jeudi 9 octobre 2003

[Archive] ❛Livre❜ Mélophiles, Éditions Papillon • Une histoire de l'École de Mannheim, par Romain Feist

A Londres, en 1768, est publié chez Longman, sous le titre d’opus 5, un groupe de six Quatuors à cordes appelé à faire date. De la plume d’un certain Franz Xaver Richter, né en 1709 à Hollesschau (Holesov, République Tchèque), ils sont tout simplement... les premiers de leur genre, avant même l’opus 9 de Franz Josef Haydn. La musique instrumentale se dote - peut-être par le fait du hasard, ou par la volonté de changement du compositeur - d’un effectif aussi strict que fascinant (quatre fois quatre cordes), appelé à une postérité si universelle qu’il est devenu le passage obligé de tout compositeur qui se respecte.

Neuf années plus tard, sur la scène du Théâtre de Mannheim, Ignaz Holzbauer, né à Vienne la même année que Richter, fait donner Günther von Schwarzburg sur un livret d’Anton Klein, avec Anton Raaff (le créateur de l’Idomeneo de Mozart) dans le rôle-titre. C’est l’acte de naissance de l’opéra allemand, germanique non seulement par l’idiome - ce qui n’est pas rien - mais aussi par le sujet et la conduite littéraire. Cinq ans avant Die Entführung aus dem Serail, qui reste formellement un singspiel, et avec une confortable avance sur Beethoven (Fidelio, 1804-1814), Hoffmann (Undine, 1816) ou Weber (Der Freischütz, 1817-1820) !

Entre ces deux précédents dans des domaines musicaux fort éloignés l’un de l’autre, un point commun : Mannheim, capitale du Palatinat, résidence de l’Électeur Carl Theodor von der Pfalz-Suzbach, et siège, pendant près de soixante-dix ans, de l’un des foyers musicaux les plus féconds de l’Europe du XVIII° siècle. Le terme de foyer, du reste, cède précisément la place à celui d’école, dès le siècle suivant, avec François-Joseph Fétis (1784–1871), célèbre biographe et analyste belge. 

En effet, s’il est hardi, ainsi que le souligne l’auteur Romain Feist (1), d’imputer à Mannheim la naissance du style classique – avec ce que cela suppose de fixation des formes – il ne fait aucun doute que ce sont les musiciens (essentiellement germaniques) rattachés à la cour de l’Électeur Palatin, qui ont le plus œuvré à la constitution, puis la transmission, d’une culture forte et durable, qui sera celle de l’Europe musicale des Lumières.


Goûts français, italien, allemand et slave s’imbriquent et se fertilisent avec bonheur, sous la houlette d’un Prince représentatif du « despotisme éclairé », dont la prodigalité fait de sa capitale une académie de musique bouillonnante et quasi-permanente. Outre Richter et Holzbauer déjà cités, Stamitz père et fils, Cannabich, Filz, Toeschi, Grua, Beck et d’autres vont-ils contribuer – en tant que virtuoses, compositeurs, théoriciens ou maîtres de la chapelle princière – au patrimoine du Palatinat et à sa diffusion. Et jouer, ou faire jouer, tout ce que le continent peut à l’époque comporter de partitions d’importance (cela fait beaucoup). 

Mozart, d’ailleurs, n’est pas absent du débat, puisque ses liens avec Mannheim remontent à 1778 ; comme ceux avec Paris – Paris ! Siège du « Concert Spirituel », qui sera l’une des institutions de prédilection d’Holzbauer, des Stamitz ou de Jean-Baptiste Wendling – flûtiste virtuose de l’orchestre palatin et ami du Salzbourgeois. Lequel vouait à Ignaz Holzbauer une très grande admiration – presque à l’égale de Haydn ou Jean-Chrétien Bach –, ce qui a son prix de la part d’un compositeur peu enclin au compliment envers ses contemporains…

Autres connexions entre la cité allemande et la France : Franz Xaver Richter (portrait ci-dessous), qui consacrera toute l’énergie de sa grande maturité au Chapitre de la Cathédrale de Strasbourg ; ville où il est nommé en 1769, et où il s’éteint vingt ans plus tard après une impressionnante activité. Ou encore, Franz Beck, né à Mannheim en 1734, et qui se voit ni plus ni moins proposer la direction du Grand Théâtre de Bordeaux, où il exercera de 1761 à 1789. J.-C. Bach soi-même amènera une part de la culture de « l’École » à Paris en y créant (sans succès) un opéra-ballet, Amadis de Gaule. 

Grâce à Romain Feist et à la collection « Mélophiles » des Éditions Papillon, tous ces aspects et d’autres encore, si fédérateurs pour la musique européenne du XVIII° siècle, sont analysés et développés ; et ce dans un lexique – comme on dit – accessible à tous. La langue est rapide, alerte même, comme celle d’une chronique du Mercure de France, avec le même sens du français impeccable et précis. 

Avec le même goût pour l’estocade serait-on tenté d’ajouter, tant il est évident que l’auteur n’aime guère Mozart, et ne se prive pas de le faire sentir à l’excès ; par force exemples (supposés) de ses aigreurs, son envie, sa mauvaise foi… Vraiment un infime point faible, dans un ouvrage vivant comme rigoureux, parfois un tantinet sec aux articulations – ce que compense un enthousiasme très communicatif. 

De surcroît, une iconographie abondante et bien cadrée dans le texte rend la lecture agréable ; de même que les notes en marge, qui attestent d’une base documentaire impressionnante. Les spécialistes apprécieront les nombreux exemples musicaux, reproduits d’après les partitions. Si la bibliographie est plutôt étique, on remarque surtout la discographie détaillée de l’École de Mannheim (CPO, Naxos, Koch et Hänssler, principalement), qui complète le panorama. 

(1) Musicologue, conservateur à l’Opéra de Paris et critique

http://www.editionspapillon.ch/reflets/Mannheim.html

❛L'article original publié sur ResMusica peut être lu ICI

▸ Jacques Duffourg

L’École de Mannheim, par Romain Feist • Éditions Papillon,  Collection «Mélophiles»(direction : Jean Gallois)  • 135 pages. Genève 2002. N° ISBN 2-940310-1 •Ce livre peut être acheté ICI.

❛Crédits iconographiques • Editions Papillon  • Le Palais de Mannheim, www.lastfm.fr/group/Mannheim • Franz Xaver Richter (1709-1789)❜

dimanche 18 mai 2003

[Archive] ❛Opéra & Disque❜ Pascal Dusapin, 'Perelà, l'homme de fumée' • Un étranger parmi nous...

"Pourquoi ma passion pour l’opéra ? C’est pour moi le meilleur moyen de rendre ma pensée" déclare Luigi Dallapiccola dans ses Notes sur l’Opéra contemporain. Pascal Dusapin (photo plus bas) pourrait faire sienne cette formule simple. Son parcours est celui d’un compositeur discret, pudique, en tout cas l’un des plus doués de sa génération. Ce que démontrent ses atypiques Concertos pour violoncelle, trombone ou flûte solo récemment publiés. Adepte d’une esthétique originale, ouverte notamment aux micro-intervalles, sa science de l’orchestration est prodigieuse. Langage complexe certes, mais toujours accessible, empreint d’une émotion palpable.

En transposant dix des nombreux chapitres du livre à tiroirs d’Aldo Palazzeschi – dix-sept précisément – Il Codice di Perelà, le musicien nancéien livre une partition ambitieuse. Pour son quatrième ouvrage, il a construit un aérostat sonore, une musique des sphères aux bruissements surréels baignant dans des tonalités ombreuses. Troublante parabole métaphorique à mi-chemin entre l’oratorio et un "opéra spatial baroque", d’une beauté saisissante, auréolé de demi-lueurs spectrales. Dusapin recourt par intermittences à une fanfare animée de Jazz Band (comme Erwin Schulhoff dans Flammen) au cours des tableaux du bal et du procès. Perelà est une fable allégorique au message percutant, constellée d’accords immatériels, engendrant des entrelacs de couleurs oniriques, évaporées, à l’instar du personnage lui-même.

L’argument de ce conte ésotérique est simple et … non fumeux : le personnage principal est une entité messianique. Est-il le Sauveur, un énigmatique prophète, un visiteur impromptu ?… Il décline en fait toutes ses « identités » : trente-trois ans, origine stratosphérique, fils d’une obscure triade (une sorte de Sainte Trinité). Ce marcheur du ciel revient dans une insolite société post-apocalyptique (la Terre, anéantie par quelque chaos nucléaire ?). Sa tâche n’est pas facile à déterminer, sauf peut-être un idéal de pureté à transmettre : une ultime et désespérée tentative de rédemption de l’Homme. Au final, la mission salvatrice s’avère un nouvel échec : démuni de tout pouvoir, c’est un Wanderer-pèlerin, incompris, qui assiste en témoin désabusé à l’effondrement d’une civilisation caduque. Il sera rapidement suspect, arrêté puis condamné à la réclusion, à l’issue d’un procès kafkaïen, avant de s’abîmer dans les airs par désagrégation. Qui resterait en effet sur une planète dévastée, au sol volcanique de cratère lunaire, une Dead Zone peuplée de mutants difformes et d’humanoïdes visqueux ?

La mise en scène est une fabuleuse réussite. Au plan visuel, les références à la science-fiction sont multiples. Avec un zeste de poésie futuriste, le second tableau s’ouvre sur un jardin paradisiaque (un étrange Éden). Serait-ce une allusion volontaire au domaine enchanté de Klingsor, agrémenté d’ondulantes filles-fleurs géantes ? Cela semble de la peinture sur verre, artifice qu’utilisent les cinéastes spécialisés dans le genre fantastique. Les habitants grotesques de ce monde hideux ressemblent à la faune interlope de l’astroport de Mos Esley sur la planète Tatouïne, jailli de l’imagination fertile de Georges Lucas, pour sa mythique trilogie Star Wars. Ou bien ils évoquent l’armée des redoutés Cylons de la série-culte Galactica - ou encore l’infini ensablé de Dune. Peter Mussbach se révèle ici digne héritier de David Lynch ou de Ridley Scott (Blade Runner) : on y retrouve le perfectionnisme virtuose de leurs effets spéciaux.

Perelà, à la silhouette longiligne, s’apparente presque à un hologramme lumineux, flottant, en apesanteur sur la scène. Et pourtant l’étonnant ténor anglais John Graham-Hall, grimé tel un Monsieur Hulot mâtiné du savant fou de Retour vers le futur est un être physique, non une image virtuelle. Aux dires de Pascal Dusapin, la difficulté de la partie vocale se situe dans ce bel canto boréal : "Je parlerais de tessitures effroyables. En l’occurrence, le rôle-titre, tendu comme un arc, requiert deux voix, une de ténor élégiaque, de grâce et d’agilité ; une deuxième, de ténor altino ductile dans le registre falsetto." Par rapport à sa prestation parisienne, Graham-Hall a même amplifié la force de son incarnation : bouleversant, lors de l’apothéose finale d’ange déchu, si proche de Peter Grimes.

Nora Gubisch (photo ci-dessous), en madone sensuelle au « look » branché surgie du Cinquième Elément, est souveraine. Au plan psychologique, on songe à Kundry et Marie-Madeleine. La ligne vocale, retorse, pourrait lui être fatale. Elle unit l’arioso âpre, la cantilène languide au cantabile véhément, parfois a cappella. Les points forts de l’artiste : une voix homogène, un ample haut médium, pour une typologie convoquant les extrêmes de la tessiture de mezzo-soprano dramatique. En prime, un timbre miroitant, des graves en acier trempé, des aigus phosphorescents.


Chaque soliste mériterait une remarque laudatrice – depuis la vieille femme de Martine Mahé en passant par le perroquet, la Reine ou l’Archevêque … Dans l’imaginaire stellaire de Dusapin, il n’est pas de protagoniste subalterne. La palme revient à Chantal Perraud et ses ineffables suraigus hystériques. Sans sombrer dans le dithyrambe, cette moderne Rappresentazione dell’ Anima e del Corpo est magnifiée par une direction d’orchestre et des chœurs exemplaires. La lecture météorique, visionnaire d’Alain Altinoglu transfigure la phalange montpelliéraine, en perpétuelle ébullition. Des murailles instrumentales s’abattent sur l’auditoire, avec un sens inné du contraste rythmique, du détail harmonique (l’écriture vaporeuse des cordes ; ou celle, splendide, des vents) – et de la légèreté, concept esthétique ici fondamental.

Le chapitre VIII (le Procès) est du pur métal en fusion, cristallifère, d’une puissance déflagratrice – les percussions sont belliqueuses à souhait. Puis survient le crescendo émotionnel de la pénultième séquence : le lyrisme cosmique de la dématérialisation organique de Perelà – son Assomption. Le moment de grâce suspendue du bref chapitre final transforme cette Passion laïque en authentique fragment d’éternité.

 un texte d'Étienne Müller.
L'article original publié sur ResMusica peut être lu ICI.

Montpellier, Opéra-Berlioz / Le Corum, 11 mai 2003. Pascal Dusapin : Perelà, l’Homme de fumée.
John Graham-Hall, Nora Gubisch, Chantal Perraud, Isabelle Philippe, Martine Mahé, Daniel Gundlach,
Scott Wilde, Niels Van Dœsum, Gilles Yanetti, Isabelle Pierre...
Chœurs de l’Opéra National de Montpellier & Orchestre National de Montpellier, direction : Alain Altinoglu.
Mise en scène : Peter Mussbach ; Décors : Erich Wonder ;
Costumes : Andrea Schmidt-Futterer ; Lumières : Alexander Koppelmann.

L'enregistrement réalisé chez Naïve (illustration de frontispice) peut être acheté ICI.

  Crédits iconographiques - Coffret Naïve - Pascal Dusapin, Dipity.com © IRCAM -
Nora Gubisch, © MusicaGlotz.com