Ne serait-ce que quantitativement, cette nouveauté ne sera pas du luxe, tant la discographie officielle d'un pareil chef d'œuvre frise le ridicule : après les deux francs-tireurs - concomitants ! - que furent Jean-François PAILLARD et Jean-Claude MALGOIRE (1973, 1974), William CHRISTIE a gardé la main (CD en 1991, DVD en 2003), à côté de la "version de chambre" de Jean-Christophe FRISCH (1994). Cinq repérages (ou quatre et demi...) - pour combien de Bohème, de Zauberflöte, de Traviata en regard ?
Quelle est la place des
Indes Galantes dans l'histoire lyrique hexagonale ? L'
opéra-ballet, qui se revendique comme tel, hérite d'évidence d'un précédent vieux d'une petite quarantaine d'années (1697), l'
Europe Galante d'André CAMPRA. Le librettiste Louis FUZELIER a succédé à André HOUDAR DE LA MOTTE, mais l'esprit ne change ni sur le fond, ni sur la forme. La forme : un
Prologue et quatre
Entrées. Le fond réside dans le titre, le mot
galant marquant l'avènement d'une époque plus déterminée à
faire l'amour (c'est à dire :
faire la cour) qu'à s'encombrer de passéiste mythologie.
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Triomphateur numéro 2 : Reinoud VAN MECHELEN, haute-contre - © Hainzl & Delage Management |
Il est révélateur que CAMPRA conclue par la Turquie, tant le second siège de Vienne par les Ottomans (1683), avait marqué les esprits... et durablement influencé la littérature et les arts. Il est n'est pas moins piquant que RAMEAU débute
précisément par là, chassant tout net d'Europe ce Grand Turc (en l'occurrence "généreux"), le renvoyant à un exotisme de pacotille, ce que recouvre tout entier le vocable passe-partout d'
Indes.
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Frontispice de l'édition originale (Gallica) |
Pas de dramaturgie solide dans ces saynètes n'ayant d'autre objectif, pour divertir plutôt qu'élever, de faire se succéder de minces intrigues amoureuses au sein desquels les caractères, rapidement brossés, s'apparentent souvent à des esquisses ! Mais l'une des manifestations du génie fécond de Jean-Philippe RAMEAU, au-delà de la science de la composition, c'est bien sa capacité à donner chair, parfois de manière inoubliable, à des personnages, en seulement quelques mesures.
À cet égard - le pédagogue Hugo REYNE le rappelle à bon droit avant d'aborder cette
Entrée - il n'y aurait pas d'
Incas du Pérou, ni même d'
Indes Galantes au grand complet, sans l'incroyable contour conféré au protagoniste Huascar, le Grand Prêtre ! Et ceci tient à la seule scène V, dite de la Fête du Soleil (
Soleil on a détruit tes superbes asiles, et sa suite), grand monologue entrecoupé de chœurs et danses (loure, gavotte)... qui constitue, à mon sens, l'une des pages les plus spectaculaires, et tout simplement les plus fastueuses, de l'histoire de l'opéra français.
Multiplier les exemples ne serait guère malaisé, si le cadre d'une chronique de concert permettait une longue digression de cette nature. Il n'est que de considérer que RAMEAU, à l'instar de MOZART, maîtrise autant l'harmonie (2) que le contrepoint, raffine l'orchestration comme nul autre, et trouve - pratiquement - une nouvelle idée par minute. Dénicher une baisse de tension, encore plus une maladresse, dans la partition des
Indes, tiendrait de la gageure !
Les artistes présents ce 26 juillet 2013 à SAINT GEORGES DE MONTAIGU - à quelques encablures du Logis de la Chabotterie,
photographie plus bas - font mieux que tirer leur épingle du jeu d'un pareil
marathon (un seul entracte, plus de quatre heures de représentation totale). Ils sont même, étymologiquement,
admirables (pas de langue de bois : admirable n'est pas parfait).
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... L'Entrée sans doute la plus populaire, rajoutée en 1736, avec l'illustre Danse du Calumet de la Paix |
Admirons : en dépit du handicap d'un long
concert dépourvu de théâtre, malgré l'absence de corps de ballet, nonobstant le petit nombre de chanteurs mis sous forte pression...
rien n'arrête ce soir un tsunami de musique, de dynamisme et de partage ; même ses défauts (relativement mineurs) semblent le magnifier, lui conférant l'irremplaçable valeur du vrai, et de l'humain.
Le meilleur exemple, c'est Marc LABONNETTE, en charge de cinq (!) incarnations, seul à être présent
d'un bout à l'autre de l'œuvre. Amené, comme je l'ai précisé, à remplacer Aimery LEFÈVRE empêché, il se trouve aux prises avec des emplois de basse sans concession, le Huascar précité n'étant pas unique en son genre. Comme les membres de l'orchestre et le chef, il ne donne qu'à la dernière
Entrée (donc tard... et très à la marge) l'impression fugace que l'endurance commence à lui peser. Petit exploit.
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Buste de Jean-Philippe RAMEAU par Jean-Jacques CAFFIERI |
Toutefois, il y a plus fort. Invitée, encore plus récemment, à prendre la place de Valérie GABAIL, Chantal SANTON-JEFFERY (Amour, Phani, Fatime et Zima - ce qui n'est pas économe non plus) confirme l'excellent effet
que certaine prestation récente a pu offrir d'elle. En apparence détendue, elle ajoute à sa capacité à voyager loin, une grande aisance technique ("impossible"
Régnez plaisirs et jeux précédant la
Chaconne finale !), que rehaussent un timbre moiré et un bas de tessiture riche. Tous les grands "tubes" des
Indes reposent sur ses épaules : depuis
Ranimez vos flambeaux jusqu'à l'air précité , en passant par
Viens Hymen et
Papillon inconstant (3), elle les mate tous d'autorité, en un sans-faute applaudi.
Autre enchantement, le mot n'a rien d'excessif, Reinoud VAN MECHELEN (
photographie plus haut). Limité à deux rôles (Don Carlos et Damon), le Belge, déjà parfait dans
l'Amadis lullyste récemment chroniqué, troque ici la durée contre une qualité phénoménale. Cette
haute-contre d'à peine vingt-cinq ans est sans aucun doute appelée aux plus grand honneurs, dans ce répertoire difficile entre tous. Des Paul AGNEW, des Fernando GUIMÃRAES et d'autres Cyril AUVITY se sont d'évidence penchés sur son berceau. Elle hérite de leurs qualités - en particulier l'aigu, long, stable, clair et brillant, ce que ne vient gâter ni un timbre splendide, ni un souffle conséquent, ni une diction sans faiblesse.
À leurs côtés, les satisfactions vocales s'échelonnent. Stéphanie RÉVIDAT (Hébé, Émilie, Zaïre) semble sporadiquement crispée, avec un haut de tessiture tendu, mais elle se montre globalement à la hauteur, si l'on songe que la très développée et périlleuse introduction de l'œuvre lui échoit. François-Nicolas GESLOT, seconde haute-contre, ne peut se comparer à son jeune collègue : aigus assez rêches, surtout en Tacmas, timbre moins enjôleur... cependant son Valère, impliqué et expressif, ne nuit pas à l'ensemble. Sydney FIERRO enfin, n'a qu'Alvar (
Les Sauvages) à mettre en avant, ce qu'il fait bien.
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La cour d'honneur du Logis de la Chabotterie, en Vendée - © Jacques DUFFOURG |
Il y a quelque chose de paternel, avec ce que cela suppose de rigueur et de tendresse, chez Hugo REYNE, ce qui - décidément, c'est le jour - force l'admiration. Volontiers bavard, le
maestro flûtiste le proclame haut et fort : il a les "concerts guindés" dans le collimateur. Ici ou là, sa faconde débridée l'amène à forcer un peu le trait... impossible de lui en faire procès.
Primus inter pares, avec un amour débordant de la musique, des artistes et du public, il
communique sans répit et sans démagogie sur le sens de son travail.
Bien lui en prend, car sa SIMPHONIE et son CHŒUR DU MARAIS, ce soir, paient comptant. Ce ne sont pas un ou deux écarts d'une trompette dans un air de bravoure, qui vont entacher le plaisir offert par des cordes aussi transparentes et incantatoires, des hautbois babillards, une basse continue pérorante à souhait (
violoncelle : Jérôme VIDALLER)... le tout mené, geste sûr et sourire en coin, par le plus épicurien des chefs "baroques". Irrésistible.