Maudit soit le Prix de Rome ! Le musicalement incorrect Debussy fustigeait (avec raison ?) ledit concours - lire à ce sujet le fort instructif et truculent Monsieur Croche (1). Considéré comme un exercice scolastique inhibant, voire castrateur, il s'agit bien, pourtant, d'un passage obligé. Un sésame nécessaire, ouvrant les portes du prestigieux séjour à la Villa Médicis aux artistes en herbe. En sus de la reconnaissance de leurs pairs... Debussy (photo de groupe, plus loin dans l'article, avec la veste blanche) toujours, dans un jugement sans appel : "Parmi les institutions dont la France s'honore, en connaissez-vous une qui soit plus ridicule que celle du Prix de Rome ? On l'a déjà, je le sais, beaucoup dit, encore plus écrit ; cela sans effet apparent, puisqu'elle continue, avec cette déplorable obstination qui distingue les idées absurdes".
Quoi que prétende l'auteur de la Damoiselle élue, matrice des fulgurances impressionnistes de Pelléas et Mélisande (2) : rien n'est moins méprisable que le Prix de Rome. Voici, à son sujet et concomitamment à la sortie d'un livre, un magistral et fort documenté livre-disque : à vrai dire un choc. Marquons d'une pierre blanche - une fois de plus - l'initiative du Palazzetto Bru Zane, ainsi que le travail minutieux et foisonnant du label Glossa, éditeur de cette série romaine parvenue à son troisième volet (3). Démarche précieuse, permettant de revisiter un pan entier et largement méconnu du patrimoine musical français, tout en projetant un éclairage inédit sur un compositeur - ici, Gustave Charpentier (ci-dessous).
Soyons franc, nous tenions ce dernier pour un honnête artisan, un estimable faiseur ; ou bien un épigone un peu falot de l'un de ses plus illustres professeurs au conservatoire, Massenet. Pour paraphraser quelqu'un, il y aurait eu trois sortes de musique, la bonne, la mauvaise... et celle de Charpentier ! Ce Lorrain est surtout connu pour Louise, son best-seller, seule partition à émerger véritablement d'un corpus somme toute restreint. Julien, suite du précédent, sera un échec cuisant ; pire, l'Amour au faubourg, devant clore la trilogie populaire initialement prévue, ne verra jamais le jour. Ode à la Ville lumière, à Montmartre, Chant de la Grande Cité, Louise n'est pas franchement l'opéra du siècle : un drame social au sentimentalisme un peu mièvre, habité de mélodies un brin sirupeuses. Hormis de fastueux et riches interludes sinueux, aux harmonies languides, sensuelles et étranges (le meilleur de la musique, paradoxalement), l'écriture est souvent conventionnelle, si ce n'est plate. Mentionnons, néanmoins, la beauté et la sophistication des nombreuses et impétueuses scènes chorales, tel le pittoresque épisode de l'atelier des couturières, voire le jouissif Couronnement de la Muse consacrant Louise, Rose de Montmartre. Autant de moments jubilatoires, authentiques, et d'une inspiration élevée. Or, Louise fut pensée... à Rome : certaines tournures harmoniques des Impressions d'Italie, première gemme du CD 1, préfigurent par intermittences la saine alacrité du fameux tableau des ouvrières.
Ces Impressions forment une roborative sarabande digne de Chabrier. Elles dénotent un talent d'orchestrateur rare, lorgnant pour sa part vers le Strauss d'Aus Italien. Relevons-y une écriture profuse, contrastée, ludique : en particulier pour le violoncelle ou le registre grave des cordes, lacérant le solaire tissu instrumental de stries ombreuses. Véritable alchimiste du son, le compositeur en serait presque un précurseur du courant… spectral ! De tels miroitements des couleurs, coruscants alliages timbriques ou explorations de combinaisons instrumentales inouïes, issus de La vie d'un Poète, disqualifient sous la battue de Niquet l'antique version de Pierre Dervaux.
Second coup de poing, la cantate Didon, par laquelle le musicien obtint le viatique tant convoité ! De facture wagnérienne, convoquant par les cors le Crépuscule des Dieux (plage 10), nimbé d'une luminosité quasi tristanienne, ce monodrame funèbre baigne dans une permanente exacerbation. Exemple, le duo enfièvré entre Enée et Didon, transfiguré par le beau soprano dramatique de Manon Feubel (ci-dessous). Son timbre adamantin moiré de nuit est idéal pour épouser les méandres d'une ligne de chant serpentine : phrasé impeccable, diction exemplaire, au service d'une déclamation tragique post-gluckiste. Ses partenaires ne sont pas en reste, ainsi le ténor au phrasé héroïco-élégiaque Julien Dran (ci-dessous) !
Le plus étonnant est à venir, c'est l'apparition inopinée d'Anchise, dans un fracas sinistre de percussions et de cuivres. Son solo,"Là-bas, au rivage du Tibre", est à écouter en boucle. Il s'agit d'une mélodie insinuante, entêtante, fantomatique ; la prestation hallucinante et hallucinée de Marc Barrard, aux intonations d'outre-monde, s'avère anthologique. Elle préfigure une scène aussi phénoménale et énigmatique, similaire sur le plan de l'impact : celle de Merlin dans le Roi Artus de Chausson. Quelle apothéose que le trio final exposant les conflits intérieurs de chaque personnage poussé au fond de ses ultimes retranchements ! Énée, tiraillé entre son amour et l'accomplisemnt de son destin ; Didon, drapée dans sa dignité de femme vaincue ; Anchise, enfin, voix du devoir implacable.
Le plus étonnant est à venir, c'est l'apparition inopinée d'Anchise, dans un fracas sinistre de percussions et de cuivres. Son solo,"Là-bas, au rivage du Tibre", est à écouter en boucle. Il s'agit d'une mélodie insinuante, entêtante, fantomatique ; la prestation hallucinante et hallucinée de Marc Barrard, aux intonations d'outre-monde, s'avère anthologique. Elle préfigure une scène aussi phénoménale et énigmatique, similaire sur le plan de l'impact : celle de Merlin dans le Roi Artus de Chausson. Quelle apothéose que le trio final exposant les conflits intérieurs de chaque personnage poussé au fond de ses ultimes retranchements ! Énée, tiraillé entre son amour et l'accomplisemnt de son destin ; Didon, drapée dans sa dignité de femme vaincue ; Anchise, enfin, voix du devoir implacable.
De retour de Rome, Charpentier conçoit La vie du Poète, vaste fresque arborescente au tempo frénétique, transfiguré par un lyrisme conquérant, éperdument passionné, bâti en ondes montantes riches de sève. Si cette incandescente symphonie dramatique lorgne du coté de l'oratorio, cela swingue et chaloupe ! La partition - monumentale, hors normes, aux cadences démentes, extravagantes, démoniaques - déploie des trésors d'inventivité à chaque instant. D'audacieuses trouvailles instrumentales (saxhorn, orgue) et un chatoiement de couleurs insolites, voilà qui est propice à créer un climat surnaturel.
Charpentier "se lâche" complètement : le ton est donné dans le premier mouvement, fantasque, échevelé et dionysiaque ! Moment d'accalmie que le deuxième volet et la douce mélopée, immatérielle, du choeur, relayée par l'intervention de Bernard Richter "Que me réserves-tu, nuit troublante" (annonçant "reste au foyer, petit grillon" de la Cendrillon de Massenet). Musique expérimentale, visionnaire, iconoclaste même - ponctuée d'incessantes brisures de rythmes, de dérapages savamment contrôlés ! Constellation de miroitants interludes symphoniques, de cascades d'harmonies irisées et flamboyantes... Ainsi résonnent, dans la troisième partie "Sois maudit, dieu perfide", les gammes chromatiques descendantes de la harpe - et tout à coup l'orgue, très inattendu, ainsi que des cuivres rutilants. Que dire de la fanfare sardonique dans la séquence suivante dotée de couplets bachiques ? Les éclats paroxystiques grimpent d'un cran : Charpentier n'hésite pas à concasser, à triturer la tonalité et la pâte sonore. Quelles trombes de notes étourdissantes, si peu orthodoxes ! Mais jusqu'où ira ce dangereux exalté ?
Heureusement qu'il n'a pas présenté cette page pour concourir : clairement avant-gardiste, il se fût à coup sûr attiré les foudres des doctes académiciens. Ces inflexibles censeurs lui auraient reproché une structure anarchique, des tonalités luxuriantes, voire luxurieuses, un net sens de la démesure. Voisin du Psaume 47 de Florent Schmitt : du métal hurlant en fusion! Après ce lyrisme cosmique, déjanté quoique suave, dont l'auditeur sort abasourdi, la très sage Fête des Myrtes, trop brève, passerait presqu'inaperçue, voire convenue, en dépit de son intense mélancolie, et de sa sérénité.
Existe-t-il une esthétique spécifique en Art, une règle intangible, figée, indépassable ? Comment subvertir, transgresser, violenter le conservatisme musical ? Qu'est-ce que l'innovation, le progrès ; que sont les limites opposables à l'imaginaire du créateur ? Le présent livre-disque - dont la documentation érudite et la qualité de notices d'Alexandre Dratwicki & Michela Niccolai, serties comme à l'accoutumée chez Glossa dans un écrin luxueux, replacent le Prix de Rome dans toute sa perspective historique - propose des éléments de réponse à ces problématiques inépuisables.
Somme toute, n'est-ce pas là une manière d'atteindre la philosophie simple de Louise, quand celle-ci revendique pour chaque être le droit d'être libre ? Comme un écho aux propos d'un Busoni affirmant : "la musique est née libre, et son destin est de conquérir la liberté". Vite, le quatrième volume de la série !
(2) La Damoiselle élue, cantate ("poème lyrique pour voix de femmes, solo, chœur et orchestre") écrite par Debussy, précisément pour le concours du prix de Rome, en 1887.
(3) Successivement : Claude Debussy, Camille Saint-Saëns... et maintenant Gustave Charpentier.
‣ un texte d'Étienne Müller.
‣ Pour prolonger et enrichir le sujet, consulter le dossier de Classique News
consacré à la Cantate Didon (vidéo), au livre relatif au Prix de Rome du Palazzetto (vidéo),
consacré à la Cantate Didon (vidéo), au livre relatif au Prix de Rome du Palazzetto (vidéo),
ainsi qu'à un entretien avec Alexandre Dratwicki.
‣ Recommandée également, l'étude du livre relatif au Prix de Rome réalisée sur le site Passée des Arts.
‣ Musiques du Prix de Rome, volume 3 - Gustave Charpentier (1860-1956) : Impressions d'Italie (1889) ; Didon (1887) ; La Vie du Poète (1888) ; La Fête des Myrtes (1887) - Manon Feubel, Sabine Devieilhe, Helena Bohuszewicz, Julien Dran, Bernard Richter, Marc Barrard, Alain Buet - Flemish Radio Choir ; The Royal Symphonic Band of the Belgian Guides ; Brussels Philharmonic ; The Orchestra of Flanders -
Direction : Hervé Niquet.
‣ Crédits iconographiques - Visuel du livre-disque Glossa - Gustave Charpentier - Une fresque, à l'intérieur de la Villa Médicis - Médaillons : Julien Dran © DR, Manon Feubel © UdeM -
Des pensionnaires de la Villa en 1886 (en veste blanche : Claude Debussy) -
Hervé Niquet © Festival du Haut-Jura - La Villa Médicis en 1761, gravure de Giuseppe Vasi.
Hervé Niquet © Festival du Haut-Jura - La Villa Médicis en 1761, gravure de Giuseppe Vasi.
Bravo, cher Étienne, brillante démonstration de tes connaissances et de la qualité de ta plume :o)
RépondreSupprimerMerci cher Jean Christophe, j'avais la trouille d'être rouillé !!!! Vivement le 4ème Volet !!!!
Supprimer