‣ Retrouvez ICI l' étude d'Hervé OLÉON sur la relation entre Jules MASSENET et Lucy ARBELL ...
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De l’automne 1905 à
l’été 1906, c’est un
Jules MASSENET (1842-1912) déjà affaibli par le mal
qui l’emportera quelque six années plus tard (1) qui s’affaire à la composition d’une nouvelle œuvre, un drame
musical en deux actes intitulé
Thérèse, sur un livret de
son ami, le chroniqueur et dramaturge Jules CLARETIE (1840-1913). Alors que son
opéra
Ariane vient de faire les frais d’une critique des
plus tièdes, Jules MASSENET revient, avec
Thérèse, à un
type d’œuvre plus intimiste dans lequel il excelle.
Il me faut
préciser que l’insuccès relatif d’
Ariane est la
résultante de deux difficultés particulières : tout d’abord
les tournures alambiquées du livret de Catulle MENDÈS (l’invocation
Atroce Eros, âpre Cypris du III en est un
bel exemple…), doublées du fait que les "gros ouvrages",
à l’exception du
Cid, n’ont jamais été la plus belle
marque de fabrique du compositeur.
Thérèse rejoint les
autres pièces lyriques de Jules MASSENET dont l’action se déroule
dans un cadre géographique très circonscrit, avec un nombre de
personnage restreint. En outre, à l’instar de
Manon (1884)
et
Chérubin (1905),
Thérèse témoigne du vif intérêt
que le compositeur porte au XVIII° siècle.
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Jules MASSENET (atelier NADAR, 1907) |
L’action se déroule au cœur de la Révolution Française. Elle s’inspire
fortement de l’histoire de Madame ROLAND, l’une des personnalités
phares du parti Girondin, guillotinée à Paris le 8 novembre 1793.
Le premier acte du drame s’ouvre au château de Clagny, dans les environs de
VERSAILLES, en octobre 1792. André THOREL, représentant du parti
girondin, a acquis aux enchères cette demeure, autrefois propriété
de son ami d’enfance, le marquis Armand de CLERVAL, qui a fui en
exil. Thérèse, la jeune épouse d’André, souffre de la solitude
que lui imposent les absences de plus en plus fréquentes de son
mari, se rendant à Paris pour y exercer ses fonctions citoyennes.
Lorsqu’Armand de CLERVAL reparaît, rentré clandestinement en
France, Thérèse sent se raviver l’amour qu’elle éprouvait
jadis pour lui, avant d’épouser André. Tiraillée entre le feu de
cette ancienne passion inassouvie et le profond respect quelle
éprouve pour son mari, la jeune femme comprend avec effroi qu’un
drame se noue autour d’elle lorsqu’André assure Armand de sa
protection.
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Jules CLARETIE (caricature d'André GILL) |
Le second acte se déroule à PARIS, en juin 1793, dans
l’appartement d’André et de Thérèse. Celle-ci exprime son
inquiétude croissante en écoutant les bruits de la ville en
effervescence, alors que l’on diffuse la liste des suspects. André
s’efforce une fois encore d’apaiser son épouse. Il a obtenu un
sauf-conduit qui assurera le salut d’Armand. Mais cette perspective
de sérénité retrouvée est de courte durée. Les Girondins accusés
de trahison, André se rend auprès de ses compagnons députés pour
soutenir leur cause. Armand tente alors de convaincre Thérèse de
fuir avec lui. Il est prêt d’y parvenir lorsqu’ils apprennent
l’arrestation d’André, conduit à la Conciergerie et promis à
une mort certaine.
Thérèse supplie Armand de partir, en lui
promettant qu’elle le rejoindra plus tard. Restée seule à sa
fenêtre après le départ d’Armand, Thérèse assiste au passage
de la charrette menant les condamnés à la guillotine. Parmi eux,
elle reconnaît André. Accablée par le désespoir elle décide de
suivre son époux dans la mort. Elle invective la foule et lance,
debout à la fenêtre, un tonitruant
"Vive le roi !" qui lui vaut d’être aussitôt arrêtée, au milieu des cris de
haine et de colère.
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E. CLÉMENT & L. ARBELL, scène de l'entrevue du parc |
Lorsque l’œuvre est
créée à l’Opéra de MONTE-CARLO, le 7 février 1907, sous le haut
patronage du prince Albert Ier, elle remporte un vif succès. Dans le
rôle-titre, nous retrouvons
Lucy ARBELL, ultime égérie du compositeur, dans celui d’André, Hector DUFRANNE et dans
celui d’Armand, Edmond CLÉMENT. Dans la reprise à
l’Opéra-Comique, à Paris, le 19 mai 1911, DUFRANNE, alors en
troupe à Chicago, sera remplacé par Henri ALBERS.

Nous pouvons considérer à
plus d’un titre que
Thérèse (
illustration ci-contre) est un
véritable accomplissement de son compositeur dans la veine
naturaliste. Taxé d’imitation du
Cavalleria rusticana de
MASCAGNI avec
La Navarraise (1894), MASSENET affirme ici sa propre identité stylistique (2).
Les couleurs et les contrastes de l’orchestration, la qualité du
livret en prose, mais aussi la réintroduction du clavecin au Ier acte, en coulisse, dans l’exposition du thème du Menuet
d’amour - sans oublier la déclamation parlée de la scène finale : tout concourt à donner à l’œuvre une facture tout à fait
originale. Jules MASSENET, point fondamental, est un homme de
l’expérimentation. Tout au long de sa carrière, il transforme la
matière musicale, il introduit des composantes nouvelles, voire
insolites, dans l’instrumentation, il recherche de nouveaux effets
sonores (3).
Par voie de conséquence, son legs ne peut pas être homogène, et
c’est probablement ce qui dérange. Lorsque ses détracteurs
parlent de style
"pompier", ils ne fondent en réalité
leur argumentation très partisane que sur une fraction, certes un peu
maladroite mais très limitée, de son œuvre.
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Alain ALTINOGLU, chef d'orchestre, © non précisé |
En amont de
l’enregistrement qui nous intéresse,
Thérèse a fait
l’objet de trois intégrales au disque. Dans la première, datant de 1973, Huguette TOURANGEAU incarne le rôle-titre, Ryland DAVIES celui d’André et Louis QUILICO celui d’Armand, avec le New Philharmonia Orchestra, sous la direction de Richard BONYNGE (
Decca). En 1981, c’est Agnes BALTSA qui tient le rôle aux
côtés de Francisco ARAIZA en Armand et Georges FORTUNE en André,
avec le Chœur de la RAI et l’Orchestre Symphonique de Rome, sous
la direction de Gerd ALBRECHT.
Cette version, d’abord sortie en
vinyle chez
Atlantis, a fait l’objet d’une réédition en
CD en 1996 chez
Orfeo. Si ces deux lectures, pionnières, sont
globalement de bonne qualité, je ne peux que regretter, dans les
deux cas, un manque manifeste de finesse dans la direction
orchestrale ; et semblablement, dans certains partis pris, un peu
tonitruants, de l’interprétation vocale. D’aucuns auraient tôt
fait - et à juste titre - de reprocher à l’œuvre une certaine
lourdeur, alors qu’elle offre au contraire une palette très
nuancée de couleurs musicales. La troisième lecture, enregistrée
en direct en 1992, avec Jeanne PILAND, Howard HASKIN, Charles VAN
TASSEL et le Noordhollands Philharmonisch Orkest, sous la direction
de Lucas VIS (
Canal Grande), est plus
confidentielle… et gagne à le rester, tant ses interprètes sont
passés à côté du sujet, stylistiquement comme vocalement.
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Étienne DUPUIS (André), © non précisé |
La production du
Festival de Montpellier - Radio France et du
Palazetto Bru Zane, enregistrée en
concert le 21 juillet 2012, avait donc de quoi réjouir par avance
ceux qui, comme moi, attendaient impatiemment une interprétation
plus juste de
Thérèse. Je dois concéder que sur ce point, la
satisfaction est globalement au rendez-vous, en particulier grâce
à la qualité de l’Orchestre de l’Opéra de Montpellier.
Celui-ci a su, sous la baguette avisée d’Alain ALTINOGLU (
notre chef de l'année 2012, photo ci-dessus), redonner
à la fois tout son raffinement, sa subtilité et son essence
dramatique à cette pièce musicale, certes relativement brève, mais
complexe. Tantôt lumineux et léger, tantôt sombre et tragique, le "tapis" sonore de l’orchestre sonne "vrai",
rien n’est surfait : tout est justement mesuré. Quant au thème du
menuet joué en coulisse par l’excellente Marie-Paule NOUNOU, au
clavecin, il est d’une délicatesse absolue qui en fait d’autant
plus regretter la brièveté (4).
Sous l'angle du chant, le
bilan est plus mitigé. Il convient d’abord de
saluer la très belle prestation du Canadien
Étienne DUPUIS (
photo ci-contre). Sa voix de baryton aux accents juvéniles correspond parfaitement au personnage
d’André. Fidèle à l’un des principes fondateurs de l’École
de chant nord-américaine, sa diction est parfaite, et son phrasé
des plus appliqués. Étienne DUPUIS est sans conteste la révélation
vocale de cet enregistrement.
Charles CASTRONOVO (
photo plus bas) dispose également d’un timbre parfaitement compatible avec le rôle
d’Armand. Les harmoniques sont riches, les aigus brillants. On peut
cependant regretter que sa tendance à "tuber" les sons
nuise parfois à la compréhension du texte - penchant d’autant plus
regrettable que, lorsque le jeune ténor s’autorise à chanter
davantage sur la clarté, sa voix prend des sonorités qui ne vont
pas sans rappeler celles du regretté Alfredo KRAUS. Considérons
qu’étant non francophone, ce bel artiste peut toutefois bénéficier
de circonstances atténuantes. Tel n’est pas le cas de tous, et
pour cause.
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Nora GUBISCH (Thérèse), © MusicaGlotz |
En effet, Nora GUBISCH (
notre chanteuse de l'année 2012, photo ci-dessus) déçoit quelque peu. S’il est évident dès les
premières mesures qui lui sont imparties (
Pauvres gens, braves
gens…) qu’elle ne dispose pas du matériau vocal
approprié pour le rôle de Thérèse, on ne saurait vraiment lui en
vouloir d’avoir accepté le défi, les véritables contraltos étant
en voie d’extinction en France. De Lucy ARBELL, voix un peu
hybride, de qualité inégale (5),
d’abord étiquetée
mezzo-soprano puis
contralto, nous savons, par
l’écriture des rôles composés sur mesure pour elle par MASSENET, qu’elle possédait des graves larges et puissants (6).
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Charles CASTRONOVO (Armand), © n. p. |
Chez Nora GUBISCH, la partie inférieure du registre manque
cruellement de matière : mais admettons… En revanche, sur
l’articulation très approximative - surtout chez une cantatrice française - je serai beaucoup plus intransigeant. Pour le coup, je pense volontiers qu’une Anne Sofie VON OTTER, bien que Suédoise,
aurait bien mieux convenu. Nora GUBISCH est également hors
sujet dans le final déclamé. Là où Huguette TOURANGEAU avait
proposé une interprétation un peu surannée, Agnès BALTSA,
prudente, avait préféré de son côté s’en tenir à la version
chantée initialement composée par MASSENET. L’intention donnée
par Nora GUBISCH se rapproche malheureusement davantage de la folie
d’Anita dans
La Navarraise, que du désespoir lucide voulu
ici par le compositeur et le librettiste.
Quel dommage ! Pour reprendre
une expression qui n’a rien de musical, mais résume pourtant bien
les choses : "essai bien tenté, mais non transformé"...
Afin de terminer cette
recension par une nouvelle note positive, il convient de saluer la
tenue tout à fait honorable des petits rôles, François LIS en
particulier, dans le personnage de Morel. De plus, les brèves
interventions des Chœurs de l’Opéra de Montpellier sont précises
et justes. Les bruits de foule et les interventions parlées sont
savamment dosés, conférant à l’ensemble un rendu très réaliste.
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Lucy ARBELL, affiche création 1907 |
C’est donc une "résurrection" partiellement réussie qu’offre cet enregistrement. Ses qualités s'ajoutent à celles des versions antérieures. La dynamique et la couleur de l’orchestre de l’opéra de Montpellier, la pertinence des interventions secondaires et la très convaincante interprétation d’Étienne DUPUIS en font foi. Charles CASTRONOVO, de son côté, se tire plutôt bien de cet exercice de style, en dépit de quelques défauts de prononciation à mettre sur le compte de contestables choix de technique vocale. Quant à l’interprétation du rôle-titre, qu’en dire de plus, si ce n’est qu’elle n’a hélas pas l’éclat tant souhaité... Sans ces deux objections, la dernière n'étant pas la moindre, nul doute que cette nouvelle production aurait pu s'imposer comme une véritable référence.
Le mot de la fin
signalera la très belle qualité du support, présenté sous la
forme, habituelle chez
Ediciones Singulares, d’un livre-CD. Les graphismes, la qualité du
papier et le contenu très intéressant des textes qu’il contient, ajoutent indiscutablement à son attractivité.
(1) Dès 1893, Jules MASSENET souffre de douleurs abdominales de plus en plus violentes, symptomatiques d’un cancer du côlon, d’évolution lente.
(2) Il l’avait déjà fait en 1897 avec Sapho, sur un livret d’Alphonse DAUDET, dont le rôle-titre avait été composé spécialement pour la soprano Emma CALVÉ.
(3) Il utilisera ainsi le saxophone dans
Le Roi de Lahore (1877) et
Hérodiade (1881), dix
darboukas dans
Cléopâtre (création posthume, 1914) et l’électrophone dans le poème symphonique
Visions (1891). Il fait fabriquer des copies de trompettes médiévales pour
Le Cid (1885) et réintroduit également des instruments antiques dans
Thaïs (1894).

(4) Dans l’enregistrement de 1996, Gerd ALBRECHT avait cru bon de remplacer le clavecin par l’association cordes-harpe qui reviendra effectivement en réminiscence dans l’ouverture de l’acte II. Ce faisant, il a malheureusement supprimé le caractère insolite de ce très beau passage…
(5) Dans sa biographie intitulée Massenet (1934), Alfred BRUNEAU, disciple du compositeur,
relate qu’il la qualifia même de "contralto blafard" dans l’une de ses chroniques musicales.
(6) MASSENET évoquait dans ses Souvenirs (1912) les "accents graves et veloutés de sa voix de contralto".
‣ L'intégrale de l’enregistrement de 1981, BALTSA/ARAIZA/FORTUNE/ALBRECHT : Acte I & Acte II
‣ Jules MASSENET (1842-1912) : Thérèse, drame musical en deux actes,
sur un livret de Jules CLARETIE (MONTE-CARLO, 1907).
‣ Nora GUBISCH : Thérèse - Charles CASTRONOVO : Armand de CLERVAL -
Étienne DUPUIS : André THOREL - François LIS : Morel - Yves SAELENS : Un officier -
Patrick BOLLEIRE : Un officier, un officier municipal - Charles BONNET : Une voix.
‣ Chœur & Orchestre de l'Opéra National de Montpellier Languedoc Roussillon,
Chef de chant : Jocelyne DIENST - Chef de chœur : Noëlle GÉNY - Direction musicale : Alain ALTINOGLU.