lundi 29 août 2011

❛Concert❜ Aussi chantent-elles comme des anges • Le volontarisme historiciste de Geoffroy Jourdain et des 'Cris de Paris'.

Titre énigmatique, a priori, que celui qui coiffe le programme proposé par Geoffroy Jourdain et ses Cris de Paris en l'Abbatiale Saint Robert. Le talentueux et versatile chef de chœur, récemment investi dans des projets aussi contrastés que Cachafaz de Strasnoy ou Le Paradis Perdu de Dubois, s'en ouvre dans la plaquette programmatique. L’expression « aussi chantent-elles comme des anges » appartient à l'écrivain Charles de Brosses (1709-1777) au sujet des Hospices (Ospedali) de Venise : destinées à prodiguer aux filles nécessiteuses une solide pratique musicale, ces institutions sont devenues particulièrement illustres par l'une d'entre elles, l'Ospedale della Pietà, qui vit naître maints chefs d'œuvres de Vivaldi... pourtant portés à la notoriété par des ensembles mixtes.

La démarche de Jourdain consiste à faire chanter ce genre de partition par un effectif exclusivement féminin, conformément aux conditions de création. Également, à postuler que les manuscrits comportant d'explicites parties de ténors et basses ne visaient en fait qu'à assurer la circulation et la postérité des partitions, en-dehors des lieux pour lesquels elles furent écrites. Rien ne l'établit : mais puisqu'il s'agit d'un postulat, louons-en la vraisemblance et, plus encore, l'efficacité. Pour la première fois en effet – hors Juditha Triumphans bien sûr, essentiellement dévolu aux voix solistes –, il nous est ainsi donné d'entendre in vivo du Vivaldi sacré dans sa structuration chorale d'origine. Voilà ce qui s'appelle pousser dans ses derniers retranchements le souci de l'« historiquement informé » !


Pierre de touche de la musique religieuse du Prêtre roux, le Gloria en majeur RV589, précédé d'un intéressant Kyrie en sol mineur RV587 de forme archaïsante (une rareté, quoiqu'enregistrée dès 1974 par Corboz), nous est offert d'emblée avec une fraîcheur bienvenue, compte tenu du standard de tube – incluant ce que cela peut comporter de légère saturation... – qui s'y attache désormais. Cela tient au tempo initial, suffisamment nerveux, mais aussi assez contenu pour ne pas verser dans la tambourinade de circonstance. Dès l'Et in terra pax aux accents de Messe en si, cela provient encore de la plasticité des choristes : rarement écoute de l’œuvre aura plongé dans un tel mélange d'ésotérisme et de naturel. En outre, au delà de l'aggiornamento qu'impose l'étagement entre les seules voix féminines, l'oreille est subjuguée par le travail effectué sur les simples paroles latines ; tant certaines lectures saxonnes, ou simplement roides, nous avaient détournés ici de la doxologie la plus limpide. Quelles nobles et justes oraisons des solistes de surcroît, particulièrement au cours d'un Qui sedes tout de lumière !

L'autre pièce sacrée baroque, un Miserere en ut mineur du Napolitain d'adoption Johann Adolf Hasse (1699-1783), pour être moins convenue, ne nous a pas captivé de pareille manière. Pourtant, ainsi que s'en explique Jourdain, disposer de la partition originale d'un Ospedale – pour voix de femmes, donc – amenait aisément à l'inscrire à telle initiative philologique. Ses riches combinatoires entre les diverses parties, entrecoupées comme il se doit d'interventions en solo, le légitiment de même, tant elles permettent aux chanteuses des Cris de Paris de faire étalage de leur science. Las ! L'art est bien autre chose qu'un solide métier, et si celui de l'auteur de Cleofide lui valut en son temps l'admiration de l'Europe, il n'en subsiste plus guère, à notre sens, qu'un habile canevas de faiseur – le présent Miserere radotant à l'envi des aphorismes sinistres, fort loin d'une affliction propre à élever l'âme.

Deux compléments de concert laissent, dans une optique différente (car à chaque fois l'invention, au moins, y prévaut), dubitatifs. En fait, ce sont des pages sélectionnées avec une certaine habileté pour permettre à chaque phalange (vocale et instrumentale) de faire étalage de ses dons, indépendamment l'une de l'autre. Quelle est cependant la place chronologique de ces brefs Quatre chants d'enfants de Maurice Ohana (1914-1992) dans ce qui est un hommage aux Ospedali baroques ? Si leur belle facture ne peut souffrir de contestation, on se lasse assez vite des onomatopées requises par trois d'entre eux. Afin de valoriser l'orchestre, choisir au sein d'un parcours aussi sacré le vivaldien Concerto pour violon RV208 « Grand Mogol » paraît de même contestable, cette fois par l'esprit. La virtuosité sans faille, et justement applaudie, de l'élégant Yuki Koike ne peut gommer une forme d'exaspération à l'écoute de ces cadences aussi démesurées qu'inexpressives - surtout, crûment profanes !

Le sentiment global, à l'issue de cette savante plongée dans un univers choral, sinon angélique en tout cas strictement féminin, aurait pu s'en trouver mitigé. Si la juxtaposition hétéroclite précitée a, en effet, de quoi rendre perplexe, il est, à rebours, impossible de ne pas admirer l'accomplissement technique, comme la parfaite pertinence du travail historique des Cris de Paris et de leur chef. C'est évidemment cet aspect que nous voudrons retenir.

 un texte de Jacques Duffourg.

 L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.

 23 août 2011, La Chaise-Dieu, Abbatiale Sainnt-Robert - "Aussi chantent-elles comme des anges",
un programme proposé par Geoffroy Jourdain avec Les Cris de Paris -
Vivaldi : Kyrie en sol mineur, Gloria en majeur, Concerto pour violon "Grand Mogol" -
Hasse : Miserere en ut mineur - Ohana : Quatre chants d'enfants.

 ▸ À consulter avec profit, le site des Cris de Paris.

▸ Crédits iconographiques - Geoffroy Jourdain par Jean-Baptiste Millot (pour Qobuz.com) - Venise, Riva degli Schiavoni par le Canaletto (1697-1768) - Caricature d'Antonio Vivaldi.

dimanche 28 août 2011

❛Concert❜ Bach Collegium Japan à La Chaise-Dieu • Les chants de louanges de Masaaki Suzuki

Deuxième concert comportant des cantates de Bach, à l'occasion du quarante-cinquième Festival de La Chaise-Dieu. Après la très politique BWV 214, Tönet, ihr Pauken offerte par Vàclav Luks et son Collegium 1704, ce sont en quelque sorte trois chants de louange du cantor que propose le Bach Collegium Japan de Masaaki Suzuki (ci-contre), à l'occasion de sa première exhibition en France, hors Paris. Deux de ces cantates, Gott, man lobet dich in der Stille (BWV 120) et Wir danken dir, Gott s'attachent, derrière leurs titres évocateurs, la rutilance de trois trompettes. Pour être circonstancielle (l'élection annuelle du conseil municipal de Leipzig), la jubilation des partitions réfute pourtant toute enfilade factice, offrant des sections fortement différenciées, voire recueillies.

De la seconde pièce, BWV 29, c'est toutefois la fulgurante sinfonia initiale, avec solo d'orgue, qui est l'élément le plus spectaculaire. Cette longue page, aussi virtuose qu'éloquente, est un remploi habile, à l'instrument roi, du Prélude de la Partita pour violon seul BWV 1006. Cela en dit long sur l'adaptabilité, et aussi l'opportunisme d'un Bach soumis, ni plus ni moins qu'un autre, aux impératifs de production de son temps. Gott, man lobet dich dispose elle aussi de l’autocitation, cette fois d'une Sonate pour violon et clavecin, au cours de l'air de soprano Heil und Segen faisant suite au monumental (et tonitruant) chœur. Ce dernier est évincé de la vigie liminaire par la virtuosité délicate d'un air d'alto.

Sans trompettes cette fois, l'ample et bipartite BWV 30 annonce la couleur en ouvrant le concert sous le label Freue dich, incipit d'un chœur d'entrée musclé à l'allégresse impérieuse, repris d'ailleurs en guise de clôture, sous des paroles légèrement modifiées. Pas moins de deux airs pour basse la parcourent, mais c'est surtout le lumineux sautillement de Kommt, ihr angefochtnen Sünder, pour alto avec obbligato de flûte, régulièrement enregistré, qui vaut à cette cantate une juste célébrité.


Tournant le dos à la célèbre Danse Macabre de La Chaise-Dieu (ci-dessus), le choix d'un tel triptyque de lumière est d'autant plus pertinent pour une première apparition dans un festival de grand renom, que l'un des atouts maîtres de Suzuki dans son intégrale discographique est une plasticité, une liberté de respiration idéalement en phase avec l'annonce de la Bonne Nouvelle. Les parties chorales du Bach Collegium Japan, en particulier, s'avèrent d'une flexibilité fabuleuse (BWV 30)... D'autant plus méritant que le chef, shooté à l'action de grâce, se laisse parfois aller à des dynamiques fort peu dosées : la BWV 120 assène ainsi volontiers des contours martiaux outrés ; peu indulgents de surcroît envers la précision (et la justesse) des fameuses trompettes.

Les instrumentistes ne le cèdent en rien aux choristes, leurs interventions, tant obligées (flûte, violon) que concertante (orgue), surtout, révélant des individualités de grand talent ; en sus d'un jeu collectif huilé, sans la moindre raideur. Ceci à rebours de commentaires désolants, encore entendus et lus ici-même, selon lesquels leur qualité de Japonais ne leur offrirait «que leur technique, aux dépens de toute souplesse» (!). Des chanteurs, dont aucun en revanche n'est nippon, on ne saurait faire tel éloge, tant leur bilan est inégal.

Rachel Nicolls revendique une technique sûre, mais son soprano assez ingrat et son uniformité de ton contredisent, au moins partiellement, les délices que promettent ses mots. Gerd Türk dispose, lui, d'un timbre enviable ; cependant, son phrasé précautionneux, voire inhibé, dément, là encore, les libations annoncées. De Peter Kooij (ci-contre), qu'on entend toujours avec joie dans un répertoire qu'il exalte avec bonheur depuis si longtemps, les ans ont passablement émoussé un métal désormais moins lustré - et surtout moins solide. Le baryton-basse néerlandais donne malgré tout le change, par sa capacité à nuancer des textes pourtant bien univoques. C'est finalement Robin Blaze, contre-ténor futé, qui tire le quatuor vers le haut, en dépit d'un sensible manque d'endurance : matériau plaisant, vocalisation plaisante et une sorte de british touch délicieuse, offrant une pointe de recul mutin, vis-à-vis d'une liesse communicative... mais si prévisible.

Masaaki Suzuki quant à lui – hors les périlleuses vapeurs d'adrénaline précitées – ne se départit jamais, en ces réjouissances, du goût du détail ni de la rigueur tout organistique d'un digne élève de Ton Koopman. En même temps, il semble s'en amuser : à raison, du reste, tant le génie de Bach ne se limite sûrement pas à une resucée obsessionnelle du Golgotha. Divertissant et idéalement festivalier.

 un texte de Jacques Duffourg

❛L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI
Festival de La Chaise-Dieu, Abbatiale Saint-Robert, 22 août 2011 - Johann-Sebastian Bach : Cantes BWV 120, 29 et 30 - Rachel Nicolls, soprano ; Gerd Türk, ténor ; Robin Blaze, contre-ténor ; Peter Kooij, basse -
Bach Collegium Japan, direction : Masaaki Suzuki.
❛Crédits iconographiques - Masaaki Suzuki, Bach Cantatas Website -
La Danse Macabre de La Chaise-Dieu, Jacques Duffourg - Peter Kooij, www.peterkooij.de

lundi 15 août 2011

❛Disque❜ Corelli & Friends (Divox) • Jonathan Guyonnet & Stefano Molardi, une passionnante quête de l'Arcadie.

Un double album CD pouvant être acheté ICI
L'un des plus notables voyages à Rome documentés fut le pèlerinage de Tannhäuser, minnesänger (poète courtois) du XIIIe siècle, que Wagner célébra. Légendaire, la démarche se voulait expiatoire : tout le contraire des d'années d'apprentissage. Deux cents ans après, c'était le foyer politique et culturel de l'Italie qui glissait doucement de la Toscane vers la cité pontificale. Deux siècles (et une Contre-Réforme) de plus, voici cette dernière devenue le rendez-vous obligé de toute l'Europe intellectuelle ! Au crépuscule du Seicento, il ne se trouvait presque pas d'esprit pourvu d'un minimum de talent et d'ambition qui n'y entreprît le déplacement de toutes les espérances.

C'est dans ce foyer bouillonnant qu’en 1680 se rendit le Franco-Allemand Georg Muffat (1653-1704). Son premier autographe connu, une captivante Sonate pour violon et basse continue, s'inscrit au cœur du mémorial romain que Jonathan Guyonnet et Stefano Molardi dédient à Arcangelo Corelli (1653-1713) et à ses légataires – partition emblématique en ce qu'elle est un modèle de synthèse européenne. Ainsi que le relève une intéressante notice quadrilingue, Muffat y anticipe de près d'un demi-siècle la fédération opérée par le Couperin des Goûts réunis. Celui des Nations également : un mariage entre La Française et La Piémontaise n'enfanterait pas osmose plus séduisante entre les styles de Lully et, justement, Corelli. Si subtile est l'acculturation qu'aucun des volets, accolés sans heurt, ne saurait souscrire à une école dominante, le retour du thème initial en prise de congé scellant la parfaite unité du tout.

Recensés à l'issue d'investigations érudites, les autres compositeurs sont tous des ultramontains happés par leur métropole, pour une part plus ou moins longue de leur vie. Le cyclique Andante de Pietro Locatelli (1695-1764) semble imprégné à son tour d'alanguissements français ; toutefois sa Sonate parle le langage post-corellien plus tardif. Serait-ce le moins latin, ce Bergamasque ayant orienté la suite de son destin vers Amsterdam où il s'est éteint ? Un tropisme assurément perceptible dans le second Largo que Guyonnet teinte d'ultimes accents troublants.

Monastère et église Sant'Egidio du Trastevere, Rome
Encore plus éloquente à l'égard du violoniste est l'inépuisable Sonate du florentin Giuseppe Valentini (1681-1753), poète et peintre à ses heures, en somme un héritier de la Renaissance, ce à quoi la fantaisie de son invention musicale n'est sans doute pas étrangère. Sur un instrument vénitien de 1785, le soliste (franco-italien) y décline à peu près tout ce qui peut être attendu d'un virtuose, vocable caméléon qu'au fil des deux disques il invite grandement à enrichir. S'agit-il d'extrême agilité, l'Allemande sans répit constitue une réponse ; d'une ornementation du meilleur aloi, la voici ourlant ladite Allemande et le Minuè final. Virtuosité signifiant maîtrise, celle-ci surgit de la densité inouïe du Largo, qu'une Gigue, à l'irrésistible balancement de musette, disperse en de tièdes rais de lumière.

J.G. & S.M. © Guillaume Eymard

Pour sa part, Molardi fait preuve d'autant plus de talents que son office de soutien, par nature, n'est pas le plus accrocheur. Dédicataire de la page précédente, Antonio Montanari (1676-1737), un Modénais assez obscur, lui fournit matière à s'illustrer ; un paradoxe, puisque l'une des hardiesses de la brillante Sonate « de Dresde » consiste rien moins qu'à évincer lecontinuo de sa Gigue conclusive. En choisissant d'en bercer à l'orgue – son confident de prédilection – les deux Adagios, le claviériste confère à ceux-ci la délicatesse, recueillie mais ondoyante, d'une nuit de Noël devant une crèche du Trastevere. Quant au vigoureux babil de son clavecin, lors de l'étourdissant Allegro, il ne déparerait pas une aria di bravura donnée dans quelque théâtre local.

Une échappée en solitaire lui revient, nouveau trésor dont les périls techniques éclairent la rareté : la connaissance lacunaire de son auteur, le Siennois Azzolino Della Ciaja (1671-1755), ne militant guère plus en faveur de sa gloire. Cette troisième Sonate, tiréed'un volume de six d'identique découpe, débute par le binôme consacré toccata-fugue. Si la première s'achève sur un inattendu glissando, la deuxième, pour se retrancher derrière le titre de Canzone, n'en est pas moins harmoniquement très audacieuse. Sous son libellé débonnaire Non presto, le quatrième et dernier mouvement recèle des écueils parfois délirants dont Stefano Molardi s'acquitte comme d'une pirouette. Sertis en des spasmes grinçants (la dernière épidémie de peste n'est guère ancienne), ils renverraient Scarlatti au rang des aimables faiseurs.

En vis-à-vis, ou au côté de leur formation instrumentale I Virtuosi delle Muse, les deux acolytes cultivent d'évidence les questionnements autour d'axes topographiques, pour l'heure transalpins. L'album intitulé Viaggio a Venezia en fit foi naguère ; leur plus récente tournée exalta les mythes méditerranéens. Rome, présentement - mais à cent lieues d'un ordinaire catalogue labellisé «Ville Éternelle». Un travail de mémoire, plutôt.

Nicolas Poussin (1594-1665) : Les Bergers d'Arcadie
En 1690, des musiciens et lettrés, mus aussi bien par le Gusto del Bello qu'une farouche indépendance à l'égard des cercles intronisés, y fondèrent l'Académie d'Arcadie. Antiquité hellénique revendiquée, sûrement. Élégance pastorale opposée aux pesantes volutes de la Contre Réforme, surtout – un âge d'or guignant refuge et mécénat au Palazzo Corsini, près de la fantasque reine Christine de Suède. Sous le masque plaisant d'Arcomelo Erimanteo, l'un de ses premiers membres fut rien moins que... Corelli ! Celui-ci a bien pu créer son olympienne Neuvième Sonate, datée de 1700, dans ce cadre. Enluminée selon l'art de Geminiani, elle ouvre l'hommage à son créateur par un vaste Largo valant manifeste arcadien. D'écriture d'abord, tant l'épure agreste s'y déploie, tel un souvenir d'enfance en Romagne. Davantage, de jeu : l'archet de Guyonnet n'y est pas seulement lumineux, il est franciscain. Au long de ce portique altier comme en d'autres cantilènes, tout de plénitude vertigineuse et de troublante humilité, sereinement il se pose – et n'impose rien, si ce n'est la tendresse dépouillée de ses frôlements.

Amor docet musicam ! Pareille Arcadie violonistique, défendue par une gravure à fleur de peau - dont maints tempi assagis peuvent déconcerter - dédaigne tout cillement aguicheur. En revanche, elle agrippe, assiège au gré des écoutes, soumet peu à peu ; vainc enfin, et laisse durablement désarmé.

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  1) Arcangelo Corelli, Sonata IX, 1° mouvement - 2) Azzolino Della Ciaja, Sonata III, 4° mouvement - 3) Giuseppe Valentini, Sonata "La Montanari", 5° mouvement.


▸ L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.
 Corelli & Friends : Corelli, Locatelli, Muffat, Montanari, Valentini, Della Ciaia - 
2 CD Divox pouvant être achetés ICI.
▸ À consulter avec profit, le site d'I Virtuosi Delle Muse.



mercredi 3 août 2011

❛Concert❜ Festival de Montpellier • Sémiramis de Catel : entre Tragédie Lyrique et Grand Opéra, une résurrection majeure.

Voici quelques décennies, l'histoire lyrique française ne déclinait pour ainsi dire rien, sinon de parcimonieuses saccades discographiques, entre l'Alceste de 1776 (une pièce italophone transposée) et 1846, date de la création de La Damnation de Faust. Une meilleure investigation du Grand Opéra a permis de retrouver çà et là un Guillaume Tell (1829) ou une Vestale (1807). C'est à l'opiniâtreté du regretté Pierre Jourdan que l'on doit le retour, il y a juste quinze ans, à la Médée de 1797, pierre de touche enfin rendue à sa langue, sa prosodie, son orchestration. Les auteurs de ces chefs-d'œuvre (Rossini, Spontini, Cherubini) furent cependant tous des «Italiens à Paris», ce qui apporte beaucoup à l'opéra vernaculaire... mais rien à la production nationale.

Gossec, Grétry, Méhul, Hérold, Boieldieu, Kreutzer, Catel, Lesueur ?
 Longtemps guère que des noms, des items encyclopédiques. Ce n'est qu'en 2009 que l'unique tragédie de Grétry, la flamboyante Andromaque, fut ressuscitée au concert, avant de l'être scéniquement, l'année suivante à Montpellier, peu de mois avant la recréation de La Mort d'Abel (Kreutzer) à Liège. Derrière ces redécouvertes mûrement documentées qui, par chance, s'accélèrent : le travail, l'impulsion et l'autorité du Palazzetto Bru-Zane (Centre de Musique Romantique Française). C'est une nouvelle fois grâce à cette institution que renaît, à l'Opéra Berlioz, la Sémiramis de Charles-Simon Catel (1773-1830). De ce Normand honoré par les lauriers du Conservatoire puis de l'Institut, la postérité a surtout retenu un Traité d'harmonie qui le place en digne successeur de Rameau. En revanche, aucun de ses dix opéras n'a survécu. L’échec du présent péplum voltairien (que chaque Français cultivé connaissait alors) ne semble pas tant venir d'un insuccès public, que d'une curée journalistique et d'une évidente cabale d'envieux.

Que Catel se fût fait des ennemis par sa réussite professionnelle, cela n'a rien que d'anecdotique et banal ; la nature de l'hostilité l’est moins. La primauté donnée à l'harmonie sur la mélodie, à rebours de son maître Gossec mais conformément à l'héritage ramiste, n'était déjà pas pour ravir un collège friand d'opéras-comiques italianisants. Sacrifier la juxtaposition plaisante de ritournelles à l'avancée implacable de puissants ensembles, indifférents à l'enjolivure ou à la performance individuelle, c'était trop dévoyer le modernisme national. Guère surprenant que - d'une révolutionnaire fulgurance à cet égard - l'Acte III ait concentré les attaques les plus acides.

Aux antipodes du rococo de Rossini (1823), la scène liminaire de cet acte donne la primauté à un inquiétant chœur d'hommes, en cellules mezzo forte répétées et entrecoupées de silences, criblées d'éructations des vents – tandis que le félon Assur se voit limité au minimum syndical. Adossée à un duo (Arzace & Azéma) d'une contraction exemplaire, la harangue d'Oroès, progression harmonique hallucinée, convoque les mânes gluckiens de Thoas ; avant d'enfanter une confrontation exceptionnellement tendue (et cuivrée) entre la mère coupable et le fils justicier. Meurtre rituel commis, reste à prendre congé par un chœur d'une concision suffocante, le grondement des cordes refermant le tombeau. Pas un seul air !


Cette quête de la tragédie lyrique la plus efficace et la plus compacte ne se fait pas au détriment de la plénitude. À la charnière des siècles, les effectifs orchestraux se sont corsés, d'autant que le compositeur fait appel – solennité et surnaturel obligent – à quatre cors et trois trombones. Très sollicités dès l'admirable ouverture, ils contribuent à faire de celle-ci, cinq ans après Médée (et trois avant Léonore), une sorte de manifeste pré-romantique dont on s'étonne qu'il n'ait pas retrouvé bien avant les faveurs des programmes. L'instrumentation est d'une incessante richesse (travail exquisément mozartien sur les bois), tant dans les rares airs que dans les récitatifs accompagnés ou les clameurs collectives qui les englobent. Du plus pur atavisme français, le ballet revendique aussi ses droits, exaltés à la fin du I en une curieuse scène de triomphe militaire aux accents exotiques, sans doute nourris de récente campagne bonapartiste. Jusqu'au plus simple intermède qui respire le merveilleux ! Tel cet Hymne à l'hymen impalpable, dévolu à trois prêtresses que nimbent les accents éthérés des cors, avant que le Tableau de l'Ombre de Ninus ne vienne clore le II par un quintette avec chœur d'une économie saisissante.

Exigeante et mobile, toute cette architecture trouve en Hervé Niquet un maître d'ouvrage accompli. N'ayant rien oublié de son alacrité « baroqueuse », il se montre décidément heureux en ce répertoire plus tardif. Sa battue phosphorescente luit de dynamiques lestes et félines, rejaillit sur des ensembles polis comme des miroirs, enfin se diffracte dans le prisme de monologues exacerbés. Au point de gêner marginalement Maria Riccarda Wesseling, parfois en difficulté sur les contours les plus aigus des deux siens ? Malgré une diction seulement honnête, la composition du mezzo-soprano n'appelle pourtant qu’éloges, de maintien comme de modelé, suffisamment énigmatique pour éclairer le rapport au fils retrouvé, Arzace. Non que Mathias Vidal, remplaçant le titulaire, démérite dans la peau de ce dernier : le métal élégant et la souplesse superlative paraphent la haute-contre de grand lignage. Est-ce toutefois le gabarit d'un guerrier accablé par la rivalité sentimentale, le choc d'une révélation scabreuse et le devoir de parricide ? Autre substitut, l'amante Azéma est confiée à Gabrielle Philiponet ; en dépit d'un timbre peu coruscant, son phrasé soigné autant que son endurance (ici, le rôle le plus long) valent à cette artiste l'adhésion.

C'est néanmoins de la doublette des basses - le drame est si sombre - que surgissent les plus marquantes oraisons. Prudent au début, l'Oroès d'Andrew Foster Williams s'épanouit totalement, hiératique et menaçant, dans le volet central. Cet acte est bien le seul où puisse briller l'assassin de Ninus, Assur, évincé du premier, fantomatique au troisième. Écrire que Nicolas Courjal (photo ci-contre) s'en acquitte est une litote. Rectitude et aplomb corporels en imposent, mais c'est sa stature vocale, toute de graves sépulcraux, agressifs, qui remplit la salle d'une lumière noire. Rehaussant au détour d'une imperceptible variation d'adrénaline la fêlure de son personnage, il se ressaisit aussitôt pour incarner toujours plus la séduction vénéneuse du crime. Aux choristes du Concert Spirituel, irréprochables, de parachever cette réhabilitation essentielle.

❛L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI

Montpellier, Opéra Berlioz (Le Corum), 25/7/2011 •

Charles-Simon Catel : Sémiramis (1802), Tragédie Lyrique sur  un livret de Philippe Desriaux  d'après Voltaire, en version de concert • Marianne Riccarda Wesseling, Mathias Vidal, Gabrielle Philiponet,
Nicolas Courjal, Andrew Foster Williams, Nicolas Maire •

Chœur et orchestre du Concert Spirituel, direction Hervé Niquet
  

À consulter avec profit, les sites du Concert Spirituel et du Festival de Montpellier

❛Crédits iconographiques • Charles-Simon Catel, BNF • Les artistes, Luc Jennepin • Nicolas Courjal, http://www.courjalnicolas.com/