jeudi 27 décembre 2012

❛Concerts❜ Première édition de Paris Baroque • XVII° siècle italien & allemand par les ensembles Amarillis & La Fenice : des débuts au sommet pour le nouveau Festival.

Le visuel du Festival Paris Baroque
Après l'acte de décès fort prématuré du Festival de Musique Ancienne du Marais, le paradoxe baroque de Paris s'est trouvé renforcé. En effet, de nombreux interprètes, chanteurs et instrumentistes de haut niveau, résident dans notre capitale - et pourtant, l'offre festivalière, avec ce qu'elle apporte de visibilité, de pédagogie, de rayonnement, en est redevenue absente.

Conséquence logique de ce terne état de fait, l'apparition d'un tout nouveau venu, Paris Baroque, ne peut que réjouir les nombreux amateurs de musique ancienne que compte l'Île de France. Des ambitions conséquentes ont été déployées pour cela, comme en atteste la programmation de la première édition (cliquez sur la légende de l'affiche ci-contre). Quelques noms en vrac : Skip Sempé, la Simphonie du Marais, les Folies Françoises, Pulcinella, Benjamin Alard, les Ombres...  liste loin d'être exhaustive ! Pléthore valant mieux que carence, nous n'avons pu, malheureusement, contenter notre oreille que des aubades respectives de Stéphanie d'Oustrac avec l'Ensemble Amarillis, et Jan van Elsacker avec l'Ensemble La Fenice ; à deux reprises à l'église Saint Louis en l'Île, les 30 novembre et 2 décembre derniers. Chacun de ces concerts correspondait, peu ou prou, à une thématique antérieurement enregistrée par les artistes.

      

"Ferveur et extase", c'est le titre d'un disque confié par D'Oustrac et Amarillis, par conséquent, aux Éditions Ambronay. Un parcours dont l'originalité est d'offrir un parallèle entre des restitutions musicales de sentiments de deux figures archétypiques (L'amour aux deux visages) : ceux de la Vierge Marie pour son Fils crucifié, et ceux de la Reine de Carthage, Didon, envers Énée qui l'abandonna. Des partitions du XVII° siècle italien ont été choisies à cet effet par la co-directrice artistique Héloïse Gaillard. Auprès d'illustres compositeurs tels que Francesco Cavalli, Claudio Monteverdi ou Alessandro Scarlatti, ont ainsi trouvé place Barbara Strozzi (1619-c.1664), Biagio Marini (c.1587-1663), Michelangelo Faggioli (1666-1733), Andrea Falconieri (1585-1656), et Luigi Rossi (c.1597-1663).

V. Cochard, G. Gaubert-Jacques, F. Pacoud, A. Piérot, L. Coutineau, H. Gaillard, F. Baldassaré, M. Pustilnik, © site
En compagnie du mezzo soprano français s'affairent huit artistes : des personnalités fortes, certaines bien connues des amateurs, pour leur participation à diverses phalanges baroques, orchestres ou petits ensembles. Sous l'égide d'Héloïse Gaillard et Violaine Cochard - aussi  éloquentes que virtuoses à la flûte à bec et aux claviers - nous retrouvons ainsi les violonistes Alice Piérot et Gilone Gaubert-Jacques (lire ailleurs sur ce site, pour cette dernière), Fanny Paccoud (alto), Monica Pustilnik (archiluth)... Ludovic Coutineau (lire ailleurs sur ce site) a troqué sa contrebasse pour un caressant violone, tandis qu'au violoncelle Frédéric Baldassaré (lire ailleurs sur ce site) sort le grand jeu, spécialement pour la Didone abbandonata de Faggioli. À relever, parmi des pages instrumentales qui sont bien mieux que simples intermèdes, la célèbre Passacaglia de Falconieri, et le pianto d'Orfeo (de l'opéra éponyme de Rossi). Tous deux sont intelligemment accolés aux plaintes de Didon, en paraphrases, voire litotes d'une extrême sobriété.

© www.stephaniedoustrac.com/photos.html
Au plan vocal, cinq pièces ont permis à Stéphanie d'Oustrac (ci-contre) de s'illustrer : un O Maria (tiré des Sacri Musicali Affetti) de Strozzi, le Pianto della Madona de Monteverdi, qui n'est rien d'autre qu'une version mariale du célèbre Lamento d'Arianna, des extraits de la Didone delirante de Scarlatti, la cantate précitée de Faggioli - enfin, le Lamento final de La Didone, un opéra de Cavalli que les Parisiens ont pu découvrir récemment au Théâtre des Champs-Élysées. Nous avons vu la  carrière de la jeune cantatrice - dont nous apprécions entre autres la versatilité, le timbre, l'élégance et le jeu théâtral - considérablement s'étoffer au cours des dernières années. La soirée confirme que son matériau est devenu de fait plus opulent, très rond et d'un aplomb altier d'un bout à l'autre de la tessiture... sans rien perdre de ses lancinantes moirures, au point de tourner, présentement, à la démonstration.

Si ses Monteverdi, Scarlatti et Cavalli sont superbes par leur tenue dramatique comme par leur variété expressive, ce sont toutefois deux pages (une par partie, auxquelles il convient de rajouter, en bis, un Dido's Lament purcellien de très haute tenue) qui s'avèrent magistrales. Le Strozzi permet à d'Oustrac de toucher d'entrée par une oraison incantatoire à Marie, dont la piété révérencieuse tournant à l'obstination est déroulée avec une palette de coloris digne d'une transe poétique (1). La cantate précitée de Faggioli, quant à elle plus tardive et constituée de deux récitatifs et airs au balancement d'affects bien huilés, lui offre l'occasion, sous les apprêts de Didon, de faire jouer à fond ses dons de tragédienne-née. Notamment au cours d'un finale dramatique, porté par les halètements du cello. Révérence !

      

Deux jours plus tard, se sont produits, dans le même lieu, La Fenice et Jan van Elsacker, proposant un parcours de Psaumes autour de la Nativité - allemands cette fois, et du XVIIe siècle toujours, sous le nom d'In dulci jubilo. Là encore, une parenté (très partielle) avec un recueil Alpha, réunissant l'ensemble de Jean Tubéry et Hans Jörg Mammel à la place d'Elsacker, Psaumes de David en Allemagne du Nord. Et là toujours, une grande variété de compositeurs de notoriété diverse : les renommés Dietrich Buxtehude, Heinrich Ignaz Biber et Heinrich Schütz faisant office de tuteurs, auprès de Johann Sommer (c.1570-1627), Jan Pieterson Sweelinck (1562-1621), Christoph Bernhard (1628-1693), Johann Hermann Schein (1586-1630), Matthias Weckmann (c.1616-1674) - Nicolaus Bruhns (1665-1697) ferme la marche. Une promenade en forme de florilège autour de quelques bourgeons du stylus fantasticus, déclinaison germanique du  stil nuovo transalpin (2).

© http://animaeterna.be/geen-categorie/janvanelsacker/
Le ténor belge (ci-contre), nanti d'un curriculum vitae plutôt huppé (Collegium Vocale, Chapelle Royale, Anima Eterna, La Petite Bande, Radio Flamande, Huelgas Ensemble, Akadêmia... et tant d'autres) fait valoir d'emblée un matériau ductile et agile, joliment projeté, en sus d'un timbre agréable. Un rien de rigidité "luthérienne" (O höchster Gott, de Sommer) pour débuter - puis notre artiste prodigue ses offrandes à l'envi, tant dans l'ornement (Bernhard, Aus der Tiefe), les affects et formes mobiles de Schütz (Meine Seele erhebt den Herren, extrait des Sinfoniae sacrae), que la haute virtuosité d'un Buxtehude, dans le psaume Singet dem Herren. C'est toutefois la dernière pièce, un solaire Jauchzet dem Herren de Bruhns, d'une invention et d'une plasticité incomparables, qui le met le plus en valeur ses qualités de ligne et de vocalisation. Pour ne rien dire de l'acuité illuminée, regard pénétrant à l'appui, avec laquelle il s'approprie les textes sacrés de l'Avent. Autant dire un Évangéliste... ce qui tombe bien compte tenu de ses emplois, l'Histoire de la Nativité de Schütz - par exemple.

Les interventions des musiciens de La Fenice (outre Jean Tubéry : Stéphanie Pfister, Mathurin Matharel, Thomas Dunford, Krzysztof Lewandowski, Philippe Grisvard) sont conformes à la flatteuse réputation qu'on leur connaît ; tant en appui du chanteur, que sans lui. Leur leçon instrumentale la plus impressionnante nous est fournie par un Sweelinck de toute beauté, le Da Pacem Domine, conclu par un Ricercar à quatre voix véritablement hypnotique. Pertinente préparation au Biber intemporel des vertigineuses Sonates du Rosaire (Rosenkrantzsonaten), dont Pfister propose une Annonciation lumineuse, à défaut d'extatique. À noter également, le prophétique Preambulum de Weckmann, toccata livrée par Grisvard à l'orgue de tribune en début de seconde partie.

© http://www.ensemblelafenice.com/les-favoriti-de-la-fenice_fr_03_22.html
D'un tel équilibre entre maîtrise technique et hauteur spirituelle ne peuvent naître que des bis forts. C'est le cas, et de manière très opposée, entre l'enivrante chaconne Quemadmodum desiderat cervus de Buxtehude, jouée et chantée avec beaucoup d'esprit - et, en tribune de l'orgue Aubertin, le choral Gloria sei dir gesungen tiré de la Cantate BWV 140 de Johann Sebastian Bach, livré comme à nu. Piété et concision : seconde révérence. Vivement l'année prochaine !



(1) À noter, une anecdotique mais très obsédante parenté (pas seulement verbale...) entre la chute de cette prière, et celle du lied Die junge Nonne de Franz Schubert !

(2) (...) le stylus fantasticus, issu du stil nuovo ou moderno italien et adapté aux pays germaniques. Exporté vers l'Autriche puis l'Allemagne, il devint une référence pour Schmelzer et Biber et arrive à pleine maturité dans la musique d'orgue de Buxtehude, et chez les allemands du Nord jusqu'à Bach sous le nom de "stylus fantasticus". "Le style fantastique est particulièrement instrumental. C'est la forme de composition la plus libre et la moins contrainte, qui n'est liée à aucun texte, à aucun sujet mélodique. Il a été institué pour faire preuve de génie et enseigner les formes harmoniques cachées, ainsi que d'ingénieuses compositions de phrases et de fugues". (Athanasius Kircher, Musurgia universalis, sive ars magna consoni et dissoni, 1650). Ce vocable employé historiquement dans sa forme latine stylus fantasticus, désigne en musique un style libre plus particulièrement instrumental et italien (Merulo, Frescobaldi), de la première moitié du XVII° siècle. Si le stylus fantasticus recouvre une manière particulière de composer, pleine de fantaisie par opposition à la sobriété de l'écriture plus ancienne du stil antico, il impliquait nécessairement une attitude différente de la part de l'interprète. (...)  © William Dongois lire plus sur le site du Concert Brisé.




 Paris, Église Saint Louis en l'Île, 30 novembre & 2 décembre 2012. Festival Paris Baroque 2012.
Une programmation initiée par Julien Le Mauff et son équipe.

‣ Ferveur et extase, L'Amour aux deux visages - Stéphanie d'Oustrac, mezzo soprano.
Ensemble Amarillis : Alice Piérot, Gilone Gaubert-Jacques, Fanny Pacoud,
Frédéric Baldassaré, Ludovic Coutineau, Monica Pustilnik.

‣ Cavalli, Strozzi, Marini, Monteverdi, A. Scarlatti, Faggioli, Falconieri, Rossi - bis : Pergolesi, Purcell.
Héloïse Gaillard & Violaine Cochard, flûte à bec, clavecin, orgue & direction.

‣ In dulci jubilo. Psaumes & Nativité dans le baroque allemand - Jan van Elsacker, ténor.
Ensemble La Fenice : Stéphanie Pfister, Mathurin Matharel,
Thomas Dunford, Krzysztof Lewandowski, Philippe Grisvard.

‣ Sommer, Sweelinck, Bernhard, Biber, Schein, Schütz, Weckmann, Buxtehude, Bruhns  - bis : J.S. Bach.
Jean Tubéry, cornets, flûtes & direction.

dimanche 23 décembre 2012

❛Disque❜ Éditions Hortus, Betsy Jolas (née en 1926) • "B for Betsy", Sonates d'automne ?... "Beauté si fière, prude, sévère"...

Un disque Éditions Hortus pouvant être acheté ICI
Le temps des compositrices est-il enfin venu ? Force nous est de constater que les œuvres de Betsy Jolas ne connaissent guère les faveurs des salles de concerts - c'est le moins que l'on puisse dire - et mériteraient amplement une plus large diffusion. Pourquoi pas, d'ailleurs, un Festival Présences réunissant cette dernière (née en 1926), Meredith Monk, Olga Neuwirth, Edith Canat de Chizy, Suzanne Giraud, Graciane Finzi, Kaija Saariaho... toutes personnalités de premier plan dans l'actuel paysage compositionnel (la liste est loin d'être exhaustive) ?

"B for Betsy", nouvel album consacré à Jolas par les Éditions Hortus,  trace un panorama de sa création dans le domaine de la musique de chambre de la décennie 1980-1990 pour le piano et l'alto : visiblement les instruments de prédilection de la musicienne. C'est la combinaison retenue dans Ruht Wohl, complainte lancinante nimbée de dolorisme apaisé, au demeurant fort récente (2011 : l'appellation constitue bien sûr un clin d'œil assez limpide au bouleversant choral conclusif de la Passion selon saint Jean) .

Petit conseil pour l'auditeur : il convient d'attaquer le monument par son plus fort escarpement (près de dix-huit minutes), B for Sonata, dernière plage du disque - partition majeure, datée de 1973, et dédiée au seul piano. Il s'agit d'une étonnante et fascinante micro-symphonie pour clavier, trahissant des affinités secrètes avec les univers brumeux et enténébrés de Charles Ives, Henry Cowell, voire John Cage... ce qui ne surprend guère vu la double ascendance de Betsy Jolas, qui est franco-américaine.

Betsy Jolas (née en 1926), © http://aproposblog.wordpress.com/2009/02/
Cela démontre une riche culture musicale et artistique, et nous comprenons d'autant mieux ce chatoiement crépusculaire qui singularise le corpus présenté ici. Cette longue fantaisie pianistique pourrait avoir été conçues par des Busoni et Liszt de notre temps ! On dénote également une étrange similitude avec l'univers ésotérique de Maurice Ohana - autre créateur marginal, singulier, et libre, à l'instar de Jolas elle-même. Voilà une nouvelles version des Goûts Réunis : une synthèse  entre d'évidentes racines européennes, et le patrimoine musical savant d'outre Atlantique, par trop méconnu.

Le livre Betsy Jolas conçu par Bruno Serrou
Il en devient ardu d'approcher, à plus forte raison de définir, l'esthétique inclassable de cette élève de Messiaen et Milhaud, qui vécut notamment aux États-Unis. Du reste, nous pourrions appliquer à cette artiste ce qu'écrivait Igor Markevitch à propos de Lili Boulanger, autre figure féminine emblématique de la musique hexagonale. L'illustre maestro s'étonnait que cette dernière ne fût pas considérée pour ce qu'elle était, c'est-à-dire la plus grande des compositrices de l'histoire : "Elle a par ailleurs tout pour exalter les imaginations sensibles. L'œuvre de Boulanger, d'une indépendance totale, parle pour elle-même et témoigne de son importance dans l'histoire de la culture française".

Langage hautement personnel, presque de génération spontanée, à l'atonalité diffuse, atypique, incisive. Les partitions réunies ici sont exigeantes, difficiles, parfois austères et fortement arides, voire impénétrables ; elles ne révèlent leurs beautés cachées qu'après maintes auditions approfondies, comme c'est le cas du tendu et complexe Quoth the raven (toujours pour alto et piano). Du minimalisme spectral en quelque sorte... Notre exploratrice des sons joue avec les silences, réinvente la tonalité à chaque seconde ; toutes  les ressources techniques et expressives des instruments sont sollicitées (pizzicati, mezza voce, sul ponticello pour l'alto).

D'une complémentarité exquise, les deux solistes Geraldine Dutroncy et l'altiste Laurent Camatte relèvent allègrement ce redoutable challenge. Leur tandem fait assaut de virtuosité implacable, d'exaltation au besoin,  d'où sourd un intense rayonnement. Au sortir de l'écoute, une interrogation subsiste : le style - nous l'avons dit - est savant, cérébral, au plus fort de la puissance. Cependant en dépit de cet indéniable souffle musical, volontiers épique, servi par des interprètes idéalement associés et investis... l'émotion n'est guère présente.

Cela suffira-t-il à "B for Betsy" - titre générique faisant sans doute allusion au livre pour enfants B is for Betsy de l'auteure-illustratrice américaine Carolyn Haywood (1898-1990) - pour emporter l'adhésion ? Unanswered Question...

‣ Le livre des Entretiens de Bruno Serrou peut être acheté ICI.
‣ Pièce à l'écoute simple, en bas de page  La Toute-Vive !, troisième pièce des "Quatre Duos"  © Éditions Hortus 2012.


Betsy Jolas (née en 1926) : "B for Betsy" :
Quatre Duos - Pièce pour - Quoth the raven - Pièce pour Saint-Germain - Ruht wohl - Épisode sixième - B for Sonata.
Géraldine Dutroncy, piano & Laurent Camatte, alto.

mardi 18 décembre 2012

❛Concert❜ Jules Massenet (1842-1912), pages choisies de Thaïs • Nathalie Manfrino, Markus Werba & Laurent Campellone : une triade à la hauteur d'un centenaire.

Jules Massenet (Montaud [Saint-Étienne], 1842 - Paris, 1912)
Dans un monde musical parfait, où la reconnaissance des grands créateurs du passé irait de soi, des commémorations telles que centenaires ou autres anniversaires à compte rond n'auraient pas de raison d'être... hors appétits commerciaux. Reconnaissons que, dans l'absolu, nous nous en passerions très bien, tant ces rituels sont souvent affublés de bons sentiments, et d'un curieux sens du devoir de mémoire frisant parfois la corvée.

Malheureusement, des fréquentations routinières, des répertoires tombés en désuétude ou des difficultés techniques spécifiques, éloignent tellement certains génies de notre horizon, que nous ne pouvons que faire de ces actions de grâce programmées une vertu. Quand elles existent ! Surtout en France, nation assez encline à l'amnésie, soit envers des étrangers talentueux qui l'ont fréquentée, voire adoptée (Bohuslav Martinů en 2009, Frederick Delius cette année...), soit envers certains des meilleurs représentants de son propre patrimoine.

Markus Werba, © non communiqué
Jules Massenet, décédé à l'âge de soixante-dix ans, le 13 août 1912, en est le parfait exemple : signataire d'une quarantaine d'opéras - certains sont inachevés, d'autres perdus -, mais aussi de drames sacrés ou profanes, de ballets, de musique symphonique ou de chambre, de mélodies, d'œuvres pour piano... il n'est plus guère reconnu dans son pays que par le biais des "tubes" que sont demeurés son Werther, et surtout l'omniprésente et inégale Manon. C'est ainsi qu'après l'annulation de la soirée du 31 mars au Théâtre des Champs Élysées, seul un couplage insolite de La Navarraise avec Le Dernier jour d'un condamné de David Alagna (29 septembre) avait jusqu'ici honoré Paris.

Depuis des décennies pourtant, une ville résiste courageusement à l'oubli : Saint-Étienne, patrie du musicien, organisatrice d'une biennale, dont le présent concert constitue la clôture de la onzième édition (en particulier marquée par la "résurrection" du Mage de 1891). Envisagée un temps avec Thomas Hampson aux côtés de Nathalie Manfrino, cette sélection des plus belles pages, vocales et symphoniques, de Thaïs (1894) - l'un des chefs d'œuvre de son auteur - a finalement vu l'Autrichien Markus Werba remplacer l'Américain, le rarissime poème symphonique Visions... (1890-95) prenant place en ouverture.

La pièce, d'après Anatole France, raconte comment la courtisane d'Alexandrie, Thaïs, se voit proposer par le moine Athanaël, soi-disant investi d'une mission divine, de rentrer dans le droit chemin de la foi. À mesure que la conversion fait son chemin, les sentiments du cénobite s'enflamment au point de tourner à la passion amoureuse, mais il est trop tard, l'hétaïre expirant dans la piété la plus extatique. La partition comporte maintes splendeurs orchestrales, dont la très dévoyée Méditation est la plus célèbre. Les deux rôles principaux représentant à eux seuls les deux tiers des parties chantées, c'est ainsi une part conséquente de l'opéra qui est proposée, la narratrice Arièle Butaux se chargeant, non sans une pointe d'humour, d'assurer la présentation de chaque partie.

Markus Werba (ci-dessus, notre Papageno du T.C.E. en 2011), démarrant ex abrupto par son seul air de l'Acte I "Voilà donc la terrible cité", commence plutôt mal : le chant n'est pas projeté mais comme engoncé, le timbre ingrat, le français terriblement approximatif, la couleur absente. Par chance, ces défauts assez fâcheux vont en s'estompant : lentement au cours du II qui s'enchâsse ("Non loin d'ici, vers l'occident"), très nettement par la suite, après l'entracte. Sans doute mis en confiance par sa partenaire et par son chef, le baryton prend de l'aplomb au premier tableau du III - et communique même une émotion tripale à l'occasion de sa seconde Vision et de son duo final... en dépit d'une diction toujours aussi aléatoire.

Nathalie Manfrino, © Decca Classics
Face à lui, Nathalie Manfrino (ci-contre) était extrêmement attendue : cette jeune et élégante soprano, après avoir exposé naguère son matériau cristallin dans des scènes lourdes (de Cyrano de Bergerac ou Mireille...), avait dû annuler le 31 mars précité, au moment même où son disque Massenet/Plasson laissait apparaître des dommages inquiétants (vibrato prononcé, aigus tendus). Amenée elle aussi à entrer de plain-pied dans le vif du sujet avec son air "du miroir" au II, elle en épouse toutes les gradations dynamiques et expressives, pratiquement sans séquelle ;  offrant en prime une caractérisation formidable, à cent lieues du réchauffé pour récital.

Réserve faite (encore) de la diction française, fantasque, la suite n'est que pures délices - des deux grands duos jusqu'à la Mort, en passant par la Vision d'Athanaël. La variété des inflexions enchante, la candeur rédemptrice possède ce juste ce qu'il faut de sulpicien, tout comme émeuvent les opalescences du médium, à voix pleine ou en sons filés : son exhalaison à voix mourante "Dans la cité céleste nous nous retrouverons" occupera longtemps une place de choix sur notre étagère à trophées.

Cependant, le grand triomphateur du soir est Laurent Campellone (plus bas). Ce jeune maestro, installé aux manettes de l'Opéra Théâtre de Saint-Étienne et de l'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire depuis 2004, présente un curriculum vitae épicé qui ne se limite pas, tant s'en faut, à ses (nombreuses) défenses et illustrations du répertoire français du XIX° siècle, qu'il affectionne particulièrement. Au service de Jules Massenet, il est dans son jardin ; particulièrement dans cet opéra luxuriant à l'effectif post-wagnérien, digne des contemporains Chabrier (Gwendoline, Briséis) ou Chausson (Le Roi Arthus). La très belle pâte orchestrale stéphanoise, où brille une petite harmonie de luxe, se déploie peu à peu avec un sens dramatique structuré, précis, voire suffocant, sous sa gestique d'elfe bondissant. Chérissant visiblement ses instrumentistes comme ses chanteurs (1), Campellone connaît - à rebours de quelques autres - la différence entre un orchestre puissant et un bruyant.  Une Méditation impeccable, chaste sans mièvrerie, et une Course dans la nuit en forme de leçon de théâtre complètent le tableau.

Terminons en gourmet avec la recréation liminaire, Visions... . Le chef lyrique et symphonique est, aussi, chef d'investigation ; non seulement au service des raretés, mais qui plus est, des raretés qui font sens. Ce magnifique poème symphonique et onirique, tiré d'impressions de voyage de 1890, constitue, ne serait-ce que par son titre allusif, la meilleure des introductions à l'univers fantasmatique d'un Athanaël, illuminé aux visions récurrentes. Il l'est  également par l'originalité de son orchestration : à deux reprises, un concertino en coulisses fait intervenir une harpe, un violon... et une curiosité technique du nom d'électrophone (remplacé, la seconde fois, par la soprano à bouche fermée). Cet instrument expérimental, alors tout nouveau mais sans lendemain (2), petite onde Martenot avant la lettre, produit une sorte de son sylvestre et "ululant"... ayant enflammé l'imagination du compositeur.

Laurent Campellone, directeur de l'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, © ConcertClassic.com
Délectable et intelligente entrée en matière : voici, on ne peut plus inattendu, de l'historiquement informé qui nous projette dans l'avenir, la musique électro-acoustique en l'occurrence ! Sacré Massenet, créateur inépuisable - symphoniste inventif, mélodiste subtil... et visionnaire fécond. Autrement dit, un mage.


 Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  Acte I, 2° tableau : Air d'Athanaël, "Voilà donc la terrible cité" - Acte II, 1° tableau : Récit de Thaïs, "Ah ! Je suis seule, seule enfin" - Acte II, 1° tableau : Air de Thaïs, "Dis-moi que je suis belle"Acte III, 1° tableau : Fin du duo Athanaël/Thaïs, "Mon œuvre est accomplie".

‣ Thomas Hampson, Renée Fleming, Orchestre National Bordeaux Aquitaine, direction d'Yves Abel. Extraits de l'intégrale © Decca Classics 2000, POUVANT ÊTRE ACHETÉE ICI.

 Cliquez pour lire l'entretien avec Laurent Campellone, sur le site ConcertClassic.

 Paris, Opéra Comique, 7 décembre 2012. Jules Massenet (1842-1912) - Autour de Thaïs.
Un programme initié par la onzième Biennale Massenet de l'Opéra Théâtre de Saint-Étienne.

‣ Poème symphonique Visions... (1890-1895), dans sa version originale avec électrophone.
Thaïs, opéra en trois actes (1894) : pages choisies.

‣ Markus Werba, baryton - Nathalie Manfrino, soprano - Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire,
direction : Laurent Campellone

vendredi 14 décembre 2012

❛Disque❜ Éditions Hortus, Iberia par le jeune pianiste Kotaro Fukuma • Un éblouissant festin de couleurs, de danses... et d'autres folies d'Espagne.

Un disque Éditions Hortus pouvant être acheté ICI
Isaac Albéniz (1860-1909) est surtout connu de nos jours pour ses œuvres destinées au piano, bien qu'il ait composé de la musique instrumentale (Suite Hongroise, Suites Espagnoles...), de la musique concertante (un Concerto et une Rhapsodie pour piano), deux opéras (Merlin et Henry Clifford, tous deux édités et disponibles chez Decca, le premier ayant même fait l'objet d'un DVD chez Opus Arte – à découvrir)...

Et encore, lui devons-nous des zarzuelas (Pepita Jimenez, San Antonio de la Florida...) ! Grand voyageur, il fit la découverte de New York, Bruxelles, Leipzig, Budapest, Londres ; avant de se fixer à Paris,  comme tant d'artistes de cette époque, auprès de qui il établit de fructueuses fréquentations.

Un goût des voyages et de l'étranger qui ne parviendra jamais, cependant, à le couper de sa patrie et de son héritage, culturel et musical. Écrits entre 1905 et 1908, les quatre cahiers composant les douze nouvelles impressions d'Iberia ont, très tôt, connu un succès international, les plus grands pianistes s'y étant illustrés : soit en intégrale, soit par le choix de tel ou tel fragment... Il est peu de dire qu'assister à l'abordage de ce monument de la littérature pianistique par un si jeune homme que Kotaro Fukuma ne laisse pas de surprendre.

Isaac Albeníz (1860-1909)
Le Japonais d'à peine trente ans n'est pas, cependant, un inconnu. Lauréat de la Fondation Gina Bachauer, premier prix au Centre National Supérieur de Musique de Paris en 2005, il a étudié - excusez du peu - avec Leon Fleischer, Alicia de Larrocha, Maria-Joao Pires, Dominique Merlet,  Aldo Ciccolini et Bruno Rigutto. 
En 2003, il remporte le premier prix Chopin au Concours International de Piano de Cleveland.

C'est en 2007 que ce talent précoce décide de se lancer dans l'aventure d'Iberia. Et le moins que l'on puisse écrire d'instinct, dès que débute l'écoute de son enregistrement, est que son interprétation, d'une extrême maturité - déjà - se hisse d'emblée aux cotés de celles des plus grands.

Ainsi qu'il l'explique lui même dans la préface de son disque, la fascination immédiate que provoqua chez lui la découverte de l'oeuvre l'amena à se rendre plusieurs fois en Espagne, pour mieux ressentir cette l'idiome de musique, et s'imprégner de son extraordinaire personnalité au plus près de ses sources.

Dès les premières mesures d'Evocacion, c'est un choc reçu en pleine figure :  il est inutile de réfléchir longuement, pour percevoir que nous nous trouvons face à un grand pianiste, et que le périple de douze étapes, qu'il nous propose de suivre palier par palier en sa compagnie, à travers l'Espagne du siècle nouveau, sera l'un de ces pèlerinages que nous chérirons durablement.

La ville de Malaga, © non communiqué
De l'instrument qu'il touche (mais quel est-il ? Le livret fourni ne nous en apprend rien), Fukuma sait distiller toutes les nuances dynamiques, toutes les ressources rythmiques, tout l'éventail de teintes :  nous n'en voulons pour preuve que ce Lavapiés – disque 2, plage 3. C'est émerveillement d'entendre fandango, flamenco, toutes les danses ibères renaître ainsi sous des doigts... qui savent aussi se faire tendres, simples, élégants (Fête-Dieu à Séville, ou Corpus Christi en Sevilla – disque 1, plage 3).

Chaque partie de ces quatre Cahiers est ainsi ciselée avec un égal bonheur. Chose encore plus rare, c'est bien à une totalité, cohérente et continue, qu'il nous est donné d'assister... comme si toutes les contraintes purement techniques s'étaient effacées, laissant place au plaisir pur du jeu : en l'occurrence, les touches de couleur d'un peintre paysagiste (extrait du premier Cahier, El Puerto, à l'écoute tout en bas).

Kotaro Fukuma (né en 1982), © Takuji Shimmura
La discographie de ce chef d'œuvre revendique, nous le savons, quantité de réussites : Alicia de Larrocha (à trois reprises !) naturellement, mais aussi Aldo Ciccolini, Daniel Barenboim, Rosa Torres-Pardo... Et surtout, Estebán Sanchez, dont la lecture a été rééditée il y a peu chez Brilliant Classics, complétée par España, la Suite Espagnole, la cinquième Sonate...



Kotaro Fukuma partage au moins un caractère avec ce Merlin que le compositeur offrit au théâtre : il enchante, et vient certainement de signer auprès des Éditions Hortus l'un des plus beaux recueils Albéniz de ces dernières années.

"Fête-Dieu à Séville"
 Cliquez pour lire la présentation et l'entretien avec Kotaro Fukuma, au sujet de cet Iberia, sur le site Piano Bleu.

 Cliquez pour lire un autre entretien, sur le site Tutti Magazine.

 Pièce à l'écoute simple, en bas d'article  Premier Cahier : II. El Puerto ‣ © Éditions Hortus 2012.

 Isaac Albeníz (1860-1909) - Iberia (1908), quatre cahiers (deux disques) -
Kotaro Fukuma, piano.



vendredi 7 décembre 2012

❛À nos lectrices et lecteurs❜

Le récent enregistrement consacré aux ultimes Sonates et Variations pour piano-forte de Joseph Haydn (1732-1809), confié par le Label Hérisson à Mathieu Dupouy, a divisé notre fine équipe. À titre particulier - et dans le souci d'être le plus exhaustif et sincère qu'il est possible - nous avons fait le choix d'en publier deux comptes-rendus, d'optique opposée. Vous les trouverez superposés ci-dessous.
Excellente fin d'année à toutes et tous !

La Rédaction

❛Disque❜ Label Hérisson, Joseph Haydn selon Mathieu Dupouy, piano-forte
Favorable : Un subtil clair-obscur préfigurant Beethoven et Schubert.

Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI

Nous ne l'ignorons pas, les ouvrages légués par Joseph Haydn lors de ses séjours à Londres - c'est à dire à partir de la mort de son ami Wolfgang Amadeus Mozart - marquent une césure assez nette et caractéristique avec l'abondant corpus antérieur fourni par le compositeur. Tandis que voit le jour lors de sa seconde résidence, en deux groupes de trois (printemps 1794 et printemps 1795), l'ensemble absolument miraculeux des célèbres symphonies londoniennes, et avant l'ultime série de quatuors (contemporaine de l'oratorio La Création, 1797), le Viennois s'attelle à un ultime triptyque de sonates pour clavier. La première de ces trois partitions (ou peut-être les trois ?) a été conçue expressément pour Therese Jansen, une élève renommée de Muzio Clementi (1752-1832) : celui-ci était l'un des plus grands maîtres de son instrument, auquel il consacra son propre traité Gradus ad Parnassum.

Ces œuvres revendiquent également la particularité d'être destinées à un type précis de piano-forte, le Broadwood insulaire, à la tessiture plus étendue que celle de ses homologues continentaux. Ce point constituerait-il une nouvelle démonstration de l'empressement de certains créateurs à se projeter, peu ou prou, vers l'avenir, en cherchant à tirer le meilleur, séance tenante, du dernier cri de la technique ? Tel n'est pas l'avis de leur jeune interprète Mathieu Dupouy, qui explique (lire ICI) qu'à une exception près, Haydn cantonne ses ambitus aux cinq octaves du piano viennois, alors que la "modernité" de l'anglais en revendique cinq et demie. Ceci a déterminé son choix d'un Jakob Weimes pragois de 1807 (vidéo présentée ci-dessous) : une facture encore chevillée à l'orée de son siècle. "Cette esthétique charnière m'a tout de suite semblé convenir parfaitement à ces œuvres qui sont le testament pianistique de Joseph Haydn", prend soin de préciser l'artiste.

Mathieu Dupouy interprète les Variations en fa mineur Hob.XVII:6
Testament est bien le mot, au sens le plus étymologique ; tant cette merveilleuse triade, ainsi que les deux séries de variations qui leur font suite, s'imposent comme un véritable passage de témoin ! En effet, si l'Hob.XVI:50 à l'ut majeur clair et limpide nous parle encore ce langage "classique", que son auteur lui-même, ou Mozart (KV 545 de 1788, dans la même ton), ont défendu et illustré à l'envi, l'évolution de la sensibilité, de l'Empfindung, devient patente dès l'opus suivant, Hob.XVI:51 en , brusquement réduit au bipartisme d'un Andante et d'un très court Presto. Une page n'ayant pas que la tonalité en commun avec la septième sonate, de trois ans seulement postérieure, d'un jeune homme du nom de... Ludwig van Beethoven ! Leurs finales entretiennent des parentés intéressantes. La concision de Haydn, ici sur un tempo fort sage, ne fait qu'accentuer une étrangeté, une lubie non dénouée, déjà dissociée du langage courant de son époque, désireuse d'entrer de plain-pied dans les décennies futures.

Ces traits "novateurs" s'amplifient encore avec l'Hob.XVI:52, en mi bémol, davantage réputée sans doute. Si son portique liminaire et péremptoire peut anticiper fugacement Franz Schubert (non le moindre : celui du commencement de la sonate en la, D.959), c'est surtout son mouvement central, de par son humeur lunatique, instable voire errante, entrecoupée de silences, qui évoque, de la manière la plus caractéristique, l'univers schubertien à venir.

Joseph Haydn (1732-1809)
En complétant ce disque par deux pans de variations, Hob.XVII:6 et Hob.XVII:Annexe, Mathieu Dupouy enfonce quelque peu ce clou ; tant les premières (vidéo présentée plus haut), d'un anxieux fa mineur, sonnent comme un trait d'union entre le Mozart de la merveilleuse Fantaisie K 475... et  Schubert encore, celui des non moins inclassables Impromptus. De ce dernier, aux "divines longueurs", les rapprochent également leurs dimensions monumentales, leur large palette expressive, comme cette capacité à mener de front la grande forme et le souci quasi pointilliste attaché à la miniature. Titrées Gott erhalte Franz der Kaiser (Dieu reçoive l'empereur Franz), source de l'hymne autrichien puis allemand, les secondes déroulent dans un temps beaucoup plus ramassé une candeur assez nue, là encore proche de Mozart, celui des Ah ! vous dirai-je maman bien sûr.

Mathieu Dupouy ne se contente pas d'arborer un cursus de claviériste polyvalent (1) nourri par des personnalités aussi fortes que Christophe Rousset, Pierre Hantai, Olivier Baumont. Auteur, auprès du même label Hérisson, de recueils consacrés à Carl Philip Emmanuel Bach (dont nous savons l'influence sur Haydn) et à Domenico Scarlatti, il retire peut-être de ces deux expériences une assimilation des goûts européens propre à lui conférer une sorte de touche viennoise indéfinissable. Servi par un instrument à la résonance un peu sèche - peut-être plus sentier broussailleux que chemin agreste -, et une prise de son très épurée, son jeu fouillé mais dépourvu d'afféterie, virtuose sans esbroufe (donc plus enclin à la teinte qu'à l'effet) sied à merveille aux épanchements tout en pudeur, de tempi contenus, que ce bouquet "pré-romantique" dispense sans compter.

Badura-SkodaStaierSchornsheim, Brautigam... Dupouy : la relève s'annonce fringante.

(1) Mathieu Dupouy pratique cinq instruments : le clavicorde, le clavecin, le piano-forte, l'orgue et - occasionnellement - le piano "moderne". Les trois premiers nommés ont été successivement utilisés dans ses trois disques signés auprès du label Hérisson, en comptant celui-ci.

 Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  Sonate Hob.XVI:50, 3° mouvement : Allegro - Sonate Hob.XVI:52, 2° mouvement : Adagio - Sonate Hob.XVI:51, 1° mouvement : Andante ‣ © Label Hérisson 2012.

 Cliquez pour lire l'entretien avec Mathieu Dupouy, au sujet de ces Haydn, sur le site Piano Bleu

 Joseph Haydn (1732-1809) - Sonates Hob.XVI:50, 51 & 52.
Variations Hob.XVII:6 & Hob.XVII:Annexe "Gott erhalte Franz der Kaiser".
Mathieu Dupouy, piano-forte Jakob Weimes, Prague, ca 1807

 Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI.



❛Disque❜ Label Hérisson, Joseph Haydn selon Mathieu Dupouy, piano-forte
Défavorable : Dernières sonates & variations : grisaille et égarements...

Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI

Joseph Haydn fut ce qu'on peut appeler un compositeur prolifique. Né en 1732 en Autriche, grand ami de Mozart, il livra effectivement à la postérité quelque cent quatre symphonies, quatre-vingt-trois quatuors à cordes, de nombreux trios (trente-et-un pour cordes et cent vingt-six pour baryton), treize opéras, des musiques religieuses (quatorze messes, trois oratorios, un Stabat Mater...), et, bien sûr, soixante-deux sonates et plusieurs variations pour le clavier.

Jusque dans les années 1780, le compositeur attitré d'Esterhàzy écrit sans que le choix de ce type d'instrument paraisse déterminant : clavicorde,  clavecin, ou piano-forte. Après cette date, son choix se portera plus souvent vers ce qu'on pourrait appeler les premiers 'pianos modernes' anglais, dont les pianos Broadwood qui disposaient de cinq octaves et demie (contre cinq pour leurs homologues de Vienne). Le présent et ultime triptyque londonien comporte les sonates Hob.XVI:50, 51 et 52 - respectivement en ut majeur,   majeur et mi bémol majeur.

Mathieu Dupouy, qui a étudié au CNSM de Paris, où il a obtenu les premiers prix de clavecin et de basse continue, choisi de nous présenter ces ultimes sonates londoniennes sur un piano-forte du facteur praguois Jakob Weimes des alentours de 1807, en parfait état de conservation.

Mathieu Dupouy, http://www.musikfestspiele-potsdam.de/
Ces trois sonates sont écrites dans un style très novateur dû, sans doute, à l'usage de ce fameux piano Broadwood ; même si, comme le rappelle fort bien l'interprète dans son texte d'introduction, Haydn n'utilise effectivement pas toute l'étendue du clavier, mais demeure dans la gamme déjà utilisée pour ses sonates antérieures... Cette écriture sur cinq octaves rapproche d'ailleurs étrangement, en dépit de leur tropisme "symphonique", ces partitions de leurs consœurs viennoises... C'est assister, d'une certaine manière, aux premiers balbutiements de ce qui deviendra, quelques décennies plus tard, la sonate pré-romantique dont Schubert se fera le héraut (un exemple, l'Hob.XVI:51)...

Franz Joseph Haydn (1732-1809) à son clavier
Dès l'Allegro de la Do Majeur Hob.XVI:50 (la numérotation de ces sonates, soit dit entre parenthèses, a toujours été un sujet de surprises ! 52 chez l'un, 62 chez l'autre... Pourrait-on un jour mettre un peu d'ordre dans tout ceci ?...), dès l'Allegro, donc, nous sommes saisi par un agacement... Ou bien le piano-forte sonne mal, ou bien la prise de son est déficiente. Émane de tout ceci une certaine sonorité métallique qui, tout au long de ladite sonate, nous laisse pour le moins perplexe.

Les choses s'arrangent nettement avec la Hob.XVI:52. L'instrument sonne ici plus agréablement, et permet de nous faire enfin savourer le jeu de Mathieu Dupouy : délié, souriant, racé - des qualités que l'on dénotait déjà, avec bien d'autres,  dans ses précédents albums de sonates de Domenico Scarlatti ou de Carl Philippe Emmanuel Bach (Pensées nocturnes), confiés au même éditeur...

En revanche, c'est à nouveau le piano-forte qui, de par sa sonorité, contribue à donner malheureusement de la Hob.XVI:51 une lecture plus qu'hasardeuse... Cette sonate mérite-t-elle donc cette "langueur", ce jeu comme "hésitant'"... Nous pourrions (dans le finale, par exemple)  jusqu'à nous demander si nous n'assistons  à un déchiffrement à vue !

Que l'on nous entende: ce n'est pas la technique superlative de l'artiste qui est ici en cause, mais bien une certain style donné à ces sonates, donc l'interprétation elle même, et surtout le son produit par ce pianoforte précis - lequel, véritablement, n'aide pas à écouter et réécouter avec plaisir ce recueil.

Nous pouvons dés lors légitimement nous demander si le choix d'un piano moderne, en lieu et place d'un clavier d'époque, n'eût pas été plus judicieux. En effet, malgré les réussites historicistes incontestées de Christine Schornsheim ou Andreas Staier, maints pianistes - entre autres Glenn Gould, Svjatoslav Richter, Clara Haskil, Alfred Brendel, Catherine Collard, Alain Planès, Leif Ove Andsnes, Ivo Pogorelich, Walter Olbertz, Frédéric Vaysse-Knitter (1) -  nous ont prouvé, chacun à sa manière, combien ces pages peuvent sonner admirablement sur des instruments actuels.

Car, malheureusement, la grisaille (que le visuel sinistre du CD Hérisson semble vouloir placer en exergue) se poursuit à l'identique au cours les deux variations, ne nous donnant qu'une idée plutôt limitée du génie de Joseph Haydn. Il ne fait aucun doute pour nous que Mathieu Dupouy saura trouver, lors de son prochain enregistrement, un contexte mieux à même de mettre en valeur toute l'étendue de son talent.

(1) Appoggiature a eu l'occasion de rendre compte, l'an passé, d'un magnifique disque Szymanowski signé de Frédéric Vaysse-Knitter. Cliquez pour lire l'article.

 Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  Sonate Hob.XVI:50, 3° mouvement : Allegro - Sonate Hob.XVI:52, 2° mouvement : Adagio - Sonate Hob.XVI:51, 1° mouvement : Andante ‣ © Label Hérisson 2012.

 Cliquez pour lire l'entretien avec Mathieu Dupouy, au sujet de ces Haydn, sur le site Piano Bleu

 Joseph Haydn (1732-1809) - Sonates Hob.XVI:50, 51 & 52.
Variations Hob.XVII:6 & Hob.XVII:Annexe "Gott erhalte Franz der Kaiser".
Mathieu Dupouy, piano-forte Jakob Weimes, Prague, ca 1807

 Un disque Hérisson pouvant être acheté ICI.