❛Opéra❜ Street Scene, "Opéra américain" de Kurt Weill au Châtelet ● Scène de Rue, ou "American Dream" : un chef d'œuvre restitué dans des conditions satisfaisantes !
L'Opéra de Quatre Sous est l'œuvre la plus célèbre de Kurt Weill, avec Grandeur & Décadence de la Ville de Mahagonny et le ballet chanté Les Sept Péchés Capitaux. Et pourtant, il ne s'agit là que de la partie émergée de ce compositeur versatile, protéiforme - au renouvellement incessant ! Bien éloignée des partitions allemandes "bretchiennes", ses nombreux opus américains s'avèrent, peut-être, les plus féconds. Juif exilé, une fois parvenu et installé aux États-Unis, il enchaîne de grandioses comédies musicales, dans le plus pur style natif, telles que Lady in the Dark, One Touch of Venus, ou Lost in the Stars ! September Song reste, d'ailleurs, une des mélodies les plus populaires qui soient outre-Atlantique .
Nous voici donc face à un Janus, un démiurge à deux têtes aux facultés d'assimilation stupéfiantes. Street Scene ("Scène de Rue") demeure peut-être son chef d'oeuvre absolu, le plus riche, le plus foisonnant - le plus personnel quoiqu'acculturé. Le plus abouti. Authentique opéra américain (dénomination littérale), bien davantage que comédie musicale "pure", le drame retient toutes les leçons lyriques de l'Europe, tout en lorgnant nettement vers l'univers coloré, et si roboratif, des lyrics de Broadway. Street Scene est un masterpiece ni plus ni moins fondamental que le si peu joué Porgy and Bess de Gershwin, ou l'encore plus rare Regina de Blitzstein ! Sans qu'il y ait le moindre doute, l'immigré Kurt Weill bat à plate couture l'Amérique sur son propre terrain : en regard de ces constellations d'humanité - mordorées, triviales et sublimes - rivées au "Lower East Side" des années '40, le mythique Show Boat de Jerome Kern, ou même le savoureux Kiss me Kate de Cole Porter ne sont plus qu'aimables bluettes.
Weill ne joue en fait pas dans la même cour. Cette comédie humaine déroule une chronique sociale de haute volée ; si ce n'est un drame sociologique, découpé avec un scalpel digne de Steinbeck. S'y ajoute, musicalement, un lyrisme consubstantiel, d'une inédite tendresse, ardent et subtil - à mi-chemin entre Puccini et Korngold. Bref, un hybride de naturalisme ou de vérisme à la mode américaine, à quoi s'ajoute une dramaturgie des "petites gens"... qui ne peut pas ne pas évoquer Louise. Lors son passage à Paris, peut-être l'auteur a-t-il entendu l'opéra de Gustave Charpentier ? Ici, une fresque bouleversante traite, en creux et par l'absurde, du fameux american way of life. Sous nos yeux, un immeuble sordide d'un quartier pauvre, dans lequel se côtoient divers protagonistes de nationalités hétéroclites, confrontées à la dure promiscuité de la vie entre voisins. À l'arrivée, des personnages attachants, sincères, humbles et dignes, telle la superbe figure d'Anna Maurrant (photographie tout en haut). Des pépites humaines, extrêmement fortes et fragiles à la fois, drues et vraies - jusques et y compris dans leur veulerie.
Cette peinture miséreuse (ci-dessus) n'est rien d'autre qu'une Fenêtre sur cour opératique, baignée d'un réalisme doux-amer, mélancolique et suave. S'y succèdent en un savant mélange, des scènes chorales poignantes, d'éphémères passages dansés tourbillonnants, virtuoses et spectaculaires, swingant de façon frénétique (Moon Faced Starry Eyes, notre premier extrait sonore ci-dessous)... Et encore, des moments d'introspection précieuse, où chacun se livre à une réflexion sur sa destinée. Le compositeur, remarquable coloriste, flirte de manière jubilatoire avec l'atmosphère débridée des shows enchanteurs de l'âge d'or de Broadway ; par exemple, le mémorable et mythique Ziegfeld Follies ! Fou, le sextuor Ice cream à l'acte I, à l'écriture si "falstaffienne", folle, l'aria de Mrs. Maurrant adressé à son fils (acte II) ; fou, le joyeux charivari des gamins dégénérant en bagarre au début du II. Fou, encore - mais aussi acéré, cruel, impitoyable - ce duo décalé des deux gouvernantes à landau de la "haute", venues respirer le frais d'un fait divers sanglant survenu chez la canaille.
Les acteurs-danseurs-chanteurs se révèlent d'une redoutable efficacité, hyper-impliqués et d'une magnifique humanité, pour mener à son terme cette grande saga populaire. Radieux, même si pas toujours percutants (le Maurrant de Geof Dolton est assez sous-dimensionné), ils sont époustouflants de crédibilité. Par-dessus tous les autres : le couple des tourtereaux Rose et Sam, Susanna Hurrell et le tenore di grazia Paul Curievici (Louise et son Julien ne sont pas loin, là encore). Réparti sur les deux niveaux du dispositif scénique (ci-dessus), l'effectif relativement modeste de l'Orchestre Pasdeloup compense sa ténuité par une perfection de coloris et une netteté de lignes à mettre au crédit de la direction sans faiblesse, nerveuse mais aussi poétique, de Tim Murray.
Ceci n'est rien d'autre que le frémissement de la jeunesse éternelle, aspirant à la liberté, aux espoirs les plus fous... à un idéal d'évasion vers une vie meilleure, tel que les films de Frank Capra le dépeignent. Un monument, essentiel, constamment inspiré, grave et léger - si injustement méconnu, et pourtant d'une splendeur incomparable. Le génie de Kurt Weill, compositeur binational faisant de nécessité vertu, a atteint ici des sommets inégalés.
‣ Kurt Weill (1900-1950) : Street Scene (Adelphi Theatre of New York, 1947).
"Opéra américain" en deux actes, production du Watford Palace Theatre (2008).
Paris, Théâtre du Châtelet, dimanche 27 janvier 2013.
‣Geof Dolton, Sarah Redgwick, Susanna Hurrell, Pablo Cano Carciofa, Paul Featherstone, Kate Nelson, Paul Curievici, Robert Burt, Simone Sauphanor, James McOram Campbell, Margaret Preece, Paul Reeves, Harriet Williams, Joanna Foote, Riordan Kelly, Ashley Campbell, Darren Abrahams.
‣ Maîtrise de Paris, Chœur du Châtelet, Orchestre Pasdeloup. Tim Murray, direction.
John Fulljames & Lucy Bradley, mise en scène.
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