Attention, événement discographique de l'année 2012 ! Gare à l'addiction : ce panorama homogène des XX° et XXI° siècles magyars est un challenge redoutable, relevé, gagné, au regard des musiques retenues, fort complexes... voire déroutantes (seulement en apparence, vous l'avez compris). S'y trouvent réunies l'outrance d'un Ligeti, la démesure d'un Eötvös, la mélancolie ensorcelante d'un Bartók. Tel est le savoureux cocktail explosif concocté par le label Naïve.
Dangereux, enivrant, comparable au mezcal ou à la tequila qu'ingurgite le consul Firmin, personnage-pivot du roman emblématique de Malcom Lowry, Au-dessous du volcan. "Un chef d'oeuvre tel qu'il n'existe qu'un par siècle", dit-on de ce livre énigmatique, aux inépuisables facettes... à l'instar du présent recueil, illuminé non par un, mais trois monuments implacables.
Vous vous trouvez happé dans une dimension parallèle ; perpétuellement au bord du gouffre, du séisme, du cataclysme. Pire : en équilibre instable sur des cimes escarpées, au risque de dégringoler dans une spirale sans fond. Rarement alchimie entre une interprète - la jeune violoniste moldave Patricia Kopatchinskaja (plus bas) - et un chef miraculeux de justesse - Peter Eötvös soi-même - se sera imposée avec une telle évidence. Rarement maitrise technique, "jeu virtuose" (si vous voulez) et sens inné de la poésie, de l'hungarité triomphante n'auront été aussi éclatants. Par-delà l'indéniable performance, le résultat artistique est bluffant. Sans prétention ni afféterie aucunes, voici un disque d'une totale splendeur imprégné par une foi et un don dignes de la magie noire. Celle que soulèvent trois compositeurs hongrois, borderline, marginaux, francs- tireurs, trois monstres sacrés frondeurs à la sensibilité extrême !
Béla Bartók (1881-1945)
Vous présente-t-on Béla Bartók(1881-1945, ci-contre), l'un des phares du siècle dernier ? Son second Concerto pour violon, quasi symphonique, s'avère encore plus abouti que le premier : davantage tripal, passionné, d'un lyrisme convulsif, aux harmonies pluvieuses. Névrotique, et même d'une noirceur terrifiante : d'où la sensation délétère de déambuler dans un maquis inextricable d'arabesques retorses (le premier mouvement !). C'est une perspective infinie de déserts glacés, de sombres forêts, de paysages transylvaniens enneigés et sauvages, nimbés d'une lumière hivernale irréelle. Partition fondamentale et visionnaire, préfigurant à la perfection les deux autres sommets au programme, ce Concerto prégnant égale les plus chavirantes trouvailles d'un Berg ou d'un Szymanowski, voire d'un Schnittke - le premier mouvement, encore, où l'instrument gémit, mugit, rugit).
Peter Eötvös (né en 1944, plus bas) vous est sûrement connu en France pour ses magistrales adaptations de Tchekhov, Genêt (Trois soeurs, Le Balcon). Ou encore le bouleversant Angels in America, chronique lyrique sur le sida, peut-être son opus opératique le plus abouti. Qu'est donc sa pièce Seven, commande du Festival de Lucerne créée en 2007 par Akiko Suwanai et Pierre Boulez ? Il s'agit d'une une fresque étincelante où règne une brillante et planante spatialisation du son. Cette page d'une rare luxuriance, couronnée par le Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco, justifie son titre par la disposition originale de l'orchestre, en sept groupes d'instruments. Dédiée aux astronautes défunts lors de la tragédie de Columbia en 2003, trépidante et âpre, elle est voisine de l'univers de György Kurtag: rugueux, incandescent, halluciné.
Vous jouirez du meilleur pour la fin. Une apothéose, en quelque sorte : météorite solitaire, diamant noir, mystérieux mégalithe, le volet György Ligeti (1923-2006, ci-dessous), aux épanchements stellaires, est une géniale provocation, proche de l'éthylisme ! Et la charismatique Kopatchinskaja, signataire de la délirante cadence, de s'engouffrer avec délices dans les méandres labyrinthiques de cet anti-concerto fantasmagorique à l'humour déflagrateur. Dérangeante mosaïque destructurée, cette facétieuse plaisanterie musicale magistralement chorégraphiée impose son irrésistible sarabande, exubérante, vertigineusement déjantée. Voilà une rhapsodie burlesque qui claque comme une bacchanale vénéneuse, un sabbat maudit : une farce baroque.
György Ligeti (1923-2006)
Il ose tout, Ligeti, un vrai cinglé ! Renouvelant radicalement le genre musical concertant, défiant tous les académismes, toutes les esthétiques, il adresse un bras d'honneur à toutes les convenances. Il s'attache, en premier lieu, à déployer toutes les ressources "expressionnistes" du violon ; ce dernier grince, claudique, titube, ricane. L'instrumentation, pour le moins insolite, fait la part belle à l'alto, aux percussions, à la flûte lotus. En outre, la présence iconoclaste d'ocarinas - dont la sonorité tire sur le pipeau geignard, ridicule, un brin grotesque - ajoute à l'irrévérence ambiante. A la toute fin du Concerto, la voix apparaît et déroule, par sa mélopée, les bribes d'une étrange polyphonie que l'on croirait tout droit issue... d'un motet d'Henrich Schütz !
C'est un pied de nez d'un onirisme spectral, fantomatique. Ligeti est un peu à la musique ce qu'est Tim Burton au cinéma : virages imprévisibles, cavalcades déchaînées, embardées bizarroïdes, dédales de ramifications. Extravagant, ce Roumano-Hongrois façonne, pétrit un cosmos sui generis, mais pas sans lendemain : il annonce les futures harmonies, aériennes et scintillantes, du Finnois Kalevi Aho (par exemple sa coruscante septième Symphonie, modèle de vision féérique). Voyez-y même de l'heroic fantasy mâtinée de Jérôme Bosch, appliquée à de la musique. Ce n'est tout simplement pas un hasard si l'immense Stanley Kubrick a retenu le Lux æterna de ce trublion protéiforme dans le magma de son mythique 2001, Odyssée de l'Espace.
Frappadingue, poétique, hors norme... Un enregistrement généreux et réjouissant - quelle prise de son ! - captant votre imaginaire de mélomane curieux, à la recherche d'une malle aux trésors. "C'est le conflit des émotions qui convient le mieux à ma manière d'écrire", confiait un jour Peter Eötvös.
L'esprit du double CD que vous tenez entre vos mains synthétise cette belle maxime, épousée trait pour trait par Kopatchinskaja en un nouveau Psalmus hungaricus. Déjà légendaire.
‣ Un entretien en français avec Patricia Kopatchinskaja peut être lu ICI. ‣ Un autre entretien en anglais avec cette artiste peut être lu ICI.
‣ Béla Bartók (1881-1945) : Concerto pour violon n°2 (1938) - Peter Eötvös (né en 1944) : Seven (2006) -
György Ligeti (1923-2006) : Concerto pour violon (1990, révision de 1992, cadence de Kopatchinskaja). ‣ Frankfurt Radio Symphony Orchestra (Bartók, Eötvös) - Ensemble Modern (Ligeti).
Patricia Kopatchinskaja, violon. Peter Eötvös, direction.
Né en 1681 à Magdebourg (Saxe), contemporain de Georg Friedrich Haendel et Jean Sébastien Bach, attaché aux autorités de Hambourg de 1721 à sa mort en 1767 (1), l'autodidacte Georg Philipp Telemann fut - si cette expression eut jamais un sens - un compositeur prolifique. Qu'on en juge ! Dans le domaine de la musique instrumentale, plus de six cents Suites pour orchestre, Symphonies, Concertos, Sonates, Duos, Trios, Quatuors, Sérénades, des pages pour clavecin et orgue... La musique vocale profane ou sacrée revendique pour sa part plus de quarante Opéras et de nombreux intermezzos, près de mille sept cents (!) Cantates d'église, quinze Messes, vingt-deux Psaumes, environ quarante Passions, six Oratorios... Et puis des Motets à huit voix, des Cantates profanes, des Odes, des Canons, des Chants. Mais n'oublions pas : la fameuse Tafelmusik - en trois productions -, la Wassermusik, les quatre Quatuors Parisiens...
Et encore les Œuvres pour clavier, lesquelles ne comptent pas moins d'une vingtaine d'opus connus - qu'ils soient à l'état de manuscrit, ou bien édités. De cette dernière catégorie - si nous mettons à part les les trois douzaines de Fantaisies (TWV 33:01-36), les six Ouvertures (TWV 32:05-10) et le Concerto en si mineur (TWV 32:A1) - nous ne pouvons assurément écrire qu'elle est la part du legs de Telemann la plus connue, ni la plus enregistrée, ni la plus jouée au concert. La survenue du présent CD, de marque Euromusic, consacré par Olivier Baumont (ci-dessous) à quelques-unes de ces partitions, n'en est que plus appréciée.
Olivier Baumont (ci-dessus), premier prix de clavecin et de musique de chambre au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où il enseigne, est à la tête d'une discographie relevée, particulièrement à l'égard de la musique française. Couperin et Rameau y côtoient ainsi Balbastre, Dandrieu, Daquin, Champion de Chambonnières, D'Anglebert, Le Roux... La voici désormais agrémentée d'un voyage en l'heureuse contrée des pièces pour clavier du Hambourgeois. L'image d'une heureuse contrée est bien la première qui vienne à l'esprit à l'écoute du présent recueil, illustrant à l'envi le goût que Telemann - grand Européen devant l'Éternel - entretenait pour la musique française et italienne. Ce choix en miroirs (2) n'est pas pour rien dans la réussite de l'entreprise. Ajoutons-y sans hésiter le recours à divers clavecins (deux italiens, deux français, alternés en fonction du style requis)... et même à un clavicorde ! Ces maints attraits, combinés au charisme reconnu de l'interprète, concourent à faire de cet album un enchantement.
Georg-Philipp Telemann (1681-1767)
Démonstration avec l'Ouverture en sol majeur, dans la forme et le style français, ou du Concerto en sol mineur, transcrite par J.-S. Bach pour le clavier, que Baumont nous livre de manière très fluide, dans toute leur (apparente) simplicité. Les richissimes Fantaisies proposées, deux hexagonales et quatre ultramontaines, sont elles aussi traitées avec une liberté, un naturel, une évidence... paraissant se jouer de la complexité de leur écriture (TWV 33:13 et TWV 33:34).
Inclure en conclusion de ce programme à la prise de son superlative, un choral de Johann Crüger (1598-1662), harmonisé par le grand Händel (Jesu meine Freude, HWV 480) pour honorer l'amitié profonde qui liait les deux musiciens - puis, lui faire succéder deux harmonisations éponymes (TWV 31:33 et TWV 31:34) est à nouveau une trouvaille bienvenue... même si le passage subit du clavecin italien au clavicorde peut laisser plus d'un auditeur a priori dubitatif. Le choix de de dernier instrument coule pourtant de source à l'écoute, conférant à ces trois Jesu meine Freude la fragrance adéquate. Propre à refermer ce captivant hommage à la versatilité de Telemann, elle se fait soudain vaporeuse, mais si justement bouquetée (3).
(1) Son successeur dans la cité hanséatique fut Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), deuxième fils survivant de Johann Sebastian.
(2) À l'image, bien entendu, des Goûts Réunis (ou des Nations)... chefs d'œuvres de François Couperin "le Grand", un musicien qu'Olivier Baumont a particulièrement défendu et illustré. Son enregistrement intégral - un coffret de 10 CD Warner - peut être acheté ICI.
(3) Il convient de louer le remarquable texte autographe d'Olivier Baumont inséré dans le recueil. Son titre "Une caisse de fleurs" fait allusion à un envoi de bulbes floraux (assortis d'une lettre en français) par Händel à l'adresse de Telemann. Autour de cette anecdote, à la source des Jesu meine Freude au clavicorde, l'artiste jardine une présentation de son travail, documentée et stylée - d'une pédagogie limpide à cent lieues de tant de notices absconses, ou faméliques. Il n'est pas jusqu'à la couverture du livret qui ne file la métaphore horticole ! C'est aussi pour des élégances de cet ordre, que le CD physique garde toute sa saveur.
‣ Georg Philipp Telemann (1681-1767) - Œuvres pour clavier (Ouverture, Concerto, Fanraisies, Chorals).
‣Clavecins français : Jacques Goermans (c.1740-1789) - "initiales DF dans la rosace" (c. fin XVII° s.). Clavecins italiens anonymes : Piémont (?) c.1720 - Florence c.1610. Clavicorde anonyme de pays germanique (Autriche ?), seconde moitié du XVIII° siècle.
‣ Olivier Baumont, claviers. Un disque Euromusic pouvant être acheté ICI.
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Le 26 novembre 2011, au Théâtre Le Ranelagh de Paris, Olivier Baumont a choisi d'offrir un récital dérivé de ces affinités européennes - en l'occurrence, leur versant français. C'est en toute logique, par conséquent, que l'artiste a disposé, entre une ouverture (sol majeur) et deux Fantaisies (do mineur & do majeur) de Georg Philipp Telemann figurant dans le corpus ci-dessus, cinq Pièces de Jean-Henry d'Anglebert (1628-1691) et une Suite de Jean-Philippe Rameau (1683-1764).
Du premier, dont l'œuvre intégral a été enregistré par Christophe Rousset ou Scott Ross (ce dernier y ajoutant les Fugues pour orgue), Baumont sait faire ressortir l'exquise délicatesse. Ces Prélude, Allemande et autres, pas forcément d'une personnalité flagrante, requièrent, comme souvent dans l'école française, suffisamment de détachement vis à vis du texte, pour faire ressortir tout leur charme de camées. Mieux, leur élégance un peu grêle de porcelaines... ce qu'illustre à la perfection le visuel retenu pour le disque.
L'allure change de braquet avec Rameau, ne serait-ce que par l'ampleur de la Suite en la mineur qu'il écrivit à l'âge de vingt-trois ans. Dotée de huit mouvements très contrastés (Allemande et Sarabande étant doublées), parmi lesquels une Vénitienne (1), elle est assise sur une perfection harmonique et formelle semblant ouvrir toutes grandes les portes du siècle nouveau. Elle partage également son éloquente faconde avec la verve de Telemann... lequel n'est rien d'autre, à peu d'années près si l'on y songe, que le strict contemporain du Dijonnais !
À marquer d'une pierre blanche !
Pour servir celui-ci comme celui-là, Baumont tire profit d'un clavecin dont les volumes parfaits, tout comme la sobriété de décor, s'intègrent à merveille aux riches boiseries du Ranelagh, tout en frises, bas-reliefs et médaillons : voilà pour l'élément visuel. Dès qu'intervient le composant sonore, une alchimie particulière opère entre ce cadre, aux touffeurs de bonbonnière, et le suc capiteux que l'artiste extrait de chaque touche, avec une habileté de sorcier vaudou.
Ceci est non seulement affaire de métier (transcendant), de goût, d'intelligence dans le choix des ornements - mais aussi, dans les deux acceptions, physique et psychologiques, de tact. Ceci, en public comme devant les micros, rejoint à la lettre les explications si joliment fournies par ailleurs (note 3 de l'article précédent) : "(...) agréments, mètres dansés, notes inégales et écriture luthée pour [l'influence de] la France". De la sorte resplendit Telemann : toute l'Ouverture TWV 32:13, où les incessants entrelacs dynamiques le disputent à un fruité tout à fait exceptionnel, naît autant d'un toucher sculptural, que d'un instrument hors pair.
Georg-Philipp Telemann (1681-1767)
Fidèle à sa seconde nature de pédagogue - espiègle de surcroît - Olivier Baumont ne se contente pas, avec les deux Fantaisies, d'enfoncer le clou de la francité de Telemann : il a l'idée de rendre celle-ci plus chaleureuse, plus vivante et plus vraie, en concluant par les talents du comédien Nicolas Vaude - revêtu des atours du compositeur, qui se présenterait lui-même en quelques mots. Rien d'artificiel ni de rébarbatif, au contraire... Offrant un écho très baroque aux Tendrement ou Gayment de la musique - et quelle musique ! - ces courtes explications de bon aloi forment avec elle un point de croix de nature à ravir l'assistance.
Telle osmose entre la plus rigoureuse investigation (adossée à un matériau d'autant plus exigeant que peu fréquenté), la plus accomplie des techniques, et le plus stimulant des dons de soi, cela porte un nom. Appelons-la l'instant de grâce.
(1) Le XVIII° siècle, s'il est le temps du déclin économique et social de la Sérénissime, est aussi celui de l'avènement de sa notoriété - à laquelle les védutistes (peintres de panoramas, vedute) Canaletto, Guardi et Bellotto contribueront de façon déterminante. Canaletto n'est que de quatorze ans le cadet de Rameau.
‣ Paris, Théâtre du Ranelagh, 26 XI 12 : Georg Philipp Telemann et la France.
Un concert en relation avec le CD Telemann publié chez Euromusic (lire ci-dessus).
‣ Œuvres de Jean Henry d'Anglebert (1628-1691), Georg Philipp Telemann (1681-1767) & Jean-Philippe Rameau (1683-1764).
‣ Olivier Baumont, clavecin - Nicolas Vaude, comédien (Georg Philipp Telemann).
AVERTISSEMENT‣Nous avions déjà rendu compte ailleurs - défavorablement - d'une des soirées bruxelloises de cette production, en 2011. Quinze mois plus tard, sa venue au Théâtre des Champs Élysées ne pouvait pas ne pas nous donner l'envie de renouveler l'expérience : à la faveur d'un contexte différent, notre point de vue avait une chance de s'en trouver modulé. De fait, à la sortie de cette "dernière" du dimanche 16 décembre, l'écart de ressenti s'est avéré tellement considérable, que nous avons choisi de la formaliser.
Médée, opéra-comique de Luigi Cherubini (1760-1842) créé à Paris (Théâtre Feydeau) en 1797, n'a jamais obtenu de la postérité ce que son génie particulier lui assignait d'évidence. La nature hybride de son écriture lyrique a-t-elle pu contribuer à brouiller les pistes ? Sans doute l'insensée variété des discours musicaux (entre Jommelli, Grétry, Gluck, Mozart - et Weber, Wagner... voire Schreker et la seconde École de Vienne), mais encore l'interpolation d'alexandrins déclamés aux morceaux habituels, y auront-elles davantage déconcerté public et critiques, qu'excité leur très hypothétique soif de trouvailles ? (1)
L'œuvre a, malgré tout, connu un durable succès en Allemagne, avec des récits harmonisés par Franz Lachner. Maintenus lors de la création milanaise de Medea (1909), ces dialogues furent transcrits par Carlo Zangarini, rôle-titre tenu par Ester Mazzoleni. Puis, plus rien ou presque, jusqu'à un certain Mai Musical Florentin de 1953 où, sous la direction de Vittorio Gui, cet avatar italien se trouva porté à l'incandescence par une toute jeune diva de vingt-neuf ans : Maria Callas. Medea fera littéralement corps avec l'illustre cantatrice, qui la chantera longtemps, avant de l'incarner lors de son unique apparition au cinéma (Pier Paolo Pasolini, 1969).
Quelques intégrales au disque (dont deux de Lamberto Gardelli, une Gwyneth Jones, une Sylvia Sass), toujours en italien... Une session ShirleyVerrett en français au Palais Garnier en 1986 - et à nouveau, une quasi-disparition des planches et des fosses... En 1997, bicentenaire : Martina Franca, Compiègne - regretté Pierre Jourdan - avec le maintien du français, non sans les interminables vers de François-Benoît Hoffman. Une résurgence de l'italien (on se demande pourquoi) à Turin, puis Paris en 2007. Quelques autres velléités, méritoires mais mitigées au final ; sauf erreur, aucune ne s'est engagée sur la voie de l'instrumentation et du diapason de l'époque ! Voilà pour le point d'histoire : morose.
C'est à ce stade que prend corps le projet Rousset/Warlikowski, créé au Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles en 2008, repris en 2011... et prêté au Théâtre des Champs Élysées, dans le cadre d'une Trilogie Médée (Charpentier-Dusapin-Cherubini) fin 2012. Le Polonais n'a pas que des amis dans notre capitale : voici cinq ans, sa dernière incursion dans l'opéra français, Iphigénie en Tauride, y fut copieusement chahutée. À se demander si ces siffleurs n'étaient pas revenus exprès lors de la première (10 décembre), puisqu'une bronca contraignit Christophe Rousset à l'interruption, avec prise de parole de Vincent Le Texier... Le délit ? Un twist "fantasmé" de quelques dizaines de secondes, à l'articulation des deux premiers actes. Provocant, comme tout ce que signe le dramaturge ! Mais pas provocateur : tout à fait cohérent, au contraire, avec un certain parti sixties assumé très en amont. L'accueil en salle était en effet assuré par une bande son assortie - cependant que défilaient sur rideau baissé des souvenirs de mariages tournés sur de bons vieux films Super 8 familiaux.
Plus que le choix des années '60 (qu'on retrouve dans la tenue de la suivante Néris), ce sont ces images festives, surannées et maladroites, candides telles un âge d'or, qui fixent d'emblée la focale de Krzysztof Warlikowski. Fragilité du couple, morsure délétère du temps, avènement de sociétés décrépites (photo de scène, plus haut)... Dans ce cadre, l'arrivée d'une étrangère répudiée et jalouse - Médée bien sûr, corsetée de cuir, juchée sur stilettos, tatouée à la Amy Winehouse et copieusement humiliée - ne peut que déboucher sur l'irréparable. La violence de l'action, graduée mais insoutenable, peut-elle s'accommoder aujourd'hui du texte versifié ? À cette question, régisseur et chef d'orchestre ont répondu non, et c'est une autre pomme de discorde ; à la place, de courts dialogues, signés de Warlikowski et Longchamp, sont sonorisés. Sentences crues, aux résonances contemporaines, dont la déflagration, en phase avec la cruauté du propos, interpelle... mais s'enchâsse habilement dans le flux musical et le mythe, en rien altérés.
Le vase clos dans lequel l'intruse fait irruption a tout d'un cul-de-basse-fosse glauque, taggé (2), fangeux voire mafieux, où Créon, qui marie sa fille Dircé à l'Argonaute, tient le rôle du parrain. Les deux fils de Jason et Médée sont peu ou prou élevés dans des dérives machistes, qu'illustre bien à l'Acte II la scène extraordinaire où Créon, suivi de janissaires dans la même tenue jogging, cherche à intimider la fauteuse de trouble. Les gamins ne sont pas coupés de tout repère pieux, ce dont témoigne au III leur poignante prière muette, devant une Vierge à l'enfant dégingandée. Warlikowski joue sur les axes géométriques ; le plexiglas, à la fois translucide, réfléchissant et tremblotant, nourrit le drame de cloisons aussi instables que coupantes. Le tableau du mariage scellant la résolution de la serial killeuse, à la fin du II, joue à fond sur les deux univers étanches - le microcosme fêtard aux codes bien pensants, curé à l'appui, reste flou dans le fond, tandis quel'ex, toute de vociférations ricanantes, investit tout le premier plan.
Tant d'autres idées abondent ! Chaque regard, chaque geste, chaque déplacement, chaque accessoire ou éclairage (fascinantes lumières de Felice Ross) est toujours pensé avec la plus grande efficience possible. Ainsi, de la Toison d'Or ; sublimée entre une étoffe contenant un crâne (photo ci-dessus) qui ne peut être que celui du frère de Médée (3), et une perruque blonde arborée tel un talisman. Un diadème s'y ajoute au prélude du III (photo bleutée ci-dessous), probablement le moment le plus ésotérique de la pièce, des forces occultes étant censées précipiter la catastrophe finale. Accords telluriques en toile de fond, la magicienne entre dans d'étranges transes et torsions qu'accompagnent, peut-être à l'excès, les éclairs incessants des néons. Nous voici devant un rite maléfique et ancestral, affranchi du décor "moderne". Sa parenté avecla danse de la sorcière de l'expressionniste Mary Wigman est patente ; est-elle fortuite ?
Le duo Perfides ennemis (fin de l'Acte I), extrait de l'admirable DVD Bel Air Classiques, à acheter ICI
Pour en rester à la musique : l'opéra, trop souvent mal servi, nous l'avons écrit, est mésestimé. Huit ans avant Fidelio - et avec une tout autre force - il fait appel à un collage de prime abord déroutant, nourri de récapitulations formelles (un âge "classique" que la Révolution française vient d'enterrer) et de prémonitions visionnaires. Avec un sens implacable du théâtre, Cherubini se plaît intelligemment à égarer l'auditeur sur la première moitié de l'Acte I, assez statique : conventions de belle facture (air de Dircé très seria avec flûte, celui de Jason évoquant l'Admète de Gluck), et traits novateurs (grand chœur et duo avec hautbois, accolé à la prière de Créon).
Sitôt la princesse de Colchide - l'étrangère - débarquée, des cheminements harmoniques insolites voient le jour, l'orchestration se fait touffue et cuivrée (4), les rythmes et tempi deviennent haletants (vidéo Perfides ennemis, ci-dessus). D'audace en fulgurance, le compositeur signe un II, et surtout un III, très en avance sur les attendus de son temps. La longue séquence finale, Eh quoi ! Je suis Médée, s'avère à cet égard d'une véhémence et d'une modernité suffocantes. Saturée de suppliques, de cris, de velléités, d'attentats - orchestre et voix poussés dans leurs derniers retranchements, s'il le faut dissonants... elle préfigure non seulement Elektra, mais (qui sait) Erwartung.
Christophe Rousset et son aréopage (photos ci-dessous et plus bas) ont effectué sur cet objet musical non identifié un travail proprement fantastique, dans les deux acceptions du terme. Les accointances des Talens avec des musiques post-classiques, voire romantiques, se font au fil des années plus flagrantes. Elles ont été récemment confirmées par le dernier volet du cycle Tragédiennes : disque (lire la chronique) et récital (lire la chronique) ont alors suscité notre enthousiasme. La battue est tranchante, à l'image de la brutalité dont le compositeur entrelarde sa partition, la scansion timbalière prenant parfois la dimension d'une psychose. C'est d'autant plus en phase avec le sujet, que le chef n'en reste pas à un effet de pathos ou de clinquant. Au contraire : sans rien dénaturer du flux, sa plasticité dynamique rehausse à merveille les incessants atermoiements, ruses ou invectives.
À l'orchestration de Cherubini, très exigeante envers l'harmonie, il n'offre pas qu'une précision d'horloger : outre les bois, comment oublier les saillies fuligineuses des cors naturels, nimbant les paysages intérieurs de noirceurs à la Caspar Friedrich ? Avec cela, au cours des scènes collectives tel le menaçant finale du II, les musiciens ne se départissent jamais, derrière cette confusion des sentiments, d'une netteté de plans en tout point digne de Mozart. La mise en place du monologue final de Médée - récitatif, arioso, air ? laboratoire d'un sprechgesang avant la lettre - y gagne une mise en abîme vertigineuse, que la chanteuse assume insolemment.
La chanteuse ? Nadja Michael (photos plus haut) n'a rien d'une "belcantiste", de Bruxelles à Paris ce point n'a pas changé : le matériau évolue entre le mat et le strident, le cri n'est jamais bien loin ; des phrases sont débutées en-dessous de la note, et la prononciation française n'est pas toujours académique. Stricto sensu, c'est mauvais... Et pourtant ! Pour reprendre un mot d'esprit, "Michael chante faux, mais elle sonne juste". De Vous voyez de vos fils à Et sur les bords du Styx, le charisme de la tragédienne irradie, autant par un aplomb théâtral tétanisant, que par des inflexions tripales dont la raucité cloue sur place. Elle ne chante pas, elle ne joue pas Médée, elle est Médée - mieux : Médée la possède. (5) (6) Inoubliable.
Pareillement des comprimari : presqu'aucun n'est irréprochable, tous sont transcendés par l'enjeu. Vincent Le Texier demeure pâteux, mais, en mafioso, il a l'autorité nécessaire pour donner sens au personnage impossible de Créon... tandis que son gendre peu idéal, Jason, trouve en John Tessier un défenseur impeccable, le souvenir de Kurt Streit l'emportant de peu. Élodie Kimmel, Dircé de projection modeste, déroule proprement sa périlleuse entrée, sertie par la flûte chatoyante de Jocelyn Daubigney. Toutefois, c'est la Néris de Varduhi Abrahamyan (non moins splendide basson d'Eyal Streett) qui frappe le plus lors de son unique air : belle diction, timbre soyeux et ambiguïté fouillée. Les deux servantes - Ekaterina Isachenko et Anne-Fleur Inizan - sont acceptables. Enfin, le Chœur de Radio France, protagoniste à part entière, fait preuve d'une vélocité et d'une flexibilité épatantes.
Le choc de l'année parisienne 2012 -avec tout ce que ce mot implique de craintes, de révisions radicales, de communion, d'enthousiasme - s'est tenu avenue Montaigne. Aux alentours, l'Opéra National a vécu sur sa rente, l'Opéra Comique a resservi toiles peintes ou bougies ad nauseam, le Châtelet n'a presque plus proposé de créations lyriques (7). Il n'y a même pas photo.
(1) À lire, d'ailleurs, certains libelles de fraîche date, il est manifeste que le désamour perdure, ce qui rend plus méritoire encore le présent travail de réhabilitation.
(2) Très pudiquement, Paris s'est limité à un graff' "Casse-toi". Bruxelles (visible en DVD) était plus réaliste, avec des "Sale pute" et autre "Médée salope", qui n'avaient - pourtant - rien de choquant dans ce contexte. Le soir de la première, cette concession de bonne volonté n'a manifestement pas suffi.
(3) D'après la mythologie, Médée a trahi son père le roi Éétès pour aider Jason, dont elle est tombée amoureuse, à s'emparer de la Toison d'Or. Pour couvrir leur fuite, elle a tué et découpé son frère Apsyrtos en morceaux jetés à leurs poursuivants... Au rang des autres idées marquantes : les figurines de mariés (celles des pièces montées, en un peu plus gros) à l'avant-scène, que Médée manipule telles des poupées vaudou. Et surtout, sur les derniers accords, ces pyjamas maculés de sang, pliés et rangés avec un calme et un soin extrêmes par l'infanticide dans la commode, au premier plan ! "Le silence qui suit la catharsis de Cherubini est encore de Cherubini" : Paris ne l'a pas compris, applaudissant trop vite - alors qu'il est impossible de ne pas respecter ces quelques secondes d'un silence de plomb, avant que l'héroïne, seule, ne disparaisse en claquant violemment la porte sur son néant.
(4) Les cors et les trombones sont extrêmement sollicités. En revanche, la jubilation des trompettes n'a pas été jugée bienvenue par le compositeur...
(5) Par ailleurs, le personnage même de Médée, hors lecture de Cherubini, semble être une martingale pour Nadja Michael : la cantatrice allemande est à notre connaissance la seule à avoir également incarné à la scène celle de Giovanni Simone Mayr (1763-1845, Medea in Corinto, 1813) ! Cet autre DVD est en venteICI.
(6) Rapprochement instructif, les deux versions du duo Perfides ennemis que nous proposons : Michael-Streit 2011 en vidéo plus haut, Callas-Penno 1953 en deuxième position de notre lecteur MP3 ci-dessous. Maria Callas, elle aussi, péchait par des stridences, du vibrato, des dissociations de registre - des cris parfois, quand ce n'était pas de la fausseté. Qui songerait pourtant à remettre en cause son génie ?
‣Pièces à l'écoute simple, en bas d'article‣Ouverture (1-01) - Acte I : Duo Nemici senza cor (Perfides ennemis, 1-16) -Acte II : Duo Figli miei, miei tesor (Chers enfants, 2-05) - Acte III : Prélude (2-11) & Finale: E che ? Io son Medea (Eh quoi ? Je suis Médée), 2-15 à 2-20) ‣Maria Callas, Gino Penno, Giuseppe Modesti, Fedora Barbieri, Maria Luisa Nache. Orchestre & Chœur du Théâtre de la Scala de Milan, direction : Leonard Bernstein.‣Extraits de la captation radiodiffusée du 10 décembre 1953,POUVANT ÊTRE ACHETÉE ICI.
NOTE: cet entretien a été réalisé puis publié sur Altamusica.com le 22 mars 2002. Un peu plus de dix années, donc, se sont écoulées depuis la tenue de cet échange. Pour le public parisien - dont le ténor péruvien est désormais un familier - se dessine, après une Fille du Régiment tout à fait emblématique (à l'Opéra National), la perspective d'un récital très attendu au Théâtre des Champs Élysées (dans trois mois : le 6 avril 2013). Flórez y sera en compagnie du chef d'orchestre Christopher Franklin, celui-là même qui dirigea l'anthologie Bel Canto Spectacular, offerte à Baden Baden en 2008... et intégralement reproduite en vidéo ci-dessous. Cette soirée, notamment par une scène d'Arnold de Guillaume Tell absolument exceptionnelle - voire inégalée -, représente, en dépit de sa brièveté, l'une des prestations lyriques de concert les plus abouties et les plus prenantes que nous connaissions.
Nous proposons par ailleurs, en bas d'article, trois extraits audio d'un récital donné avec piano, au Wigmore Hall de Londres, à peu près à l'époque originale de cet entretien. Loin des scènes d'opéra, Gluck, Bellini et Massenet y sont servis avec une clarté, une diction, un modelé et une subtilité hors pair. Il n'y a par conséquent pas une virgule à changer dans les propos reproduits ici... avec un zeste de nostalgie. Vraiment rien à reprendre - si ce n'est entériner le constat que, par le biais d'une conduite de carrière incroyablement intelligente, coordonnée avec des dons hors du commun, les promesses ont été bien plus que tenues, dépassées. Une prédestination, peut-être.
Que ce souvenir d'artiste, faisant lien entre une expérience déjà forte et un avenir toujours aussi prometteur, soit notre manière de vous souhaiter, lectrices et lecteurs, une excellente année nouvelle.
1er janvier 2013
Quel est votre répertoire actuel ?
Nadir, Bizet, Les Pêcheurs de Perles
Jusqu’à ce jour, j’ai vraiment chanté beaucoup de rôles. C’est La Somnambula bellinienne que j’ai interprétée le plus, avec également Il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri et Falstaff (au Châtelet, l’an passé - 2001, NDLR). J’ai abordé aussi pas mal d'autres Rossini : Semiramide, La Dona del Lago, Otello, la très rare Elisabetta … Et la Maria Stuarda de Donizetti…
N’est-ce pas beaucoup ?
En fait, non. Il ne faut pas oublier que j’ai presque six ans de carrière derrière moi pour une trentaine de rôles, qui ne sont pas venus en même temps : j’ai donc eu le temps de les étudier. Vous voyez qu’au final, cela ne fait pas tant que cela. Maintenant, il y en a bien sûr que je connais mieux que d’autres, pour les avoir chantés encore et encore, comme Il Barbiere. D’autres n’ont été chantés qu’une seule fois, comme Maria Stuarda. Et je n’ai vraiment pas envie de m’enfermer dans quelques-uns. Le répertoire pour mon type de voix est fabuleux, j’ai envie de tout chanter – et de présenter au public ma vision de chaque personnage.
Pensez-vous avoir commis des erreurs dans votre jeune carrière, avoir accepté des propositions qui ne vous convenaient pas ?
Pas vraiment d’erreur, car mon professeur et « mentor », Ernesto Palacio, est toujours de bon conseil. Il a lui-même chanté la plupart de ces rôles avant, il sait donc parfaitement ce qui convient à ma voix et ce qui ne lui convient pas. J’ai dû, je pense, chanter deux opéras qui n’étaient pas idéaux pour moi, mais c’était une bonne chose, malgré tout, de les aborder une fois. Il y a eu Gianni Schicchi, que j’ai accepté parce que c’était à Vienne. Puccini demande un autre type de voix que la mienne, plus centrale. Et aussi Alahor in Granata de Donizetti, qui requiert une émission très héroïque, très basse, très agressive : j’ai accepté parce que c’était au disque, je sais que je ne le ferai plus. Mais cela m’a permis de mieux connaître mes facultés.
Ce ne fut pas une révélation. Je chantais beaucoup de musique populaire avant de me lancer dans le répertoire classique. Au Conservatoire à Lima, j’ai voulu en apprendre plus sur la musique vocale et sur le chant, c’est là que j’ai découvert ma voix. En fait, je voulais être musicien avant de décider de devenir chanteur. Je suis allé à Philadelphie, aux Etats-Unis, je savais déjà que je voulais devenir un chanteur lyrique. Les choses sont venues naturellement, d’elles-mêmes. A Lima, les premiers airs que j’ai appris, étaient des airs de Mozart ou Haendel – je venais d’avoir dix-huit ans. A Philadelphie, j’ai commencé à participer à des opéras mis en scène, comme I Capuletti ed i Montecchi, Il Viaggio a Reims, ou encore Il Barbiere. Mais dans ma tête, il n’était pas clair encore que j’étais prédisposé à Rossini, au bel canto romantique. C’est quand j’ai commencé à prendre des cours avec Ernesto Palacio que j’ai pris conscience de cette affinité. Lui m’a fait comprendre que mon répertoire naturel était celui-là. C’est vrai que les jeunes chanteurs n’ont pas toujours une parfaite intuition de leurs possibilités !
Comment avez-vous travaillé pour avoir la voix qui est actuellement la vôtre, en particulier cette facilité d’émission évidente dans Rossini ?
Mes aigus sont venus avec le temps. J’ai très vite vu que je les avais ; bien sûr, ils n’étaient pas encore ce qu’ils sont maintenant, mais je les ai toujours eus. Quand par exemple, j’ai chanté mon premier rôle professionnel à Pesaro, dans Matilda di Shabran, j’avais les aigus nécessaires, mais ils étaient moins contrôlés, moins brillants, moins purs. Maintenant, j’arrive à une certaine clarté, mais ils ont toujours été là. Ernesto Palacio m’a beaucoup aidé, encore, dans ce domaine ; comme il m’a beaucoup aidé à devenir plus expressif, à soigner mes lignes et mes phrases.
Au cours du récital Bel Canto Spectacular en 2008 à Baden Baden
Quels sont vos modèles de chant ?
J’admire beaucoup Pavarotti et Kraus. Parmi les sopranos, il y a par-dessus tout Montserrat Caballé : quand j'entends un air de Bellini par elle, je me demande toujours quelle serait la réaction du compositeur s’il entendait sa musique chantée de façon aussi belle, aussi sensuelle. J’aime aussi beaucoup Natalie Dessay, avec qui j’ai déjà abordé La Somnambula. Marylin Horne aussi, nous sommes amis, je l’aime beaucoup. Maintenant, il y a Daniela Barcelona, une chanteuse italienne, qui chante Tancredi, etc... C’est pour moi l’une des meilleures spécialistes de ce répertoire, elle a vraiment une grande voix, parfaite dans les rôles travestis. J’ai aussi chanté avec Cecilia Bartoli, mais elle s’est lancée dans une autre direction, maintenant ! Charles Workman est un très bel artiste, il chante Rossini aussi bien que Mozart ; mais lui est baryténor – nous sommes différents.
Des difficultés spécifiques à Bellini, en particulier dans I Puritani et ce rôle d’Arturo que vous allez très bientôt aborder ?
Les lignes ! Les phrases y sont extrêmement longues, il faut donner la sensation de totale aisance et de splendeur, le tout avec la simplicité de l’évidence. Jamais on ne doit donner l’impression de respirer. Les notes aiguës viennent à la fin de ces longues phrases (parfois déjà elles-mêmes dans l’aigu) ; en soi elles sont difficiles, mais il faut - en plus - les placer avec naturel sans s’essouffler, de sorte qu’elles sonnent avec beauté ! C’est pareil pour La Somnambula. Je me frotterai aux Puritani pour la première fois à Las Palmas, en 2004.
Pensez-vous avoir un rôle à jouer en faveur de Bellini, l’aider à lui redonner sa juste place ?
Peut-être… Je pense pouvoir déjà aider à montrer tout d’abord qu’il s’agit d’un compositeur complet. Peu de personnes prennent la peine d’écouter I Puritani ou La Somnambula de façon globale, pas seulement les parties vocales. Quand on prend la peine de bien écouter, on se rend compte qu’il est aussi un grand orchestrateur.
Et Verdi ? Vous chantez bien le Duc de Mantoue de Rigoletto…
C’est peut-être le seul Verdi que je ferai au cours de ma carrière, avec Fenton de Falstaff naturellement.
Quant au répertoire français ? Vous chantez merveilleusement notre langue !
[Sourire] Le répertoire français est plus lourd. Je vais attendre un peu, mais il est clair que je vais l’aborder. Pourquoi pas les Pêcheurs de Perles ? On me l’a proposé à Vienne, mais quand j’ai vu la partition, j’ai décidé d’attendre. Pour ce qui est de l’accent, je suis souvent à Paris, je travaille avec des régisseurs français qui me disent parfois comment prononcer. Je parle français avec les gens, et j’apprends comme cela. Michele Pertusi, par exemple, parle un français merveilleux, il a un don naturel pour l’imitation.
Quels sont vos projets pour l’avenir proche ?
Peu de prises de rôles. Par exemple, je ne vais pas chanter beaucoup de Mozart. J’espère que j’en ferai, cela va de soi, mais il n’y a rien de prévu pour l’instant. Pour ce qui est de la France, vous m’entendrez à Paris dans L’Italiana in Algeri et La Cenerentola (deux reprises de l'époque, NDLR)… et à Montpellier, au Festival Radio France, je donnerai La Dona del Lago – comme à Pesaro en 2001.
Avez-vous le temps de vous consacrer à autre chose que le répertoire lyrique ?
Malheureusement non, car mon agenda est rempli jusqu’en 2005, pratiquement avec les seules productions lyriques. Je joue du piano, pas assez bien pour faire carrière, mais suffisamment pour travailler mes partitions. Il m’arrive aussi de jouer Chopin pour mon plaisir. J’aime énormément la musique traditionnelle péruvienne : j’ai donc réalisé, également, des transcriptions de chansons traditionnelles de mon pays, c’est l’un des mes « hobbies ». Il y a bien des compositeurs « classiques » parmi mes compatriotes que j’aimerais faire découvrir. Je les présente dans mes récitals avec piano - mais oui, vraiment, j’aimerais en faire plus.
Ne craignez-vous pas que la signature de votre contrat avec Decca (le premier de ce label avec une voix de ténor depuis Pavarotti) ne vous soumette à trop de pression ?
Non, car j’ai signé ce contrat en ayant chanté dans les plus grands opéras du monde : Vienne, Paris, Londres, New York, Milan, etc... On peut mener une carrière intéressante sans ce type de contrat, mais j’ai des idées bien précises ! Je voulais faire ce disque d’airs d’opéras de Rossini – et plus tard, quand j’aurai le temps de me préparer sera venu, je ferai un opéra intégral. Il y a des projets avec ce compositeur, assurément, mais rien n’est décidé. Vous vous doutez que j’aimerais bien le servir, mais il faut d’abord qu’on en parle avec l’éditeur !
‣Pièces à l'écoute simple, en bas d'article‣ Christoph Willibad von Gluck, Paride e Elena - Vincenzo Bellini, Ma rendi pur contento - Jules Massenet, Ouvre tes yeux bleux ma mignonne‣ Récital avec piano donné au Wigmore Hall de Londres le 15 novembre 2002.