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mardi 7 mai 2013

❛Disque❜ Naïve, Antonio Vivaldi, Il Pomo d'Oro, Dmitry Sinkovsky (violon), Concertos pour Pisendel • Lorsque la transcendance est une chanson si douce...

Un disque Naïve pouvant être acheté ICI
Nous ne pouvons commencer chaque article relatif à un disque Vivaldi remettant un tant soit peu "les compteurs à zéro" par l'éternelle citation du sarcasme bien connu d''Igor Stravinsky, selon qui le "Prêtre Roux" (1678-1741, notre compositeur de l'année 2011) aurait écrit "cinq cents fois le même concerto"... Et pourtant ! S'il est une exclamation à laisser jaillir à l'écoute de cet album faramineux, c'est bien : "Ô prince Igor, aurais-tu eu de la cire dans les oreilles ?" Taquinerie, bien sûr, puisque l'auteur du Rake's Progress, de la Symphonie de Psaumes - ou d'une pléthore d'autres merveilles consacrées - ne pouvait nullement imaginer la survenue future d'une démarche "historiquement informée" - encore moins l'intensification des recherches, découvertes, et remises à plat induites par cette dernière, lesquelles ont considérablement accéléré l'obsolescence de la discographie.

Reprenons par le commencement : Johann Georg Pisendel (1687-1755, portrait plus bas). De ces enfants nés coiffés dans des familles prédestinées, de  Cantors  en l'occurrence, tel Johann Sebastian Bach (1), nourri au bon lait violonistique de Giuseppe Torelli (1658-1709), ami de Georg Philipp Telemann (notre compositeur de l'année 2012) et Christoph Graupner. Le lien le plus important de la vie de Pisendel, ce fut précisément celui noué avec Antonio Vivaldi, qu'il fréquenta lors d'un séjour d'une année dans la Cité des Doges (1716-1717), à la suite de son employeur, l'Électeur de Saxe à Dresde (une ville que les vivaldiens connaissent assez bien, compte tenu du nombre de manuscrits et transcriptions du Vénitien laissés par son ami).

Dmitry Sinkovsky, violoniste et contre-ténor,  © non fourni
Une amitié fructueuse, qui déboucha sur quelques dédicaces à la mesure de la virtuosité, de renommée transfrontalière, du violoniste : cinq sonates, et de cinq à sept concertos recensés en faisant foi. La Vivaldi Édition de Naïve, entreprise depuis de longues années à partir du catalogue Tesori del Piemonte de feu le label Opus 111, a en réalité porté son choix sur certaines partitions (2), soit jouées par Pisendel à Venise, soit copiées (et bien sûr aménagées par lui) ultérieurement, dans sa ville d'origine. Études d'exécution transcendante pour le violon baroque, elles partagent avec Giuseppe Tartini (1692-1770) une écriture piégeuse, voire démoniaque, propre à mettre en valeur la maestria du soliste par la multiplication de difficultés de tous ordres tenant à célérité, aux rythmes, aux dynamiques - aux doubles cordes, aux ambitus acrobatiques...

Johann Georg Pisendel (1687-1755)
Le record en la matière tient dans la cadence du RV 212a en majeur (premier extrait proposé à l'écoute tout en bas), une variante pisendélienne rescapée des bombardements de Dresde du RV 212 créé à Padoue en 1712 ! Totalement de la main de Vivaldi, elle comporte des gammes ascendantes et descendantes de pure folie, culminant... au fa dièse⁶, ce qui laisse assez loin derrière le fameux mi "insoutenable" du Quatuor de ma vie de Bedrich Smetana (1876), la note la plus aiguë que nous ayons entendue jusqu'ici sur un violon. Ceci ne serait bien entendu qu'anecdote ostentatoire, si le compositeur n'avait littéralement truffé les autres opus - et pas seulement les cadences - d'écueils de semblable acabit... Ceci correspond parfaitement à la logique économique de l'art péninsulaire, visant un public en demande d'excentricités : le parallèle avec les surenchères des castrats napolitains coule de source (3).

Avons-nous dit castrat - ce que chantent aujourd'hui les contre-ténors, donc ? Comme c'est étrange ! Le héros du présent CD, le violoniste russe Dmitry Sinkovsky (photo plus haut) est aussi... contre-ténor, et de très bon niveau (voir ICI). Son pedigree épicé le rattache tout de même davantage à Pisendel qu'à Cafarelli ; et, en dépit de son âge plutôt tendre, impressionne par la nombre conséquent d'ensembles baroques qui le revendiquent comme leader (premier violon). Une profusion de talents qui le rapproche de Riccardo Minasi - autre archet de haut lignage -, fondateur des ensembles Musica Antiqua Roma et Il Pomo d'Oro (photo plus bas, celui-là même que nous entendons ici, à la tête duquel les deux virtuoses alternent). Toutefois, sur son Francesco Ruggeri de 1675, c'était Sinkovsky qui menait le bal, lors de la toute récente et très ensorcelante tournée de Joyce DiDonato, Drama Queens (photo ci-dessous) : pour avoir entendu le violoniste de près, au Théâtre des Champs-Élysées, nous pouvons attester d'une maturité et d'une autorité aussi fulgurantes que peut l'être sa jeune éloquence.

Dmitry Sinkovsky & Joyce DiDonato, Drama Queens au Théâtre des Champs-Élysées, 08/02/13, © Jacques Duffourg
Entre deux airs baroques, l'artiste avait choisi d'interpoler le RV 242 en mineur, placé dans l'enregistrement en cinquième position. Qu'était-ce ? Un aimable divertissement, un Vivaldi "à la découpe" de plus, pour ébaudir mollement l'auditoire le temps que l'éclatante diva récupère un peu ? Pas du tout ! Pour envoyer un tel coup dans la figure (audible ICI), après un Sposa son disprezzata (Giacomelli/Vivaldi) à décrocher la coupole, il fallait un peu mieux que de l'audace, de la technique et de la fougue... même les plus relevées. Sourire aux lèvres, ne faisant qu'une bouchée des traits les plus déments malgré l'absence de cadenza, le Moscovite avait ainsi cloué l'assistance par un aplomb peu banal. Disons-le : un charisme détonant de "swingueur", hybride échevelé entre le coureur de fond et le gendre idéal.

Boris Begelman, violoniste au Pomo d'Oro
Il y a chez lui plus permanent, et peut-être plus fort. Ramener, parmi d'autres, les "quatre V" - Vivaldi, Veracini, Valentini ou Vitali - à une pure débauche de difficulté ostentatoire n'a plus aucun sens de nos jours. De même que le bel canto (baroque ou romantique) n'est que vanité sans ses cantilènes de canto spianato à percer l'âme (d'une  autre difficulté que ses rodomontades)... comment donner sens à ces fusées, ces fontaines, ces cornes d'abondance vivaldiennes, sans ces Larghi ("largos", admettons) d'un lyrisme poétique incomparable, bien trop raffiné pour être remis à la vulgarité d'un coup d'archet larmoyant ? Dmitry Sinkovsky atteint, dans ces pages à nu, un stade de quintessence estomaquant : le garçon est non seulement d'une aisance technique hors du commun, mais encore d'une sensibilité très au-dessus de la moyenne. Preuve à l'appui : la fantasmagorie si évanescente du Largo du RV 242, celui-là même du concert et cinquième du recueil (deuxième extrait proposé tout en bas). Jamais la transcendance ne nous aura semblé être une chanson si douce.

Enfin - référence au Toscan Pietro Antonio Cesti (1623-1669) qui donna ce titre à l'un de ses opéras - la  non moins juvénile équipe d'Il Pomo d'Oro (Boris Begelman, déjà remarqué entre autres avec la Cappella Mediterranea, photo ci-dessus) se lance à ses côtés, sans complexe et toutes voiles dehors, à la conquête des océans naguère défiés par Giardino Armonico, Venice Baroque Orchestra et autres Concerto Italiano. Une magie devant beaucoup à un continuo hypnotique, où nous enchante, aux côtés des claviers d'Olga Watts et Maxim Emelyanychev, une guitare baroque et un archiluth amoureusement pincés par Luca Pianca. La prise de son de Jean-Daniel Noir et Marie Delorme mérite de pareils éloges, eu égard aux difficultés posées (et résolues) par les incessantes ruades du soliste dans le suraigu.

Il Pomo d'Oro, cette fois dirigé du premier violon par Riccardo Minasi (à l'extrême gauche), © non fourni
Avouerons-nous avoir écouté au moins quinze fois d'affilée ce disque ?... Le Carmignola version 2.0 serait-il arrivé ? Il serait Russe, son tempérament plaiderait pour un grand avenir - nous n'osons écrire "progrès". Dmitry Sinkovsky serait son nom.

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  ① Concerto RV 212a en  majeur - 3) Allegro (avec la Cadence !)  ② Concerto RV 242 op.8 n°7 en  mineur - 2) Largo ‣ ③ Concerto RV 328 en sol mineur - 1) Allegro ‣ © Naïve Éditions 2013.

(1) Pisendel et Bach se connaissaient. Une conjecture est que le premier fut le dédicataire des célébrissimes Sonates et Partitas pour violon seul, BWV 1001 à 1006, du second.

(2) Successivement RV 177, 212a, 246, 370, 242, 379 et 328. Ce n'est pas la même chose, précisons-le, que de s'en tenir aux seuls exploits consignés par Vivaldi pour les exhibitions lagunaires de son ami. Mais qui se plaindra d'un tel remplissage ?

(3) Sous cet angle, la performance et l'intensité du plaisir sont en tout point comparables à ceux prodigués par l'album Opera Proibita de Cecilia Bartoli, autre démonstration de légende, au cours de laquelle le moyen savait se faire fin - et cela, jusqu'au vertige !


 Antonio Vivaldi (1678-1741) - Concerti per Violino, vol. V "per Pisendel" - Vivaldi Édition Naïve
Sette concerti, RV 177, 212a, 246, 370, 242, 379 et 328.

‣ Ensemble Il Pomo d'Oro, premier violon (Francesco Ruggeri, 1675) et direction : Dmitry Sinkovsky.
‣ Un disque Naïve pouvant être acheté ICI.

mercredi 23 janvier 2013

❛Disque❜ Naïve : Eötvös, Bartók, Ligeti par Kopatchinskaya & Eötvös • Voyez sous l'archet frémissant, lumières éternelles de Hongrie. ❛Choc de 2012

Un disque Naïve pouvant être acheté ICI
Attention, événement discographique de l'année 2012 ! Gare à l'addiction : ce panorama homogène des XX° et XXI° siècles magyars est un challenge redoutable, relevé, gagné, au regard des musiques retenues, fort complexes... voire déroutantes (seulement en apparence, vous l'avez compris). S'y trouvent réunies l'outrance d'un Ligeti, la démesure d'un Eötvös, la mélancolie ensorcelante d'un Bartók. Tel est le savoureux cocktail explosif concocté par le label Naïve.

Dangereux, enivrant, comparable au mezcal ou à la tequila qu'ingurgite le consul Firmin, personnage-pivot du roman emblématique de Malcom Lowry, Au-dessous du volcan. "Un chef d'oeuvre tel qu'il n'existe qu'un par siècle", dit-on de ce livre énigmatique, aux inépuisables facettes... à l'instar du présent recueil, illuminé non par un, mais trois monuments implacables.

Vous vous trouvez happé dans une dimension parallèle ; perpétuellement au bord du gouffre, du séisme, du cataclysme. Pire :  en équilibre instable sur des cimes escarpées, au risque de dégringoler dans une spirale sans fond. Rarement alchimie entre une interprète - la jeune violoniste moldave Patricia Kopatchinskaja (plus bas) - et un chef miraculeux de justesse - Peter Eötvös soi-même - se sera imposée avec une telle évidence. Rarement maitrise technique, "jeu virtuose" (si vous voulez) et sens inné de la poésie, de l'hungarité triomphante n'auront été aussi éclatants. Par-delà l'indéniable performance, le résultat artistique est bluffant. Sans prétention ni afféterie aucunes, voici un disque d'une totale splendeur imprégné par une foi et un don dignes de la magie noire. Celle que soulèvent trois compositeurs hongrois, borderline, marginaux, francs- tireurs, trois monstres sacrés frondeurs  à la sensibilité extrême  !

Béla Bartók (1881-1945)
Vous présente-t-on Béla Bartók (1881-1945, ci-contre), l'un des phares du siècle dernier ? Son second Concerto pour violon, quasi symphonique, s'avère encore plus abouti que le premier : davantage tripal, passionné, d'un lyrisme convulsif, aux harmonies pluvieuses. Névrotique, et même d'une noirceur terrifiante : d'où la sensation délétère de déambuler dans un maquis inextricable d'arabesques retorses (le premier mouvement !). C'est une perspective infinie de déserts glacés, de sombres forêts, de paysages transylvaniens enneigés et sauvages, nimbés d'une lumière hivernale irréelle. Partition fondamentale et visionnaire, préfigurant à la perfection les deux autres sommets au programme, ce Concerto prégnant égale les plus chavirantes trouvailles d'un Berg ou d'un Szymanowski, voire d'un Schnittke - le premier mouvement, encore, où l'instrument gémit, mugit, rugit).

Peter Eötvös (né en 1944, plus bas) vous est sûrement connu en France pour ses magistrales adaptations de Tchekhov, Genêt  (Trois soeurs, Le Balcon). Ou encore le bouleversant Angels in America, chronique lyrique sur le sida, peut-être son opus opératique le plus abouti.  Qu'est donc sa pièce Seven, commande du Festival de Lucerne créée en 2007 par Akiko Suwanai et Pierre Boulez ? Il s'agit d'une une fresque étincelante où règne une brillante et planante spatialisation du son. Cette page d'une rare luxuriance, couronnée par le Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco, justifie son titre par la disposition originale de l'orchestre, en sept groupes d'instruments. Dédiée aux astronautes défunts lors de la tragédie de Columbia en 2003, trépidante et âpre, elle est voisine de l'univers de  György Kurtag : rugueux, incandescent, halluciné.

Patricia Kopatchinskaya, © http://www.midemfestival.com/patricia-kopatchinskaja/
Vous jouirez du meilleur pour la fin. Une apothéose, en quelque sorte : météorite solitaire, diamant noir, mystérieux mégalithe, le volet György Ligeti (1923-2006, ci-dessous), aux épanchements stellaires, est une géniale provocation, proche de l'éthylisme ! Et la charismatique Kopatchinskaja, signataire de la délirante cadence, de s'engouffrer avec délices dans les méandres labyrinthiques de cet anti-concerto fantasmagorique à l'humour déflagrateur. Dérangeante mosaïque destructurée, cette facétieuse plaisanterie musicale magistralement chorégraphiée impose son irrésistible sarabande, exubérante, vertigineusement déjantée. Voilà une rhapsodie burlesque qui claque comme une bacchanale vénéneuse, un sabbat maudit : une farce baroque.

György Ligeti (1923-2006)
Il ose tout, Ligeti,  un vrai cinglé ! Renouvelant radicalement le genre musical concertant, défiant tous les académismes, toutes les esthétiques, il adresse un bras d'honneur à toutes les convenances. Il s'attache, en premier lieu, à déployer toutes les ressources "expressionnistes"  du violon ; ce dernier grince, claudique, titube, ricane. L'instrumentation, pour le moins insolite, fait la part belle à l'alto, aux percussions, à la flûte lotus. En outre, la présence iconoclaste d'ocarinas - dont la sonorité tire sur le pipeau geignard, ridicule, un brin grotesque - ajoute à l'irrévérence ambiante. A la toute fin du Concerto, la voix apparaît et déroule, par sa mélopée, les bribes d'une étrange polyphonie que l'on croirait tout droit issue... d'un motet d'Henrich Schütz !

C'est un pied de nez d'un onirisme spectral, fantomatique. Ligeti est un peu à la musique ce qu'est Tim Burton au cinéma : virages imprévisibles, cavalcades déchaînées, embardées bizarroïdes, dédales de ramifications. Extravagant, ce Roumano-Hongrois façonne, pétrit un cosmos sui generis, mais pas sans lendemain :  il annonce les futures harmonies,  aériennes et scintillantes, du Finnois Kalevi Aho (par exemple sa coruscante septième Symphonie, modèle de vision féérique). Voyez-y même de l'heroic fantasy mâtinée de Jérôme Bosch, appliquée à de la musique. Ce n'est tout simplement pas un hasard si l'immense Stanley Kubrick a retenu le Lux æterna de ce trublion protéiforme  dans le magma de son mythique 2001, Odyssée de l'Espace.

Peter Eötvös (né en 1944), © Jean-François Leclercq
Frappadingue, poétique, hors norme... Un enregistrement généreux et réjouissant - quelle prise de son ! - captant votre imaginaire de mélomane curieux, à la recherche d'une malle aux trésors. "C'est le conflit des émotions qui convient le mieux à ma manière d'écrire", confiait un jour Peter Eötvös.

L'esprit du double CD que vous tenez entre vos mains synthétise cette belle maxime, épousée trait pour trait par Kopatchinskaja en un nouveau Psalmus hungaricus. Déjà légendaire.

‣ Un entretien en français avec Patricia Kopatchinskaja peut être lu ICI.
‣ Un autre entretien en anglais avec cette artiste peut être lu ICI.


‣ Pièce à l'écoute simple, en bas d'article : nous avons fait le choix exceptionnel de ne rien révéler, ni du Bartók, ni surtout du Ligeti, que vous retrouverez en achetant le disque sans délai ! Découvrez en attendant un extrait du Seven de Peter Eötvös  Fourth Cadenza (Quatrième Cadence)  © Éditions Naïve 2012.

 Béla Bartók (1881-1945) : Concerto pour violon n°2 (1938) - Peter Eötvös (né en 1944) : Seven (2006) -
György Ligeti (1923-2006) : Concerto pour violon (1990, révision de 1992, cadence de Kopatchinskaja).

 Frankfurt Radio Symphony Orchestra (Bartók, Eötvös) - Ensemble Modern (Ligeti).
Patricia Kopatchinskaja, violon. Peter Eötvös, direction.
 Un double disque Naïve pouvant être acheté ICI.

dimanche 7 octobre 2012

❛Disque❜ Maurice Ravel par Nora Gubisch et Alain Altinoglu • Nora à la voix d'argent, ou L'invitation au voyage, opus 2

Un enregistrement Naïve pouvant être téléchargé ICI
Là, tout n'est qu'ordre et beauté / Luxe , calme et volupté. Ces vers célèbres de Baudelaire magnifiés par Duparc (L'invitation au voyage, clin d'œil au précédent album du tandem Nora Gubisch - Alain Altinoglu) illustrent parfaitement la démarche de ce nouvel enregistrement consacré par les disques Naïve à Maurice Ravel (1). Gubisch serait-elle une nouvelle Shéhérazade, nous entrainant aux confins du lied français ? Assurément. Il n'est que de commencer immédiatement par les Cinq mélodies grecques, en particulier la Chanson des cueillettes de lentisques (écoute en bas de page) ou le bref Tout gai - et tout de suite après, enivrez-vous avec l'époustouflant et exubérant Tripatos (écoute en bas de page) !

L'addiction guette, tant la cantatrice et son fidèle comparse Alain Altinoglu réinventent le genre : plus - tellement plus - qu'un accompagnateur, en partenaire subtil et attentif, ce dernier parvient à "orchestrer" pianistiquement les moirures des mélodies... comme s'il en était l'auteur ! Les grandes devancières en prennent un sacré coup de poussière : pour commencer, l'immense Crespin soi-même, dans ces Histoires naturelles à l'ironie tendre, si complexe à restituer, par lesquelles s'ouvre la présente anthologie.

Constat similaire, pour les renommées Chansons madécasses : Jessye Norman s'y voit surclassée, que ce soit dans l'une ou l'autre de ses versions, d'ailleurs. Le mezzo soprano reste toujours authentique, limpide et naturel ; tout en sachant surprendre, captiver, en un mot subjuguer . Déployant à cet effet les ors d'une voix satinée et opulente, elle peut à ce jour s'enorgueillir d'être prima inter pares dans ces divagations rêveuses. Un statut que certaines de ses consœurs actuelles (telle Magdalena Kozenà, peu inspirée en la matière) devront batailler âprement pour lui ravir.

Maurice Ravel (1875-1937)
D'autres qualités, innombrables,  d'une artiste aussi éclectique et rigoureuse jaillissent à profusion. Le timbre ambré et mordoré, un grave troublant et capiteux, un medium sonore frisant l'idéal, des demi-teintes tout à fait inouïes dans l'aigu - et puis, des piani incandescents sont quelques-unes d'entre elles. Encore : l''exquise diction, absolument exemplaire, la sensuelle et gourmande appropriation de chacune des mélodies ; l'art de s'imposer avec délectation et humour (les fantasques Histoires naturelles toujours), bref un art consommé de la prosodie ravélienne. Ou - enfin - ses talents spectaculaires de conteuse, de diseuse, pythie moderne restituant les pensées secrètes, intimes, enfouies du musicien !

Nora Gubisch enveloppe, caresse chaque mot, chaque inflexion avec une infinie noblesse  :  ainsi fait-elle sonner le délicieux Sur l'herbe comme du Poulenc (voire du Chabrier tardif), ou bien relie Ronsard à son âme à l'Edgard Varèse (1883-1965) du Grand sommeil noir (un texte de Verlaine, également mis en musique par... Ravel). Que dire des deux Mélodies hébraïques au lyrisme extatique, dont les somptueux mélismes orientalisants s'avèrent proches de l'univers sombre et tourmenté du Requiem ebraico d'Eric Zeisl (1905-1959) ? Elle tisse ainsi des filiations stupéfiantes entre des langages musicaux apparemment très éloignés les uns des autres (quoique...).

Altinoglu, Gubisch - © Festival de Saint Denis
Autre atout de ce recueil à l'attrait magnétique : dans les Chansons madécasses la flûte de Magali Mosnier et le violoncelle de Jérôme Pernoo dessinent d'insinuantes arabesques, ces cascades de reflets irisés sur la ligne mélodique transfigurant l'art délicat du compositeur-coloriste. Nous pourrions, assez curieusement,  transposer  à ce Maurice Ravel-là ce qu'écrivait en son temps le critique Joseph Baruzi (dans la revue le Ménestrel) sur Erwin Schulhoff (1894-1942), autre créateur atypique au style extrêmement personnel. Baruzi en effet louait chez le Tchèque (mort au camp de concentration de Wülzburg) l'ingéniosité à dépeindre des mondes furtifs, imaginaires - "oniriques comme le bruissement des feuilles dans le parc, d'audacieux chevauchements  d'ombres et de lumières, ou encore, le bouillonnement de sources".

Maurice Ravel révélé à lui même ? Guère étonnant que le Basque n'ait jamais décroché l'académique - mais si convoité - Prix de Rome ! Il dévoile une science unique   des harmonies florales, pourprées d'une intense force poétique... et d'une insondable mélancolie.

Après Duparc et Ravel, et dans l'attente de la parution prochaine de la récente Thérèse de Massenet  recréée au festival de Montpellier : quelle sera la suite ? À l'écoute de ce disque passionnant - miraculeux, même - nous ne pouvons que songer à la phrase d'Helen, une héroïne du Secret magnifique de Douglas Sirk : "J'ignorais que le monde pouvait être aussi beau".

(1) Le Festival de Saint Denis a préalablement programmé l'été dernier un concert au cours duquel les deux artistes ont offert à leur public les Cinq mélodies populaires grecques et les Histoires naturelles.

‣  Retrouvez d'autres de nos chroniques sur Alain Altinoglu : Les Hauts de Hurlevent et Perelà, uomo di fumo - deux productions montpelliéraines de haute volée (avec Nora Gubsich dans le cas de Perelà) !

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  1) "Chanson des cueilleuses de lentisques" (Cinq mélodies populaires grecques- 2) Tripatos - 3) "Kaddisch" (Deux mélodies hébraïques).

 Étienne Müller 

 Maurice Ravel (1875-1937) : Mélodies (Histoires naturelles, Trois chansons madécasses,
Cinq mélodies populaires grecques, Deux mélodies hébraïques...).

‣ Nora Gubisch, mezzo soprano ; Alain Altinoglu, piano.
Avec Magali Mosnier et Jérôme Pernoo.

 Le site web d'Alain Altinoglu.

‣ Un enregistrement Naïve pouvant être acheté ICI.