dimanche 23 septembre 2012

❛Concert❜ Leonardo García Alarcón, Cappella Mediterranea, Chœur de Chambre de Namur • Nabucco à Ambronay, retour gagnant pour Michelangelo Falvetti !

Cappella, Chœur de Namur, L. G. Alarcón, F. Guimarães & A. Meerapfel (de dos), © Bertrand Pichène, Ambronay
Rappelons-nous, c'était voici juste deux ans, le 11 septembre 2010 : Leonardo García Alarcón et ses troupes (ci-dessus) remettaient en selle, lors du Festival d'Ambronay où ils sont en résidence, le dialogue (oratorio) Il Diluvio Universale (1682), d'un obscur compositeur calabrais installé en Sicile, Michelangelo Falvetti (1642-1692). Menée à bien à la suite d'échanges avec le musicologue Nicolò Maccavino, cette résurrection, couronnée d'un clair succès, ne prit véritablement son envol qu'à l'occasion de la tournée européenne, consécutive à la reprise ambronaisienne de l'année suivante : ce fut en vérité un triomphe, sanctionné par une presse et un public unanimes. Le même consensus - auréolé d'une place enviable au box office - vit le jour au sujet de l'enregistrement CD concomitant : nous l'avons d'ailleurs consacré Appoggiature de l'année 2011.

En somme, un mythe à génération spontanée, dont l'emballement avait tout d'un piège, pour la Cappella Mediterranea comme pour son chef - dès cet instant, si l'on peut dire, attendus au tournant. Surtout lorsqu'a commencé à bruire le projet d'un autre Falvetti, daté de 1683, second et dernier ouvrage biblique intégralement parvenu jusqu'à nous ! De quoi déclencher, à son attente, un véritable buzz, propre à remplir comme un œuf, ce 14 septembre 2012, une abbatiale d'Ambronay rehaussant l'ouverture son XXXIII° Festival des atours de ce nouveau Nabucco.

S'il s'agit bien, présentement, du roi babylonien Nabuchodonosor II (604-562 av. JC) que traitèrent, cent cinquante-neuf ans plus tard, Temistocle Solera et Giuseppe Verdi, la ressemblance s'arrête là. Le dialogue sacré écrit à Messine par Vincenzo Giattini ne fait même pas allusion à la fille du souverain, Abigaïl, qui est pour sa part le moteur du drame familial et politique du Risorgimento. Giattini au contraire - et cela s'avère déterminant pour le traitement musical - s'en tient aux chapitres II et III du Livre de Daniel, dont la portée s'avère autrement plus philosophique, que sociale. Dans ces pages, trois jeunes Israélites refusant obstinément d'idolâtrer, comme il est exigé d'eux, la nouvelle statue d'or à l'effigie du tyran de Babel, se voient jetés vivants dans un brasier ardent, dont ils réchappent intacts. Auprès de ces trois héros (Anania, Azaria et Misaele, adolescents incarnés par des voix de femmes) n'évoluent, outre Nabucco, que son préfet des milices Arioco et le prophète Daniel lui-même. Au cours du prologue, conformément aux lois du genre, trois allégories (l'Orgueil, l'Idolâtrie et le fleuve Euphrate) complètent une distribution que couronne un recours, modéré mais fort efficace, au chœur.

Gardes de l'époque de Nabuchodonosor II, roi de Babylone (604-562 av. JC)
Nous voici donc dans le sobre ; d'autant que le texte littéraire, procédant par phrases courtes et imagées, est aussi dru que remarquablement concis, l'action se voyant conduite à son terme métaphysique sans circonvolution ni temps mort. Assurément, il y a moins de théâtre ici que dans le précédent Diluvio : focalisée sur la désobéissance des Juifs, elle-même révélatrice de la vanité du pouvoir impie, la pièce ne recherche a priori, à rebours de son aînée, aucun effet. Pourtant, comme l'imagination de sa musique s'en révèle débordante ! En à peine plus d'une heure, Falvetti parvient à nourrir cette trame assez maigre de toute sa maîtrise, harmonique, mélodique, rythmique, homophonique/contrapuntique - cela, sans préjudice bien sûr de la grande variété des formes convoquées.

L'introduction de l'oratorio constitue, ni plus ni moins, l'une des plus fortes pages qu'il nous ait été donné d'entendre dans le répertoire baroque, certes pas pauvre en matière de surprises. Censée figurer la calme majesté de l'Euphrate, elle fait dérouler par les instrumentistes un dessin homorythmique obstiné : entêtant, hypnotique, celui-ci plonge l'auditeur dans le même procédé de vertige et d'ivresse un tant soit peu répétitive dont sauront user plus tard un Richard Wagner (prélude de Das Rheingold, de même inspiration fluviale) ; ou - encore plus près de nous - un John Adams (ondulations initiales de Nixon in China)...

Le "teaser" de la production de Nabucco, avec Leonardo García Alarcón

Ce qui succède n'est pas moins inventif, tant les ressources du compositeur, que le Diluvio révélait déjà amplement, planent à cent coudées au-dessus de l'estimable. Tous les airs confiés aux chanteurs, entre des récitatifs syllabiques aussi parcimonieux qu'efficients, n'ouvrent pas forcément d'échange entre voix et instruments solistes : certains sont ourlés du seul continuo. Cela n'a rien de restrictif, tant ce rang de l'orchestre constitue un des nombreux points forts de la Cappella, ainsi que nous l'avons souvent relevé (en particulier lors de la recréation de l'Ulisse all'isola di Circe, de Gioseffo Zamponi, à Liège, le 26 février dernier). Au cas particulier, la teinte ambrée des violes de gambe (à François Joubert Caillet se joint exquisément Margaux Blanchard, co-fondatrice des Ombres) n'est pas pour rien dans l'effet capiteux obtenu.

Fernando Guimarães (Nabucco), © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Les ritournelles instrumentales, lorsqu'elles sont requises, se situent toujours au-delà du décoratif : elles sont consubstantielles à l'état d'âme des personnages impliqués. De fait, un atout majeur de Michelangelo Falvetti, d'après les deux dialogues que connaissons enfin de lui, est la prodigieuse richesse psychologique qu'il sait confier, avec la plus grande économie de moyens, à ses protagonistes. Au chœur, le cas échéant, de paraphraser ces derniers, avec une élégance qui préfigure les plus belles réussites de Haendel dans ce domaine sacré (en langue italienne ou anglaise). D'autres trouvailles abondent, au sein desquelles les deux sinfonie adossées au rôle de Nabucco, l'une ponctuant une stupéfiante scène de songe, l'autre faisant procession à la statue que le roi impose de révérer. Le plus saisissant est pour conclure : après une scène d'interrogatoire obsédante, trois airs consécutifs, d'une incomparable beauté, sont exhalés par les trois Israélites suppliciés, avant une courte péroraison chorale Mortale, è piu che vero (deuxième partie de notre extrait sonore, à écouter en bas d'article) - puis, rien d'autre. Magistral !

Pour servir une partition aussi atypique que risquée, Leonardo García Alarcón (ci-dessous) s'est bien entendu entouré des fidèles qui nous ont souvent régalé dans d'autres projets. "Son" Chœur de Chambre de Namur en premier lieu : comme à l'accoutumée ductile, précis, incisif, mur de Chaldéens obéissants et déterminés bâtissant d'impressionnantes murailles humaines que le doute n'effleure pas. Le doute - celui de l'impie,  bien sûr - est la clé de ce chef d'œuvre ;  à cet égard, la doublette constituée par le chef de la milice Arioco (Fabiàn Schofrin, plus bas) et Nabucco (Fernando Guimarães, ci-dessus) est exemplaire de l'art du compositeur. Lequel admirer davantage de leurs airs d'entrée respectifs, Regie pupille et Per non vivere infelice, aux harmonies ambiguës troublées d'anxiété, antipodes des certitudes et arrogances régaliennes ?

Leonardo García Alarcón, © Jacques Verrees
Si Schofrin (ci-dessous), privé du recours aux prestations extraverties que lui offraient Diluvio et autres Ulisse, compense par une noblesse de ligne notable l'étroitesse précautionneuse d'un matériau dorénavant élimé, le souple Guimarães (notre chanteur de l'année 2011) n'éprouve pas de difficultés à moirer d'épanchements lyriques son emploi de dictateur pusillanime. Il livre, à partir de son Vendette non v'armate, harangue militaire à l'accompagnato sombre et haletant, une richissime scène de folie entrecoupée de quolibets, lui permettant d'exploiter avec bonheur des arêtes hallucinées de son talent, que nous ne lui connaissions pas encore. Et comme à l'occasion du Diluvio, c'est en Mariana Flores (ci-dessous) que le Portugais trouve son meilleur répondant.

L'adamantine soprano, en charge d'une allégorie (Idolâtrie) et surtout d'Azaria, l'un des trois adolescents, ne cesse de signer des performances superlatives, au cours de ces recréations baroques dont Alarcón - son époux à la ville - a le secret. Après nous avoir enchanté en tendre Rad du Diluvio, en mutine Vénus d'Ulisse, elle ajoute ici à sa panoplie un bref mais spectaculaire parcours mystique. C'est évidemment son transcendant air final (interpolé entre les deux autres) La mia fede dal fuoco nasce, qui lui permet, avec des accents de Pietà, de nous hisser degré par degré, tangiblement, jusqu'à la cité céleste. Caroline Weynants (ci-dessous) - déjà louangée lors des productions antérieures - fait merveille à ses côtés, dans la peau du jeune Anania, dont l'air cristallin et renversant Tra le vampe d'ardenti fornaci, qui ouvre le triptyque conclusif, ne cède rien à celui  d'Azaria précité. Magdalena Padilla Osvaldes (ci-dessous), pour sa part, s'acquitte très correctement du rôle de Misaele, le troisième martyr... même si son abattage n'enthousiasme pas autant que celui de ses consœurs. (Retrouvez les voix de Flores, Weynants et Osvaldes dans notre extrait sonore, plus bas)

M. Flores, C. Weynants, M. P. Osvaldes, L. G. Alarcón & F. Schofrin, © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
Deux basses, elles aussi des fidèles, parachèvent la distribution : le fleuve Euphrate s'exprime par la voix de Matteo Bellotto (Diluvio, Ulisse), onctueuse et rassurante ; tandis que le prophète Daniel, dont la contribution importante ressortit - au moins en partie - à une fonction de Testo (témoin), est confié à Alejandro Meerapfel (Dido and AeneasJudas Maccabaeus, Vespro a San Marco). Son matériau souple, modérément sonore mais enveloppant, tient quelque part du grand Peter Kooy, et lui autorise, par exemple, un irrésistible et consolateur Su le cime de' capi regnanti.

Bas-relief de l'époque d'Assurbanipal (668-631 av. JC)
Gardons pour la fine bouche une particularité de facture, inaugurée lors du Falvetti I, et cette fois travaillée de manière plus conséquente : le recours à des instruments arméniens ou turco-persans. Le chef argentin a non seulement rappelé Keyvan Chemirani aux percussions (zarb ou tombak, oud, darf ou daf) ; mais encore a-t-il retenu un ney, sorte de flûte orientale, que joue Kasif Demiröz, ainsi qu'un duduk et un kaval confiés à Juan Lopez de Ullibarri. Sur le papier, c'est beaucoup, rapporté à un effectif "classique" qui n'a rien de pléthorique ! Leur usage récurrent vise, souvent avec succès, l'effet le plus sûr, spécialement dans l'air ultime d'Anania. Astucieusement approprié à la thématique babylonienne, cet exotisme plutôt gratuit - mais très calculé et assez bien canalisé - contribue par ses mélismes oniriques à notre envoûtement. Pour autant, la justesse n'y est pas toujours au rendez-vous ; surtout, sourd ici et là une once de maniérisme qui ne demanderait qu'à verser dans le procédé. Sur le fil du rasoir, par conséquent.

Cette action se meut au final entre les deux Éléments de l'Eau et du Feu, l'un ouvrant, l'autre refermant ce court conte biblique et philosophique. Contrairement au Diluvio Universale, auquel elle n'est en aucune manière inférieure, elle trouve dans l'élément aquatique - l'Euphrate - un socle plus immanent que menaçant, dont elle ne se départ pas. Sans doute la sédition des jeunes Juifs envers Nabucco est-elle une allusion connotée à la lutte contre la domination espagnole sur Messine ? Quoi qu'il en soit, la hauteur de l'inspiration, le renouvellement incessant des formes, les ressources techniques éloquentes, la subtilité des psychologies des deux drames que nous connaissons de lui, font clairement de Michelangelo Falvetti un de ces trop rares musiciens de tout premier plan, inexplicablement escamotés par l'Histoire, qui sont l'honneur de ceux qui les réhabilitent.

Fernando Guimarães (Nabucco), © Bertrand Pichène, CCR Ambronay
En la circonstance : l'architecte Leonardo García Alarcón, perpétuel sourire en bandoulière, soulève la Cappella Mediterranea et le Chœur de Chambre de Namur d'une foi de bâtisseur. Tous parviennent, non seulement à nous émouvoir, au plus profond de nous même - mais encore à nous surprendre, deux fois de suite avec le même compositeur (de surcroît, inédit). C'est incontestablement la marque des  très grands.

‣ RETRANSMISSION de ce concert sur France-Musique le 29 septembre 2012 à 19h30.
‣ RETROUVEZ ICI le podcast de la recréation de Nabucco (France Musique).

 Pièce à l'écoute simple, en bas d'article  Finale de l'oratorio : Trio A chi regge gl'elementi & Chœur Mortale ! È piu che vero  Captation effectuée par France-Musique, diffusée avec autorisation.

Merci aux artistes de nous avoir offert trois bis reprenant de grands moments de l'œuvre, dont le merveilleux prologue fluvial. Enregistrement discographique à paraître chez Ambronay Éditions en 2013.
‣ Merci de même aux musicologues Nicolò Maccavino et Fabrizio Longo (ce dernier, également violoniste de la Cappella Mediterranea) de nous avoir présenté, avec Leonardo García Alarcón, leur travail d'édition critique lors de la conférence d'avant-concert.

‣ Ambronay, Abbatiale, vendredi 14 septembre 2012 : Nabucco,
dialogue à six voix de Michelangelo Falvetti
sur un livret de Vincenzo Giattini (1683), partition établie par Ariel Rychter.

Fernando Guimarães, , Alejandro Meerapfel, Fabiàn Schofrin, Caroline Weynants, Mariana Flores,
Magdalena Padilla Osvaldes, Matteo Bellotto, Capucine Keller.

‣ Cappella Mediterranea, Chœur de Chambre de Namur, Ariel Rychter : orgue et assistant à la direction.
Direction musicale : Leonardo García Alarcón.



10 commentaires:

  1. Une très belle chronique pour un concert mémorable !

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    1. Ma chère Clairette, il était mémorable également par ta présence. :) Merci d'être venue, et merci pour ce compliment, aussi court que vibrant et touchant - profite bien de ton week-end, à très vite ! jacques

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  2. C'est en effet un compte rendu tout en nuances qui nous remet bien en mémoire le charme unique de cette soirée de création et d'ouverture du festival d'Ambronay.

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    1. Bonjour, cher Anonyme, et merci pour ce message.
      Je vous sais gré du compliment relatif aux nuances ! J'essaie de faire de mon mieux pour restituer mes enthousiasmes, y compris par ce qu'ils peuvent contenir de réserves.
      L'important, c'est le partage du flambeau... N'hésitez pas à commenter sous un nom/prénom/surnom, avec ou sans URL, il est toujours plus agréable d'échanger avec une caractérisation, qu'une virtualité. :)
      Excellent week-end à vous, quoi qu'il en soit. jacques

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  3. Grand merci cher jacques de cette recension...Par la grâce de ta plume tu me fais vivre la magie de ce concert ainsi que l'atmosphère règnant dans ce festival qui t'est cher...Retour gagnant pour toi aussi sur ta merveilleuse lettre AppO qui m'apporte tant et tant...

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    1. Ma chère Cathie, toujours et toujours tes commentaires me soutiennent, me stimulent et me permettent de persévérer dans ce travail totalement bénévole de partage !
      Tant mieux si j'arrive à cerner et restituer du mieux que je peux ce que j'ai vécu et que je veux échanger, c'est l'âme même du journalisme (même si je ne revendique pas ce titre "professionnel")...
      Et c'est d'autant plus d'écho pour un art et des artistes qui savent encore nous élever à ce point, en un monde où tant de choses rabaissent.
      Superbe week-end à toi, et à tout bientôt ! jacques

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  4. Que de regrets tu me donnes, cher Jacques!! Heureusement par la magie de ta plume , j'y suis par l'imagination. Il faudra que j'aille participer à ce merveilleux Festival. MERCI !!

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    1. Merci mille fois, ma chère Christiane (car je t'ai reconnue sous ton masque d'Anonyme !)... Cet article reçoit une quantité intéressante de commentaires ; mais c'est bien sûr leur contenu - qui semble indiquer que je suis sur la bonne voie, je m'en réjouis bien sûr -, davantage encore que leur nombre, qui me fait chaud au cœur.
      Encore une fois, réussir à partager, si peu que ce soit, tant de beauté dans un monde parfois si laid, est une telle récompense que le travail consenti s'oublie vite... ;)
      Très bonne fin de week-end à toi, et à très vite ! jacques

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  5. Superbe critique remarquablement documentée qui donne envie d'écouter l'oeuvre au plus vite. Merci et bravo. Christian

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    1. Christian, tu me fais rougir ! :) Je ne peux que me répéter par rapport aux commentaires précédents :
      1) Je suis ravi de ce recevoir tous ces messages (un nombre nettement supérieur à la moyenne de ce blog, qui n'a pas encore un an)...
      2) Vos compliments à tous me font très plaisir, et surtout me donnent l'envie de continuer à partager en faveur de la musique et des musiciens (car de temps à autre point une grosse fatigue... que de tels mots aident à dissiper).
      3) je vous aime tous !! jacques

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