Affichage des articles dont le libellé est Chœur de Chambre de Namur. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Chœur de Chambre de Namur. Afficher tous les articles

vendredi 23 août 2013

❛Concert❜ Christophe ROUSSET, Les Talens Lyriques, Chœur de Chambre de NAMUR • Presque parfait Amadis de Jean-Baptiste LULLY à l'Opéra Royal de Versailles !

Cyril AUVITY (Amadis) - © d'après Château de Versailles Spectacles
Je le mentionnais, il y a encore peu, lors d'une belle production d'Atys en version "de chambre" à l'Orangerie de la jolie ville de MEUDON, le statut de Jean-Baptiste LULLY (1632-1687) s'est considérablement démocratisé en trois décennies. Très précisément ! 1983 est la date de publication, huit ans après l'Alceste pionnière de Jean-Claude MALGOIRE (CBS/Sony), de l'Armide "franc-tireur" de Philippe HERREWEGHE, chez Erato (remise sur le métier, Harmonia Mundi 1992). Démocratisation n'est pas banalisation, non seulement parce que la plus haute exigence musicale, après des débuts parfois erratiques, est de plus en plus souvent au rendez-vous. Mais aussi, parce que - n'en déplaise à d'aucuns - dans les Tragédies en musique désormais les mieux connues, des voiles nouveaux ne cessent d'être soulevés par des artistes de trempe.

Le frontispice de l'édition originale
Derrière William CHRISTIE, instigateur de l'Atys triomphal que l'on sait (1986, repris en 1989, 1992 et 2011) et Hugo REYNE, auteur d'une endurante série lyrique publiée chez Accord puis "Musique à la Chabotterie", LULLY vient de se trouver en Christophe ROUSSET et ses TALENS LYRIQUES (nos chef et ensemble de l'année 2012, photo de groupe plus bas) de nouveaux serial collectors dotés d'armes de séduction massive. Ainsi, à la suite de séduisants RolandPerséeBellérophon... puis d'un Phaéton sensationnel dont la sortie discographique est guettée sans patience, voici que l'Amadis, d'un an postérieur, s'invite à la table de l'Aixois ; l'Opéra de VERSAILLES précédant dans cet exercice les Hospices de BEAUNE.

Amadis, créé le 18 janvier 1684 à l'Académie Royale de Musique, paraphe le premier volet de la "trilogie chevaleresque" due au Florentin et à son librettiste Philippe QUINAULT. Lui succéderont, en 1685 Roland et en 1686 Armide, leur ultime collaboration. La pièce est empruntée à un certain Nicholas D'HERBERAY DES ESSARTS, qui l'a lui-même tirée du roman héroïque à grand succès publié en 1508 par le Castillan Garcí RODRIGUEZ DE MONTALVO. La postérité verra naître d'autres Amadis à l'opéra, celui (en italien) de G.-F. HÄNDEL (1715), celui de  J. MASSENET (posthume, 1922) - et surtout en 1779, (très) adapté du même QUINAULT, celui de J.-C. BACH... que j'ai déjà eu l'occasion d'aborder lors de sa résurrection à Versailles et à l'Opéra Comique, et sur la version discographique duquel je compte aussi revenir.

Ingrid PERRUCHE (Arcabonne) - © Éric Manas, site de l'artiste
Non seulement Amadis tourne le dos à la mythologie, jusque là quasi obligatoire, mais encore - particularité intéressante, partagée avec la seule Psyché de 1678 - le Prologue y convoque un protagoniste que l'on retrouve ultérieurement dans la pièce (en l'occurrence, la bonne fée Urgande). L'orchestre, très étoffé, revendique une part de plus en plus somptueuse, anticipant clairement sur les opéras de l'avenir, ceux par exemple d'André CAMPRA et de Jean-Philippe RAMEAU. Manichéen au dernier point, l'argument narre, sans la moindre concision, l'échec des noires machinations d'un couple de "sorciers", Arcalaüs et Arcabonne, à l'encontre d'amants valeureux, Amadis et Oriane. Comme dans la Zauberflöte de Mozart, un couple de rang inférieur, Florestan et Corisande, se voit autorisé à goûter à la félicité finale ; et comme dans les futurs Euryanthe et Lohengrin (WEBER, WAGNER), les méchants opèrent à deux. Enfin, ces derniers défaits et balayés, une Chaconne absolument monumentale, d'une splendeur nonpareille, conclut en apothéose.

Tout cela est bel et bon, mais suffit-il à faire d'Amadis un chef d'œuvre "total" ? À mon sens, non. En défaut, ni les vers, ficelés avec l'efficacité habituelle de QUINAULT, ni la musique de LULLY, d'une veine mélodique allant crescendo. Ce qui laisse circonspect, à tout le moins le spectateur moderne, à l'aune d'une œuvre aussi longue, c'est le statisme initial du livret. Qu'un Prologue paraisse figé, passe, c'est un peu dans la nature des choses. Mais l'Acte I ! Certes, l'exposition des vicissitudes sentimentales par le jeu des confidences ("je l'aime, mais m'aime-t-elle ?", etc) a quelque chose de la figure obligée ; toutefois ici, elle est très verbeuse, délayée même, et la partition, entre habile soutien et paraphrase alanguie, s'en ressent. Dans les faits, le choc musical et théâtral - de première grandeur, cette fois - apparaît avec l'Acte II et l'entrée en lice d'Arcabonne (Amour que veux-tu de moi, aux accents pré-ramistes). Rien de tel qu'une personnalité maléfique pour lancer un drame.

Les Talens Lyriques - © d'après le site de l'ensemble
Dès lors, les délices s'enchaînent, en corne d'abondance : airs et duos, scènes de bergers, plaintes de captifs et menaces de geôliers, retournements de situation, saillies du petit ou du grand Chœur... rien n'est trop beau, semble-t-il, pour un compositeur et un librettiste très en veine. Au milieu d'autres sortilèges, quel moment fabuleux au III, entrelardé d'harmonies troublantes, que la harangue spectrale d'Ardan-Canile, frère d'Arcabonne occis autrefois par Amadis - là encore, filon opératique appelé à une forte postérité ! Le merveilleux baroque fonctionne ainsi à fond jusqu'au terme - allant même jusqu'à croître à mesure, ce qui est un exploit, compte tenu de rebondissements oiseux et d'un dénouement lénifiant.

Les airs d'Amadis sont d'une qualité considérable : il n'est pas de protagoniste important qui ne dispose d'au moins un de ces épanchements irrésistibles, par exemple Bois épais d'Amadis succédant au solo d'Arcabonne précité et à Dans un piège fatal d'Arcalaüs (Acte II)... Les deux conspirateurs évoluent également en duo (Irritons notre barbarie, au II), de même qu'Oriane et Amadis (Ma douleur eût été mortelle, au V) ; la subtilité des lignes mélodiques agit en réalité partout, même dans certains apartés de personnages secondaires. Bref, à défaut d'être égale d'un bout à l'autre, l'œuvre se meut souvent dans de telles hauteurs que les artistes à son service ont, tous, l'obligation de se surpasser.

Est-ce le cas ce soir ? Pas complètement. En dépit de prestations hors norme, une légère fâcherie vient entraver le sans-faute espéré. Autant solder celle-ci d'emblée, Judith VAN WANROIJ ne se hisse pas complètement au niveau de l'enjeu. Le manquement demeure toutefois véniel : une diction improbable et des minauderies tenant lieu d'expression ne rendent pas son Oriane palpitante. Le si beau duo final avec Amadis en pâtit sensiblement.

Benoît ARNOULD (Florestan) - © AllegoricaMan°
Tous les autres, en revanche, évoluent entre le bon et l'excellent - voire l'exceptionnel. Ingrid PERRUCHE (photo plus haut) se tire exquisément du piège d'Arcabonne, capable de rendre justice à un caractère plus composite que son étiquette de "méchante" ne le laisserait supposer. Hiératique et ambigu, remarquablement posé et projeté, son matériau n'est peut-être pas le plus beau du monde, mais ce soir à proprement parler, il enchante. Tout comme le déjà chevronné Cyril AUVITY (photo de frontispice), haute-contre racée, légèrement sur son quant-à-soi au début, avant de trouver (et de conserver) la délicatesse de ligne, la souplesse d'inflexion et le brillant déclamatoire que son emploi d'Amadis appelle. Les deux amants de demi-caractère ne déparent pas : Benoît ARNOULD (ci-contre) impose sans surprise un Florestan époustouflant, timbre chaud, diction faramineuse, port impérial ; tandis que la jeune Hasnaa BENNANI (Corisande), très expressive, ne rougit pas un instant à ses côtés.


Edwin CROSSLEY-MERCER (Arcalaüs) - © Opéra de Dijon
La prestation d'Edwin CROSSLEY-MERCER (ci-contre) est tout à fait étonnante. Doté d'un physique très avantageux, le jeune baryton ne se prive pas de mettre en avant une voix d'airain à l'avenant : or, ces atouts enviables ne sont pas forcément des avantages quand il s'agit de brosser un personnage aussi négatif que le sien ! Cependant, le Français parvient à donner le change par le mordant qu'on lui connaît. Grâce à son émission au charme parfois rugueux, agrippant chaque note avec une raucité gourmande, peu embarrassé d'affèterie textuelle, il parvient à caractériser et rendre crédible le caricatural Arcalaüs par ses seules ressources musicales (quelle tessiture homogène !) - sans recourir à de quelconques simagrées ou postures. L'ensemble n'est peut-être pas très fouillé mais s'avère, en revanche, très efficace ; cet abattage et ce panache valent à l'artiste le plus grand accessit.

Si Pierrick BOISSEAU (entre autres voix d'Ardan-Canile), Bénédicte TAURAN (Urgande) sont satisfaisants, Caroline WEYNANTS - tant goûtée auprès de la CAPPELLA MEDITERRANEA (1) - déçoit notamment par une prononciation fruste. Impossible de terminer la revue des individualités, sans distinguer, en bergère/suivante, une Virginie THOMAS fraîche et impeccable... et sans applaudir à tout rompre la haute-contre, juvénile et prometteuse, d'un raffinement insensé, de Reinoud VAN MECHELEN. Difficile derrière cela de trouver des qualificatifs originaux, seyant à un CHŒUR DE CHAMBRE DE NAMUR... en tout point digne des prestations idéales que j'ai déjà souvent relevées dans ces colonnes. (2)

Enfin, fermant le bal par l'immense et vertigineuse Chaconne, qu'ils se permettent, enivrante démesure, de bisser (!!), Christophe ROUSSET et ses ouailles  ne peuvent que porter le Chevalier imaginé par MONTALVO sur les marches de l'Empyrée. Le chef sait aujourd'hui faire chuchoter les longs segments lyriques de LULLY comme absolument personne, son entente avec (entre autres) des AUVITY et des PERRUCHE tenant de la magie, bien réelle celle-là. Pas un menuet ou une ritournelle qui ne soit balancé tel les battements d'un cœur, cependant qu'au sein d'un collectif admirable, rivalisent de brio des continuistes hors pair, que j'ai envie de citer tous : Mathurin MATHAREL (basse de violon), Isabelle SAINT-YVES (viole de gambe), Lynda SAYCE (luth) - et aux clavecins, Violaine COCHARD quand ce n'est pas ROUSSET soi-même.

Si ce n'était la perfection, le coup n'est vraiment pas passé très loin.

L'Opéra Royal "Gabriel" de VERSAILLES - © non communiqué

(1) Particulièrement recommandés, Nabucco de Michelangelo FALVETTI (Ambronay 2012, concert de l'année) et Il Diluvio Universale du même (CD Ambronay 2011, disque de l'année).

(2) Tout autant recommandés, en plus des deux ci-dessus dont le NAMUR est partie prenante, Ulisse de Gioseffo ZAMPONI (Liège 2012) et Vespro a San Marco d'Antonio VIVALDI (CD Ambronay 2012).



 VERSAILLES FESTIVAL, "Voix Royales", Opéra Gabriel, 5 VII 2013 :
Jean-Baptiste LULLY (1632-1687) : Amadis, tragédie en musique en cinq actes,
sur un livret de Philippe QUINAULT (1684), en version de concert.

‣ Cyril AUVITY : Amadis - Judith VAN WANROIJ : Oriane - Ingrid PERRUCHE : Arcabonne -
Edwin CROSSLEY-MERCER : Arcalaüs - Benoît ARNOULD : Florestan - Hasnaa BENNANI : Corisande -
Bénédicte TAURAN : Urgande - Pierrick BOISSEAU : Alquif, Ardan-Canile, Geôlier, Berger -
Reinoud VAN MECHELEN : Captif, Berger, Héros - Caroline WEYNANTS : Suivante, Héroïne,
Captive, Bergère - Virginie THOMAS : Bergère, Suivante .

‣ Chœur de Chambre de NAMUR, chef de chœur : Thibaut LENAERTS.
Les TALENS LYRIQUES, premier violon : Gilone GAUBERT-JACQUES, & dir. : Christophe ROUSSET.

jeudi 14 mars 2013

❛Disque & Livre❜ Rodolphe Kreutzer, La mort d'Abel, Les Agrémens, Chœur de Namur, Palazzetto ● "À l'est d'Eden"... ou le chaînon français manquant ?

Un livre-disque  pouvant être acheté ICI
Incontournable Palazzetto Bru Zane ! La politique artistique de cette institution vise, nous le savons, à découvrir des territoires peu explorés, nous frayer des chemins buissonniers ou parcourir des sentiers de traverse. Au carrefour de l'ethnologie, de l'archéologie et de l'expédition musicale (voir tous les albums consacrés aux Cantates du Prix de Rome), nous voici embarqué dans une nouvelle aventure en terre inconnue, en tout point fidèle à sa mission patrimoniale hautement revendiquée, la remise en lumière de pans entiers de répertoire oubliés.

Que de raretés françaises brillamment replacées sous les projecteurs : après une mémorable Sémiramis de Charles Simon Catel à Montpellier, une  assez récente tournée Amadis de Gaule de Johann Christian Bach, en passant par le Paradis Perdu de Théodore Dubois (Montpellier, encore) - et dans l'attente impatiente du Mage stéphanois de Jules Massenet, le Palazzetto poursuit ses passionnantes réhabilitations.

Dans un tel contexte, l'éclairage éditorial bilingue s'avère d'un grand prix. Faut-il rappeler la qualité, tant esthétique que littéraire, des livres-disques produits par les Ediciones Singulares (précédemment Glossa, dans un format plus petit) ? Rendez-vous toujours attendu, que ces commentaires de fines plumes à la fibre romanesque, d'une pertinence aussi érudite que vivante, et profuse. Celles-ci nous présentent cette fois La Mort d'Abel (Académie Impériale de Musique, 1810) de Rodolphe Kreutzer (1766-1831, portrait plus bas), un hybride lyrique relatant l'assassinat d'Abel par son frère Caïn, puis sa transfiguration céleste.

Libre de ton, résolument tourné vers l'avenir, le compositeur français s'affranchit de toute école de pensée, de tout académisme conventionnel. À la charnière entre classicisme et romantisme, voire pré-impressionnisme, l'ouvrage n'en est pas moins aussi abouti qu'ombreux. Il n'appartient à aucun genre codifié, pas plus qu'il ne ressemble à aucune autre musique de son époque. Un choix assurément judicieux pour ouvrir une nouvelle collection d'œuvres françaises - mais aussi, n'y allons pas par quatre chemins, une résurrection majeure. L'héritage kreutzérien, ce contemporain de Lesueur et Catel, est composite. Nourri de Gluck, Gossec (Thésée !), Grétry (Andromaque), le langage personnel de l'éminent violoniste - dédicataire de l'illusre Sonate de Beethoven qui offrit  à son tour un titre de nouvelle à Tolstoï - préfigure, à brève ou moyenne échéance, ceux d'Hérold, d'Auber... et plus tard de Berlioz, grand admirateur de cette Mort d'Abel.

Guy van Waas, © http://bit.ly/Y7RwGJ
La partition est d'une richesse polyphonique inouïe et foisonnante. Elle déploie un entrelacs d'harmonies sinueuses lovées dans une rare luxuriance instrumentale, en dépit d'une extrême concision (deux actes au final, au lieu de trois à l'origine : à peine une heure et demie de musique). Navigant sur des vagues vertigineuses, le drame biblique, ambivalent et original, casse les codes pour submerger l'auditeur. Tout en séquences fulgurantes, ce poème tempétueux, virtuose et survolté brandit fièrement un lyrisme aussi dru que dense, et capiteux. À l'instar du Samson et Dalila de Saint-Saëns bien ultérieur (1877), il se situe entre l'oratorio, le drame sacré ou la fresque épique (se reporter à la notice de Benoît Dratwicki sur l'histoire de l'oratorio français). Visionnaires, prophétiques,  les toutes premières interventions d'Adam anticipent étonnamment le Guercœur (1900) de Magnard, ce qui mène déjà plus loin que notre Berlioz précité. Le chœur séraphique conclusif, quant à lui, évoque Les Sirènes (1901) de Debussy, voire Les Nymphes au Crépuscules (1900) de Déodat de Séverac... ou la Bérenice (1909) du même Magnard. Jusqu'à l'art subtil et raffiné de Benjamin Godard (Jocelyn, 1888) qui se profile déjà !

Le final du premier acte porte déjà en lui les impressionnantes scènes de genre du Grand Opéra à la Française, jusqu'à l'Hérodiade de Massenet (1881). En outre, l'écriture chorale flamboyante y est enchanteresse, portée à l'incandescence par un Choeur de Chambre de Namur digne de sa renommée - et ce, malgré des parties d'une redoutable sophistication (1). Par-delà la perfection formelle de l'écriture, séquence par séquence, on ne peut qu'admirer le continuum de cet immense fleuve mélodique noyant tout sur son passage. La trame agitée, convulsive, dévide cependant une myriade d'harmonies opalescentes et de senteurs enivrantes, ponctuées de scènes spectaculaires d'une puissance phénoménale (à partir de la plage XII du premier CD). Paradoxe : le fil narratif et musical de Kreutzer atteint, ici, l'épure.

J.-Sébastien Bou, remarquable Caïn, © non fourni
Il reste incompréhensible que cette musique ambitieuse et futuriste (2) ait connu pareille éclipse ; surtout, au vu de l'accueil plutôt enthousiaste de la critique de l'époque. Que retenir d'une distribution proche de l'idéal, galvanisée par un Guy van Waas (ci-dessus) en état de grâce ? Se détachent deux barytons : Pierre-Yves Pruvot (Adam) d'abord, au chant noble et majestueux, modèle d'élégance impériale et souveraine dans l'interprétation du chant français (il était déjà époustouflant dans le disque Patrie !). En deuxième lieu, Jean-Sébastien Bou (Caïn, ci-contre) a manifestement conclu un pacte avec son coté obscur : voici de toute évidence, l'un des ses plus beaux emplois, avec Au coeur du moulin (3) . Doté d'une émission mordante portée par un métal vif-argent, Bou affronte avec vaillance une tessiture éprouvante, tendue... et pourtant élégiaque. Anti-héros, velléitaire, nihiliste, nanti d'une psychologie complexe et ambiguë, il est le protagoniste principal ! Orfèvre pointilleux en plus de novateur, Rodolphe Kreutzer a en effet apporté une soin extrême à son personnage, qui s'impose naturellement comme pilier, centre névralgique et raison d''être de l'œuvre.

Un moment-clef pour Caïn est celui où il crache littéralement sa haine à la figure de son frère Abel, à l'acte I. Toutefois, son monologue intense ouvrant l'acte suivant sera pour beaucoup une révélation. Il s'agit, ni plus ni moins, de l'esquisse, du profilage du baryton romantique et héroïque à venir, dont l'un des plus merveilleux fleurons demeurera l'Hamlet de Thomas (1868). Le compositeur démontre un talent minutieux de peintre de caractère, de symphoniste authentique et d'homme de théâtre accompli. Il se montre empli de compassion - voire de tendresse - envers le fratricide, lui  réservant la plus belle scène de l'opéra-oratorio : un lamento doloriste, d'un noir rayonnement, précédé d'un admirable récitatif, parangon de prémonition funèbre. Magie de la musique : de monstrueuse et d'haïssable, cette simple et suffocante oraison transfigure le ténébreux Cain, devenu d'un coup  humain, trop humain si ce n'est pathétique - lorsque, rongé par le doute, il mesure les conséquences de son acte inéluctable.

Rodolphe Kreutzer, musicien visionnaire (1766-1831)
Le reste des protagonistes se tient, dramatiquement parlant, un peu en retrait. Issu des enfers, Anamalech, autre clef de fa, trouve en Alain Buet un héraut impeccable, net et tranchant, propre à distiller l'effroi. C'est à Sébastien Droy qu'échoit le rôle ingrat d'Abel, pantin impuissant et geignard, auquel le ténor champenois au timbre clair et franc parvient à donner autant de tenue qu'il est possible. Les épouses des deux frères, Méala et Tirsa, sont correctement représentées par Katia Velletaz et Yumiko Tanimura. Malheureusement, le personnage d'Ève semble porter moyennement chance au Palazzetto Bru Zane : après Le Paradis Perdu de Dubois (notre compositeur coup de cœur de l'année) privé d'une récompense qui lui tendait les bas, voici l'alter ego de Kreutzer confiée à Jennifer Borghi. L'Italo-Américaine dispose certes d'un timbre intéressant (Thésée de GossecVersailles) ; toutefois, face aux micros, l'émission pâteuse et le débit monocorde resteraient des péchés véniels, s'ils ne le disputaient à une diction globalement inintelligible. L'enregistrement parfait était, là encore, à portée de main.

Il y a dans le meurtre d'Abel par Caïn une de ces horreurs irréparables qui font les grands mythes romantiques : Wagner ne le démentira pas, lui chez qui le fratricide de Fasolt par Fafner ouvre, en partie, la Tétralogie. Une pareille fluidité dans la narration instrumentale, un onirisme de tous les instants, des coloris chamarrés, font de La Mort d'Abel une pièce en avance sur son temps, un jalon parfait - un chaînon manquant. Équilibre, unité, panache, tout y est ! Pour parfaire la réhabilitation, après le concert à la Salle Philharmonique de Liège et le disque, l'épreuve de la scène ? Les amoureux de tous les compositeurs que nous avons nommés, ainsi que ceux de Cherubini, Hérold, Spontini, Méhul... iront de surprise en surprise : une expérience sensorielle étonnante et inédite les attend.

Le Chœur de Chambre de Namur, © http://bit.ly/Z5si81

(1) Celles-ci sont si proches des envolées surnaturelles d'Arrigo Boito, dans ses Nerone et surtout Mefistofele !

(2) Honnêtement: le texte versifié de François-Benoît Hoffman constitue une véritable purge. Il était bien sûr impossible, compte tenu de son caractère harmonisé en continu, d'en faire ici ce que nous rêverions d'en faire... À l'image de ce que décidèrent Christophe Rousset et Krzysztof Warlikowski au sujet du même Hoffman - auteur des  soporifiques dialogues parlés de la Médée de Cherubini - lors de la production sensationnelle (notre Opéra de l'Année) du TCE en décembre dernier. C'est à dire : le jeter.

(3) Du même Déodat de Séverac....


‣ Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  ① Ouverture  ② Final de l'Acte I (Conclusion "Eh bien, dans ma fureur"‣ ③ Final de l'Acte II (Chœur d'anges "Viens dans le sein de l'innocence"‣ © Ediciones Singulares 2012.

 Rodolphe Kreutzer (1766-1831) : La Mort d'Abel (Académie Impériale de Musique, 1810) -
Tragédie lyrique en trois actes, remaniée en deux actes en 1825.

 Jean-Sébastien Bou, Pierre-Yves Pruvot, Alain Buet, Sébastien Droy, Jennifer Borghi,
Katia Velletaz, Yumiko Tanimura.

‣ Chœur de Chambre de Namur, Orchestre Les Agrémens. Guy Van Waas, direction.
 Un livre-disque Ediciones Singulares pouvant être acheté ICI.

dimanche 10 février 2013

❛Repère❜ Votre blog est heureux de vous présenter, à la manière vénitienne, ses "chocs" (Appoggiatures) & "coups de cœur" de l'an 2012... Belle année 2013 !

‣ Cliquez pour parcourir le portfolio correspondant à cette rétrospective...

‣ Une année placée sous le signe de Venise ! Francesco Guardi (1712-1793) : Le Départ du Bucentaure, au Lido. 

Chères lectrices, chers lecteurs, à l'instar de beaucoup de ses confrères à pareille époque, l'équipe d'Appoggiature, écrit désormais à six mains, vous propose un panorama du millésime écoulé, au gré des chroniques (près de cinquante) que ce blog a eu le plaisir de publier au cours de ce laps de temps.

Le mot même de panorama ne peut être qu'un clin d'œil aux védutistes : ces Canaletto, Guardi, Bellotto et autres Marieschi, qui inventèrent pour la Sérénissime du Settecento la splendeur de ces vues (vedute) urbaines. Que leurs merveilleux tableaux reproduits ici vous aident à supporter la longueur de cette rétrospective ! Voyez-y aussi un coup de chapeau envers les deux splendides expositions parisiennes (Musée Jacquemart-André et Musée Maillol, cette dernière venant juste de fermer ses portes) qui ont entretenu leur mémoire.

Et encore, un hommage (si modeste...) envers le travail de longue haleine du VCBM (Venetian Centre for Baroque Music, Centre de Musique Baroque de Venise) : une institution que nous avons présentée voici peu - cliquez pour lire l'article actualisé - et que nous continuons d'encourager dans son travail de mémoire.

Enfin, s'y trouve une marque d'affection envers Venise elle-même. Celle-ci vous a accueillis un long moment, dès l'arrivée sur le blog, par la mélodie de Gioachino Rossini et de ce Tancredi, créé au mythique Teatro La Fenice le... 6 février 1813. Ce chef d'œuvre signé d'un jeune homme de vingt ans vient de fêter il y a quelques jours, exactement, son deux centième anniversaire !

Giovanni Antonio Canal (Canaletto, 1697-1768) : Le Grand Canal & l'Église san Geremia

De la même façon que l'an passé, nous avons recherché parmi nos billets ce qui nous paraissait mériter une reconnaissance expresse. Pour plus de lisibilité, sont dissociés à présent les opéras des concerts (ou récitals), ce qui définit huit catégories de "Chocs (ou Appoggiatures) de l'Année" : Concert - Opéra - Disque/DVD/Livre - Instrumentiste - Chanteur - Chef - Ensemble - Compositeur. Des logos distinctifs ont également été dessinés. En revanche, pour l'avenir, s'agissant des récompenses "au long de l'année", la mention Appoggiature d'Or sera remplacée par une Appoggiature, tout simplement : un mot qui dit bien ce qu'il veut dire.

Sous le titre de "Coup de Cœur", nous avons cette fois ajouté, pour chaque rubrique, un ou deux précieux souvenirs issus de nos écoutes... n'ayant pas toujours pu faire l'objet de compte-rendu dans ces colonnes - mais suffisamment éloquents, pour que nous les mettions en avant.

Nous n'oublions pas ceux que nous aimons, qui ont tiré leur révérence en 2012 : Alexis Weissenberg, Brigitte Engerer, France Clidat, Maurice André, Gustav Leonhardt, Paavo Berglund, Rita Gorr, Franz Crass, Dietrich Fischer-Dieskau, Elizabeth Connell, Lisa Della Casa, Galina Vichnevskaya, Hans-Werner Henze, Elliott Carter, Emmanuel Nuñes - Sena Jurinac et Montserrat Figueras, si l'on remonte d'un mois en 2011. Et d'autres...

À tous, merveilleuse année 2013, riche de découvertes, d'explorations même - et d'enrichissants partages !
 La Rédaction

San Zaccaria, la Salute& le Campanile, vus depuis le Lido - © Jacques Duffourg

Serti dans le cadre absolument unique du Théâtre du Ranelagh, le court mais très dense concert du 26 novembre 2012 a été placé par le claveciniste Olivier Baumont (instrumentiste de l'année, voir plus bas) dans la foulée de la sortie de son CD (disque de l'année, voir plus bas) Euromusic consacré à Georg Philipp Telemann (compositeur de l'année, voir plus bas). Désireux d'éclairer au plus près la "francité" de l'Européen convaincu qu'était Telemann, le pédagogue Baumont a interpolé, entre l'Ouverture à la française et les deux Fantaisies du Hambourgeois, des œuvres de Jean-Henry d'Anglebert et Jean-Philippe Rameau. Mieux, il a fait appel au comédien Nicolas Vaude, pour une sorte d'auto-présentation du compositeur, didactique et pleine de verve. Un récital intelligent et tendre d'un artiste dans la plénitude : mieux qu'exemplaire, légendaire !


Michelangelo Falvetti et Leonardo García Alarcón (chef de 2011) ont encore frappé ! 2010, puis 2011 ont vu Ambronay s'enflammer pour le Diluvio Universale, un oratorio de ce compositeur calabrais (1642-1692) installé à Messine, pratiquement inconnu. Concomitamment à la tournée européenne (passage à l'Opéra Comique de Paris le 3 avril prochain), le disque  déclencha une furia critique et médiatique hautement justifiée... Il fut du reste notre disque de 2011. Reprendre in loco dès le 14 septembre 2012 le flambeau Falvetti, avec le Nabucco d'un an postérieur, était d'une grande intelligence artistique - doublée d'un sacré culot, vus les risques encourus. Et pourtant : loin de toute redite, de tout procédé, de tout filon facile, le chef argentin et ses fidèles - dont Mariana Flores, chanteuse de l'année (voir plus bas), et Fernando Guimarães, primé l'an dernier - ont porté à l'incandescence un chef d'œuvre comparable, par sa force, au premier, mais très différent de facture. Un enregistrement est attendu - de même que pour cet Ulisse du tout aussi mystérieux Gioseffo Zamponi qu'Alarcón a redonné avec brio, à Liège, voici presque an.

L'Orchestre Pasdeloup (du nom de son fondateur Jules Pasdeloup, 1819-1887)  est actuellement les plus ancien orchestre français encore en activité. Pluridisciplinaire, transversal, ouvert à la création contemporaine et aux jeunes publics, il est le partenaire du Théâtre du Châtelet pour ses musicals (en particulier l'époustouflant Street Scene de Kurt Weill, ces derniers jours). Mais pas seulement : associé au Chœur Vittoria d'Île de France, au Kunstuniversität Chor de Graz et aux deux magnifiques solistes Nora Gubisch (chanteuse de l'année, voir plus bas) et Cécile Perrin, l'ensemble dirigé par Wolfgang Doerner (ci-contre) n'a pas craint de se colleter, le 20 octobre 2012 à la Salle Pleyel, à un véritable monstre du répertoire : la Deuxième Symphonie "Résurrection" de Gustav Mahler. Bien lui en a pris : par leur clarté de lignes, leur sens de la progression dramatique, la précision de leurs différents pupitres - enfin, par leur ferveur sans lourde emphase, "les Pasdeloup" et leurs acolytes nous ont offert l'une de nos meilleures expériences mahlériennes.


Francesco Guardi : Entrée de l'Arsenal

La musique "minimaliste" - ou répétitive - américaine (Glass, Reich, Adams...) n'a pas toujours bonne presse, surtout en France, pays enclin à compartimenter les genres à l'excès. Certains tenants d'une musique contemporaine exclusivement aride, en effet, considèrent facilement comme suspecte une partition de notre temps offrant lisibilité, mélodie, continuité - du charme, pour tout dire ! Le doux-amer Nixon in China, opéra (1987) de John Coolidge Adams (né en 1947, compositeur de l'année, voir plus bas), s'est pourtant - et c'est heureux - installé sans contestation possible parmi les chefs d'œuvres lyriques du XX° siècle. Moins d'un an avant la création très attendue, Salle Pleyel, de The Gospel according to the other Mary, c'est encore le Châtelet qui nous en a proposé, le 14 avril 2012, une production tout à fait fastueuse (en dépit d'une scénographie assez modeste), où ont brillé - sous la baguette d'Alexandre Briger - des June Anderson, Franco Pomponi, et surtout Sumi Jo en très grande forme. Historique, politique, philosophique - et stimulant.

La Médée de Cherubini, confiée par La Monnaie de Bruxelles en 2008 et 2011 aux Talens Lyriques (ensemble de l'année, voir plus bas) et à Krzysztof Warlikowski, n'a pas été programmée au Théâtre des Champs-Élysées sans susciter une attente... bien particulière. Le metteur en scène polonais a pu expérimenter avec Iphigénie en Tauride qu'un certain public parisien peut faire preuve d'une grossièreté et d'une inconvenance bien en phase avec son conservatisme viscéral. Ainsi, la première de ce spectacle n'a-t-elle pas échappé à la bronca ! C'est d'autant plus dommage qu'en un an, la lecture s'est bonifiée, nous amenant à approfondir notre regard sceptique de 2011, pour en découvrir cette fois toutes les subtilités. Texte de substitution, mais théâtre à tous étages : la transposition sixties, conduite avec une rare intelligence, joue à plein. Matériau vocal mal dégrossi mais charisme de tragédienne hors norme, Nadja Michael nous envoie en pleine figure un uppercut inoubliable que surligne, en fosse, un orchestre impeccable mené par un Christophe Rousset (chef de l'année, voir plus bas) transcendant. Un trésor.


"En 2000, Loïc Boissier ouvre avec le pianiste Nicolas Ducloux la partition de Barbe-Bleue de Jacques Offenbach et propose (...) d'en monter une version "légère". Benjamin Lévy dirige et Stephan Druet met en scène. L’équipe s’organise en 2001 pour faire tourner ce spectacle en France (...). Elle s’intitule Les Brigands du nom d’un ouvrage d’Offenbach. S’affirme dès lors le goût pour des pièces méconnues du compositeur." (selon le site). Douze ans et quelques Geneviève de Brabant ou autres Docteur Ox plus tard, nous souhaitons adresser des compliments très appuyés à ces artistes francs-tireurs, inspirés et habiles, qui ont su remettre en perspective les trésors contenus dans les "petites" pièces du grand Jacques. Le diptyque Croquefer & l'Île de Tulipatan de leur fidèle Théâtre de l'Athénée (ci-dessus, François Rougier et Flannan Obé) a constitué, à cet égard, un grand moment de d'hilarité et de tendresse de notre fin d'année 2012.


Michele Marieschi (1710-1743) : environs du Pont du Rialto

Préalablement à son récital du Théâtre du Ranelagh (concert de l'année, voir plus haut), Olivier Baumont ( instrumentiste de l'année, voir plus bas) a consigné dans un CD de marque Euromusic un parcours particulièrement original dédié au très européen Georg Philipp Telemann (compositeur de l'année, voir plus bas). La musique pour clavier n'est pas, il s'en faut, la partie la plus jouée, ni par conséquent la plus notoire de la production considérable du Hambourgeois ! Plus excitante encore apparâit la mise en miroir sur cinq instruments différents - dont un clavicorde - de ces "Goûts Réunis" télémanniens... eux aussi nantis des deux versants, cisalpin et transalpin. La beauté incomparable de ces pièces, leur acculturation surprenante, le luxe de toucher et de phrasé de l'artiste, la splendeur des clavecins, la très haute qualité de la prise de son, la conclusion "sur la pointe des pieds" - l'intelligence, enfin, du programme comme  celle de la notice, si littéraire : tout cela vaut largement à ce disque  (ex aequo avec Eötvös ci-dessous) le titre de meilleur de l'année !


L'originalité et l'intelligence sont, également, deux points forts du disque de rentrée offert par le label Naïve, autour d'un triptyque hongrois composé de trois concertos pour violon des XX° et XXI° siècles : de Bartók, Ligeti et Eötvös, chronologiquement. Au service, Peter Eötvös lui-même, dirigeant, avec deux orchestres différents, la jeune surdouée moldave Patricia Kopatchinskaja. "Frappadingue" est le mot retenu par notre rédacteur pour désigner autant l'entreprise que le résultat : démesuré, d'une exceptionnelle difficulté, délirant de perspectives esthétiques et instrumentales ; débordant de lyrisme aussi, grâce à une soliste pas seulement virtuose, mais tétanisée par l'enjeu émotionnel. Mieux : le continuum, l'homogénéité magyare jaillissent de ce double album et constituent, bien sûr, un autre argument de poids pour revendiquer  (ex aequo avec Baumont ci-dessus) - le titre annuel.

‣ Lire ici la chronique du disque Eötvös/Kopatchinskaja

Que l'on se régale ou pas des concepts "iconoclastes" de Krzysztof Warlikowski (ci-contre) à l'opéra, force est de constater que sa vidéographie - inexistante - n'était pas, jusqu'à présent, le meilleur moyen de parfaire son opinion ! Ne serait-ce que sous cet angle, la survenue du DVD Bel Air Media consacrée à la Médée de Cherubini (cosignée avec Christophe Rousset et ses Talens Lyriques - opéra, chef et ensemble de l'année, voir plus haut, et aussi plus bas), version Bruxelles 2011, est une totale aubaine. Évidemment (compte tenu de ce que nous avons écrit par ailleurs sur ce spectacle, comme sur ses protagonistes et équipes mobilisées), cette captation ne peut faire autrement que pulvériser la vulgate opératique, "passéiste" ou "moderniste", à laquelle s'était habitués nos moniteurs vidéo. Si cette dramaturgie hétérodoxe vous claque à la figure d'emblée, comme elle l'a fait pour nous au Théâtre des Champs-Élysées, vous tenez là un totem que vous chérirez immédiatement.

À quelques changements de distribution près (Jason, Néris, Dircé, une suivante), la course à l'abîme perdure, tout aussi paroxystique. Nadja Michael - gros défauts et qualités plus grandioses encore - mène la danse de folie et de mort, tandis que Stéphane Metge, en charge de la réalisation, intègre sans hiatus ce que le régisseur polonais a voulu, et qui n'est pas l'ordinaire d'une caméra : ainsi, des films "Super 8" sur rideau de scène, et de leur musique sixties assortie. Les plans sur les visages, les bustes et les postures sont suffocants ; à la condition de faire abstraction du petit micro dévolu aux dialogues. Autre atout, Metge se tire formidablement d'affaire avec les effets "plexiglas tremblotant" (cloison/reflet) chers à "Warli". Le rendu sonore global est excellent, permettant de goûter, en creux, jusqu'à la qualité d'écoute d'un public brabançon... qui peut en remontrer au parisien. Peut-être le routinier bonus fourre-tout des DVD ordinaires, absent ici, aurait-il eu sa légitimité, tant il est certain que quelques mots de Rousset ou Warlikowski sur leur travail pouvaient surajouter du sens. À charge pour nous de le chercher.


"Soucieux de pédagogie, Olivier Lexa, directeur du Venetian Centre for Baroque Music (Centre de Musique Baroque de Venise) a souhaité faire partager la passion de sa ville au travers d'un livre (ci-contre) présentant l'histoire du baroque dans la Sérénissime. Une élégante brochure se présentant comme une topographie, atypique mais logique - pour tout dire : une promenade." L'auteur délimite ainsi trois zones offertes à notre rêverie - non pas des quartiers géographiquement circonscrits, plutôt des angles d'intérêt variant selon la focale spirituelle : lieux profanes, lieux sacrés, lieux mixtes. Une érudition patente mais jamais rébarbative, bien au contraire d'un style rapide et enjoué ; riche d'anecdotes et d'apartés pour mieux comprendre les tenants et aboutissants (historiques, sociaux, politiques, militaires) qui ont progressivement amené sur les bords de la Lagune cette musique "simple, libre, spontanée, pleine de naturel, qui va droit au cœur". C'est donc le mot : coup de ❤ !


Autre coup de ❤, ce disque Naïve irrésistible quoiqu'imparfait, né de l'association entre Leonardo García Alarcón (voir plus haut le concert de l'année Nabucco) et la déjà légendaire Anne Sofie von Otter. Les deux avaient déjà prodigué naguère un Baroque Dream de haute volée (notre chronique d'alors). Le programme mute (point d'ancrage : la Penelope de Monterverdi), le titre change de langue - à défaut de sens -, et la merveilleuse Sandrine Piau (chanteuse de 2011) apporte sa pierre à l'édifice. C'est Piau d'ailleurs, malgré l'ivresse de sa voix, qui s'avère la moins enchanteresse, tant son zeste d'application scolaire semble en léger décalage avec le naturel si bondissant du Seicento. Par ailleurs, Von Otter arbore un matériau désormais blanchi (certains diront "usé") pouvant décontenancer. Toutefois, son art (au sens de charmede diseuse, de sibylle, est à son sommet : au point de devenir hypnotique, voire hallucinogène. Nirvana complété par une Cappella Mediterranea (ensemble de 2011) au meilleur de sa forme... spécialement dans les extraits de cette Elena de Cavalli, qu'Alarcòn (chef de 2011) offrira bientôt dans son intégralité ! Un rêve baroque programmé Salle Gaveau (Paris) le 14 mai prochain.


La tombe de Claudio Monterverdi (1567-1643), dans une chapelle de l'Église des Frari - © Jacques Duffourg

Les majors, les sunlights, les tournées à grand tapage, le marketing (parfois) racoleur : ce n'est pas du tout "son truc". Olivier Baumont mène depuis des décennies une carrière de claveciniste, d'enseignant, de chercheur de pédagogue, tournée vers l'investigation et le partage - avec beaucoup d'élégance et peut-être trop de discrétion. Sa discographie très relevée (notamment l'intégrale Couperin), souvent récompensée, riche de nombreux enregistrements conçus et construits avec la patience d'un architecte, pourrait rendre jaloux plus d'un. Pour autant, le concert/disque de l'année (voir plus haut) dédié à Georg Philipp Telemann (également compositeur de l'année, voir plus bas) offert au Théâtre du Ranelagh l'a encore prouvé sans ambages : tant de chic et d'intériorité, de détermination et de délicatesse, de don de soi et de concentration ; cela n'appartient qu'aux seigneurs.


"Kotaro Fukuma, Japonais d'à peine trente ans n'est pas (...) un inconnu. Lauréat de la Fondation Gina Bachauer, premier prix au Centre National Supérieur de Musique de Paris en 2005 (...),  il remporte en 2003 le premier prix Chopin au Concours International de Piano de Cleveland. C'est en 2007 que ce talent précoce décide de se lancer dans l'aventure d'Iberia. Et le moins que l'on puisse écrire d'instinct, dès que débute l'écoute de son enregistrement, est que son interprétation, d'une extrême maturité - déjà - se hisse d'emblée aux cotés de celles des plus grands." Par ces mots, notre compte-rendu souhaitait mettre en avant le caractère précoce de ce pianiste déjà très couru : à ce don, il convient d'ajouter l'éclectisme, puisque ce jeune homme défend âprement la musique contemporaine, à commencer par celle de son pays. Il est ainsi signataire de l'intégrale de la musique pour piano seul de Toru Takemitsu, chez Naxos. Talent, envergure, aplomb : autant de promesses que Fukuma ne manquera, nul n'en doute, de tenir. De telles semailles valent largement notre coup de ❤ !


Ne vous fiez pas à son sourire désarmant : Jasmina Kulaglich, jeune pianiste d'origine serbe, n'est pas une adepte du clavier mièvre. Auréolée de nombreux Grands Prix décrochés dans sa ville natale, Belgrade, elle s'est perfectionnée en France auprès de mentors tels que les regrettés György Sebök et France Clidat. Si l'année "Liszt" 2011 lui a permis de faire valoir à la Salle Gaveau son jeu vigoureux, âpre - "slave" si l'on veut -, d'autres récitals prodigués Salle Chopin-Cortot ont offert d'exigeantes thématiques, telles qu'Orient-Occident, ou, le 17 octobre dernier (aux côtés de Scriabine et Janaček), des extraits de cette Mosaïque Byzantine écrite en 2001 par son compatriote Svetislav Božic. Le premier disque Kulaglich correspondant (Naxos), complété par Memory of the Ancestors du même, avait suscité notre plus vif plaisir : le concert, en présence du compositeur, n'a pas déçu ! Sorte de pont entre Debussy et Reich, nimbé de toute la nostalgie d'un Chopin, ce cycle de pièces nommées comme autant de monastères serbes a été servi avec autant de virtuosité, de maîtrise de soi, que de tendresse. Vivement le prochain opus de notre seconde pianiste coup de ❤.


Francesco Guardi : La Salute & la Pointe de la Douane

La jeune carrière de Nora Gubisch comporte un point commun avec celle de Joyce DiDonato (coup de ❤ de l'année, voir plus bas) : son impressionnante transversalité. Capable de chanter Vivaldi, Rossini, Mozart, Bizet, Escaich, Dusapin, Mahler, Bartók, Berlioz, Humperdinck, Offenbach, Monteverdi, Wagner, Verdi, Massenet... elle promène avec élégance et panache son exceptionnel velours de mezzo sur toutes les plus grandes scènes du monde, dirigée par les plus grands chefs. Également récitaliste, elle excelle entre autres - en compagnie de son époux Alain Altinoglu (au piano - chef de l'année, voir plus bas) - dans la mélodie française. Ainsi, un disque Ravel (Naïve) tout à fait hors du temps a-t-il succédé cette année, à un récent Duparc pour le premier rayon. Elle fut également de l'aventure "Mahler - Résurrection" des Pasdeloup (coup de ❤ de l'année, voir plus haut), la Thérèse de Massenet à Montpellier. Et nous n'avons oublié, en provenance de ce même Festival, ni son Perelà, ni ses Königskinder - ni surtout ses Rheinnixen (Fées du Rhin) ! Pareille envergure, pareille constance (et pareille délicatesse) nous lui font accorder sans hésitation un Choc de l'année.
Autre couple d'artistes "à la ville", celui que forment Leonardo García Alarcón (chef de 2011) et sa compatriote Mariana Flores. Le parcours récent de cette jeune cantatrice, aux affinités essentiellement baroques, ne peut être qualifié autrement que de sans-faute. Depuis le Baroque Dream de 2011 avec Von Otter (voir plus haut), la soprano au timbre envoûtant et... argentin (sans jeu de mots) a enchaîné les prestations exceptionnelles. En premier lieu - idéalement appariée à notre chanteur de 2011 Fernando Guimarães - ce Diluvio Universale de Falvetti, qui aura fait rêver l'Europe (enfin offert, le 3 avril prochain, à l'Opéra Comique de Paris). Mais encore : la reprise à Liège de l'Ulisse de Zamponi, en Vénus capiteuse, piquante, irrésistible ; le retour de Falvetti à Ambronay (Nabucco, concert de l'année, voir plus haut), en Azaria mystique tourné vers la cité céleste ; l'enregistrement du disque Monteverdi-Piazzolla, dont sera écrit ici prochainement tout le bien que nous en pensons... Sans oublier ce Festival de Wallonie (avec un petit bijou d'interview ICI), dont ces Carmina Latina, et bien d'autres ! Révérence de l'année : devant tant de talent, d'énergie, de suite dans les idées - et de charme.


"D’une présence rayonnante, l’Américaine est une révélation : à son port si gracieux répond un chant à qui tout réussit. Dans son rôle, nous n’avons pas entendu tel bonheur depuis Berganza et Bartoli ! Ronde et chaude, sensuelle, la voix se pose sur les graves les plus périlleux sans déplaisant poitrinage. Elle parcourt tout un médium magnifique et projeté avec insolence, pour terminer sur des aigus fermes, assurés - et tout simplement : beaux."

... Nos propres mots, il y a plus de DIX ans, alors que Joyce DiDonato, très peu connue, venait enfin de décrocher un contrat à Bastille ! En l'espace d'une décennie, ce mezzo soprano, qui partage avec Nora Gubisch (voir plus haut) une versatilité stupéfiante - quoique davantage vouée au bel canto, qu'il soit baroque ou romantique - a gravi l'Everest du chant, et fait tourner les têtes un peu partout dans le monde. 2012 restera pour elle une année de grâce particulière. Pas moins de trois DVD : les (étymologiquement) merveilleuses Cendrillon (Massenet) et Île Enchantée, cette dernière d'un baroque "hétérodoxe" concocté façon Broadway par Bill Christie pour le Met. Du Met toujours, le Comte Ory (Rossini) de 2011, en très belle compagnie. Un récital  autour de Venise (décidément !), en disque et en public. Et un grand coup opératique, cette Maria Stuarda aussi châtiée que bouleversante (du Met, toujours, photo ci-dessus) qui clôtura le millésime en confirmant ses dons étonnants de soprano sfogato. Enfin, l'ébouriffant CD Drama Queens, tout juste offert en concert à Paris... ce 8 février lors d'une authentique soirée de légende. Coup de ❤ incontestable pour Joyce DiDonato. 

‣ Lire ici notre regard sur les Capuleti de Bellini
‣ Lire ici la chronique de l'Ariodante (2011) du TCE
Un pignon de le l'Église de la Pietà, attenante à l'Hospice (Ospedale) du même nom - © Jacques Duffourg

Avec Véronique Gens et la fascinante tournée liée au disque "Tragédiennes III", Christophe Rousset est venu démontrer en avril, s'il en était besoin, au (difficile, voire pénible) public parisien qu'il jouait de plain-pied dans la cour de ces chefs "baroqueux" devenus parfaitement maîtres du répertoire pré-romantique et romantique (jusqu'à Massenet, en l'occurrence !). Récidive en décembre, la sulfureuse mais poignante Médée de Bruxelles venant prendre ses quartiers au Théâtre des Champs Élysées (opéra de l'année, voir plus haut) - avec une envergure plus grande s'il se peut, tant le chef d'œuvre de Cherubini s'avère riche de prémonitions, regardant jusqu'à Wagner et au début du XX° siècle. Savoir dans le même temps défendre avec tant de brio Dauvergne, Mozart, Rameau, Lully, Beethoven, Sacchini... - tout en poursuivant une richissime carrière de claveciniste de premier plan, voilà qui n'est pas qu'un demi-don et consacre amplement un chef de l'année.

Aux côtés de Christophe Rousset, mettre en avant le magnifique parcours du jeune chef d'orchestre Alain Altinoglu nous paraît une simple évidence. Un peu plus que trentenaire, il arbore un pedigree enrichi sans répit (concerts, opéras, discographie) - là encore versatile - dont le niveau d'exigence a de quoi faire pâlir quelques aînés ! Remarquable pianiste par ailleurs, il signe avec sa compagne Nora Gubisch (chanteuse de l'année, voir ci-dessus) des prestations très remarquées, en public comme en studio (en 2012, le Ravel chez Naïve ). Notre plus grand bonheur de l'année, sous son autorité ? Son enregistrement des Hauts de Hurlevent de Bernard Hermann (1911-1975), et ce à plusieurs titres : la poursuite de la sauvegarde (chez Accord) de l'œuvre magistral d'investigation du Festival de Montpellier, d'abord. Ensuite, la mise en avant d'Hermann en tant que compositeur d'opéra majeur du XX° siècle, en plus de (génial) auteur de musique de films. Enfin, la partition elle-même, hauteur d'inspiration et moyens hors du commun... servie par une distribution rayonnante, Laura Aikin en tête. C'est dire l'attente que nous plaçons dans la parution prochaine de Thérèse, un des rares hommages rendus à Massenet pour son centenaire.
Le bel esprit français est trop facilement porté à étiqueter, classifier, compartimenter - autant que faire se peut en des tiroirs étanches. C'est ainsi qu'Anna Netrebko (ci-dessous) rentrera aisément, sans plus en sortir, dans la catégorie prima donna assoluta - genre de celles qu'on n'approche pas, et qui tirent la couverture exclusivement à elles. Grave erreur ! La très demandée Anna a conservé de ses années Mariinsky l'âme et la grandeur de l'esprit de troupe. C'est précisément ce que s'est attelé à prouver l'Alsacien Emmanuel Villaume (ci-dessus), chef de l'Orchestre Philharmonique de Slovénie (Ljubljana), comme de celui de Slovaquie (Bratislava). Avec le premier, il a entrepris une tournée européenne dédiée au trop rare Iolanta de Tchaïkovsky, Netrebko tenant bien entendu le rôle titre. De leur passage à la Salle Pleyel, nous avons retenu - outre la splendeur d'une partition qui change un peu d'Eugen Onegin, servie par une équipe en état de grâce - le sans faute total de Villaume : horloger, orfèvre, fédérateur, amoureux même de "ses" artistes, chœur et orchestre slovènes compris. Sans sa précision et son lyrisme, fougueux sans débordement, cette réhabilitation de premier plan n'aurait pas produit le même choc émotionnel. C'est à ce titre que lui adressons notre coup de ❤.


Bernardo Bellotto (1722-1780) : Le Grand Canal & la Pointe de la Douane

Vingt ans - à quelques mois près -, c'est bien connu, constituent le "plus bel âge de la vie". S'agissant des Talens Lyriques, l'orchestre fondé en 1991 par Christophe Rousset (chef de l'année, voir ci-dessus), l'adage parfois contesté ne saurait en aucune façon être remis en question. Indissociable de son mentor, la phalange a construit, patiemment et sans esbroufe, un catalogue riche et structuré, dont Scipione (Händel) a constitué en 1993 le premier grand coup d'éclat (presque concomitamment, d'ailleurs, à la bande-son du fameux film Farinelli, elle aussi confiée aux Talens). Aux côtés du chef-claveciniste-fondateur, des individualités de premier plan, parmi lesquelles : Gilone Gaubert-Jacques, premier violon (également au sein du Quatuor Ruggieri, et d'autres) ; Giorgia Simbula & Yuki Koike (violons), Stefano Marcocchi (alto), Emmanuel Jacques & Mathurin Matharel (violoncelles), Ludovic Coutineau (contrebasse), Jocelyn Daubigney (traverso), Eyal Streett (basson), Vincenzo Casale (clarinette), Serge Desautels & Lionel Renoux (cors) - impossible, hélas, de les citer tous. Faisons commencer le millésime doré de notre Ensemble de l'année 2012 par les Hercule mourant et Bellérophon (concerts et disques) légèrement antérieurs. S'en sont suivis : Tragédiennes III (disque et tournée), Così fan tutte, Les Indes Galantes, Phaéton, Renaud (Sacchini)... jusqu'à cette reprise parisienne, en forme d'apothéose, de la Médée de toutes les passions (opéra et DVD de l'année, voir plus haut). Longue vie !


Depuis quelques années à l'Église des Billettes - entre autres lieux adéquats - nous retrouvons régulièrement, avec joie, une jeune phalange choral, Les Métaboles, conduit par le charismatique Léo Warynski (également chef d'orchestre - ci-contre, au premier plan). Jeune, de par son ancienneté  - à peine quelques millésimes -, elle l'est aussi par sa composition, dont l'âge moyen démontre à l'envi que la fameuse valeur n'attend pas le nombre des années. Sur son site, le chœur se présente ainsi : "de la Renaissance à la musique de demain, l'ensemble affirme une exigence de qualité vocale et artistique dans le répertoire ancien autant que dans la création contemporaine." En effet ! Rien, aucune alchimie de répertoire (déjà), ne semble lui être étrangère, comme vient tout juste de le prouver, s'il était besoin, un admirable triptyque Mendelssohn/Brahms/Fauré (chronique à venir). Transversal parmi les siècles, les styles, les continents, le groupe entend l'être également au-delà des catégories - capable d'interpéter Pink Floyd ou d'organiser des concerts... olfactifs. Cet éclectisme, dont l'humanisme communicatif est à l'égal de la rigueur, est l'archétype de la pratique musicale que nous aimons.

Encore plus récent, certes ni moins talentueux ni moins jeune, l'Ensemble Desmarest, fondé et dirigé par le claveciniste Ronan Khalil, est l'une de ces pousses baroques qui croissent et embellissent sans engrais ni adjuvant marketing, à raison de leur seules et uniques imagination et énergie. Côté Paris, le lieu du sortilège serait plutôt vers l'Église N-D d'Espérance, où surgirent naguère quelques Carissimi, Sances (Stabat Mater, avec l'épatant contre-ténor Rodrigo Ferreira) ou Vivaldi de grand lignage. Les dons étant - généralement - vite remarqués, ceux de ces musiciens n'ont pas échappé à Alain Brunet, le patron d'Ambronay, qui les pris en résidence pour 2012. À la clef, un programme Blow/Lawes/Purcell très remarqué... et à la suite très attendue (disque et/ou concert parisien, en particulier ?). Que notre coup de ❤ les accompagne tout au bout de leur rêve !

Antonio Giovanni Canal, dit Canaletto : Place Saint Marc, Basilique & Campanile

Georg-Philipp Telemann (1681-1767) demeurera, sans doute aucun, l'une des forêts que l'arbre (parfois monolithique) de la Baroque Renaissance aura le plus caché. Longtemps cantonné à la postérité d'une Tafelmusik (musique de table), plus tolérée au vrai comme agrément que comme chef d'œuvre, ou d'un Jour du Jugement si heureusement défriché par Harnoncourt - ce Hambourgeois autodidacte ne revendique pas, pourtant, qu'une facilité d'écriture vertigineuse, permettant à son catalogue d'être un des plus faramineux de l'histoire (six mille [!] opus, dont trois mille six cents répertoriés : quelques détails ICI). Ami de Händel, incroyablement à l'affût des nouveautés de son temps, il fut aussi l'un des compositeurs les  plus ouverts qui soient sur les diversités stylistiques européennes. En 2012, nous nous sommes  particulièrement réjoui des Esprits Animaux d'Ambronay, comme de Quixotte & la Changeante, entrée de Fabio Biondi sous les couleurs d'AgOgique. Le plus grand choc toutefois - au point de rafler nos titres de disque, concert, artiste en plus de compositeur de l'année, voir plus jaut - a eu pour nom Olivier Baumont. Le claveciniste français a ainsi su, par le biais d'un programme à forte teinte hexagonale proposé sur des instruments fastueux, remettre sous les projecteurs des pièces rares pour clavier, qui sont autant de bijoux. Apogée d'un artiste majeur, ce parcours à son image (c'est à dire d'une suprême élégance) s'avère, au surplus, une porte d'entrée idéale pour qui veut découvrir le kaléidoscope télémannien !


Au-delà du chatoyant Nixon in China offert par le Théâtre du Châtelet au printemps dernier (opéra de l'année, voir plus haut), l'activité intense du compositeur américain post-minimaliste John Coolidge Adams (né en 1947), parvenu à la grande maturité, force l'admiration. Au Châtelet déjà, il y a un peu plus de dix ans (Noël 2000 - année sainte), avait été créée La Nativité (devenue entre-temps El Niño), luxuriant oratorio-opéra illuminé par la présence radieuse de la très regrettée Lorraine Hunt Lieberson ! Cinq ans plus tard suivait Doctor Atomic, un des opéras contemporains les plus fabuleux que nous connaissions, Gerald Finley y signant le rôle de sa vie. Mais Adams ne s'arrête jamais : City Noir, symphonie pour grand orchestre à l'harmonie décoiffante (plusieurs flûtes piccolos, six [!] cors...) voit le jour en 2009 à Los Angeles, sous l'égide du non moins ébouriffant Gustavo Dudamel, à qui elle est dédiée. Et c'est encore Dudamel qui créera dans un mois et demi, à la Salle Pleyel de Paris (mise en scène de Peter Sellars) son nouvel opus lyrique, The Gospel according to the other Mary. Pour un futur choc de l'année 2013 ?

‣ Lire ici la chronique de Nixon in China
 Lire ici la fiche concert de The Gospel according the other Mary

Qui - hors mélomanes acharnés, érudits, doctorants, institutions spécialisées - connaissait vraiment Théodore Dubois (1837-1924) lorsque le Festival de Montpellier (encore lui) mit sur la table un certain Paradis Perdu de 1878 ? Qu'était cet oratorio "sulpicien" - comme il y en eut quelque-uns après l'écrasement de la Commune, à commencer par le Déluge de Saint-Saëns, de trois ans antérieur - d'un compositeur oublié, sans doute voué à la poussière des bibliothèques ? L'énergie des infatigables chercheurs/philologues du Palazzetto Bru Zane, Centre de Musique Romantique Française, conjuguée au talent du chœur Les Cris de Paris (ensemble de 2011), de solistes des Siècles et de quelques solistes de forte pointure, voilà qui a permis à cette partition de circonstance, mais pas sans génie, de décrocher son regain. Son report sur CD Aparté, dans cette même réduction pour orchestre de chambre et - Dieu merci - pianoforte Érard d'époque, nous a fait, en dépit de quelques peccadilles, rendre les armes. Peut-être davantage, précédente réalisation confiée au label Mirare, les  plus personnelles Œuvres pour violoncelle et piano (Marc Coppey, Jean-François Heisser, Orchestre Poitou-Charentes, CD couronné d'une Appoggiature) auront-elles marqué notre année 2012 ! Un œuvre considérable (pour orgue, particulièrement) que nous avons hâte de retrouver au fil du temps. Coup de ❤ !


Francesco Guardi : Vue du Canal de la Giudecca & des Zattere (quais)

Nul n'est prophète en son pays : cela est vrai, et de manière flagrante, pour la musique classique en France ! Jules Massenet (Montaud [Saint-Étienne], 1842 - Paris, 1912) aura connu, pour l'année centenaire de sa mort, une tranquille continuation de son long purgatoire... si l'on excepte - seule planche de salut ou presque - le travail continu et méritant organisé par la Biennale de sa ville natale. En effet, en-dehors d'une sempiternelle Manon qui tient à peu près partout d'alibi (et, à la rigueur, de Werther, selon nous d'une autre ampleur), il est difficile de se mettre sous la dent une manifestation à la hauteur du génie, de la prodigalité et de la modernité d'un homme qui ne fut pas seulement, il s'en faut de beaucoup, "que" compositeur d'opéras. La Manon bastillaise ayant, semble-t-il, tout eu d'un ré-enterrement, qu'est-il resté à Paris, ville de ses succès ? Pas grand chose. À Pleyel, une Navarraise (sans son nocturne-intermezzo !), et au Comique (le 7 décembre, il n'est jamais trop tard) un bis bienvenu d'un concert stéphanois. De belle tenue et à la haute intelligence, ce dernier, construit par l'Orchestre ligérien autour de la merveilleuse Thaïs, nous aura permis de retrouver la Nathalie Manfrino que nous aimons, secondée par un Markus Werba vaillant. C'était beau, mais c'était, hélas, bien peu. 


Nous aimerions ne pas avoir à radoter... mais en matière de commémoration (rien d'autre qu'un révélateur plus général), notre Hexagone - si volontiers arrogant - brille aussi peu par la reconnaissance de maints patrimoines étrangers, que par celle du sien. 2009, avec le ratage complet du cinquantenaire Martinů, avait donné le la : même ceux des génies d'autres pays ayant, ne serait-ce que temporairement, fait le choix du nôtre, n'ont pas droit à sa reconnaissance. C'est encore pire pour la musique anglaise, dans la mesure où ce sont les chefs d'outre-Manche (depuis Beecham & Barbirolli jusqu'à Davis & Gardiner) qui ont souvent le plus travaillé pour la musique française ! Avec le cent cinquantenaire Frederick Delius (né à Bradford en 1862, mort en 1934 en France où il résidait depuis 1888, soit les deux tiers de sa vie), l'indifférence laisse franchement la place à l'insulte. Immense, pourtant, est la liste des chefs d'œuvres laissés par cet agnostique poète aux petites touches pointillistes, depuis Florida Suite jusqu'à Idyll, et dans tous les domaines - opéra compris (A village Romeo and Juliet étant, si l'on ose dire, le plus connu). Eu égard à cette tristesse, et en dépit du peu de charité que nous manifestons parfois envers l'Opéra National, sachons au moins lui rendre cette justice qu'il fut (Saison Convergences à l'Amphithéâtre) le seul établissement parisien à notre connaissance, à proposer, en deux concerts, un hommage (fût-il partiel) à l'ermite de Grez sur Loing. Grand merci, mais là aussi : c'était peu.


Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto : le retour du Bucentaure devant le Palais des Doges