son siècle, également compositeur. Il signa avec Frédéric Chopin ce Grand Duo Concertant élaboré à partir d'un matériau dû à Giacomo Meyerbeer (dans son opéra Robert le Diable). Chopin, du reste, lui dédia sa protéiforme Sonate pour violoncelle et piano - l'une de ses rares œuvres à ne pas être écrite exclusivement pour "l'instrument roi"... et sûrement l'une de ses plus audacieuses.

(6) Comment ne pas souscrire au souhait d'Alexandre Dratwicki, précisé en notice, de faire entrer absolument cette perle au "répertoire de nos violoncellistes modernes" ?

(7) Ce sera le seul (minuscule) regret relatif à cet enregistrement : le Concerto Capriccioso - de 1876, donc - n'aurait-il pas pu nous être rendu sur un piano-forte Érard ?  Cela étant, la splendeur de toucher d'Herser, au piano "moderne", pallie !

(8) Cité en conclusion par Alexandre Dratwicki, op. cit.



Une intéressante archive Dubois en vidéo (Festival Du Second Empire à la troisième République,
Venise, Basilique des Frari, 12 mai 2011), disponible sur Classique News. 

▸ Une page également intéressante au sujet de Théodore Dubois.

▸ Théodore Dubois (1837-1924) : "Œuvres concertantes" -
Fantasie-Stück p. violoncelle & orchestre, Suite concertante p. violoncelle, piano & orchestre,
Concerto capriccioso p. piano & orchestre, In memoriam mortuorum, Andante cantabile p. violoncelle & orchestre -
Marc Coppey, violoncelle  ; Jean-François Heisser, piano et direction de l'Orchestre Poitou-Charentes -
Enregistré à Poitiers en octobre 2010 -

 ▸ Un disque Mirare pouvant être acheté ICI.