mercredi 28 mars 2012

❛Opéra❜ Le Monde de la Lune au Théâtre Mouffetard • Les Contes Drolatiques et Lunatiques de Papa Haydn, selon la Compagnie "Manque Pas d'Airs".

 Josef Haydn par Ludwig Guttenbrunn (c. 1770)
C'est en 1777 que Joseph Haydn (1732-1809) composa - et proposa - à la cour d'Esterhazà son septième ouvrage lyrique, Il Mondo della Luna (Le Monde de la Lune), une resucée du dramma giocoso que le grand dramaturge Carlo Goldoni (1707-1793) avait conçu en 1750 pour Baldassare Galuppi. Cet opéra habile, farci de maints travestissements qui ne sont pas sans évoquer Così fan tutte, jouit d'une bonne renommée au sein d'un corpus à la postérité plutôt ingrate. Il fut en effet l'un des premiers - sinon le premier - de son auteur à reconquérir la plénitude de ses droits scéniques dans l'immédiat après-guerre. C'était au cours d'un Festival d'Aix encore adolescent : 1959, soit deux ans, pas plus, après le mythique Così (justement) qui lança Teresa Berganza. Il est d'autant  plus plaisant de découvrir l'adaption (1) qu'en ont troussée Camille Delaforge, Alexandra Lacroix et la Compagnie Manque Pas d'Airs pour le Théâtre Mouffetard, qu'au même moment le Théâtre du Châtelet propose - avec de tout autres moyens, convenons-en - sa propre lecture d'Orlando Paladino... Comme un frémissement, sur la place de Paris, de cette Haydn Renaissance lyrique, timidement observée en Europe depuis le bicentenaire de la disparition du compositeur ?

Avec plus de pertinence que dans la plupart de ces exercices, parfois nombrilistes, la note d'intention d'Alexandra Lacroix éclaire finement ce que le premier tableau (photo ci-dessous) révèle sans détour. Non seulement l'action est transposée - ce qui, pour tout scénographe se piquant d'opéra, est devenu depuis des lustres un passage obligé, si ce n'est un totem - mais elle l'est à un moment précis de notre histoire récente, sous la forme d'un pied de nez subtil envers le sujet de l'action. Nous sommes en effet plongés dans ces années '70 immédiatement accolées... à la conquête de la Lune (1969), cette Lune fantasmée dont Goldoni et Haydn font leur miel.

Guilhem Souyri (assis), Buonafede, & Cecil Gallois, Ecclitico - © Accent Tonique
Fantasmée, fantasme : là est le nœud gordien, pas seulement par la crédulité lunaire de ce benêt de Buonafede, le barbon dont la fille Clarice et la camériste Lisetta sont l'objet des convoitises masculines. Également par le statut de la femme-objet que la trame de la pièce (2) sert sur un plateau, permettant à Lacroix de pimenter son contexte de connotations féministes bien à leur place à l'époque retenue ; toute de liberté sexuelle, d'égalité revendiquée et de militantisme sans tabous. Cependant que les roublards Ecclitico (3) et Cecco s'emploient à dérouler leur stratagème pour s'unir à leurs belles, le stupide berné démontre qu'il est un père non seulement tyrannique, mais encore lubrique (Buonafede lisant 'Penthouse', photo ci-dessus). Ceci nous vaut une impayable scène de voyeurisme à la lunette astronomique, comme une sorte de peep-show astral... n'outrepassant que peu, finalement, les mots eux-mêmes, selon lesquels notre naïf taulier découvrirait sur la Lune de ravissantes créatures caressées par des vieux (!).

Une vue d'artiste du Monde de la Lune, © Monika Legenstein
Retenons que la revue spécialisée que feuillette fiévreusement Buonafede est un fleuron de la décennie visée,  évoquée çà et là - avec un  total bonheur - par une foule d'objets caractéristiques induisant, pour qui les a connus, un effet madeleine de Proust parmi les plus radicaux ! Surgissent des blocs de mobilier empilables aux couleurs flashy, des tapis à longs poils, une balance Terraillon ; une carafe "Pastis 51" très vintage, un jeu de Scrabble et un autre de Lego ; et puis, des sièges et vêtements connotés, sans omettre l'informatique balbutiante et les téléviseurs "coque" en noir et blanc... Le fin du fin réside dans l'usage (par le patriarche toujours, décidément voyeur impénitent) d'un stéréoscope Lestrade...  dont on devine que les vues proposées ne sont pas d'ordre purement touristique.

Cecil Gallois (debout), François Rougier, Charlotte Dellion, Guilhem Souyri & Anna Reinhold - © Accent Tonique
La combinazione ourdie par la gent domestique - sans ressortir forcément à la lutte des classes audacieusement annoncée en plaquette de présentation - devient, en tout cas, un coin enfoncé dans un machisme déliquescent, que les deux donzelles pilonnent à qui mieux mieux. Le clou du spectacle est sans conteste le finale de l'Acte I, enlevé à cent à l'heure et d'une irrésistible drôlerie : notre Buonafede, drogué, censé connaître l'ascension vers la Lune, s'endort sur un bel effet de bruitages psychédéliques se lovant dans les volutes du piano-forte (photo ci-dessous) !

La suite, pour demeurer fort honorable, n'en est pas moins en-deçà : le jardin d'Ecclitico, aménagé pour faire croire au sol lunaire, est bien peu onirique et traîne cette parcimonie en longueur, à l'image de ces châteaux de sable répliqués à l'envi... comme s'il s'agissait de tromper un ennui qui point. À la décharge de l'équipe, c'est le livret lui-même qui s'essouffle, malgré de réjouissantes saillies telles que le couronnement de Lisetta en Impératrice de la Lune. Fort heureusement, l'espièglerie et la fraîcheur reviendront à point nommé pour rehausser d'esprit un lieto fine escamotéaussi lénifiant que sa fonction peut lui imposer.

Charlotte Dellion (debout), Anna Reinhold & Guilhem Souyri - © Accent Tonique
Musicalement, le plus fort est, aussi, au premier acte. Bien découpé, malgré la réduction opérée au sein de la partition, en une succession cohérente de morceaux, il offre des airs épicés trahissant bien mieux que du métier (certains, à l'image de l'Una donna come me de Lisetta, sont parfois chantés dans des récitals). La faconde de "Papa Haydn" n'est pas moins généreuse dans les II et III : elle devient seulement plus prévisible.

Ainsi nos deux émancipées, Anna Reinhold et Charlotte Dellion (Lisetta et Clarice, une pincée des futures Dorabella et Fiordiligi) sont-elles à leur meilleur au début, l'abattage scénique ne le cédant en rien au placement juste et à la ligne délicate. Surtout chez la seconde, techniquement prometteuse de bout en bout (et ravissante de timbre). Cecil Gallois, en Ecclitico, hérite du seul emploi de castrat écrit par le compositeur, colorant exquisément son unique air de cynique désabusé, agrémenté de quelques ensembles, de son contre-ténor plaisant. L'émission franche du baryton Guilhem Souyri, adroitement projetée, est sans doute moins raffinée, le recto tono la rendant monocorde ; mais cela sied bien à son Buonafede, par ailleurs (trop ?) juvénile, et suffisamment séduisant pour que sa soubrette se laisse entreprendre sans trop de mauvaise volonté.

Camille Delaforge, © non communiqué
L'uniformité n'est sûrement pas le travers du Cecco de François Rougier, aussi bon comédien que tenore lirico accompli, matériau intéressant, vocalité sûre et nuances à gogo - prestance et conviction. De pareils compliments reviennent à Camille Delaforge, signataire de cette version allégée (mais sûrement pas famélique) d'une roborative pochade ; capable, au surplus, de veiller en permanence depuis son roucoulant piano-forte au liant de tous ces ingrédients riches en suc. Nantie de suffisamment de couleurs pour donner le change en l'absence d'orchestre, elle oriente avec tact le chant vers la canzonetta ("chansonnette", au vrai mélodie) : cette osmose capiteuse entre la voix et le clavier, dans laquelle il est encore souvent oublié qu'Haydn excella.

Voici un peu plus d'une heure et demie de rêverie drolatique (et lunatique), bien jouée et bien chantée, portée par un impeccable esprit de troupe ! Quelques réserves mineures ne l'empêcheront pas d'en remontrer haut la main à des pensums prétentieux, servis à l'occasion dans des théâtres lyriques huppés.

 Le Monde de la Lune (Esterhazà, 1777), de Joseph Haydn d'après Carlo Goldoni.
Jusqu'au 21 avril 2012, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 15h.

(1) Il Mondo della Luna, version Mouffetard 2012, est à la fois une adaptation, et une réduction d'une bonne heure de musique par la suppression de deux rôles, Ernesto et Flaminia, et des chœurs. Et surtout par le fait que la partition se trouve circonscrite au piano-forte, en charge de tout le soutien aux chanteurs.

(2) D'après Manque Pas d'Airs "Afin d’épouser la fille du riche Buonafede, barbon passionné d’astronomie, Ecclitico se fait passer pour un astrologue qui pourrait lui obtenir une invitation sur la Lune. Il le dupe avec un télescope trafiqué montrant des jeunes filles caressantes. Conquis, Buonafede décide de suivre Ecclitico et boit ce qu’il pense être la potion permettant d’alunir... Aidé par le valet Cecco, Ecclitico transforme son jardin et réveille Buonafede, persuadé d’être arrivé à destination. Le crédule savoure alors les joies lunaires puis réclame sa servante et sa fille, faveur qui lui sera accordée s’il accepte de les donner en mariage aux prétendus citoyens de la Lune Cecco et Ecclitico. Buonafede accepte et va jusqu’à se délester de son or. La trahison est révélée et Buonafede, d’abord furieux, finit par tout pardonner."

(3) Ecclitico, l'écliptique - voilà qui est képlérien en diable, et fort docte...



 Une production de la Compagnie Manque Pas d’Airs -
Théâtre Mouffetard, 73 rue Mouffetard Paris 5e - www.theatremouffetard.com -
Location au 01 43 31 11 99, du mardi au samedi de 13h à 19h.

 Charlotte Dellion, soprano ; Cecil Gallois, contre-ténor ; François Rougier, ténor ;
Guilhem Souyri, baryton-basse ; Anna Reinhold, mezzo-soprano ;
 Camille Delaforge, piano-forte & direction musicale ; Alexandra Lacroix, mise en scène.

‣ Retrouvez l'air 'Una donna come me', que chante Silvia Tro Santafé dans la production
dirigée par René Jacobs à Innsbruck en 2001 : http://www.youtube.com/watch?v=KVxtgWL4R3s


vendredi 23 mars 2012

❛Disque❜ Svetislav Božić (né en 1954), Byzantine Mosaic • Des Vêpres Byzantines, ou l'Harmonie du Monde selon Jasmina Kulaglich.

Pour acheter ce disque, cliquez ICI
Connaissez-vous Hilandar, le monastère des monastères, Suka Shalom, la synagogue de Belgrade ? Le temple Gračanica, la mosquée Bayrakli ou encore Studenica - fascinants monuments, hauts lieux constitutifs du riche patrimoine religieux serbe ? Peut être pas. Mais vous avez désormais entre vos mains une brillante synthèse de toutes ces croyances multiples, de cette foi plurielle ! Une ascension spirituelle et jubilatoire, un pèlerinage musical débouchant sur une plénitude rare, et un salutaire œcuménisme. Comme un avant-goût d'éternité avant l'heure, ou encore la sensation étrange de pénétrer dans un sanctuaire fantastique (Le paradis d'Indra)... Le cycle Mosaïque Byzantine, composé en 2001 par Svetislav Božić, que nous propose le label Naxos, peut-il être un disque de plus, un corpus pour piano comme il  s'en trouve tant d'autres ?

Sûrement pas ! Bien mieux qu'en un cycle ordinaire, les neuf tableaux (neuf dénominations, neuf lieux de culte : neuf oraisons) sont autant de romances sans paroles, rassemblées en une micro-symphonie ésotérique. La jeune pianiste, Jasmina Kulaglich, édifie d'authentiques peintures murales sonores  participant d'une architecture flamboyante. Toute l'âme de la Serbie cosmopolite et multiculturelle se révèle peu à peu, dans une éclatant avènement ; c'est la naissance d'une nation protéiforme, de nous méconnue et parfois incomprise, à l'image des pièces jouées ici avec un investissement et une flamme communicative. Le message est limpide : prôner la tolérance, le partage et le métissage comme une seconde respiration.

La pianiste Jasmina Kulaglich, © Laura Cortés
Néo-baroque, polytonal, post-impressionniste ? L'esthétique aux fines incrustations orientalistes de Božić (né en 1954) est en fait universelle, sous ses faux airs "classiques", et d'une inépuisable inventivité lyrique. Voilà une écriture très originale, située quelque part entre les influences du Tchèque Erwin Schulhoff, du Britannique John Tavener, de l'Islandais Jón Leifs, le tout mâtiné de… notre André Messager, dans un style plus rugueux! Les harmonies sont complexes et extrêmement exigeantes pour l'interprète, confrontée à de redoutables écarts, des cassures rythmiques, d'incessants chevauchements de mélodie - et autres embardées folles. Si la deuxième plage (Gračanica, justement) sollicite la tessiture la plus grave de l'instrument, le sixième mouvement (Pantelejmon) est le plus contrasté : à un déferlement d'accords implacables succède un andante religioso rassérénant, quoique tempétueux. Quant au septième volet (Žiča), il est bâti tel un scherzo coruscant, dans lequel luisent ici et là de fugitives réminiscences busoniennes.

Jean II Commenius, Vierge à l'enfant & l'impératrice Irène, une mosaïque de Sainte Sophie
à Constantinople (Istanbul), © non précisé.
Le jeu vibrionnant de Jasmina Kulaglich secoue l'auditeur d'emblée. Virtuose, rageur, nanti d'un sens du phrasé vaporeux, il enivre par un toucher acrobatique dans les trilles incandescents, qui surabondent ici. Sa fuligineuse ardeur communique à ces arabesques byzantines toute leur saveur. Y compris par le lyrisme désabusé de l'ultime Memories of the ancestors, courte œuvre distincte - en réalité un thrène dédié, comme son titre l'indique, aux mânes des aïeux. Les volutes, les mélismes sinueux de ces partitions aussi âpres qu'uniques, nimbées d'une austère poésie, ne vous laisseront pas indemne.

L'impétueuse  Jasmina  paraphe ainsi son propre Canticus mysticus. C'est un superbe acte militant en faveur de la consolidation d'une identité culturelle à l'échelon européen.

‣ Pièces à l'écoute en bas de page  1) Deuxième sanctuaire, Gračanica - 2) Quatrième sanctuaire, Sopoćani
‣ La diffusion de ces extraits est réalisée avec l'aimable autorisation de Naxos  Pour télécharger ces pièces et les autres, veuillez visiter le site ClassicsOnline.


 Svetislav Božić (né en 1954) : Byzantine Mosaic (2001) - After a war with some hope through the rain (1999) - Memories of the Ancestors (2004) - Jasmina Kulaglich, piano Steinway -
Intéressante notice due à Olivier Raimbault (vue perçante recommandée) -
1 CD Naxos n° 9.70162 enregistré à l'Heure Bleue, La Chaux de Fonds (Suisse). 

 Ce disque peut être acheté ICI.

 À consulter avec profit, le site de Jasmina Kulaglich.
 À visionner avec non moins de profit, la vidéo promotionnelle du CD.


mercredi 14 mars 2012

❛Concert❜ Liège : Cappella Mediterranea, Ensemble Clematis, Chœur de Chambre de Namur • Alarcón, Zamponi, Ulysse... ou la Possibilité d'une Île.

L'effectif réuni à la Salle Philharmonique de Liège pour l'ultime répétition, le matin du dimanche 26 février 2012
Bruxelles, Festival du Sablon, 29 avril 2006. À la tête de "son" Ensemble Clematis et d'un petit groupe de chanteurs, Leonardo García Alarcón dirige - pour la première fois depuis l'unique reprise de 1655 - ce qui fut le premier opéra joué dans la capitale brabançonne, Ulisse all'isola di Circe, écrit par l'assez obscur Gioseffo Zamponi (c.1600/1610-1662) le 24 février 1650, en l'honneur des noces de Philippe IV d'Espagne et Marie-Anne d'Autriche. 1650, ce n'est après tout que neuf années après l'Incoronazione di Poppea, et treize après l'ouverture du premier "théâtre lyrique" à Venise, ce qui n'attribue pas aux Pays-Bas un si honteux bonnet d'âne... d'autant que l'ouvrage en impose ! Marqué par les styles vénitien (Zamponi venait manifestement de séjourner sur la Lagune) et romain, il a pour lui une matière abondante (plus de deux heures et demie) et de très haute qualité - ce qui n'a pas échappé au chef argentin, dès lors désireux de le remettre sur le métier, nanti d'une équipe plus pléthorique.

L'occasion vient de lui en être fournie par l'infatigable Jérôme Lejeune, dans la perspective bien sûr  d'un report discographique auprès du label Ricercar (1) : c'est à l'issue des séances d'enregistrement, à la Salle Philharmonique de Liège, qu'Alarcón a pu, le 26 février dernier, proposer cette fois Ulisse avec l'effectif conséquent que les sources ont relevé lors de la création. C'est ainsi qu'y ont été réunis la Cappella Mediterranea, des solistes du Chœur de Chambre de Namur et l'Ensemble Clematis. Parmi les chanteurs, du beau linge venu en droite ligne du Vespro a San Marco et du Diluvio Universale : Mariana Flores, Fernando Guimarães, Caroline Weynants, Matteo Bellotto... aux côtés des mêmes Ulysse et Circé qu'en 2006, Furio Zanasi et Céline Scheen. S'y associent des pointures telles que Sergio Foresti et Dominique Visse ; et encore, une jeune pousse du nom de Zachary Wilder.

Leonardo García Alarcón, Caroline Weynants, & trois solistes du Chœur de Chambre de Namur
Au long de trois actes précédés d'un prologue, la pièce trousse ses vicissitudes d'après un épisode de l'Odyssée : le séjour d'Ulysse sur l'île de la magicienne Circé, au cours duquel le héros d'Homère libère ses compagnons de traversée, que la tenancière des lieux a transmués en cochons (ou en pierres, suivant l'humeur). Autour d'eux gravitent des personnages de l'épopée : les confidents Euriloque et Argeste, des Satyres, des Tritons - couronnés d'un aréopage de dieux au nom latinisé, Vénus, Mercure, Neptune, Mars et Jupiter. La forme quant à elle convoque des ressources vénitiennes, qu'on n'oserait encore qualifier de standards, compte tenu de la jeunesse du genre. S'y dégustent sans parcimonie, près de trois heures durant, ritornello, recitar cantando, mezz'aria, aria, duo, coro... d'une diversité et d'une hauteur d'inspiration qui n'ont, finalement, rien à envier à un Cavalli. Le collège instrumental attesté par les archives s'avère pour sa part très fourni, ce qui a permis au fougueux chef de réunir neuf violons, deux altos, violoncelle et contrebasse ; ceux-ci épaulés par plusieurs cornets, des sacqueboutes et bassons de plusieurs tessitures - flûtes à bec, piffari (2), percussions. Et le continuo.

Le continuo ! clef de voûte de toute entreprise baroque digne de ce nom, surtout en matière d'opéra "primitif". D'après certaines sources, rien moins que Saint-Luc, au luth, et Kerll, à l'orgue, le tinrent - aussi bien pour la première de 1650, que pour la session de 1655,  offerte à la reine déchue Christine de Suède. À Leonardo García Alarcón et Aryel Richter, présentement, de tisser une trame à partir de la basse subsistante et de choisir les intervenants adéquats. Total coup de maître ! Au sein d'un concert profus en trouvailles capiteuses, le continuo d'Ulisse all'isola di Circe, mouture liégeoise 2012, est clairement l'un de des constituants les plus réussis ; et sans hésitation possible, ce que nous avons jamais entendu de plus parachevé, de plus poétique en la matière.

Des séquences vidéo des répétitions d'Ulisse all'isola di Circe, Liège, février 2012
À la manœuvre : un clavecin, deux orgues, deux théorbes, une guitare, deux basses de viole, une lyre et - raffinement absolu - une harpe. Abondance de biens ne nuit pas, tant il n'est pas question ici de gargarisme quantitatif, mais bel et bien de combinaisons, d'invention, d'audace ! C'est merveille d'entendre tant de faconde harmonique et contrapuntique, tant d'imagination (aux cordes pincées, en particulier), tant de variété dans les coloris, au service de ce qui n'est perçu, parfois, que comme un soutien purement fonctionnel. Ce groupe "continuiste", évoluant tel un corpus certes imbriqué mais autonome, en parviendrait presque à imposer ses fulgurances... en tant que moteur de l'opéra (3).

Pareil faste assène aux autres protagonistes, on s'en doute, un challenge épicé. Les cordes de Clematis, raisonnablement sollicitées, offrent, aux côtés du premier violon Stéphanie de Failly (l'artiste qui a retrouvé et rendu à nos oreilles le manuscrit de Zamponi), une belle translucidité de texture, propre à évoquer les sortilèges de Circé. Les vents - magnifiques cornets - régalent de même, bassons et sacqueboutes très exposés conférant à l'Ulisse une résonance fortement ambrée, et cuivrée ; celle-ci un peu trop revendiquée peut-être, car la Sinfonia liminaire livre nombre d'écarts de justesse en provenance de ces pupitres... Approximations peu dommageables, tant la rectitude sait heureusement reprendre ses droits dès le Prologo.

Leonardo García Alarcón, Matteo Bellotto, Caroline Weynants & Fernando Guimarães
Au rang des individualités vocales - dont l'engagement sans faille dans un projet aussi lourd doit être vivement applaudi - les mérites purement musicaux sont, de même, inégaux. Certes, parmi les solistes du Chœur de Chambre de Namur, en tout point dignes de leur réputation élogieuse (3), est remarquée la fidèle Caroline Weynants, tour à tour suivante de Circé et déesse Pallas de haut vol. Las ! une déception assez nette provient de la basse Matteo Bellotto, hier Dieu impérial dans le Diluvio de Falvetti ; et ce 26 février improbable Jupiter (autre divinité), réduit à une apparition conclusive de terne sermonneur, aussi peu charismatique que possible.

Fabiàn Schofrin & des solistes du Chœur de Chambre de Namur 
Fabiàn Schofrin accuse, de même, une fatigue de matériau relativement patente. Mais lui, en revanche, a l'incarnation sous la peau, surtout quand celle-ci se nomme abattage : les compositions "décalées" pour alto du répertoire vénitien lui tombent à ravir dans la voix, comme dans l'aplomb. Ainsi de ce Satyre sarcastique et allumé, aux imprécations acides, entraînant ceux que nous pourrions nommer ses alter dingo (solistes de la photo ci-dessus) vers une danse d'hébétude sur fond de ballons, cotillons... et de bergamasque déhanchée, psalmodiée à la manière une scie exaspérante.

Dominique Visse, Céline Scheen, Leonardo García Alarcón & Furio Zanasi
Notre couple épique - Circé et Ulysse, soprano et baryton -, pour être doté de nombreux apanages de timbre ou de ligne (obsédantes oraisons pour la première, pusillanimité raffinée à souhait pour le second), ne satisfait, à son tour, qu'à demi. En effet, malgré une grande appropriation de son personnage, et des aigus plus ronds que naguère, Céline Scheen paraît en-deçà de l'ampleur, du volume que son splendide rôle appelle d'évidence. En face, richissime d'inflexions, toujours aussi enjôleur, le vétéran Furio Zanasi semble, lui, moins sûr de sa partie que sa consœur. Des bémols véniels et à ce titre vite pardonnés, par exemple lors du duo d'amour proprement exceptionnel de la fin de l'Acte I... inoubliable climax qu'Alarcón fera reprendre à juste titre en bis !

Sergio Foresti
Le baryton Sergio Foresti s'acquitte fort bien de sa courte responsabilité, qui est d'ouvrir le révérencieux prologue sous les traits d'un Neptune protocolaire. Caractère autrement plus marquant, voici le "travesti inversé" (dont la drôlerie est un pilier essentiel de ce type de favola in musica, ce qu'a illustré - en négatif, ad absurdo - un récent Cavalli) : Argeste, confidente de Circé, échoit à Dominique Visse. Autre contre-ténor, autre spécialiste de la caricature, mêmes atouts que Schofrin pour la surcharge ! Cependant, Visse a davantage à chanter, et fait preuve, après tant d'années, d'une stimulante capacité à habiller ces grotesques qui auront marqué sa carrière de foucades, certes peu inédites mais continûment irrésistibles. Et, bouffonnerie oblige, si touchantes au fond.

En charge de quatre offices distincts, le ténor Fernando Guimarães appartient à la tierce majeure. Ses apparitions en Triton ou Mars, aux deux extrémités du drame, demeurent anecdotiques ; nous interpelle davantage son entêtant écot versé au surnaturel chœur des statues, où les guerriers pétrifiés par Circé implorent leur chef de les délivrer. Quant à son Euriloque, initiant et dénouant le séjour d'Ulysse sur l'île aux maléfices, il lui permet de faire, une fois encore, étalage de ses talents de narrateur et de poète - que ne gâchent ni ses épanchements de coutumière élégance, ni les sursauts incantatoires d'un lyrisme vif-argent, travaillé à la manière d'un chef d'œuvre de compagnonnage.

Deux autres prestations superlatives - deux gemmes - pour finir. Il est plaisant de constater combien, dans un opéra du premier baroque italien, la hiérarchie des emplois prima donna / primo uomo et seconda donna / secondo uomo fonctionne déjà à plein, y compris auprès des dieux. En contrepoint des tiraillements du voyageur et de son hôtesse, Vénus et Mercure sont censés tenir les ficelles de l'action, ce qui les amène à se chamailler sans répit. L'entrée de Mariana Flores représente ce qui peut, le plus parfaitement, par le seul jeu du maintien et du regard, métamorphoser une version de concert en une mise en espace. Port de déesse, véritablement, et second degré tissé d'humour irrésistible, auxquels la performance vocale ne cède en rien. Depuis les sessions du Baroque Dream, le métal de la soprano argentine n'a cessé de gagner en assise, largeur, rebonds, sans rien perdre de ses contours diaphanes, oniriques : ensorcellements incontestés, qui en font l'âme damnée rêvée de Circé.

Stéphanie de Failly (premier violon), Zachary Wilder & Mariana Flores
D'Ulysse, le double idéal se nomme Mercure, et n'est pas moins gâté en dons scéniques, par la grâce du jeu mutin et pétillant du ténor Zachary Wilder. L'aisance théâtrale de ce jeune Américain est aussi bluffante que l'éclat de son timbre solaire, au service d'un registre aigu à la ductilité insolente. Recyclé dans les dernières minutes en Apollon (ce qui lui va très bien), il trouve, avec le plus apparent naturel du monde, le moyen d'exhaler morendo un 'Giustissima sentenza' phosphorescent de promesses !

Leonardo García Alarcón 
De quoi attiser, bien sûr, toutes nos attentes, qu'il s'agisse du coffret CD annoncé... ou des futures résurrections que prépare sans aucun doute Leonardo García Alarcón. Celle de Gioseffo Zamponi - survenant si peu de temps après l'avènement de Michelangelo Falvetti - représente à n'en pas douter, par son ambition, sa prise de risque, sa complétude, un nouveau jalon important dans les parcours de la Cappella Mediterranea, du Chœur de Chambre de Namur et de l'Ensemble Clematis.

Ce jalon n'est pas parfait, nous l'avons consenti. Il est beaucoup mieux : désiré, conçu puis porté, mis au monde enfin. C'est dire à quel point nous le chérissons, jusqu'à ses défauts même, qui participent de sa grandeur.

‣ Le diaporama des sessions, sur la page Facebook de la tournée d'Ulisse all'isola di Circe.
 Le podcast de la retransmission radio, effectuée le 15 mars sur Musiq3 (remerciements à Laurent Cools !).

 Pour mémoire, Appoggiature a attribué à certains de ces intervenants liégeois, parmi d'autres musiciens, une distinction particulière, eu égard à leur travail accompli en 2011 :
Cappella Mediterranea, ensemble de l'année - Fernando Guimarães, chanteur de l'année - Leonardo García Alarcón, chef de l'année... ainsi que "leur" Diluvio Universale, disque de l'année.

 Pour en savoir davantage sur les circonstances et le contexte de la création d'Ulisse en 1650, nous recommandons la lecture de cette autre chronique, confiée par Bernard Schreuders à la revue en ligne Forum Opéra.

1) Sortie commerciale probable courant 2013, distribution Outhere Music.

(2) Petite flûte ou hautbois italien percé de neuf trous latéraux. La bombarde bretonne et le piffaro italien accompagnent souvent la cornemuse.

(3) Se reporter au nom des musiciens dans la distribution intégrale citée en pied de page.



Liège, Salle Philharmonique, dimanche 26 février 2012 - Gioseffo Zamponi (c. 1600/1610-1662),
Ulisse all'isola di Circe, favola in musica (Bruxelles, 1650) d'après l'Odyssée d'Homère.

 Cappella Mediterranea : Céline Scheen, Furio Zanasi, Mariana Flores, Dominique Visse, Fabiàn Schofrin,
Zachary Wilder, Fernando Guimarães, Sergio Foresti, Matteo Belloto.
Chœur de Chambre de Namur : Caroline Weynants, Alice Foccroulle, Joëlle Charlier, Vinciane Soille,
Benoît Giaux, Philippe Favette, Jacques Dekoninck, Vincent Antoine, Jean-Marie Marchal.

Violons : Stéphanie de Failly, Jivka Kaltcheva, Laurianne Thyssebaert, Tami Troman, Marie Haag, Jorlen Vega-Garcia, Lathika Vithanage, Madoka Nakamuru, Shiho Ono ; Altos : Kathia Robert, Benjamin Lescoat ;
Violoncelle : Benjamin Glorieux ; Contrebasse : Éric Mathot.

Cornets & flûtes à bec : Marleen Leicher, Gustavo Gargiulo, Rodrigo Calveyra ;
Flûtes à bec, piffaro & basson ténor : Elsa Franck, Johanne Maître. Piffaro : Katharina Andres.
Basson basse : Jérémie Papasergio. Sacqueboutes alto & ténor : Adam Woolf, Fabien Moulaert.
Sacqueboute  basse : Adam Bregman. Percussions : Thierry Gomar. 

Le Continuo : Lionel Desmeules, Aryel Richter, clavecin & orgues ;
Quito Gato, Thomas Dunford, théorbes & guitare ; Marie Bournisien, harpe ;
François Joubert-Caillet, basse de viole & lyre ;  Margaux Blanchard, basse de viole.

Une production conjointe de la Cappella Mediterranea, du Chœur de Chambre de Namur
et de l'Ensemble Clematis. Direction technique et artistique : Jérôme Lejeune, pour Ricercar.
Direction musicale : Leonardo García Alarcón.

 Les photographies illustrant cet article (issues non du concert de l'après-midi, mais de la répétition
du matin du 26 février) sont publiées avec l'aimable autorisation de Leonardo García Alarcón.
À l'exception de celle représentant Alarcón lui-même, elles sont toutes de l'auteur de ces lignes.