dimanche 23 juin 2013

❛Opéra❜ Sebastian Rivas, Aliados, opéra du temps réel au Théâtre/CDN de Gennevilliers (création) • Tyrans à leur crépuscule, ou : Crises et Chuchotements...

N. Petročenko, L. Peintre, T. Mantero, M. Boisvert, L. Warynski - © Philippe Stirnweiss, CDNCC Gennevilliers
Lorsque, voici un peu plus de quatre cents ans, Claudio Monteverdi fit chanter à son Orfeo, au cœur même de l'opéra éponyme, pierre de touche originelle (1), son admirable Possente spirto destiné ni plus ni moins à faire s'ouvrir les portes de l'Enfer, il conféra au genre (sans peut-être s'en douter) une  quasi constante, qui se nomme déraison. L'art lyrique, peut-être plus que d'autres arts - et sans doute parce qu'il en convoque plusieurs à la fois - ne trouve sa logique que dans l'hyperbole, l'excès, la démesure, celle de sa forme, de sa durée, de ses destins.
Bref, l'opéra se complaît souvent, de Don Giovanni en Lucia, ou d'Hermann en Première Prieure, à nous installer, si ce n'est dans les Enfers, du moins dans les limbes. Il est fascinant de constater à quelle enseigne la création contemporaine, quelles que soient les ressources musicales mises en œuvre, n'échappe pas à cette nécessité organique, le dernier exemple en date venant du Centre Dramatique National de Gennevilliers. Il s'agit d'Aliados ("Alliés"), un opéra politique - "du temps réel" - écrit d'après la visite rendue, le 26 mars 1999, par Margaret Thatcher à Augusto Pinochet, alors en résidence surveillée à Londres, dans l'attente de la décision des juges-lords concernant son placement en détention.

Le conscrit (Richard Dubleski) sur scène et en démultiplication vidéo © Philippe Stirnweiss, CDNCC Gennevilliers
Quels rapports avec des limbes ? Beaucoup, et c'est ce qui a manifestement tétanisé les concepteurs : librettiste (Esteban Buch), compositeur (Sebastian Rivas, photo plus bas), metteur en scène (Antoine Gindt), réalisateur "live" (Philippe Béziat), informaticien (Robin Meier) - enfin, chef d'orchestre (Léo Warynski, ci-dessous). Le soutien apporté par 'une "Dame de Fer" à la retraite au dictateur déchu et poursuivi, stricto sensu de l'ordre de l'événementiel, n'est pas resté du domaine privé : la teneur de leurs échanges est connue, et archivée. Or, ce ne sont pas les politesses qui ont donné matière au récit opératique (encore qu'elles soient lourdes de sens), mais les failles naissantes de deux autocrates en proie aux démons de la sénescence : dérèglements "classiques" pour le Chilien en fauteuil roulant, maladie d'Alzheimer pour l'Anglaise.

Léo Warynski, chef d'orchestre - © d'après son site
Voilà toute la différence avec le précédent de John Adams, Nixon in China (1985-87), auquel ce drame  diplomatique fait forcément beaucoup penser : chez l'Américain, les parts nébuleuses des individus ne s'ouvrent jamais sur de la démence véritable, même dans le très inquiétant monologue de Madame Mao, ou celui, plus mélancolique, de Chou En-Laï. À l'inverse, Rivas, Buch, Gindt et les autres saisissent à bras le corps ces décrépitudes croisées pour explorer des zones d'ombre, voire de nuit, qu'ils rendent encore plus déstabilisantes par la référence permanente à la Guerre des Malouines de 1982 - laquelle parapha, contre l'Argentine, l'alliance de ces deux "monstres d'autorité vieillissants" (2).

Symétriquement, chacune des deux figures tutélaires est flanquée, du fait de son handicap, d'un soutien logistique : que ce soit l'aide de camp de Pinochet, ou l'infirmière de Thatcher. Le sacerdoce glaçant de ces doubles, discrets mais diligents, accentue autant qu'il est envisageable le malaise diffus qu'un cinquième protagoniste vient porter à l'incandescence, si ce n'est à la déflagration. C'est "le conscrit" (premier plan & gros plan vidéo, photo 2), cet anonyme Argentin embrigadé symbolisant la chair à canon de tous les conflits ; présenté ici rampant, la gueule noircie, comme en écho, aussi, à ces mineurs que le premier ministre britannique décima de sa vindicte.

Tango :  L. Peintre & N. Petročenko. Au 2° plan, T. Mantero & M. Boisvert. Au fond, L. Warynski & l'orchestre - © T2G
La mise en espace recourt à un mobilier minimaliste (fauteuils, table, rares accessoires), un tapis de sol qui n'est rien d'autre qu'une marqueterie d'images de guerre... et, point capital, un écran supérieur sur lequel défilent, entre deux journaux télévisés vintage, des angles de vues alternatifs, pris de l'intérieur même de la scène par deux vidéastes. Enfin, le petit (mais très efficace) orchestre est disposé latéralement, au fond, le chef officiant coté cour (voir les quatre photos de scène).

Sebastian Rivas, compositeur, © n.c.
Autre facteur essentiel, les deux héros principaux ne sont pas univoques : nous savons gré aux auteurs de se garder de tout manichéisme à la Brecht, en introduisant des éléments de demi-caractère (l'échange des cadeaux) ou comiques ("un bronze pour la dame de fer") ; et même oniriques, tel ce double tango des maîtres et des valets suggérant des accointances inédites ! Une empathie, soudaine, fugace, mais réelle, nous saisit ; le souvenir, dans ce qui  lui reste de mémoire, du General Belgrano, croiseur argentin coulé avec ses trois cents hommes par la Royal Navy, hante Thatcher - et nous émeut. De la sorte invité à nous mettre à la place de personnalités si peu attirantes, nous voilà confronté, sans préavis, à l'épreuve d'un questionnement vertigineux.

Ainsi que Sebastian Rivas (ci-dessus), Franco-Argentin lui-même, s'en explique (3), sa composition s'articule autour de trois états, techniques ou technologiques, du son, qui sont partie prenante de la dramaturgie : son "filtré", son "saturé" ou son "net" (que l'on pourrait qualifier de son "naturel"). L'usage qui en est fait est fonction des personnages et de leur état psychique ; la saturation étant la surcharge d'information, et le filtrage sa raréfaction. En outre, très finement, le musicien associe à chaque intervenant un instrument particulier, qu'il qualifie d'avatar : trombone / Pinochet, clarinette basse / Thatcher, piano / aide de camp, violon / infirmière... et même guitare électrique / conscrit. Manière de faire entrer le théâtre jusque dans l'orchestre ; également, mais en plus systématique, actualisation du procédé très baroque de l'obbligato !

La remise des cadeaux : Lionel Peintre et Nora Petročenko - © Philippe Stirnweiss, CDNCC Gennevilliers
Le discours musical, souvent frénétique, ne concède aucun répit à l'auditeur. À ces cinq instruments obligés s'ajoutent des percussions, dont l'effet de criblage - métaphore évidente des mitraillettes, quand ce n'est des lacérations de la souvenance - est poussé volontiers jusqu'au raptus. Le traitement des voix, outre la triple perspective précitée (saturation/filtrage/netteté), se veut très exigeant, que ce soit par la longueur de certaines phrases hachées, entrecoupées de râles, dévolues à Pinochet ; ou par quelques aigus crucifiants réclamés à Thatcher. Magnifique trouvaille, à notre connaissance unique dans l'histoire de l'opéra, le livret recourt concomitamment aux deux idiomes anglais et espagnol, chacun des deux "monstres" se trouvant sur-cloisonné par la barrière de la langue.

Dans ce huis clos où la mémoire collective se construit à mesure que la mémoire individuelle défaille, le baryton français Lionel Peintre et le mezzo soprano lituanien Nora Petročenko (une fidèle de Warynski : Massacre, Ring Saga - gros plans ci-dessus) ne méritent que des éloges. Leur composition impeccable, et aussi spontanée que possible, paraît démentir un labeur évidemment sans concession. C'est plaisir de retrouver, quelques semaines après son Maître de Musique d'Ariadne auf Naxos, l'aplomb viril de Thill Mantero, Aide de Camp aux égards ambigus, tandis que l'Infirmière de Mélanie Boisvert surmonte crânement des saillies coloratura qui laissent ébaubi (gros plans sur l'écran vidéo, photos 1 & 3) .

L'entretien original de 1999, à Londres - © CDNCC Gennevilliers
Le sprechgesang haletant, sordide, tellurique du conscrit (Richard Dubleski) trouve son antidote dans la somptueuse mécanique, d'une précision compulsive, que Léo Warynski et l'Ensemble Multilatérales traitent - suivant les séquences - en chirurgiens, ou en horlogers. Aliados sera repris les 4 octobre à Strasbourg (Festival Musica) et 11 octobre à Rome (Fondation RomaEuropa), ainsi que le 31 janvier 2014 à Saint Quentin en Yvelines, un théâtre qu'Appoggiature connaît bien.

Pour autant que les circonstances vous le permettent, ne vous privez sous aucun prétexte d'une expérience mémorielle et sensorielle aussi extra-ordinaire !

‣ À l'écoute sur le site du Théâtre de Gennevilliers, le Tango et un extrait instrumental  CLIQUER ICI.
‣ Un court entretien avec Sebastian Rivas, à propos du présent opéra  CLIQUER ICI.
‣ Un court entretien avec Léo Warynski, à propos... de l'interprétation de Pink Floyd !  CLIQUER ICI.

(1) Orfeo fut créé à la cour de Mantoue le 24 février 1607. Si l'on fait généralement remonter la source littérale de l'opéra à Euridice (1600) ou Dafne (partition perdue) de Iacopo Peri, on admet volontiers que le genre ne prend véritablement son envol qu'avec Monteverdi.

(2) Selon la présentation de l'œuvre par le Théâtre de Gennevilliers (Centre Dramatique National de Création Contemporaine).

(3) "(...) Dans Aliados, il est question dʼinformation et de mémoire, et du point de vue de la théorie de la communication, la saturation correspond à lʼexcès dʼinformation ou à lʼexcès dʼune substance dans un milieu, tandis que le filtrage sʼassimile au contrôle de lʼinformation ou à la façon dont se déploient les réminiscences mémorielles. Saturation et filtrage sont ainsi clairement perceptibles dans le rapport aux médias quʼimplique ce projet à travers la propagande de guerre, la manipulation télévisuelle, les souvenirs et les omissions de Thatcher et Pinochet, etc. Autrement dit, un même principe gouverne lʼopéra tant dans ses aspects musicaux que visuels et scéniques. La maladie dʼAlzheimer de Thatcher se situe du côté du filtrage, tandis que lʼaccent chilien de Pinochet a trait à la saturation. Quant à lʼétat net, il correspond à la quête impossible de lʼobjectivité." - In Entretien avec Stéphane Roth, 15 juin 2012.

 Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National de Création Contemporaine, 17 VI 2013.
Sebastian Rivas (né en  1975) : Aliados, opéra du temps réel (création).

‣ Livret : Esteban Buch - mise en scène : Antoine Gindt -
réalisation "live" : Philippe Béziat - informatique : Robin Meier (IRCAM).

‣ Lionel Peintre, Nora Petročenko, Thill Mantero, Mélanie Boisvert, Richard Dubleski.
Ensemble Multilatérale : Antoine Maisonhaute, Kobe van Cauwenberghe, Benoît Savin,
Mathieu Adam, Lise Baudouin Hélène Colombotti. Direction : Léo Warynski.

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