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jeudi 23 mai 2013

❛Opéra❜ Ariadne auf Naxos au Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet • Le Balcon, Maxime Pascal, Alphonse Cemin, Benjamin Lazar... d'un Bourgeois Gentilhomme l'autre !

Alphonse Cemin, Julie Fuchs, Vladimir Kapshuk, Thill Mantero - © avec aimable autorisation de Thierry Pillon
Au commencement n'était pas le chaos, mais Le Bourgeois Gentilhomme. La pièce illustre de Molière, dotée d'intermèdes musicaux de la main de Lully, bien sûr, dont l'heure de gloire "historiquement informée" a commencé en 2004, avec la re-création due conjointement à Benjamin Lazar (ci-dessous) et Vincent Dumestre ! Mieux encore, la pièce qui est le vrai point de départ de l'aventure d'Ariadne. Pour lui, Richard Strauss (1864-1949) et son alter ego Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) conçurent tout d'abord un remake fort original (1912, Hofoper de Stuttgart), non seulement de la partition, mais de la perspective théâtrale tout entière, ajoutant à un drame déjà fort long un Acte d'opéra supplétif, centré sur l'abandon d'Ariane dans l'île de Naxos. Four total.

Qu'à cela ne tienne, exit Molière, et les deux acolytes mettent au point, en lieu et place, un Prologue, cette fois totalement en musique, accolé à l'acte précité, et destiné à en éclairer le sens. Re-création au Hofoper de Vienne le 4 octobre 1916, dans une mise en scène du mythique Max Reinhardt (1873-1943) … Succès, enfin, jamais démenti depuis.

Benjamin Lazarmetteur en scène - © Nathaniel Baruch
D'un Bourgeois l'autre, il est logique et légitime, après tout, de retrouver aux côtés du chef d'orchestre Maxime Pascal (plus bas) et du chef de chant Alphonse Cemin (photo de frontispice, à gauche), fondateurs de l'Ensemble Le Balcon... le même Benjamin Lazar, aux manettes de cette Ariadne auf Naxos offerte par le Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet.

De quoi parle donc cet objet lyrique non identifié ? C'est la note d'intention de Pascal qui le résume le mieux : comme pour le vertigineux Capriccio du même Strauss, "l'opéra est ici son propre sujet". Voilà qui sonne parfaitement au sein l'avant-garde viennoise de l'époque (Lazar citant pour sa part l'Autre côté du dessinateur-écrivain Alfred Kubin, de 1909). Mais pas seulement, tant cette mise en abîme d'une troupe de comédiens chargés de concevoir sous nos yeux la pièce à venir elle-même, ne peut qu'anticiper sur le proche Pirandello de Six personnages en quête d'auteur (1921).

Richard Strauss (1864-1949)
S'il n'y a plus de monsieur Jourdain pour peaufiner les festivités, c'est à un Majordome (rôle parlé - ici invisible, sonorisé depuis le fond de la salle, une marque de fabrique du Balcon) de fixer la règle du jeu édicté par son aristocrate de maître, dont nous ne connaîtrons rien : que ladite troupe se débrouille afin de faire coexister, pour un soir et dans un temps limité, deux pièces radicalement opposées, commedia dell'arte et opera seria, en une seule... au grand dam d'un compositeur aux abois.

Musicalement, qu'est-ce ? Une conversation instrumentale, une soierie, un taffetas, un tulle absolument sub-lime, étymologiquement parlant, qui requiert - élément absolument fondamental  - un effectif chambriste. Élaborée en temps de guerre, au plus fort de la bataille de Verdun, la version finale d'Ariadne est écrite pour une petite quarantaine d'exécutants, et c'est exactement que le Balcon a mis en place. Plus déterminant s'il est possible, l'acoustique idéale de cette Athénée à l'italienne sied autrement aux entrelacs inépuisables et enivrants de la partition, qu'un vaisseau moderne et surdimensionné (quelque méritants qu'aient été les efforts de Bastille en 2010, d'ailleurs).

Qu'en font Lazar, Pascal, et Cemin ? Ils prennent Hofmannsthal et Strauss au pied de la lettre, et les emmènent loin, très loin. Il n'y a plus de dichotomie entre un rôle et celui qui l'endosse, la séparation entre orchestre et chanteurs, mélangés, se trouve abolie - plus fort : la barrière entre public et artistes s'estompe, jusqu'à disparaître par instants. Des gradins permettent d'étager les musiciens sur trois niveaux, tandis que les protagonistes des multiples actions essaiment, des coulisses et praticables jusqu'à la fosse... et même dans la salle (air de Zerbinette, arlequinades). Jusqu'au premier violon de You-Jung Han qui vient littéralement s'éclater près du piano de Cemin ! Luxe paradoxal, pas d'habit de scène, le chef est en chemise et les interprètes sont - comme nous - en tenue de ville. Seul mobilier : une chaise.

Maxime Pascal, directeur musical - © supposé Ensemble Le Balcon
L'auditoire entre si bien dans ce labyrinthe baroque, revivifié de noble vulgarisation et de subtilité extrême, que les battements de main fusent un instant, à l'occasion du joyeux tohu-bohu au cœur de la seconde partie. Aller, avec tant d'intuition et de sûreté, au-delà du propos initial tout en respectant son intention profonde (la connivence dans le mélange des genres) - organiser ex nihilo une manière de Star Academy straussienne, tout en conservant l'œil attendri de l'auteur sur les précédents tels qu'Opera Seria de Gassman (1769) ou Der Schauspieldirektor de Mozart (1786) : c'est guigner et atteindre sans coup férir une maturité artistique qui laisse pantois.

Hugo von Hofmannsthal (1874-1929)
N'étant plus à un paradoxe près, ladite maturité n'attend pas le nombre des années. L'espièglerie, la vitalité et la générosité dispensés à foison au cours de ce mystère, où tout un chacun est à la fois sujet et objet, ce sont ceux d'une intarissable jeunesse. Celle du trio Lazar-Pascal-Cemin, tout juste trente ans de moyenne d'âge. Celle du Balcon tout entier... Celle des chanteurs, eux aussi juvéniles, et pour beaucoup en prise de rôle.

Annoncé souffrant, Marc Haffner assure la partie carrément impossible (duo final !) de Bacchus, une vacherie d'un Strauss peu tendre envers les ténors, avec un engagement qu'on souhaite à beaucoup dans son cas. Ambiguë à souhait, Léa Trommenschlager, vingt-sept ans au compteur et toute la vie devant elle, a déjà une autre présence - par exemple dans les abysses d'Es gibt ein Reich - que certaines de ses aînées. Remplaçant au pied levé Clémentine Margaine, Anna Destrael se sort plutôt bien, malgré la tension audible du vibrato prononcé, des exigences du Compositeur, aux chausse-trapes il est vrai sans aménité.

Les quatre garçons de la commedia, Virgile Ancely (Pooh-Bah dans "notre" Mikado), Vladimir Kapshuk (frontispice, au centre), Damien Bigourdan et Cyrille Dubois, du plus grave au plus aigu, héritent d'emplois écrasants, doublés pour chacun dans le prologue, en sus de l'opéra (1). Tous quatre forcent l'admiration par leur complicité, autant que par leur versatilité. S'il faut en chérir un plus que les autres, accordons la palme à Bigourdan, dont le Maître de Ballet, en plus du Scaramouche, pourrait être l'illustration même du mot mordant. L'aplomb de Thill Mantero (frontispice, à droite), à qui échoit ce Maître de Musique sur qui tout le Prologue repose, ne lui cède en rien. Félicitons aussi, parmi les nymphes, la Naïade de Norma Nahoun et l'Écho d'Élise Chauvin.

Toute la troupe aux saluts - © avec aimable autorisation de l'Ensemble Le Balcon
Et trois personnalités pour l'île déserte, le cas de le dire ici (2) : Camille Merckx, déjà scotchante lors de Vêpres de Rachmaninov avec l'Ensemble Les Métaboles, Dryade sans peu d'équivalent, bronze onirique de Fille du Rhin, d'Erda, de Waltraute. Julie Fuchs (frontispice), carrière tout feu tout flamme, Zerbinetta bluffante de technique, de rouerie et de féminité, dont l'attendue parodie napolitaine Großmächtige Prinzessin est, pareillement, un régal. Maxime Pascal enfin, maître d'œuvre et démiurge, à la gestique de sourcier. Les secondes de concentration intense qu'il transmet à son équipe (et à la salle) avant le premier accord ont quelque chose de religieux ; tandis que sa direction d'orfèvre fait rutiler de bout en bout chaque parcelle, chaque joyau dont le drame est truffé, depuis l'harmonium jusqu'aux clarinettes, en passant par les cellos et les autres. Hypnotique.

Cette partition inégalable fait chatoyer les étoiles d'une voûte céleste imaginaire sur la grotte, tout aussi métaphorique, d'Ariane, que symbolise ici un passage piégeux sous les gradins. Tous ces jeunes gens ont à merveille assimilé et restitué la culture européenne de Richard Strauss, signant là son premier Friedenstag (Jour de Paix), au plus fort d'un conflit dévastateur.

Toute la troupe aux saluts - © avec aimable autorisation de Thierry Pillon
Et, si Molière était en 1912 un hommage à la France, c'en est un autre que semble suggérer Benjamin Lazar, nous identifiant à ces personnages en quête d'eux-mêmes. Au feu d'artifice final "réglementaire" (bruitage fort réussi), voici Flaubert qui transmet son clin d'œil à chacun : "Ariane à Naxos, c'est moi".

 Nous tenons à remercier Thierry Pillon & Le Balcon pour leur aimable autorisation d'insertion de leurs clichés.


‣ À l'écoute simple en bas d'article  ① Au début du Prologue (intervention du Maître de Musique et dialogue avec le Majordome‣ ② Conclusion du Prologue (grand solo du Compositeur‣ ③ "Arlequinade" de l'Opéra suivant l'air d'Ariane Es gibt ein Reich  Albert Dohmen, Romuald Pekny, Anne Sofie von Otter, Ian Thompson, Sami Luttinen, Christoph Genz... Staatskapelle Dresden, direction : Giuseppe Sinopoli ‣ © Deutsche Grammophon 2001.

(1) Virgile Ancely, d'abord Laquais puis Truffaldin - Vladimir Kapshuk, Perruquier puis Arlequin - Damien Bigourdan, Maître de Ballet puis Scaramouche - Cyrille Dubois, Officier puis Brighella.

(2) Quoique... "Rien n'est de plus mauvais goût qu'une île déserte", est-il dit au cours de l'œuvre, et repris dans la plaquette-programme de l'Athénée !
 Paris, Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet, 18 V 2013 :
Ariadne auf Naxos (seconde version), opéra de Richard Strauss sur un livret d'Hugo von Hofmannsthal (1916).

Julie Fuchs, Anna Destrael, Léa Trommenschlager, Marc Haffner, Thill Mantero, Damien Bigourdan,
Vladimir Kapshuk, Virgile Ancely, Cyrille Dubois, Norma Nahoun, Élise Chauvin, Camille Merckx.


 "Version de concert mise en espace" par Benjamin Lazar, Maxime Pascal, Alphonse Cemin et l'Ensemble Le Balcon. Chef de chant & pianiste : Alphonse Cemin. Directeur musical : Maxime Pascal.

samedi 28 janvier 2012

❛Opéra❜ Johann Christian Bach, recréation d'Amadis de Gaule • Modestes toiles peintes & carton-pâte... pour des chemins de traverse para-mozartiens.

J.C. Bach par Thomas Gainsborough (1776)
Le bouillonnement musical de Paris à la fin XVIII° siècle nous a légué, parmi mainte vicissitude, le souvenir de deux Querelles esthétiques, sans doute liées mais distinctes. La première, dite des Bouffons, vit s'affronter peu après 1750 autour de Rameau les tenants de la tragédie lyrique, et les partisans de l'opéra bouffe ultramontain, prestement excités par Rousseau (1). Moins d'un quart de siècle plus tard, le couvert était remis par d'Alembert et Marmontel, suppôts d'un Piccinni "mélodiste" qu'ils voulaient opposer, schématiquement, à Gluck et sa réforme de la déclamation en musique. La filiation n'allait d'ailleurs pas plus loin, puisque le conflit des années 1775, contrairement à son prédécesseur, intéressait deux visions d'une dramaturgie nationale, chantée en français, sous-tendues par une lutte d'obédiences issues d'horizons différents. Dans ce contexte intervint une pratique très circonstancielle, parfois qualifiée plaisamment d'enquinauderie ; consistant à remettre sur le métier les illustres livrets de Quinault, matière à lauriers pour le Roi Soleil... et à fortune pour Lully. Tandis que Piccinni s'était acquitté avec les honneurs, peu après le triomphe de l'Armide gluckienne, d'un Roland (avant un Atys), 1779 vit ainsi l'Académie Royale passer commande d'un Amadis (2) à un compositeur saxon, à son tour désireux de gloire parisienne, du nom Jean-Chrétien (Johann Christian) Bach.

Ultime fils de Jean-Sébastien et Anna-Magdalena, Jean-Chrétien (1735-1782), alias le Bach de Londres - probablement le plus atypique représentant de sa lignée -, est alors de ces artistes itinérants et pragmatiques comptant sur leur facilité d'assimilation, leur opportunisme et leur sens des affaires pour espérer un train de vie à leur mesure de leur talent. Notons qu'à l'exception précise de Mannheim puis Paris, bien des points le rapprochent de Haendel, lui aussi auteur d'un Amadigi : venu de Saxe tel son aîné, Jean-Chrétien se forme en Italie (la Lombardie, en l'occurrence) et mène la plus grosse part de sa carrière dans la capitale anglaise. Pour permettre à cet habile homme de rivaliser avec Piccinni et Gluck, le librettiste Alphonse de Vismes rallonge le titre de Quinault, devenu Amadis de Gaule... et raccourcit l'action, de cinq actes obligés (avec prologue) à trois. Ceci, non sans dommage dramatique, en particulier pour l'essentielle fée Urgande, réduite à une apparition notablement saugrenue de dea ex machina (scène finale, photo ci-dessous). Musicalement en revanche, Bach se voit fournir des munitions de poids : sous l'effet de l'effervescence virtuose de la place parisienne (3) et de l'émulation du Concert Spirituel, l'Académie Royale dispose, tout simplement, du meilleur orchestre d'Europe. Sans omettre des chanteurs de premier plan, des chœurs superlatifs et un corps de ballet légendaire.

Le finale de l'Opéra, © Pierre Grosbois - Opéra Comique
En dépit de si luxueux apports, après sept représentations, l'opéra tombe, définitivement. Pourtant, ce dernier - que les efforts conjoints des théâtres coproducteurs, du Centre de Musique Baroque de Versailles, du Palazzetto Bru Zane, du Cercle de l'Harmonie et son chef Jérémie Rhorer (ci-dessous) ont remis en selle - ne manque pas d'atouts intéressants, voire de trouvailles au devenir fécond. L'une des raisons de sa chute paradoxale, compte tenu du cadre conflictuel évoqué plus haut, est-elle son absence de prise de parti en faveur d'un camp précis ? Jean-Chrétien Bach a été formé à l'opera seria comme Gluck, mais à rebours de ce dernier dans son Iphigénie en Tauride (4), n'abandonne pas certaines formules redevables à l'italianité. Parmi celles-ci, la vocalisation ; le rôle-titre est parsemé d'agiles roulades,  en vérité peu assimilables à de l'orthodoxie ramiste. À l'inverse, l'amateur de mélodies péninsulaires ne peut se satisfaire de la place considérable occupée par la danse, art hexagonal par excellence - ou des continuelles scansions chorales. Il est non moins patent que le canevas de De Vismes, désossant un mythe chevaleresque rendu à une boiteuse platitude, et assis sur une théâtralité baroquisante passée de mode, ne fait que griffonner des caractères au mieux convenus (Arcalüs et Arcabonne, le frère et la sœur malfaisants). Au pire, fantomatiques... tels les héros "positifs", Amadis et Oriane. Piètre drame !

Jérémie Rhorer, © Yannick Coupannec
Là-dessus, le musicien, ambitieux et conscient d'écrire pour la première place européenne, ne bâcle pas sa part de travail ; mais,  nonobstant ce qu'il est convenu d'appeler un métier très sûr, se laisse aller à des "tunnels". Ceux-ci déploient une longueur au bas mot irritante lorsqu'ils revêtent l'apparat des ballets. Est-ce pour bisser la conclusion poussive de l'Acte I que le finale du III, un happy end dans le goût d'Alceste, interpole d'interminable manière chœurs de liesse, chants fleuris et entrechats ; prouvant à l'envi que notre fils Bach, pour n'être pas démuni d'idées, ne sait pas aller à l'essentiel, et encore moins dénouer ?  À sa décharge, il n'est après tout pas le seul de son art - ces fâcheries ne parvenant pas à ternir des atouts intéressants, parmi lesquels une assimilation parfaite de la prosodie française. Une orchestration de haute qualité, ensuite, use à bon escient des effets et couleurs prodigués par la phalange parisienne, où brillent alors de nouveaux venus, les trombones. Ceux-ci sont trois, tandis qu'à côté de bois ordinairement couplés officient rien moins que quatre cors : prétextes à digressions ambiguës, voire menaçantes, où palpitent de nettes réminiscences du récent Sturm und Drang (5).

Mieux, le Bach de Londres ne se contente pas d'étaler pour le plaisir sa science instrumentale ; plus important pour un dramaturge, il échafaude des scènes, véritables interférences entre les protagonistes, dont le chœur, auxquels il confie de séduisants apprêts (le remarquable tableau carcéral de l'Acte II, par exemple). Ceux-ci rapprochent, au sein de l'Europe des Lumières, le contexte de la genèse d'Amadis de Gaule d'une rencontre déterminante : celle de Mozart, ami et cadet de vingt-et-un ans.

À l'acte II, © Pierre Grosbois - Opéra Comique
Laissons l'intuitif Jérémie Rhorer s'en ouvrir : "J'ai été frappé par la proximité de cette œuvre avec Idomeneo, que Mozart a composé et créé à Munich début 1781, un peu plus d'un an après Amadis". Et de rappeler que les sources du chef d'œuvre mozartien remontent au voyage à Paris de 1778 (6)(7). L'imagination orchestrale et vocale n'est pas seule en cause, des tournures se reconnaissent bel et bien entre les deux tragédies - or, c'est le Saxon qui a l'antériorité pour lui. Rhorer cite à tire d'exemple le grand air d'Oriane au III, dont la tension anxieuse, en effet, préfigure nettement celle de la future Elettra. Ce n'est pas la seule saillie : l'irruption au II, sur fond de trombones, de la voix spectrale du frère défunt d'Arcabonne dépasse toutes les limites communément accordées à la simple coïncidence : sans contredit,  la voce di Nettuno s'annonce ici. Mais Bach va plus loin s'il se peut, à la toute fin, en confiant à son héros une stupéfiante Ariette avec chœur, tissée de colorature aussi aériennes que périlleuses... et familières. Pour cause : ce sont ni plus ni moins, et presque à l'identique, les accents de Fuor del mar qui s'imposent soudain à nous. Un Anton Raaff (8) aurait pu chanter ces traits !

La vidéo officielle de présentation du projet, par le Palazzetto Bru Zane
Le jeu des similitudes peut se prolonger : ce chœur en coulisses pressant, à l'Acte I, le ténor-paladin de venir délivrer une princesse séquestrée par des barbares, n'évoque-t-il rien d'autre de Mozart ? Encore plus : avec toute la prudence que l'exercice réclame, il est difficile de ne pas déceler dans l'ample duo introductif, volontiers pré-romantique, un terreau (y compris harmonique) que sauront exploiter à leur tour Weber (Euryanthe) puis Wagner (Lohengrin) pour leurs complots de méchants. L'épisode le plus puissant - l'Acte II avec ses prisonniers finalement délivrés - anticipe franchement, hasard ou pas, un Fidelio d'un quart de siècle postérieur.

Philippe Do, © Christian Lartillot
Pour exacerber ces fascinations, le chef, rodé à ces répertoires, livre une parfaite démonstration d'alacrité, loin de toute sécheresse ou saccade, constamment attentive aux paysages intérieurs. Que ses flûtes paraissent tâtonner, pour ne pas dire s'ennuyer, au cours des laborieux ballets qui les mettent durablement à nu, est très pardonnable au vu de ce que nous savons déjà. Des solistes, ressort avec éclat le ténor Philippe Do (ci-contre), Amadis racé au timbre chaud, que n'intimide ni l'aigu généreux (hérité de la haute-contre) ni la vocalise intrépide ; il parvient en outre à habiter son personnage, ce qui n'est pas un mince exploit. Si Hélène Guilmette en Oriane lui fournit une élégante réplique malgré un zeste de quant-à-soi, Allyson McHardy se fait apprécier, sous les atours d'Arcabonne (photo plus haut, emploi du gabarit d'Iphigénie, dévolu à la même Rosalie Levasseur), par un timbre incantatoire qu'elle sait rendre vénéneux - au prix hélas d'une diction problématique. Franco Pomponi n'a pas ce travers, et bien que desservi quant à lui par une émission très rauque, vient à bout avec panache de l'abattage et de la vélocité requis par Arcalaüs. Enfin, la prometteuse Julie Fuchs (Urgande, principalement) relativise par sa belle technique une certaine verdeur de matériau.

Édition originale de 1533
À cet aréopage se joignent des Chantres du CMBV fidèles au niveau international que depuis longtemps déjà Olivier Schneebeli leur a conféré. Tous ces artistes évoluent dans ce qui est davantage une mise en place acceptable qu'une mise en scène digne de ce nom : Marcel Bozonnet paraît, sans aller vraiment jusqu'au bout de la démarche, choisir un second degré amusé, où batifolent court vêtus d'énergiques coryphées au physique avenant. Les toiles peintes, restituées dans le cadre d'une recherche historiciste, sont bien sûr ravissantes ; las ! quelques costumes n'échappent pas à un clair ridicule - mention spéciale à cet égard pour de pathétiques démons reptiliens aux ailes de dragon.

Captivante entreprise au final, dont les évidentes inégalités n'entament pas l'intérêt musicologique majeur : sans être aussi aboutie que la Sémiramis de Catel révélée au dernier festival de Montpellier, elle rend à Jean-Chrétien Bach - par le truchement, en somme, d'un virtuel opéra français de Mozart -  la place que Jérémie Rhorer veut lui attribuer : celle du chaînon manquant (7).

‣ Pièce à l'écoute simple, en bas d'article  Johann Christian Bach, Ouverture d'Amadis de Gaule, Jérémie Rhorer & Le Cercle de l'Harmonie, podcast de la diffusion radiophonique, © France Musique 2012

(1) "(...) D'où je conclus que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux."

(2) Amadis, tragédie lyrique de Quinault d'après Garci Rodriguez de Montalvo, mise en musique par Lully, créée au Palais Royal le 18 janvier 1684.

(3) Se reporter au livre d'Alexandre Dratwicki, Un nouveau commerce de la Virtuosité, Éditions Symétrie.

(4) De la même année : 18 mai pour Iphigénie, 15 décembre pour Amadis !

(5) "Orage et passion" : période dans l'évolution la musique, de 1765 à 1775 environ, où s'impose chez les compositeurs marqués par Mannheim et Vienne, un recours fréquent aux tons mineurs jugés plus propres à dépeindre les variations des sentiments.

(6) Jérémie Rhorer a dirigé Idomeno au Théâtre des Champs-Élysées la saison dernière. Souvenons-nous que Varesco adapta pour l'occasion un livret français de Danchet, traité en 1712 par Campra ; il n'est au surplus pas anodin qu'Idomeneo se dote tel Amadis d'un ballet final conséquent. Rhorer est également l'auteur d'un parallèle très convaincant entre le finale de l'Acte II des Nozze di Figaro... et l'Amant Jaloux de Grétry, une autre œuvre qu'il a défendue récemment.

(7) In Entretien avec Jérémie Rhorer, plaquette de l'Opéra Comique.

(8) Anton Raaff (1714-1797), ténor rhénan, créateur du rôle d'Idomeneo.


 Paris, Opéra Comique, vendredi 6 janvier 2012 - Johann Christian Bach : Amadis de Gaule,
tragédie lyrique en trois actes sur un livret d'Alphonse de Vismes,
d'après Philippe Quinault et Garci Rodriguez de Montalvo (1779).

  Philippe Do, Hélène Guilmette, Allyson McHardy, Franco Pomponi, Julie Fuchs,
Alix Le Saux, Peter Martinčič, Ana Dezman, Martin Susnik -
Compagnie Les Cavatines, Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles,
Le Cercle de l'Harmonie - direction : Jérémie Rhorer.

 Une coproduction de de l'Opéra Comique, de l'Opera in Balet Ljubljana,
du Palazzetto Bru Zane, du CMBV et de Château de Versailles Spectacles.