vendredi 26 avril 2013

❛Opéra❜ Don Giovanni, Rhorer, Braunschweig, "Festival Mozart" au Théâtre des Champs Élysées • Morgue et transfiguration, ou Le dernier jour d'un condamné.


Steven Humes (il Commendatore) et Sophie Marin-Degor (Donna Anna), © Vincent Pontet  - WikiSpectacle
C'est la fin d'un cycle, d'ailleurs pas seulement opératique, le "Festival Mozart" initié par le Théâtre des Champs-Élysées, déroulé sur plusieurs années en collaboration avec le Cercle de l'Harmonie. Placer les débauches de notre dissoluto punito en cerise sur le gâteau Mozart, ce n'est pas une mauvaise idée en soi - à ceci près qu'il nous est difficile d'imaginer a priori quelque révolution en la matière, tant l'histoire des enregistrements et représentations de Don Giovanni est chargée, y compris à Paris... même en version "historiquement informée" (la très belle lecture de René Jacobs, à la Salle Pleyel, fin octobre 2006).

De Stéphane Braunschweig (photo plus bas) également, nous attendons beaucoup ; tant l'auteur de quelques Jenůfa ou Pelléas de très haute volée nous avait laissé sur notre faim par un Idomeneo tristounet, au même endroit, en 2011. L'homme de théâtre choisit d'ailleurs de diriger ses protagonistes dès l'ouverture : intéressant, à défaut de révolutionnaire. Passées les cigarettes fumées à tout va - cliché éculé de Regietheater de série -, y découvrir, devant des murs couleur catafalque, Don Giovanni allongé sur un brancard blanc face à une trappe rougeoyante et inquiétante... voilà qui place le décor avec autant de brutalité que la musique elle-même !

Markus Werba (Don Giovanni) et Miah Persson (Donna Elvira), © Vincent Pontet - WikiSpectacle
Cette dernière journée du libertin se déroule donc, si ce n'est dans une morgue, du moins dans un huis clos, sordide et funéraire. À mesure que l'action progresse, cette lecture s'échafaude et se confirme, par le biais de quatre espaces biseautés, tout autant noirs et blafards, disposés sur une "tournette". Des éclairages glauques et rasants mettent en valeur un mobilier réduit au minimum, dont les éléments essentiels demeurent - fascinante symétrie - deux brancards en vis-à-vis. Du premier, la dépouille du Commandeur, sous linceul, ne s'échappe pas durant tout l'opéra, et l'autre est destiné aux massages tonifiants que Leporello prodigue sans compter à son maître. Écho accablant : un lit omniprésent, lit de stupre et lit de mort évidemment, sinistre tels les brancards eux-mêmes (instantanés © Vincent Pontet / T.C.E disposés ci-dessus et plus bas).

Stupre ? En la matière, Braunschweig fait à la fois fort et sobre. Le finale de l'Acte I (la fiesta chez Giovanni) tourne au lupanar généralisé en costumes dix-huitiémistes (les faces macabres ne sont pas forcément irrésistibles, les squelettes haut perchés sous vitrines intriguent plutôt qu'ils n'oppressent - en revanche, les faces livides à la Barry Lyndon font... mouche). La fornication tous azimuts n'est que suggérée par des postures, et cela suffit amplement. Le régisseur se sort assez bien de l'obstacle habituel de la Statue, cadavre assis de force sur son brancard par les deux comparses dans la scène du cimetière, avec une voix enregistrée du meilleur effet gore pour le Ribaldo, audace - puis, fantomatique, arrachant le dissolu rebelle à son ultime banquet pour le jeter sans ménagement (ce qui était assez prévisible) dans la trappe-incinérateur.

Jérémie Rhorer, chef du Cercle de l'Harmonie, © Bertrand Pichène pour le CCR d'Ambronay
Omniprésent, velléitaire et torve, ambigu voire menaçant, Leporello s'identifie tellement à son double de signor padrone que - ce dernier expédié en enfer - la Camarde semble venir le faucher son tour, prostré sur le lit devenu médicalisé, devant les survivants pétrifiés et le spectre de Don Giovanni. Ce "dernier jour d'un condamné" serait-il  aussi, finalement, celui du valet, suivant son mentor dans la tombe (illustration tout en bas) ? Belle trouvaille au demeurant, que corrobore la prestation luxueuse du Canadien Robert Gleadow, voix d'airain, profonde et large, la faconde et l'aplomb d'un d'Arcangelo ou d'un Pisaroni, matériau plus coruscant en prime (mais aigus en moins).

Julien Chauvin, 1° violon,
© Bertrand Pichène - Ambronay
Ce Leporello king size domine de la tête et des épaules une distribution en gros cohérente, sans être pour autant assez homogène, ni surtout superlative. Markus Werba, Papageno l'an dernier sur le même plateau, ainsi qu'Athanaël voici six mois à l'Opéra Comique, a-t-il la carrure d'un Don Giovanni ? Le timbre est quelconque, et pour les cajoleries de crooner, il faudra repasser (le Deh vieni à la mandoline n'a rien d'une sérénade érotique). Cependant, l'Autrichien dispose non seulement du physique de l'emploi, mais d'une belle énergie lubrique et hallucinée, en un mot suicidaire (1), dispersant à l'envi une sorte de sex appeal carnassier qui atteint largement sa cible.

Stéphane Braunschweig,
© F. Avet - Radio France
Daniel Behle, le splendide Tamino de Jacobs, demeure un Ottavio élégant et raffiné, pas trop falot, mais le matériau paraît aminci, retenu sinon ténu  - nous sommes à une générale -, ce qui génère une pointe de déception ; tandis que Nahuel Di Pierro et Steven Humes s'acquittent respectivement de fort bons Masetto et Commendatore. Avec les voix féminines, les choses se gâtent sensiblement. La grande Miah Persson n'est pas au sommet de sa forme : elle assure son Elvira correctement, mais n'est pas indemne de sons métalliques, surtout dans le Mi tradi dont l'admirable retenue de tempo semble la gêner, ce qui ne l'empêche pas d'y être très émouvante. L'émotion, ce n'est pas le fort de Serena Malfi, un retour aux Zerlina mezzo-sopranos, à l'instar de Berganza dans le film de Losey et Maazel (1979) - avec un peu moins de tendresse et de piquant, tout de même. Quant à Sophie Marin-Degor, générale ou pas, elle ne peut préserver son Anna de stridences et d'aigreurs éparses, en dépit d'une vocalisation impeccable, et d'une évidente volonté de tout donner.

Une bonne fée veille cependant, elle a pour nom Cercle de l'Harmonie. La phalange de Jérémie Rhorer (le chef, plus haut) et de Julien Chauvin (le  pemier violon, ci-dessus) ne nous a pourtant pas toujours enthousiasmé, il s'en faut : que ce soit dans l'Idomeneo précité, ou tout récemment, à Ambronay, lors d'un expéditif concert Haydn-Mozart. En revanche, l'Amadis de Johann Christian Bach faisait miroiter, en matière d'individualités, des dispositions qui, ce soir, tournent au feu d'artifice. À rebours d'un Jacobs prenant soin de dissocier les deux versions, notablement différentes, de Prague (création le 29 octobre 1787) et Vienne (reprise le 7 mai 1788), les compères sont convenus de nous livrer la totalité du matériel laissé par Mozart à la postérité. Il s'agit du Don Giovanni généralement enregistré (avec les deux airs d'Ottavio, les deux de Leporello et les trois d'Elvira)... augmenté du virevoltant duo viennois Per queste tue manine de l'Acte II, presque jamais offert, entre Leporello - encore lui - et Zerlina.

Serena Malfi (Zerlina) & Markus Werba (Don Giovanni), © Vincent Pontet - WikiSpectacle
Le travail des deux architectes, depuis les plus profonds soutènements jusqu'au plus élancé des lanterneaux, est ce que nous avons entendu de mieux (et pourtant...) dans ce chef d'œuvre. Nous jouissons, outre d'un diapason et d'instruments et originaux dont les sonorités riches et opulentes sont un envoûtement, d'un volubile pianoforte imbriqué dans le tissu des mélodies en sus de "continuiste", d'un équilibre stupéfiant entre un tempo parfois frénétique (Finch'han del vino d'héroïnomane !), de dynamiques à la palette extravagante... enfin, d'une précision horlogère de Rolls Royce, permettant à chaque artisan de la fosse de faire sourdre et luire des nuances proprement inouïes (cordes, vents, timbales) (2). Luxes supplémentaires, une solide harmonie autonome, sur scène pour l'aubade du festin, et un Chœur des Champs Élysées à l'avenant. Voilà qui installe la mythique partition sur un pinacle davantage élevé, s'il est possible, que celui qui est le sien depuis si longtemps.

Cette rhétorique globale, tenue trois heures durant du bout des doigts, la rattache intelligemment au si proche héritage baroque : génétiquement le sien, avec ses emphases, ses apartés et ses raptus - non pas la poix ultra-romantique dans laquelle tant et tant de décennies de kitsch l'ont engluée. Fréquemment giocoso, elle fonctionne à merveille avec les choix de Stéphane Braunschweig, tout aussi millimétré, qui garde pour sa part plein cap sur le dramma. En sortent bien sûr gagnants haut la main, Mozart, Da Ponte, les artistes et le public.

Scène finale : S. Marin-Degor, D. Behle, S. Malfi, N. Di Pierro, M. Persson, R. Gleadow (alité), © Vincent Pontet - WS
Mais encore, une certaine Franck's touch : le directeur du T.C.E. prise décidément les relectures angoissantes, puisque ce Don Giovanni si noir se tapit entre la Médée bruxelloise toute de désespérance (notre choc de 2012 : voir la chronique)... et le prochain Otello (Rossini) zurichois, d'un fuligineux comparable. N'étaient ses gosiers si disparates, nous aurions pu, à ce titre ou à d'autres, le couronner.


(1) Il nous paraît tellement évident - à l'aune de cette production qui l'annonce dès l'Ouverture - que les ultimes instants du débauché (expression consacrée) ne sont rien de moins qu'un suicide en bonne et due forme, sciemment paraphé par l'invitation à dîner faite à la Statue du Commendatore.

(2) Par rapport aux très belles versions Da Ponte - Mozart de René Jacobs, à noter la disparition des vocalises ad libitum (lesquelles en effet étaient parfois envahissantes), et une insertion accrue du pianoforte dans le discours : plus présent dans la trame symphonique, plus économe en récitatif - au risque de perdre de jolies digressions, telles que des citations de concertos du Salzbourgeois !


 Un entretien "écrit" recommandé, avec Stéphane Braunschweig.

 Un entretien "podcasté" - non moins recommandé - avec Jérémie Rhorer (au sujet du Così de 2012, mais dont le propos couvre amplement la problématique de l'interprétation lyrique mozartienne) vous est proposé tout en bas.
 Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 23 IV 2013 - Don Giovanni, ossia il dissoluto punito,
dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart & Lorenzo da Ponte (Prague 1787 & Vienne 1788).
(Compte-rendu établi d'après répétition générale, avec accord exprès.)

‣ Markus Werba (Don Giovanni), Miah Persson (Donna Elvira), Daniel Behle (Don Ottavio),
Sophie Marin-Degor (Donna Anna), Robert Gleadow (Leporello), Serena Malfi (Zerlina),
Nahuel Di Pierro (Masetto), Steven Humes (Il Commendatore), Chœur du Théâtres des Champs Élysées.

‣ Anne-Françoise Benhamou, dramaturgie - Thibault Vancraenenbroeck, costumes - Marion Hewlett, lumières -
Stéphane Braunschweig, mise en scène - Julien Chauvin, 1° violon - Jérémie Rhorer, direction musicale.


lundi 22 avril 2013

❛Concert❜ Karine Deshayes, Opera Fuoco, Palazzetto Bru Zane • "Cantates Romantiques" de Cherubini, Hérold, Boisselot : choc commotionnel à Saint Quentin en Yvelines !

Karine Deshayes, © non communiqué
Le présent récital du 1er mars 2013, au Théâtre de Saint Quentin en Yvelines où David Stern et Opera Fuoco sont en résidence, pose - en raison même de sa cohérence, de son aboutissement, et de sa splendeur - des problèmes épineux au chroniqueur chargé de le relater. Le premier écueil relève du vocabulaire : comment, au sein d'un site où, par choix, les comptes-rendus ne retiennent globalement que les événements dignes d'éloge, trouver les mots adéquats (ni trop plats, ni trop usités, ni trop amphigouriques - ni surtout trop délirants) pour faire ressentir à quel point il existe des concerts superlatifs qui le sont plus que d'autres ?

Luigi Cherubini (1760-1842)
Le deuxième obstacle plonge dans la polémique même qui peut entourer les investigations pointues menées par des chercheurs (ici encore ceux du Palazzetto Bru Zane) avides de pistes nouvelles propres à une parfaire notre appréhension historiquement informée de l'évolution des styles musicaux, français au cas particulier. Pas tant sur le recours aux instruments, diapasons et articulations d'époque, dont la pertinence n'est presque plus contestée... que sur la mise au jour de partitions, voire de pans entiers de musique n'ayant pas survécu au tamis, supposé infaillible, des siècles. Pour faire simple, tout repose, ici, sur ce que certains beaux esprits nomment encore, avec un mépris ostentatoire, des "petits maîtres". Les non-Mozart, les non-Beethoven, les non-Wagner, en somme.

Le troisième trouble découle du précédent, et est hautement énigmatique, car la seconde moitié du programme offre - justement - toutes les caractéristiques de ce que ces Beckmesser reprochent aux "faiseurs" desquels ils ne voudraient jamais entendre parler. L'interminable Symphonie en majeur qui l'occupe tout entière, sans être complètement un navet, n'est pas sans provoquer, par un désolant surplace harmonique, des mélodies banales et une instrumentation scolaire, une claque rapportée au nom de son auteur, Luigi Cherubini (1760-1842, ci-dessus)... pour qui a encore dans l'oreille cette déflagration nommée Médée (notre opéra de l'année 2012, lire notre chronique et notre rétrospective) ! Au moins est-on, techniquement parlant, en progrès par rapport à ce qu'en fit jadis, par exemple, Igor Markevitch avec la Philharmonie Tchèque.

Xavier Boisselot (1811-1893)
Question : par quelle alchimie étrange une soirée bâtie sur des raretés desdits "petits maîtres", cette Symphonie improbable en tête, peut-elle déboucher sur une véritable transe ? D'abord, retenons que dans une approche "informée", la notion même de compositeur mineur est un non sens, puisqu'elle convoque un jugement de postérité par nature faussé, encombré de paramètres, factuels ou subjectifs, faisant litière du contexte. Prenons Xavier Boisselot (1811-1893, également facteur de pianos, ci-contre) - qu'est sa Velléda de 1836 ? Un Prix de Rome de plus, une commande de plus ? Non : tout le contraire d'une purge ! Étrange parenté, son héroïne typique de la cantate "académique", qui y narre ses déboires et ses états d'âme au long de six magnifiques sections (un cantabile, une cavatine, un air, alternés avec trois récitatifs), est une parente fort proche d'un mythe opératique de cinq ans seulement antérieur : Norma.

De Norma, elle détient les contradictions, la hiératique complexité, la geste tragique... et la redoutable ligne vocale, depuis ce cantabile à la douceur d'affect très baroque, jusqu'à l'air final, cataclysme ou catharsis, déjà projeté vers d'autres immolations sacrificielles à venir : évidemment Didon, pourquoi pas Brünnhilde ? L'écriture de Boisselot allie une grande intuition dynamique à une finesse d'orchestration poussée, spécialement au niveau de la grande et petite harmonie. N'est pas en reste Ferdinand Hérold (1791-1833, ci-dessous), dont l'Ariane de 1811 - encore plus développée - déploie des ors tout à fait comparables. Comment défaire de son souvenir cette magnifique introduction orchestrale, aussi translucide que la gaze, et pourtant aussi entêtante que l'encens ?

Ferdinand Hérold (1791-1833)
Ensuite, l'orchestre. Opera Fuoco, c'est non seulement une phalange, mais encore une académie, un atelier, une pédagogie (des classes de maître, donc), une résidence auprès d'une Scène Nationale, et une géométrie totalement variable. Nous avions rendu compte l'an dernier, avec enthousiasme, de son Mikado d'Arthur Sullivan, monté avec les enfants des écoles locales. Au pupitre, une âme bien née du nom de David Stern (photo tout en bas), auteur d'une direction qui restera l'une des plus belles que nous ayons entendues dans ce répertoire, sur de magnifique instruments originaux (la triplette de trombonistes en est pour le moins fabuleuse)  .

Les deux Ouvertures retenues (Médée toujours, et Sémiramis de Charles Simon Catel) se hissent sans sourciller au niveau de leurs autres récents et splendides avatars, respectivement Rousset et Niquet, rien moins que nos "chefs de l'année" en 2012 et 2011. Ainsi déroulé, ce tapis instrumental limpide, souple, miroitant, ces cent nuances pesées au trébuchet, se prêtent totalement à la réinvention du discours académique de la "cantate-type" auquel se livre Stern. Le canevas dramatique de la cantate "de concours" n'est pas plus décousu ou grotesque qu'un livret d'opéra courant, et sa versification passable n'est sûrement pas pire non plus : nous  savons tout cela au moins depuis la réappropriation, voici quelques lustres, de la Cléopâtre de Berlioz par Gardiner et Von Otter. Cependant, la piqûre de rappel s'avère rien moins qu'inutile.

David Stern, © Opera Fuoco
Finissons par la cantatrice, à ce propos. Avoir porté son choix sur Karine Deshayes (tout en haut) pour défendre les couleurs de ces pages de bravoure quasi inconnues, est une résolution géniale du Palazzetto. La mezzo-soprano française, chacun le sait, déploie ces dernières années une carrière époustouflante, laquelle vient tout juste de la mener sous les feux mythiques du Metropolitan Opera de New York (1). Dieu merci, pour une cantatrice aussi versatile, Saint Quentin en Yvelines n'est pas déchoir, au contraire : s'imposer sur ce plateau immense, ce vaisseau de béton qui demande beaucoup - en volume, en projection et en endurance - la stimule et semble n'être pour elle qu'un jeu d'enfant.

Deshayes n'arbore pas de ces matériaux volatils et charmants, chez qui le gracieux tourne trop vite au gracile. Si  son timbre incomparable, caressant et sensuel, conserve la blondeur de sa chevelure, c'est une blondeur de vaste panorama - champs de blés mûrs, canopées automnales ou crépuscules mordorés. C'est un chuchotement, une confidence, un récit palpitant. Puis, un abattement et un sursaut, un combat avec l'ange, un cri de conquête et de révolte : toutes gradations qui vous saisissent à la gorge, et ne vous lâchent plus. Élégance suprême, l'artiste régale d'une diction proprement hors du commun : aucune syllable de ces textes, pourtant verbeux, n'échappe à l'auditeur.

Comment prendre congé après de telle leçon de musique et de chant ? Par le "vrai" Cherubini, celui de Médée, encore et toujours Médée ! Un bis unique, cette fois sous les traits de la suivante Néris (Ah, nos peines seront communes) : air susurré et velléitaire à souhait, esquissant  une future prise de rôle... qui sait ? Ce n'est rien de dire que la mise en bac du disque Zig Zag Territoires annoncé est attendue avec impatience - et tant pis pour la triste Symphonie.


 Parcourir le site de Karine Deshayes ainsi que celui d'Opera Fuoco

(1) Gioachino Rossini, Le Comte Ory (reprise), sous la direction de Maurizio Benini, avec Juan Diego Flórez, Pretty Yende, Nathan Gunn & Nicola Ulivieri, voir ici : http://www.nytimes.com/2013/01/19/arts/music/le-comte-ory-with-pretty-yende-at-the-metropolitan-opera.html.

 Saint Quentin en Yvelines, Théâtre (scène nationale), 28/02 & 01/03/2013 :
"Cantates Romantiques", un programme du Palazzetto Bru Zane,
Centre de Musique Romantique Française.
Mezzo-soprano : Karine Deshayes. Opera Fuoco, direction : David Stern.

‣ Luigi Cherubini : Médée (ouverture), Symphonie en ré majeur, Médée (air de Néris,bis)  -
Ferdinand Hérold : Cantate Ariane - Charles Simon Catel : Sémiramis (ouverture) -
Xavier Boisselot : Cantate Velléda.

dimanche 7 avril 2013

❛Concert❜ Les Métaboles (notre "Ensemble de 2012"), "Voix & Orgue" ● Triptyque sacré 'Mendelssohn-Brahms-Fauré' de niveau tout à fait exceptionnel aux Billettes.

L'Ensemble vocal Les Métaboles à l'issue du concert des Billettes, © Jacques Duffourg
Comme il en a désormais l'habitude, l'Ensemble Vocal les Métaboles, que dirige le chef d'orchestre et de chœur Léo Warynski (notre Ensemble de l'Année 2012, lire notre rétrospective annuelle), a tenu les 29 janvier et 2 février derniers ses quartiers d'hiver à l'Église des Billettes, dans le IV° arrondissement de Paris (lire notre chronique enthousiaste sur la Veillée Russe du 1er février 2012). Et comme à l'accoutumée, les musiciens ont pris soin de nouer, autour de leur programme, un fil solide, lequel s'enroulait cette fois autour de la musique chorale sacrée, avec orgue, des XIX° siècle allemand et français : Felix Mendelssohn, Johannes Brahms... et Gabriel Fauré.

Baptiste-Florian Marle-Ouvrard, © Concours de Chartres
En apéritif, l'atypique O salutaris hostia - à l'obsédant "cancanement" central, proche de l'onomatopée - du compositeur lituanien Vyautas Miskinis (né en 1954), vient nous rappeler que ces artistes intègrent toujours à leurs programmes des compositeurs vivants (Dimitri Tchesnokov l'an dernier, Arvo Pärt en 2010, par exemple). Toutefois, en terme de durée du moins, ce sont les Psaumes de l'opus 96 de Mendelssohn ainsi que le célébrissime Requiem de Fauré qui occupent la majeure partie de la soirée. Comme le suggère le titre du récital, "Voix et Orgue", le Mühleisen à vingt-neuf jeux de 1983 des Billettes, confié à Baptiste-Florian Marle-Ouvrard (ci-contre), a aussi son mot à dire - et il le dit merveilleusement, autant avec les choristes qu'en solitaire (dans le très luthérien Prélude et Fugue de Mendelssohn et les deux admirables Chorals-préludes de Brahms).

Léo Warynski, © d'après son site
Brahms ! Intrigante, une Messe (Missa Canonica) de sa main, quasi inconnue et d'ailleurs incomplète si ce n'est inachevée, vient prendre place après le Miskinis. Privée de Gloria et de Credo, cette pièce sidérante égrène ainsi quatre sections (Kyrie-Sanctus-Benedictus-Agnus Dei) d'une concision aussi impressionnante, que de redoutable difficulté technique, l'Agnus en particulier imposant une rude épreuve aux ambitus des divers pupitres (1).

Sa force spirituelle, littéralement extra-ordinaire, provient à la fois du dépouillement austère de ses longues lignes et de son caractère composite, synthétisant, en un survol radical, des siècles d'inspiration et de styles d'écriture sacrée "germanique". C'est tout l'art d'un Schütz, d'un Weckmann puis d'un Buxtehude, qui nous interpelle, bien sûr, dans ce Kyrie si polyphonique ; cependant, très vite, la combinaison Sanctus-Benedictus (avec reprise de l'Hosanna) récapitule toute la science viennoise (Haydn, Mozart, Schubert). Enfin, l'Agnus déjà cité déploie toutes grandes les ailes de prospectives inattendues, y compris sur le plan harmonique, depuis les proches Psaumes de Mendelssohn ou Motets de Bruckner... jusqu'au XX° siècle (certaines trouvailles des Vêpres de Rachmaninov, que les mêmes Métaboles chantèrent - et qui sait, en France, jusqu'à Messiaen, Duruflé ou... Escaich ?).

Guilhem Terrail, © d'après son site
Mendelssohn, justement, ne pâtit pas du voisinage d'une telle déflagration, les Psaumes de l'opus 96 apportant en contrepoint un apaisement délicieux, ceci dit indemne de toute mièvrerie. Le niveau d'équilibre des volumes (et de grâce) atteint par Warynski (ci-dessus) et les siens (2), entre sa phalange homogène et les registrations subtiles de Marle-Ouvrard, trouve sa clef de voûte dans le matériau d'alto (solo) de Guilhem Terrail (ci-contre) : humilité, piété et aplomb impeccables n'ayant d'égaux que le velouté d'un timbre doux et hypnotique, idéalement prédisposé à une oraison pastorale.

Plus particulier encore - puisque Léo Warynski a procédé à une réduction pour orgue, d'après la partie originale dévolue à "l'instrument roi" - s'avère le Requiem de Fauré. Non seulement, sa lecture, très lente et recueillie n'en pâtit pas, mais elle semble comme y gagner encore de la foi, tant le toucher aussi délicat qu'enveloppant de Marle-Ouvrard paraît façonné pour l'illustre chef d'œuvre ! Les choristes, de toutes les tessitures, ne sont pas en reste : leur homogénéité, leur respiration calme et aérée, ainsi que la pointe d'ésotérisme conférée au texte latin (davantage que chez Brahms) offrent un écrin sur mesure aux solistes des Libera me et Pie Jesu (3), qui ne le déparent en aucune façon.

L'ensemble, disposé en forme de "M", © d'après son site et sa page Facebook
Le chef prévient après l'ovation : derrière un tel monument, offrir un bis relève de la gageure. Il en a trouvé un, malgré tout, le plus élevé, le plus approprié qui soit pour exalter, et l'orgue, et la voix. De Fauré toujours - d'une brièveté qui fait les vraies grandeurs -, le Cantique de Jean Racine tire la révérence, à fleur de doigt et de lèvre.

La prochaine démonstration (peut-il en être autrement ?) de ce chœur juvénile, à géométrie variable et à talent constant, est prévue ce 20 avril prochain au Conservatoire de Région de la Rue de Madrid, avec la (re)création des Paraboles de Noël Lee.


(1) La notice du concert stipule à quel point ces exigences hors du commun, spécialement à l'égard des altos, ont empêché que les premières parties achevées de la Messe, jugées injouables, n'aient jamais été offertes au public du vivant de son auteur. Un argument qui plaide plus, par conséquent, en faveur d'une incomplétude que d'un inachèvement.

(2) Avec un ténor manquant lors de la soirée du 2 février, voilà qui ne fait que rendre la prestation plus méritante !...

(3) Respectivement : Pierre Mervant, baryton et assistant de Léo Warynski ; puis Cécile Pierrot (le 29/1) et Lorraine Tisserant (le 2/2).


L'affiche du concert
  Paris, Église des Billettes, 29/01 & 02/02/2013 : "Voix et Orgue", un programme sacré de l'Ensemble Choral Les Métaboles.
Orgue : Baptiste-Florian Marle-Ouvrard. Direction : Léo Warynski.

‣ Vyautas Miskinis : O salutaris hostia - Johannes Brahms : Herzliebster Jesu (Chorals-Préludes op. 122 n°2), orgue - Brahms : Messe. - Felix Mendelssohn : Prélude & Fugue n°2 de l'op. 37, orgue - Mendelssohn : Trois chants sacrés (psaumes) pour alto, chœur et orgue, op. 96 - Brahms : Herzlich tut mich verlangen (Chorals-Préludes op. 122 n°2), orgue - Gabriel Fauré : Requiem, Cantique de Jean Racine (bis).

Les Métaboles offriront le 20 avril prochain à 17 heures au Grand Auditorium du  Conservatoire de Région de la Rue de Madrid, à Paris, Paraboles, une crétion de Noël Lee