Des rapports de
Wolfgang-Amadeus Mozart (1756-1791,
portrait plus bas) avec la France, le biseau de la postérité s'est échiné à retenir le triste bilan de son troisième voyage à Paris (de mars à septembre 1778), soldé comme on sait par un sentiment d'échec, qu'accrut le décès, sur place, de sa mère, Anna-Maria, le 3 juillet. La correspondance est de fait peu amène, au point qu'une lecture superficielle y décèlerait volontiers un constat d'accablement, si ce n'est de règlement de comptes (1).
Cela n'a malgré tout pas empêché ce séjour d'inspirer de magnifiques chefs d'œuvre destinés au Concert Spirituel, tels que la
Symphonie 'Paris', le
Concerto pour flûte et harpe - et surtout l'incomparable
Symphonie Concertante, pour violon et alto, qui parle un
langage Gossec (1734-1829, ami de Mozart) plus vrai que nature. Mais les capacités sidérantes du compositeur à assimiler les idiomes les plus divers n'ont guère attendu l'âge, pour lui avancé, de vingt-deux ans pour éclater au grand jour. Ce n'est pas tant sa deuxième venue dans notre capitale - un intermède, de mai à juillet 1766 - que la première, de novembre 1763 à avril 1764, initiant la grande tournée européenne de "l'enfant prodige", qui le démontre. Preuve à l'appui, le présent disque
AgOgique, neuvième du nom, consacré par la claveciniste
Violaine Cochard et la violoniste
Stéphanie-Marie Degand (
portraits plus bas), non seulement à Mozart... mais aussi à
Jacques Duphly (1715-1789,
portrait ci-dessous).
Ainsi que l'expliquent les deux artistes avec un didactisme limpide, dans leur texte de présentation, l'association de ces deux personnalités - que tout semble séparer, en particulier la nationalité et l'âge - n'a rien de saugrenu. L'accueil des Mozart par Victoire de France, l'une des filles de Louis XV et Marie Leszczyńska, constitue un astucieux trait d'union, puisque Duphly avait offert, quinze ans auparavant, son deuxième livre de
Pièces de clavecin à
"Madame Victoire". Le jeune Salzbourgeois compose déjà, et ne tarde pas, à son tour, à honorer son hôtesse et la dame de compagnie de celle-ci de deux
Sonates chacune,
soit un total de quatre (K. 6 à K. 9) que Leopold Mozart fait publier sur place (2). Le Rouennais quant à lui, petit-fils de l'organiste Jacques Boyvin, a à cette date mis au jour trois de ses quatre
Livres consacrés au clavecin, rejoignant quant à l'instrument une concurrence aussi abondante que relevée : Couperin, Clérambault, Mondonville, Daquin, Corrette, Forqueray, Royer, Le Roux, D'Anglebert, Rameau...
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J. Duphly (1715-1789) |
À la manière de quelques illustres pairs, Duphly donne à ses
Pièces les noms de leurs dédicataires :
La De May, La Du Tailly, La Madin... Les artistes, à nouveau :
"(...) Le temps de Louis XV pourrait être placé sous le signe du plaisir. (...) On parle de style
galant
; la musique quitte, en apparence tout au moins, la rigueur du contrepoint ; c'est aussi l'éclatement de la Suite
(succession de danses) au profit de pièces de caractères ou imitatives, ou encore de portraits mondains (...)". Voilà l'une des martingales de ce disque : le
style galant, apanage de la France avant d'y passer de mode, moment de bascule entre - schématiquement - le baroque et le classique - cueilli au moment précis où les terres germaniques, pour leur part, se vautrent dans les tourments passablement exhibitionnistes du
Sturm und Drang.
Galanterie, d'ailleurs, ne signifie aucunement superficialité, mais bel et bien un art de vivre, raffiné et élégant, tout en pudeurs et en non-dits, perceptibles en creux. D'un certain point de vue, cette forme de détachement, à la marge du moins, ne serait pas complètement étrangère à la
sprezzatura transalpine : un argument de plus en faveur de
Goûts Réunis. Surtout, elle est exquisément en phase avec les autres arts du temps, par exemple les esquives d'un
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), telles que brossées dans
Les Baigneuses (
ci-dessous)... une toile remontant exactement aux années qui nous intéressent.
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Jean-Honoré Fragonard, Les Baigneuses (1765), Paris, Musée du Louvre |
Pas une des six pages de Jacques Duphly retenues ici qui ne ravisse le cœur et l'esprit, depuis cette
Ouverture fort bien nommée, jusqu'à
La De Casaubon qui referme l'album. Ce sont cependant
La De May (
extrait en libre écoute sur la page YouTube de l'éditeur) et
La Du Tailly (à l'écoute en bas d'article) qui nous élèvent le plus l'âme : de la première nommée, retenons la mélancolie à fleur de peau, comme un trait de fusain, et ce qui constitue l'âme de cette rencontre : la
connivence. Un baiser volé dans une alcôve, un effleurement, un secret partagé, c'est encore ce que suggère la seconde, la plus développée et sans doute la plus complice de ces gemmes, dont la partie de dessus - de violon, donc - expressive et chastement tendre, évoque une scène d'opéra en miniature... pourquoi pas de ce délicieux
Rose et Colas que
Pierre-Alexandre Monsigny (1729-1817) et Michel-Jean Sedaine (1719-1797) confièrent, en ce même millésime 1764, à l'Hôtel de Bourgogne !
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Violaine Cochard & Stéphanie-Marie Degand - © Lionel Renoux |
Et Wolfgang
Amédée Mozart ? Le garnement d'à peine huit ans n'a pas besoin de séjourner longtemps entre les jupes de ses protectrices pour saisir et s'approprier le sens du vent, à telle enseigne que la décalcomanie surpasse presque les originaux. Ces
Sonates d'extrême jeunesse, parfois regardées avec condescendance, sont l'illustration d'une maturité exceptionnellement avancée, où la maîtrise de l'écriture le dispute à celle de l'assimilation. En fait, il ne lui aura fallu que quelques semaines pour savoir composer de la musique française - mieux,
parisienne. Pas uniquement avec les dansants
Menuets (l'effet pastoral de bourdon à la fin de la K. 9 ! de la pure
Toile de Jouy, dont la manufacture vient à peine de prendre son essor). En fait, il en compose avec tout. Parisien, l'
Andante de la K. 6, pris ici
a tempo giusto, en forme d'hommage délicat à un Marivaux tout juste disparu (
ces deux extraits à l'écoute en bas d'article) ; parisien encore, cet
Allegro de la K. 8 annonçant,
in loco, Les Petis Riens de quatorze ans postérieurs ; parisien toujours, l'
Adagio de la K. 7 (
extrait en libre écoute sur le site de l'éditeur), ineffable et déchirante caresse où semble résonner le
"M'aimez-vous, m'aimez-vous vraiment ?" que les biographes lui ont prêté à cet âge.
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W. - A. Mozart (1756-1791) |
La complicité, c'est ce qui unit d'évidence les deux instrumentistes (
plus haut), dont l'expérience fusionnelle du
jouer ensemble est perceptible dès la première mesure. Le mordant (3) de Stéphanie-Marie Degand, qui tire de son Gagliano napolitain des accents pénétrants et parfois crus, s'arcboute sur le toucher virtuose et arachnéen - quoique sans faiblesse, ni afféterie - de Violaine Cochard, dont le Christian Kroll lyonnais égrène un son perlé et berçant, comme filé par le doux mouvement d'une quenouille, ou inspiré par les ciels déjà
rococo d'un
François Boucher (1703-1770
, plus bas).
Si les musiciennes prennent soin de souligner l'exceptionnelle qualité de leurs instruments (à noter, les précieux détails sur la différence des archets, de Duphly à Mozart), il est évident que ni leur technique, ni leur sens de l'écoute, ni leur parfaite restitution du goût français parvenu à la fin d'un cycle, celui de l'Ancien Régime, ne parviendraient à nous émouvoir à ce stade... sans le niveau superlatif d'une prise de son qui restitue tous les harmoniques avec beaucoup de moelleux. Ce qui, au sujet d'
AgOgique (
voir chronique Bach plus bas) constitue rien moins qu'une surprise, ce label étant l'un des plus pointus que nous connaissions, tout spécialement en ce domaine.
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Boucher, Automne pastoral, 1749, Wallace C°, Londres |
Ce fascinant travail d'artisans, notamment celui de deux comparses manifestement parvenues au faîte de leur art, s'il est avant tout un
Salut à la France, est bien davantage que cela. Nous l'avons relevé, il tisse des écheveaux multiples, entre les artistes, entre les époques et les compositeurs,... ce qui est inappréciable à l'égard d'un Jacques Duphly toujours mal compris et méconnu, y compris dans son pays. Inappréciable, ce l'est peut-être plus encore pour l'appréhension
historiquement informée d'un Wolfgang-Amadeus Mozart.
Ainsi placé, avec intelligence et sensibilité, dans un contexte aussi défini que rigoureux, l'Autrichien le plus célèbre de l'histoire s'impose (à l'instar d'un Johann-Christian Bach ou d'un Franz-Joseph Haydn), dès son plus jeune âge, comme un Européen opportuniste et convaincu qui avait les meilleures raisons du monde d'apprécier et de faire sienne la culture de l'Hexagone. Si Cochard, Degand et
AgOgique ne font rien d'autre qu'enrichir la discographie d'un jalon essentiel, c'est quelles mettent à nu, avec l'évidence la plus désarmante, cette disposition moins notoire, mais finalement assortie au reste de la légende : prodigieusement précoce.
Manière d'écrire que ce recueil, c'est
l'enfance de l'Art.
Ce disque ne saurait vraiment s'apprécier sans le lien étroit qui associe l'artiste à ses deux
alter ego, en l'occurrence le facteur et restaurateur de clavecins Laurent Soumagnac, et la preneuse de son Alessandra Galleron, fondatrice du label. Au premier, Cochard doit le retour en pleine lumière d'un fastueux
Joannes Daniel Dulcken fabriqué à Anvers aux alentours de 1740, auquel elle déclare, comme à un être de chair, son
coup de foudre ; il s'agit ici du premier enregistrement qui lui est consacré. Avec la seconde, la claveciniste sait à qui elle s'adresse, puisqu'elle a travaillé avec la même technicienne pour ses deux doubles - et superbes - CD Couperin consignés naguère chez
Ambroisie (
reproduction des visuels et liens en fin d'article).
Le déroulé peut prêter à interrogation : s'agit-il - pour parler "moderne" - d'un
digest, d'un
patchwork ? De
partita en
suite anglaise, de
prélude et fugue en
toccata, nous voici entraîné dans ce qui est à tout le moins un collage, ne présentant
a priori aucune autre unité organique que Bach et le clavecin. Certains puristes pourront s'en offusquer, et soupçonner là quelque ricochet, auprès d'un éditeur indépendant, d'une entropie plus générale très perceptible chez les "majors", visant à substituer des récitals à des œuvres complètes. Pour en rester au Cantor de Leipzig, serait-ce une démarcation de ce qu'ont pu offrir sous la célèbre étiquette jaune, des cantatrices comme Anne Sofie von Otter et Nathalie Stutzmann : une ballade absolument somptueuse, mais dépourvue de fil rouge explicite ? Pas du tout : le démenti réside autant dans le choix subjectif de la soliste elle-même, telle qu'elle s'en ouvre dans la riche notice, que dans celui de l'instrument, qui l'éclaire.
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Violaine Cochard - © Mariana Depozzi - © AgOgique |
C'est Laurent Soumagnac, ès qualités, qui fournit les clés du labyrinthe. Illustrations à l'appui, l'artisan détaille des points de facture fondamentaux ; particulièrement ceci, au sujet du son :
"la couleur sonore de ce clavecin a sans doute évolué lors du décor réalisé par Michæle Albani à Venise en 1764 (?). Pour réaliser ce décor baroque très chargé, M. Albani a sculpté "en rocaille" l'éclisse extérieure, la joue et la pointe. Cette sculpture a ôté par endroits la moitié de l'épaisseur de bois prévue par J. D. Dülcken. On se rapproche de l'épaisseur d'une éclisse de clavecin italien. De ce fait, on peu penser que la minceur résultant de ce décor, est à l'origine de la sonorité très cristalline, certes très flamande mais aussi un peu italianisante, de ce magnifique instrument." Le plus important est bien sûr à la fin : "flamande et italianisante", autant dire que ce Dulcken - là encore - porte en lui le syncrétisme d'une certaine déclinaison de
Goûts Réunis.
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J.-S. Bach (1685-1750) |
Une experte de François Couperin telle que Violaine Cochard ne pouvait pas ne pas se saisir du cadeau ! Mais alors, pourquoi Johann Sebastian Bach (
ci-contre) ? Seulement pour son
"[alliance de] brillance et raffinement" ? Certes, la prise de son, du même niveau d'excellence que le reste de la collection
AgOgique, met le doigt (c'est bien le mot) sur ces deux lignes de force essentielles du génie de Bach, se lovant avec le plus grand naturel dans le "métissage" revendiqué par le clavecin. Pour autant, ce n'est pas tout : ce Bach-là sonne, aussi,
français. Ce n'est pas qu'une question de titres de quelques danses extraites des
Suites, quoique cet aspect formel ait son importance ; c'est - mieux - une affaire de toucher, de respiration, de résonance, de délié. La clarté est ici le maître mot ; et pourquoi pas le
chant ! Un chant sobre, ne paraphrasant pas une harmonie ou contrepoint qui disent déjà tout, mais conviant l'auditeur, avec tact, à suivre des épanchements dont l'intimité n'altère jamais la pudeur (1).
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Il n'est plus que de s'imprégner d'un itinéraire
affectif (terme employé par Cochard elle-même) dont la logique coule tellement de source, qu'il ne vient pas à l'idée de parler d'extraits, de morceaux, de mouvements, ou de tout autre segment. Pas une pièce qui ne soit preuve d'amour, puisque nous n'avons qu'elles, avec mention spéciale envers l'immense
Toccata BWV 813, variée et translucide . Et, à l'opposé, l'éphémère et pourtant obsédant
Prélude BWV 999
(à l'écoute en bas d'article). Enfin, ce n'est pas par hasard, à notre avis, que la
Fantaisie BWV 922 scande son troublant
la mineur au centre de gravité exact de l'album : elle en est l'essence même.
"Fantaisie" : le mot est tout simplement dans le titre ! Il nous suffit de suivre la guide.