Le nom de Bernard Herrmann (1911-1975) demeure indissociablement lié aux mémorables musiques de films d'Alfred Hitchcock. Avec le maître du suspense, il entama un campagnonnage des plus féconds : pour mémoire, Psychose, la Mort aux Trousses, l'Homme qui en savait trop, Pas de printemps pour Marnie. Et qui n'a pas craqué devant le sublime et désormais mythique chant d'amour auréolant Kim Novak dans Vertigo ? Auteur prodigieusement doué, ce néo-romantique sait façonner des formules mélodiques d'une beauté saisissante, post-wagnériennes ; par exemple, maints passages des anthologiques Mort aux trousses et Vertigo précités, ce dernier de toute évidence son chef d'oeuvre.
Fructueuse à cet égard est la lecture de nombreuses pages consacrées à Hermann dans la somme indispensable de Michel Chion, La Musique au Cinéma (Fayard). Le musicien s'impose comme un "peintre impitoyable de l'amour détruit" (selon Chion). Beaucoup moins renommé toutefois, il existe un corpus d'oeuvres "sérieuses" éminemment personnelles : entre autres une Symphonie, la cantate Moby Dick, et un cycle de lieder, The fantasticks. Et, manifestement, une seule tentative dans le domaine opératique, ces Hauts de Hurlevent de 1951... Unique, mais magistrale réussite : énigmatique, diluvienne, tempétueuse, impulsive, sui generis véritablement. À l'image, d'ailleurs, des protagonistes, l'opéra se nourrit d'étreintes brisées sur fond de "polar" d'une rare intensité, transfiguré par des tonalités brouillardeuses dont le compositeur détient le secret.
C'est après la troublante musique du film Jane Eyre de Robert Stevenson de huit années antérieur, que Bernard Herrmann a choisi d'adapter l'illustre roman ; ce drame de l'autodestruction implacable, sombre, tourmenté - d'un pessimisme absolu. Devenu phare de la littérature britannique, Emily Brontë a édifié sur la noirceur insondable de l'âme humaine la narration d'un amour impossible, exclusif, voué à l'échec entre Catherine Earnshaw et Heathcliff, sorte de montrueux Werther à la sensibilité de fauve blessé. Ce fort récit, d'une rudesse inédite pour l'époque, mit à mal comme on sait les codes de la bonne société. Il faudra attendre un autre roman, Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry, pour renouer avec pareille brutalité dans l'émotion primitive, exacerbée. Voilà une raison de plus de saluer encore et toujours la réhabilitation de raretés, partitions délaissées voire oublées, dont le Festival de Montpellier s'est fait, sous l'autorité de René Kœring, une spécialité. Le présent coffret en est - bien entendu - l'un des échos.
Lefilm (1939) de William Wyler - L. Oliver & M. Oberon
Concernant ce huis-clos suffocant de près de trois heures (un prologue et quatre actes), les premiers accords - menaçants, fantasmatiques, lugubres - donnent le ton. Herrmann tisse une atmosphère mortifère, singulièrement proche de l'univers claustral de Daphné du Maurier (Rebecca) : immersion immédiate dans une lande hostile, balayée par des bourrasques et une pluie battante. Ce thriller psychologique appelle, et obtient, une orchestration à la hauteur. Ainsi une luxuriance de timbres happe -t-elle aussitôt l'auditeur, par la grâce d'une inquiétante palette de vents dans le registre grave (trombone, basson, clarinette basse, tuba). Ajoutons-y l'usage insolite d'insinuantes cascades de harpes, notamment dans le prologue, d'obsédants leitmotivs, des interludes ondoyants dont une méditative digression très mahlérienne (plage 6 du disque III) … et d'hypnotiques mélodies tout emplies d'un lyrisme brumeux, nuageux - enveloppées dans la mélancolie douce et profonde des cordes. De la sorte sourd le climat psychotique souhaité.
Emily Brontë, c. 1833
Le style d'Herman, d'une luminosité tristanienne, oscille entre l'onirisme ténébreux du Britten d'Owen Wingrave (pour l'orchestration de feu) et le doux-amer d'un Delius : nous pensons surtout aux étincelantes ramures impressionnistes de Fennimore & Gerda. Voici au final un opéra américain majeur du XX°siècle, à l'instar du Susannah de Floyd, ou du Regina de Blitstzein ! La geste d'Alain Altinoglu (photo tout en bas), d'une transparence absolue, restitue l'atmosphère oppressante, délétère, comme les multiples arborescences crépusculaires de la partition. Elle se situe, du reste, sur les mêmes cimes que celles atteintes par le premier enregistrement (hélas quasi introuvable), plus inégal quant au chant, dû en 1972 au compositeur lui même. Quel éclectisme, soit dit en passant, que celui de la phalange montpelliéraine, après tant d'Alfano, de Pizzetti, de Mariotte - entre autres !
Au plan vocal, justement, la distribution est d'une parfaite homogénéité. Les solistes sont superlatifs, au premier rang desquels rutile, grandiose, le soprano lyrique léger, à l'aura irradiante, de Laura Aikin - incomparable dans I have dreamt, à l'acte II. Extraordinaire, également, est la Nelly de grande classe d'Hanna Schaer (quelle Berceuse à l'acte II encore) ! La gent masculine n'est guère en reste, qu'il s'agisse de l'écorché vif Heathcliff dû à Boaz Daniel, ou du pathétique Vincent le Texier (Hindley), à l'émission mordante. Un grand luxe qu'étoffent d'irréprochables comprimari : Yves Saelens, Marianne Crebassa, Jérôme Varnier, Nicolas Cavallier...
Comment se défaire, au final de l'opéra, de la plainte déchirante, spectrale, de Catherine appelant à maintes reprises son amant ? Est-ce hallucination, imploration de l'au-delà ? L'effet en est proprement sidérant !... Les lumières instrumentales s'éteignent les unes après les autres, les harmonies se raréfient ; se dissolvent, enfin s'évaporent. Le souvenir du Chant de la Terre ("Ewig, ewig") hante les ultimes mesures désespérées ("Heathcliff, Heathcliff") des Hauts de Hurlevent.
Mois Shakespeare dans les théâtres parisiens : après The Fairy Queen - déjàà l'Opéra Comique - et Falstaff au TCE, voici sinon l'opus ultimum de Berlioz, du moins ses adieux aux planches. Il est si rare de voir Béatrice mis en scène ! Autant dire qu'on en attend beaucoup (1). Ainsi l'Anglais Dan Jemmett a organisé toute sa scénographie autour du fait que la Sicile - l'action est à Messine - est une terre de marionnettes, des pupi figurant les guerriers qui ont fait sa riche histoire : il apparaît donc concevable que nos combattants Bénédict, Claudio et Pedro soit représentés comme tels. Dès lors, les marionnettes sont partout, tant dans le décor (deux chevaliers géants, un îlien et un Maure, en fond de plateau), que les accessoires (des poupées, deux théâtres miniatures dont l'un tombe des cintres). Et, bien sûr, chez les acteurs des deux sexes : leur gestuelle est mécanique, leurs saluts codifiés ; ils se déplacent par tressautements.
Berlioz, photographié vers la fin de sa vie
L'astuce est poussée jusqu'à les faire s'affaisser, à l'abandon, lorsqu'ils ne sont pas au premier plan de l'action, les ficelles censées les mouvoir n'étant plus agitées. Pas trop mal vu. Poussant sa logique jusqu'au terme, le scénographe recourt à un (trop) omniprésent montreur de marionnettes, à qui il confie de déclamer des extraits de Much ado about nothing... dans sa langue d'origine. D'une pierre deux coups : les récits, que d'aucuns trouvent fastidieux, peuvent en paraître plus vivants. D'autre part, Shakespeare reste aux manettes, la pièce devenant pour partie anglophone : cela peut agacer de prime abord, mais à la réflexion ne contrarie qu'assez peu l'équilibre de l'ensemble.
Cela étant, le parti n'est pas dépourvu de périls - évités, mais d'extrême justesse. Le premier tient aux chanteurs-comédiens eux-mêmes : rien de plus risqué que de leur faire singer - avec naturel si l'on peut dire - des gestes d'automates pendant plus de deux heures ; l'outrance, voire le ridicule, guettant à la longue. Le second vient du message subliminal selon lequel les protagonistes sont des pantins, voire des débiles, la plupart manipulés et manipulateurs à la fois. C'est dangereux vis à vis de Shakespeare... même si dans Beaucoup de bruit pour rien on s'attache davantage aux noeuds tissés, qu'aux héros eux-mêmes. Enfin, c'est cruel pour Berlioz, qui a offert trois airs somptueux, denses de musique comme de psychologie, à ses trois principaux caractères (Béatrice, Bénédict et Héro) !
Quasiment sexagénaire, notre romantique tourmenté choisit de quitter le théâtre sur la pointe des pieds, tel Verdi trente-et-un ans plus tard, par une comédie ironique et ambiguë. La partition est d'une invention aussi variée que sa délicatesse est constante. Cette dernière est tout sauf mièvrerie, le compositeur jouant admirablement sur les oppositions de registre : gravité de Héro ou d'Ursule versus faconde de Somarone, ou encore hâblerie de Don Pedro contre velléités de Bénédict... Richement orchestrée, elle est bien davantage traitée comme une musique de chambre chantée, que comme un opéra à effets : on voit le chemin parcouru depuis la grandeur souvent tonitruante d'un Benvenuto Cellini. Parmi cent beautés, retenons des joyaux tels que le nocturne d'Héro et Ursule fermant l'acte I, le trio des femmes en pivot de l'acte II - par-dessus tout peut-être, le choeur avec accompagnement de guitare "Viens ! Viens de l'hyménée" lui faisant suite...
Il n'est pas neutre que la Chambre philharmonique, l'ensemble du chef Emmanuel Krivine, joue sur instruments d'époque. Même s'il l'on veut bien convenir que cette exigence de fidélité a moins de conséquence ici que dans Haendel ou même Schubert ! Dès l'ouverture, leste et colorée, les vents très détachés fournissent assez d'espièglerie pour qu'on accueille sans trop de surprise l'excentrique Bob Goody, le montreur de marionnettes. Lors de l'entrée "Le More est en fuite", l'entente avec l'excellent ensemble Les Eléments n'est pas totalement en place, c'est le moins que l'on puisse écrire. Néanmoins, la réussite chorale sera au rendez-vous dès le difficile épithalame grotesque (sic) "Mourez tendres époux", pourtant étiré en longueur ; elle ne se démentira plus jusqu'à la fin.
Toutefois, c'est dans le point de croix des ensembles si travaillés, plus encore que dans les grands airs, que Krivine se montre le plus séduisant. En particulier, le niveau de connivence vocale et instrumentale atteint au cours du sublime "Je vais d'un coeur aimant" (trio Héro-Ursule-Béatrice), d'un tempo très retenu, relève de l'alchimie la plus intemporelle. Les chanteurs, presque tous britanniques, sont du reste aussi corrects en équipe qu'individuellement. Réserve faite envers Alish Tynan (Héro) dont l'air liminaire et très exposé "Je vais le voir" déçoit, inintelligible et court d'aigus ; par chance, l'artiste sait se racheter ensuite, par un chant diaphane et gracieux parfaitement idoine.
Christine Rice compose une Béatrice remarquable : mezzo soyeux et rond, accents expressifs, diction très satisfaisante. Quelle gradation dans "Il m'en souvient" ! Face à elle, le Bénédict d'Allan Clayton ne lui cède en rien, frimeur tendre aux aigus clairs et véloces, se sortant avec les honneurs du redoutable "Ah ! Je vais l'aimer". Ursule, c'est le domaine réservé d'Elodie Méchain : présente à Mogador avec Plasson en 2003, au TCE avec Colin Davis l'an dernier - les deux fois en version de concert -, la Française sait dispenser encore aujourd'hui ses graves ciselés et veloutés, tout en complicité douce et prévenante.
En Somarone, le maître de chapelle, un Michel Trempont toujours ingambe - bientôt soixante ans de carrière ! - nous régale d'un "Vin de Syracuse" vieillissant bien. Enfin, la belle basse noble, sonore et chatoyante, de Jérôme Varnier (Don Pedro, photo au centre) se fait remarquer davantage que le Claudio modeste, quoique subtil, d'Edwin Crossley Mercer. Tout ce monde évolue dans des costumes aux vives couleurs devant des fonds ocres de bon aloi : un environnement mordoré, convenant agréablement aux élégances comme aux non-dits de cette oeuvre majeure.
(1) Incroyable mais vrai : l'opéra n'a connu jusqu'ici que DEUX séries représentées à Paris, la première en 1890 (vingt-huit ans après la création à Bade, tout de même), la deuxième en... 1966 !! (Source : Site Hector Berlioz)
Paris, Opéra Comique, 06/03/2010 • Opéra-comique en deux actes sur un livret du compositeur d'après Much ado about nothing de William Shakespeare, créé le 9 août 1862 à Bade (Baden Baden) sous sa propre direction.