Créateur, responsable, et néanmoins heureux co-rédacteur de ce blog, je prends - pour la première fois ici - la parole à la première personne. Ces quelques lignes, à la fois musicales et très personnelles, n'engagent donc pas forcément mes deux co-rédacteurs.
Quoique personnellement agnostique, je suis depuis toujours sensible, entre autres, à la spiritualité de la semaine sainte, du Vendredi Saint et des fêtes de Pâques.
Notre société matérialiste, je n'ose écrire sécularisée, ne s'intéresse guère plus auxdites fêtes, évidemment, que pour vendre - présentement, du chocolat (admettons qu'il existe pire).
A contrario, ce que je souhaite avec acharnement y trouver, comme vous tous sans doute - croyants ou non - c'est bien un don certain du Sacré, sans lequel l'Humain n'est rien.
Après Heinrich Ignaz Franz Biber et ses insurpassables Sonates du Rosaire il y a deux ans, Gustav Mahler et sa "Passion laïque" de la Symphonie Résurrection l'an dernier (partages que j'avais opérés sur le seul Facebook)... je vous propose pour 2013 une musique encore plus proche de nous, celle du Suisse Frank Martin (1890-1974), sous les atours de son oratorio Golgotha.
Pendant évident des grandes Passions luthériennes, cette partition ténébreuse, voire tellurique, de 1945-1948 porte en elle, bien sûr, les secousses et stigmates de la tragédie mondiale qui vient de s'achever.
D'une certaine façon, et à l'inverse de Haydn (Sept Dernières Paroles du Christ en Croix), Martin semble commencer par le Tremblement de Terre, tant sa déferlante musicale donne l'impression de convoquer d'emblée l'humanité pécheresse dans l'Apocalypse !
Cette gemme tient, bien entendu, du Livre des Sept Sceaux de Franz Schmidt, de la Jeanne au Bûcher d'Honegger, tous deux de 1938... et annonce, un tant soit peu, le Poulenc des Dialogues des Carmélites composé huit ans plus tard (quoique créés en 1957).
Que cette porte ouverte sur la transcendance soit aussi l'occasion, pour Appoggiature, de marquer un léger temps de repos. D'ici quelques jours, des nombreuses chroniques en attente y prendront place : sous une forme repensée, plus à même de suivre une actualité - heureusement - féconde.
Merveilleuses fêtes de Pâques et excellent début de printemps - dans la sérénité et si possible en musique - à toutes et à tous ! ♥
‣Un captivant entretien télévisé avec Frank Martin à l'époque de ses quatre-vingts ans (1970) :http://bit.ly/YTrNz8.
‣Note : l'intégralité de la version Reuss figure sur cette chaîne YouTube :http://bit.ly/14BUQyn. Il n'est pas non plus interdit d'acheter légalement cet enregistrement magnifique ICI : http://amzn.to/14BV5cR !
L'Opéra de Quatre Sous est l'œuvre la plus célèbre de Kurt Weill, avec Grandeur & Décadence de la Ville de Mahagonny et le ballet chanté Les Sept Péchés Capitaux. Et pourtant, il ne s'agit là que de la partie émergée de ce compositeur versatile, protéiforme - au renouvellement incessant ! Bien éloignée des partitions allemandes "bretchiennes", ses nombreux opus américains s'avèrent, peut-être, les plus féconds. Juif exilé, une fois parvenu et installé aux États-Unis, il enchaîne de grandioses comédies musicales, dans le plus pur style natif, telles que Lady in the Dark, One Touch of Venus, ou Lost in the Stars ! September Song reste, d'ailleurs, une des mélodies les plus populaires qui soient outre-Atlantique .
Nous voici donc face à un Janus, un démiurge à deux têtes aux facultés d'assimilation stupéfiantes. Street Scene ("Scène de Rue") demeure peut-être son chef d'oeuvre absolu, le plus riche, le plus foisonnant - le plus personnel quoiqu'acculturé. Le plus abouti. Authentique opéra américain (dénomination littérale), bien davantage que comédie musicale "pure", le drame retient toutes les leçons lyriques de l'Europe, tout en lorgnant nettement vers l'univers coloré, et si roboratif, des lyrics de Broadway. Street Scene est un masterpiece ni plus ni moins fondamental que le si peu joué Porgy and Bess de Gershwin, ou l'encore plus rare Regina de Blitzstein ! Sans qu'il y ait le moindre doute, l'immigré Kurt Weill bat à plate couture l'Amérique sur son propre terrain : en regard de ces constellations d'humanité - mordorées, triviales et sublimes - rivées au "Lower East Side" des années '40, le mythique Show Boat de Jerome Kern, ou même le savoureux Kiss me Kate de Cole Porter ne sont plus qu'aimables bluettes.
Weill ne joue en fait pas dans la même cour. Cette comédie humaine déroule une chronique sociale de haute volée ; si ce n'est un drame sociologique, découpé avec un scalpel digne de Steinbeck. S'y ajoute, musicalement, un lyrisme consubstantiel, d'une inédite tendresse, ardent et subtil - à mi-chemin entre Puccini et Korngold. Bref, un hybride de naturalisme ou de vérisme à la mode américaine, à quoi s'ajoute une dramaturgie des "petites gens"... qui ne peut pas ne pas évoquer Louise. Lors son passage à Paris, peut-être l'auteur a-t-il entendu l'opéra de Gustave Charpentier ? Ici, une fresque bouleversante traite, en creux et par l'absurde, du fameux american way of life. Sous nos yeux, un immeuble sordide d'un quartier pauvre, dans lequel se côtoient divers protagonistes de nationalités hétéroclites, confrontées à la dure promiscuité de la vie entre voisins. À l'arrivée, des personnages attachants, sincères, humbles et dignes, telle la superbe figure d'Anna Maurrant (photographie tout en haut). Des pépites humaines, extrêmement fortes et fragiles à la fois, drues et vraies - jusques et y compris dans leur veulerie.
Cette peinture miséreuse (ci-dessus) n'est rien d'autre qu'une Fenêtre sur cour opératique, baignée d'un réalisme doux-amer, mélancolique et suave. S'y succèdent en un savant mélange, des scènes chorales poignantes, d'éphémères passages dansés tourbillonnants, virtuoses et spectaculaires, swingant de façon frénétique (Moon Faced Starry Eyes, notre premier extrait sonore ci-dessous)... Et encore, des moments d'introspection précieuse, où chacun se livre à une réflexion sur sa destinée. Le compositeur, remarquable coloriste, flirte de manière jubilatoire avec l'atmosphère débridée des shows enchanteurs de l'âge d'or de Broadway ; par exemple, le mémorable et mythique Ziegfeld Follies ! Fou, le sextuor Ice cream à l'acte I, à l'écriture si "falstaffienne", folle, l'aria de Mrs. Maurrant adressé à son fils (acte II) ; fou, le joyeux charivari des gamins dégénérant en bagarre au début du II. Fou, encore - mais aussi acéré, cruel, impitoyable - ce duo décalé des deux gouvernantes à landau de la "haute", venues respirer le frais d'un fait divers sanglant survenu chez la canaille.
Les acteurs-danseurs-chanteurs se révèlent d'une redoutable efficacité, hyper-impliqués et d'une magnifique humanité, pour mener à son terme cette grande saga populaire. Radieux, même si pas toujours percutants (le Maurrant de Geof Dolton est assez sous-dimensionné), ils sont époustouflants de crédibilité. Par-dessus tous les autres : le couple des tourtereaux Rose et Sam, Susanna Hurrell et le tenore di grazia Paul Curievici (Louise et son Julien ne sont pas loin, là encore). Réparti sur les deux niveaux du dispositif scénique (ci-dessus), l'effectif relativement modeste de l'Orchestre Pasdeloup compense sa ténuité par une perfection de coloris et une netteté de lignes à mettre au crédit de la direction sans faiblesse, nerveuse mais aussi poétique, de Tim Murray.
Ceci n'est rien d'autre que le frémissement de la jeunesse éternelle, aspirant à la liberté, aux espoirs les plus fous... à un idéal d'évasion vers une vie meilleure, tel que les films de Frank Capra le dépeignent. Un monument, essentiel, constamment inspiré, grave et léger - si injustement méconnu, et pourtant d'une splendeur incomparable. Le génie de Kurt Weill, compositeur binational faisant de nécessité vertu, a atteint ici des sommets inégalés.
‣ Kurt Weill (1900-1950) : Street Scene (Adelphi Theatre of New York, 1947).
"Opéra américain" en deux actes, production du Watford Palace Theatre (2008).
Paris, Théâtre du Châtelet, dimanche 27 janvier 2013.
‣Geof Dolton, Sarah Redgwick, Susanna Hurrell, Pablo Cano Carciofa, Paul Featherstone, Kate Nelson, Paul Curievici, Robert Burt, Simone Sauphanor, James McOram Campbell, Margaret Preece, Paul Reeves, Harriet Williams, Joanna Foote, Riordan Kelly, Ashley Campbell, Darren Abrahams.
‣ Maîtrise de Paris, Chœur du Châtelet, Orchestre Pasdeloup. Tim Murray, direction.
Incontournable Palazzetto Bru Zane ! La politique artistique de cette institution vise, nous le savons, à découvrir des territoires peu explorés, nous frayer des chemins buissonniers ou parcourir des sentiers de traverse. Au carrefour de l'ethnologie, de l'archéologie et de l'expédition musicale (voir tous les albums consacrés aux Cantates du Prix de Rome), nous voici embarqué dans une nouvelle aventure en terre inconnue, en tout point fidèle à sa mission patrimoniale hautement revendiquée, la remise en lumière de pans entiers de répertoire oubliés.
Dans un tel contexte, l'éclairage éditorial bilingue s'avère d'un grand prix. Faut-il rappeler la qualité, tant esthétique que littéraire, des livres-disques produits par les Ediciones Singulares (précédemment Glossa, dans un format plus petit) ? Rendez-vous toujours attendu, que ces commentaires de fines plumes à la fibre romanesque, d'une pertinence aussi érudite que vivante, et profuse. Celles-ci nous présentent cette fois La Mort d'Abel (Académie Impériale de Musique, 1810) de Rodolphe Kreutzer (1766-1831, portrait plus bas), un hybride lyrique relatant l'assassinat d'Abel par son frère Caïn, puis sa transfiguration céleste.
Libre de ton, résolument tourné vers l'avenir, le compositeur français s'affranchit de toute école de pensée, de tout académisme conventionnel. À la charnière entre classicisme et romantisme, voire pré-impressionnisme, l'ouvrage n'en est pas moins aussi abouti qu'ombreux. Il n'appartient à aucun genre codifié, pas plus qu'il ne ressemble à aucune autre musique de son époque. Un choix assurément judicieux pour ouvrir une nouvelle collection d'œuvres françaises - mais aussi, n'y allons pas par quatre chemins, une résurrection majeure. L'héritage kreutzérien, ce contemporain de Lesueur et Catel, est composite. Nourri de Gluck, Gossec (Thésée !), Grétry (Andromaque), le langage personnel de l'éminent violoniste - dédicataire de l'illusre Sonate de Beethoven qui offrit à son tour un titre de nouvelle à Tolstoï - préfigure, à brève ou moyenne échéance, ceux d'Hérold, d'Auber... et plus tard de Berlioz, grand admirateur de cette Mort d'Abel.
La partition est d'une richesse polyphonique inouïe et foisonnante. Elle déploie un entrelacs d'harmonies sinueuses lovées dans une rare luxuriance instrumentale, en dépit d'une extrême concision (deux actes au final, au lieu de trois à l'origine : à peine une heure et demie de musique). Navigant sur des vagues vertigineuses, le drame biblique, ambivalent et original, casse les codes pour submerger l'auditeur. Tout en séquences fulgurantes, ce poème tempétueux, virtuose et survolté brandit fièrement un lyrisme aussi dru que dense, et capiteux. À l'instar du Samson et Dalila de Saint-Saëns bien ultérieur (1877), il se situe entre l'oratorio, le drame sacré ou la fresque épique (se reporter à la notice de Benoît Dratwicki sur l'histoire de l'oratorio français). Visionnaires, prophétiques, les toutes premières interventions d'Adam anticipent étonnamment le Guercœur (1900) de Magnard, ce qui mène déjà plus loin que notre Berlioz précité. Le chœur séraphique conclusif, quant à lui, évoque Les Sirènes (1901) de Debussy, voire LesNymphes au Crépuscules (1900) de Déodat de Séverac... ou la Bérenice (1909) du même Magnard. Jusqu'à l'art subtil et raffiné de Benjamin Godard (Jocelyn, 1888) qui se profile déjà !
Le final du premier acte porte déjà en lui les impressionnantes scènes de genre du Grand Opéra à la Française, jusqu'à l'Hérodiade de Massenet (1881). En outre, l'écriture chorale flamboyante y est enchanteresse, portée à l'incandescence par un Choeur de Chambre de Namur digne de sa renommée - et ce, malgré des parties d'une redoutable sophistication (1). Par-delà la perfection formelle de l'écriture, séquence par séquence, on ne peut qu'admirer le continuum de cet immense fleuve mélodique noyant tout sur son passage. La trame agitée, convulsive, dévide cependant une myriade d'harmonies opalescentes et de senteurs enivrantes, ponctuées de scènes spectaculaires d'une puissance phénoménale (à partir de la plage XII du premier CD). Paradoxe : le fil narratif et musical de Kreutzer atteint, ici, l'épure.
Il reste incompréhensible que cette musique ambitieuse et futuriste (2) ait connu pareille éclipse ; surtout, au vu de l'accueil plutôt enthousiaste de la critique de l'époque. Que retenir d'une distribution proche de l'idéal, galvanisée par un Guy van Waas (ci-dessus) en état de grâce ? Se détachent deux barytons : Pierre-Yves Pruvot (Adam) d'abord, au chant noble et majestueux, modèle d'élégance impériale et souveraine dans l'interprétation du chant français (il était déjà époustouflant dans le disque Patrie !). En deuxième lieu, Jean-Sébastien Bou (Caïn, ci-contre) a manifestement conclu un pacte avec son coté obscur : voici de toute évidence, l'un des ses plus beaux emplois, avec Au coeur du moulin(3) . Doté d'une émission mordante portée par un métal vif-argent, Bou affronte avec vaillance une tessiture éprouvante, tendue... et pourtant élégiaque. Anti-héros, velléitaire, nihiliste, nanti d'une psychologie complexe et ambiguë, il est le protagoniste principal ! Orfèvre pointilleux en plus de novateur, Rodolphe Kreutzer a en effet apporté une soin extrême à son personnage, qui s'impose naturellement comme pilier, centre névralgique et raison d''être de l'œuvre.
Un moment-clef pour Caïn est celui où il crache littéralement sa haine à la figure de son frère Abel, à l'acte I. Toutefois, son monologue intense ouvrant l'acte suivant sera pour beaucoup une révélation. Il s'agit, ni plus ni moins, de l'esquisse, du profilage du baryton romantique et héroïque à venir, dont l'un des plus merveilleux fleurons demeurera l'Hamlet de Thomas (1868). Le compositeur démontre un talent minutieux de peintre de caractère, de symphoniste authentique et d'homme de théâtre accompli. Il se montre empli de compassion - voire de tendresse - envers le fratricide, lui réservant la plus belle scène de l'opéra-oratorio : un lamento doloriste, d'un noir rayonnement, précédé d'un admirable récitatif, parangon de prémonition funèbre. Magie de la musique : de monstrueuse et d'haïssable, cette simple et suffocante oraison transfigure le ténébreux Cain, devenu d'un coup humain, trop humain si ce n'est pathétique - lorsque, rongé par le doute, il mesure les conséquences de son acte inéluctable.
Le reste des protagonistes se tient, dramatiquement parlant, un peu en retrait. Issu des enfers, Anamalech, autre clef de fa, trouve en Alain Buet un héraut impeccable, net et tranchant, propre à distiller l'effroi. C'est à Sébastien Droy qu'échoit le rôle ingrat d'Abel, pantin impuissant et geignard, auquel le ténor champenois au timbre clair et franc parvient à donner autant de tenue qu'il est possible. Les épouses des deux frères, Méala et Tirsa, sont correctement représentées par Katia Velletaz et Yumiko Tanimura. Malheureusement, le personnage d'Ève semble porter moyennement chance au Palazzetto Bru Zane : après LeParadis Perdude Dubois (notre compositeur coup de cœur de l'année) privé d'une récompense qui lui tendait les bas, voici l'alter ego de Kreutzer confiée à Jennifer Borghi. L'Italo-Américaine dispose certes d'un timbre intéressant (Thésée de Gossec, Versailles) ; toutefois, face aux micros, l'émission pâteuse et le débit monocorde resteraient des péchés véniels, s'ils ne le disputaient à une diction globalement inintelligible. L'enregistrement parfait était, là encore, à portée de main.
Il y a dans le meurtre d'Abel par Caïn une de ces horreurs irréparables qui font les grands mythes romantiques : Wagner ne le démentira pas, lui chez qui le fratricide de Fasolt par Fafner ouvre, en partie, la Tétralogie. Une pareille fluidité dans la narration instrumentale, un onirisme de tous les instants, des coloris chamarrés, font de La Mort d'Abel une pièce en avance sur son temps, un jalon parfait - un chaînon manquant. Équilibre, unité, panache, tout y est ! Pour parfaire la réhabilitation, après le concert à la Salle Philharmonique de Liège et le disque, l'épreuve de la scène ? Les amoureux de tous les compositeurs que nous avons nommés, ainsi que ceux de Cherubini, Hérold, Spontini, Méhul... iront de surprise en surprise : une expérience sensorielle étonnante et inédite les attend.
(1) Celles-ci sont si proches des envolées surnaturelles d'Arrigo Boito, dans ses Nerone et surtout Mefistofele !
(2) Honnêtement: le texte versifié de François-Benoît Hoffman constitue une véritable purge. Il était bien sûr impossible, compte tenu de son caractère harmonisé en continu, d'en faire ici ce que nous rêverions d'en faire... À l'image de ce que décidèrent Christophe Rousset et Krzysztof Warlikowski au sujet du même Hoffman - auteur des soporifiques dialogues parlés de la Médée de Cherubini - lors de la production sensationnelle (notre Opéra de l'Année) du TCE en décembre dernier. C'est à dire : le jeter.
‣ Rodolphe Kreutzer (1766-1831) : La Mort d'Abel (Académie Impériale de Musique, 1810) - Tragédie lyrique en trois actes, remaniée en deux actes en 1825. ‣ Jean-Sébastien Bou, Pierre-Yves Pruvot, Alain Buet, Sébastien Droy, Jennifer Borghi,
Katia Velletaz, Yumiko Tanimura.
‣ Chœur de Chambre de Namur, Orchestre Les Agrémens. Guy Van Waas, direction.
Le 8 mars 1869, il y a exactement cent quarante-quatre ans, disparaissait Hector Berlioz. Ce compositeur revêt pour nous - qualités immenses et défauts indiscutables mêlés - tellement d'importance, que la première (et éphémère) mouture web d'Appoggiature s'appelait... 'Ardente Flamme' !
Et puisqu'il s'agit, présentement, de mettre la femme à l'honneur (pourquoi diantre sur une seule journée ?), je vous offre avec plaisir cette mélodie incroyable de 1842, La Mort d'Ophélie... (en)chantée par une dame, une artiste, et une berliozienne épatante, Anne Sofie von Otter ♥.
Cette merveille est extraite d'un enregistrement (avec ses premières Nuits d'Été par Levine)qui demeure, encore aujourd'hui, une des références absolues pour les amoureux du grand Hector, du chant français, d'Anne Sofie elle-même ; et de la musique en général.
Merveilleuse journée à vous, mesdames - et à vous aussi, messieurs...
Particulièrement réussi, le visuel de cette manifestation...
La Cavatine, ou quatre jeunes musiciens dans le vent (photographies ci-dessous) ! Réunis le 25 janvier 2013 à l'Église Évangélique Allemande du IX° arrondissement de Paris, ils ont su suivre une voie (Voix) fort originale pour condenser et transmettre - de manière didactique et plaisante, en un peu plus d"une heure de musique - l'un des corpus les plus colossaux de notre héritage occidental, celui des Cantates sacrées de Johann Sebastian Bach (1685-1750).
Le titre du concert, La Voix de l'Âme, peut paraître à la première lecture bien vague, voire banal. Il n'en est évidemment rien, tant il obéit à la logique interne qui prévaut dans le choix des morceaux proposés. Et de manière a priori paradoxale, cette Voix s'ordonne et s'alimente essentiellement autour d'une sève nourricière de nature... instrumentale.
En effet, la pierre angulaire de ce parcours repose sur "l'instrument des bergers", le hautbois. Pas seulement par la rémanence, au cœur des chefs d'œuvre vocaux du Cantor de Leipzig, comme dans beaucoup de partitions baroques (1) de ce timbre et de cette couleur uniques. De manière sans doute plus essentielle, au sein de compositions qui sont avant tout des liturgies de la parole, le hautbois présente, pour la communauté des fidèles à qui elles sont destinées, un caractère très hautement symbolique.
Le déchiffrage de ladite symbolique est confiée par La Cavatine à celui qui est sans doute le plus grand expert actuel en la matière : Gilles Cantagrel(photographie ci-dessus). Au cours d'une présentation aussi captivante que concise, le conférencier insiste avec son éloquence accoutumée sur l'importance que revêtaient à l'époque des choix musicaux (tonalité, rythme, tempo, orchestration, tessitures...) auprès d'une assistance susceptible de recevoir et comprendre par ces codes la Bonne Nouvelle - de la même manière que les ouailles du Moyen-Âge savaient lire et comprendre les Jugements Derniers des tympans des cathédrales.
Étonnamment, le hautbois précité, qui accompagne les Rois Mages (et par conséquent la naissance du Sauveur), se voit ici associé, comme le souligne Cantagrel, à des textes de Cantates que l'auditeur moderne peut juger doloristes, voire macabres. Il n'est là, pourtant, aucune antinomie pour les croyants du temps : par sa Passion, rachat des péchés des hommes, le Christ a ouvert à chacun d'entre eux les portes de la félicité éternelle, appelée à succéder à la via doloris terrestre. En conséquence, la douleur et la mort tant chantées par Bach, non seulement ne sont ni une fin ni un tourment, mais - plus encore qu'une délivrance - un passage. Transition de la vie ordinaire vers la vie véritable, ce re-commencement ne peut être, sous l'angle musical, qu'une seconde naissance... bercéepar les mélismes d'un hautbois.
Voilà pourquoi le programme tire une forte part de son extrême intelligence (et de sa haute sensibilité) de la prestation marathonienne - eu égard à l'endurance requise par l'instrument - du hautboïste Timothée Oudinot (photographies ci-dessus... & ci-dessous au oboe da caccia, ou hautbois de chasse). L'artiste se voit sollicité sur trois instruments distincts (!) d'un bout à l'autre (2), ses seuls répits étant les deux mouvements de Suites pour violoncelle BWV 1007-1008, interprétés avec une intériorité toute luthérienne par Lucile Perrin ; ainsi que l'air Öffne dich mein ganze Herze de la très célèbre BWV 61 Nun komm, der Heiden Heiland, permettant à l'organiste Louis-Noël Bestion de Camboulas de s'employer à découvert (3).
Le mérite d'Oudinot est d'autant plus grand que, ne se départant jamais du plus pastoral des sourires, il se donne les moyens - didactisme, encore - de proposer un autre instant pédagogique, en début de seconde partie. Ceci, sous la forme d'un comparatif entre le hautbois baroque "standard", le hautbois d'amour et le hautbois de chasse (relais entre l'ancien cornet à bouquin, et le futur cor anglé, devenu "cor anglais"), tous trois sollicités lors du concert !
L'autre voix de l'âme, qui lui fait écho, c'est celle de Véronique Housseau (photographies ci-dessus & ci-dessous) jeune soprano lyrique-léger au timbre cristallin, à la contribution également écrasante. Ses seuls vrais repos résident dans les deux méditations pour violoncelle seul de Lucile Perrin, et la Sinfonia de l'immense BWV 76 Die Himmel erzählen die Ehre Gottes, qui ouvre le second volet de la soirée(hautbois d'amour, viole de gambe ici remplacée par le cello, orgue). Curieusement, c'est à l'issue de cette pause que le matériau de la chanteuse paraît le plus crispé, ne pouvant taire une relative "verdeur" au cours de l'air de la BWV 75 Die Ellenden sollen essen.
En revanche, ses miroitements argentins et expressifs font merveille ailleurs, d'autant que l'implication textuelle est forte. L'exemple le plus abouti n'est même pas de la plume de Bach... mais de Georg Philipp Telemann (notre compositeur de l'année 2012,lire notre rétrospective) - convié en un unique et admirable extrait de la TWV 4:17 Du, aber Daniel - juste avant l'entracte. À complimenter de même, la BWV 127, Herr Jesu Christ, wahr' Mensch und Gott, toute de legato, volutes, voix filée du meilleur aloi. Et surtout, la très belle tenue d'un talisman tel que Mein Herz schwimmt in Blut - Stumme Seufzer, stille Klagen, cette BWV 199 "icône", dans laquelle les plus fameux sopranos se sont depuis longtemps illustrés.
Deux choses encore. Le choix du bis irréel Flößt mein Heiland, flößt dein Namen (sans effet d'écho, forcément), de la quatrième section de l'Oratorio de Noël : voilà qui rehausse encore, un mois jour pour jour après la Fête de la Nativité, l'intelligence programmatique déjà louée.
Plus significatif encore - car tellement subtil - est le choix de deux portiques, d'entrée et de sortie de soirée, cette fois parmi les cantates profanes de Johann Sebastian Bach. C'est le mariage qui s'y trouve célébré, par deux airs très contrastés (de l'affliction à l'allégresse) issus de la BWV 202 Weichet nur, betrübte Schatten.
Ceci vient rappeler, à qui l'aurait perdu de vue, que les épousailles terrestres ne sont rien d'autre que la métaphore de l'Alliance : celle conclue entre Jésus Christ et son Église. Didactique, avions-nous précisé.
À ne pas manquer le 9 mars !
(1) Pas seulement baroques ! Il est à notre sens évident que le Gustav Mahler du quatrième mouvement de la III° Symphonie, l'O Mensch ! de Nietzsche, ne procède pas autrement - tant les traits surnaturels du hautbois y sonnent comme autant d'interrogations métaphysiques de même nature que celles de Bach.
(2) Une légère pointe de fatigue - très compréhensible - est perceptible par de marginales imprécisions, au cours de l'extrait jubilatoire de la Cantate de mariage BWV 202 qui clôt les festivités. Cela n'enlève absolument rien à la performance du jeune hautboïste, qui représente pour nous une première.
(3) Au-delà de ces "découverts" précis, il convient d'applaudir sans réserve l'excellence de ces deux continuistes, tout au long de la totalité du récital. Louis-Noël Bestion de Camboulas dirige, par ailleurs, le jeune Ensemble Les Surprises, que nous avons eu le plaisir d'entendre récemment à Ambronay.
‣ Paris, Église Évangélique Allemande, 25/01/2013 : La Voix de l'Âme - Bach - Cantates sacrées.
Un concert organisé par l'ensemble La Cavatine et présenté par Gilles Cantagrel.
‣ Johann Sebastian Bach (1685-1750) - Extraits des Cantates BWV 202, 1, 21, 127, 92,76, 75, 61, 199. Extraits des Suites pour violoncelle seul BWV 1007 & 1008. Extrait de l'Oratorio de Noël BWV 248 (bis). ‣ Georg Philipp Telemann (compositeur de l'année 2012 Appoggiature) - Extrait de la Cantate TWV 4:17.