mardi 29 novembre 2011

❛Concert❜ Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 27/11/2011 • I Virtuosi Delle Muse, 'Quatre Saisons' sous le sceau du regain

Faire du neuf avec Le Quattro Stagioni, est-ce toujours du domaine du possible ? Voici quelques lustres, nous nous serions fait tirer par la manche pour répondre par l'affirmative ! Après tant et tant de relectures, peut-on encore relever le gant, à la manière audacieuse d'une Amandine Beyer... mais tout en étant encore différent ? Rien n'y invitait, à proprement parler.

Rien - si ce n'est, tout de même, une dilection vivaldienne marquée de la part du jeune ensemble I Virtuosi Delle Muse (ci-contre), auteur ici même le 28 avril dernier d'une prestation intéressante dans un rare Farnace. Le programme de ce dimanche était malheureusement amputé (cadrage horaire, sans doute) des Variazioni sulla Folia musculeuses et délétères qui furent fruits goûteux, parmi quelques autres, de sa dernière récolte estivale. Si les deux Concerti "introductifs", si originaux et volontiers rêveurs, se montrèrent bien plus que des hors d'œuvre, le projecteur était naturellement sur les Stagioni. Devenues avec les mois plus mûres, voire plus crues, maintes imitations agrestes y chantant comme autant d'affetti - en quelque sorte plus baroques, et surtout plus risquées, que nature.

Foin d'une vision romantisante de violoniste à ronds-de-jambe et d'orchestre-tapisserie. Ici, un soliste qui est aussi Konzertmeister, qui prend des initiatives (L'Autunno !), auxquels les autres intervenants (dont cinq violons) répondent sans esquive, improvisation au cœur. Par exemple, les deux fameux accords de l'alto (Largo de la Primavera) répétés ici jusqu'à l'obsession grimaçante, ou le glissando tellurique du clavecin ouvrant le Presto de l'Estate. Et, le plus abouti peut-être, un Largo de l'Inverno très allant, serpentin, sur pizzicati dansants ; sans mièvrerie aucune, de surcroît nanti d'un violoncelle aux sonorités boisées pleines de faconde. Repris en bis, avec messire cello pas moins bavard et inventif ; mais cette fois tout en pizzicati virtuoses. Le genre de petites touches qui font la différence.

‣ J. D.

samedi 26 novembre 2011

❛Disque & Livre❜ Gustave Charpentier, Musiques du Prix de Rome • "Régalez-vous, 'sieurs-dames, voilà le Plaisir !"

Maudit soit le Prix de Rome ! Le musicalement incorrect Debussy fustigeait (avec raison ?) ledit concours - lire à ce sujet le fort instructif et truculent Monsieur Croche (1). Considéré comme un exercice scolastique inhibant, voire castrateur, il s'agit bien, pourtant, d'un passage obligé. Un sésame nécessaire,  ouvrant les portes du prestigieux séjour à la Villa Médicis aux artistes en herbe. En sus de la reconnaissance de leurs pairs... Debussy (photo de groupe, plus loin dans l'article, avec la veste blanche) toujours, dans un jugement sans appel : "Parmi les institutions dont la France s'honore, en connaissez-vous une qui soit plus ridicule que celle du Prix de Rome ? On l'a déjà, je le sais, beaucoup dit, encore plus écrit ; cela sans effet apparent, puisqu'elle continue, avec cette déplorable obstination qui distingue les idées absurdes".

Quoi que prétende l'auteur de la Damoiselle élue, matrice des fulgurances impressionnistes de Pelléas et Mélisande (2) : rien n'est moins méprisable que le Prix de Rome. Voici, à son sujet et concomitamment à la sortie d'un livre, un magistral et fort documenté livre-disque : à vrai dire un choc. Marquons d'une pierre blanche - une fois de plus - l'initiative du Palazzetto Bru Zane, ainsi que le travail minutieux et foisonnant du label Glossa, éditeur de cette série romaine parvenue à son troisième volet (3). Démarche précieuse, permettant de revisiter un pan entier et largement méconnu du patrimoine musical français, tout en projetant un éclairage inédit sur un compositeur - ici, Gustave Charpentier (ci-dessous).

Soyons franc, nous tenions ce dernier pour un honnête artisan, un estimable faiseur ; ou bien un épigone un peu falot de l'un de ses plus illustres professeurs au conservatoire, Massenet. Pour paraphraser quelqu'un, il y aurait eu trois sortes de musique, la bonne, la mauvaise... et celle de Charpentier ! Ce Lorrain est surtout connu pour Louise, son best-seller, seule partition à émerger véritablement d'un corpus somme toute restreint.  Julien, suite du précédent, sera un échec cuisant ; pire,  l'Amour au faubourg, devant clore la trilogie populaire initialement prévue, ne verra jamais le jour. Ode à la Ville lumière, à Montmartre, Chant de la Grande Cité, Louise n'est pas franchement l'opéra du siècle : un drame social au sentimentalisme un peu mièvre, habité de mélodies un brin sirupeuses. Hormis de fastueux et riches interludes sinueux, aux harmonies languides, sensuelles et étranges (le meilleur de la musique, paradoxalement), l'écriture est souvent conventionnelle, si ce n'est plate. Mentionnons, néanmoins, la beauté et la sophistication des nombreuses et impétueuses scènes chorales, tel le pittoresque épisode de l'atelier des couturières, voire le jouissif Couronnement de la Muse consacrant Louise, Rose de Montmartre. Autant de moments jubilatoires, authentiques, et d'une inspiration élevée. Or, Louise fut pensée... à Rome : certaines tournures harmoniques des Impressions d'Italie, première gemme du CD 1, préfigurent par intermittences la saine alacrité du fameux tableau des ouvrières.

Ces Impressions forment une roborative sarabande digne de Chabrier. Elles dénotent un talent d'orchestrateur rare, lorgnant pour sa part vers le Strauss d'Aus Italien. Relevons-y une écriture profuse, contrastée, ludique : en particulier pour le violoncelle ou le registre grave des cordes, lacérant le solaire tissu instrumental de stries ombreuses. Véritable alchimiste du son, le compositeur en serait presque un précurseur du courant… spectral ! De tels miroitements des couleurs, coruscants alliages timbriques ou  explorations de combinaisons instrumentales inouïes, issus de La vie d'un Poète, disqualifient sous la battue de Niquet l'antique version de Pierre Dervaux.


Second coup de poing, la cantate Didon, par laquelle le musicien obtint le viatique tant convoité ! De facture wagnérienne, convoquant par les cors le Crépuscule des Dieux (plage 10), nimbé d'une luminosité quasi tristanienne, ce monodrame funèbre baigne dans une permanente exacerbation. Exemple, le duo enfièvré entre Enée et Didon, transfiguré par le beau soprano dramatique de Manon Feubel (ci-dessous). Son timbre adamantin moiré de nuit est idéal pour épouser les méandres d'une ligne de chant serpentine : phrasé impeccable, diction exemplaire, au service d'une déclamation tragique post-gluckiste. Ses partenaires ne sont pas en reste, ainsi le ténor au phrasé héroïco-élégiaque Julien Dran (ci-dessous) !

Le plus étonnant est à venir, c'est l'apparition inopinée d'Anchise, dans un fracas sinistre de percussions et de cuivres. Son solo,"Là-bas, au rivage du Tibre", est à écouter en boucle. Il s'agit d'une mélodie insinuante, entêtante, fantomatique ; la prestation hallucinante et hallucinée de Marc Barrard, aux intonations d'outre-monde, s'avère anthologique. Elle préfigure une scène aussi phénoménale et énigmatique, similaire sur le plan de l'impact : celle de Merlin dans le Roi Artus de Chausson. Quelle apothéose que le trio final exposant les conflits intérieurs de chaque personnage poussé au fond de ses ultimes retranchements ! Énée, tiraillé entre son amour et l'accomplisemnt de son destin ; Didon, drapée dans sa dignité de femme vaincue ; Anchise, enfin, voix du devoir implacable.

De retour de Rome, Charpentier conçoit La vie du Poète, vaste fresque arborescente au tempo frénétique, transfiguré par un lyrisme conquérant, éperdument passionné, bâti en ondes montantes riches de sève. Si cette incandescente symphonie dramatique lorgne du coté de l'oratorio, cela swingue et chaloupe ! La partition - monumentale, hors normes, aux cadences démentes, extravagantes, démoniaques - déploie des trésors d'inventivité à chaque instant. D'audacieuses trouvailles instrumentales (saxhorn, orgue) et un chatoiement de couleurs insolites, voilà qui est propice à créer un climat surnaturel.


Charpentier "se lâche" complètement : le ton est donné dans le premier  mouvement, fantasque, échevelé et dionysiaque ! Moment d'accalmie que le deuxième volet et la douce mélopée, immatérielle, du choeur,  relayée par l'intervention de Bernard Richter "Que me réserves-tu, nuit troublante" (annonçant "reste au foyer, petit grillon" de la Cendrillon de Massenet). Musique expérimentale, visionnaire, iconoclaste même - ponctuée d'incessantes brisures de rythmes, de dérapages savamment contrôlés ! Constellation de miroitants interludes symphoniques, de cascades d'harmonies irisées et flamboyantes... Ainsi résonnent, dans la troisième partie "Sois maudit, dieu perfide", les gammes chromatiques descendantes de la harpe - et tout à coup l'orgue, très inattendu, ainsi que des cuivres rutilants. Que dire de la fanfare sardonique dans la séquence suivante dotée de couplets bachiques ? Les éclats paroxystiques grimpent d'un cran : Charpentier n'hésite pas à concasser, à triturer la tonalité et la pâte sonore. Quelles trombes de notes étourdissantes, si peu orthodoxes ! Mais jusqu'où ira ce dangereux exalté ?

Heureusement qu'il n'a pas présenté cette page pour concourir : clairement avant-gardiste, il se fût à coup sûr attiré les foudres des doctes académiciens. Ces inflexibles censeurs lui auraient reproché une structure anarchique, des tonalités luxuriantes, voire luxurieuses,  un net sens de la démesure. Voisin du Psaume 47 de Florent Schmitt : du métal hurlant en fusion! Après ce lyrisme cosmique, déjanté quoique suave, dont l'auditeur sort abasourdi, la très sage Fête des Myrtes, trop brève, passerait presqu'inaperçue, voire convenue, en dépit de son intense mélancolie, et de sa sérénité.

Exubérance et rigueur, ces deux critères fondent la démarche du maestro concertatore, Hervé Niquet (ci-dessus), à la tête d'une phalange en ébullition - l'Orchestre des Flandres -, de solistes et d'un choeur en état de grâce. Aussi impulse-t-il à ces essais de jeunesse un souffle épique, une inventivité, une flamme crépitante. Son approche fluide et méticuleuse gomme toute boursouflure, surcharge et autres dérives pompières. Niquet remet, à juste titre, pendules et métronomes à l'heure, balayant d'un revers de baguette clichés persistants ou stupides a priori. Depuis le jour où le démiurge s'est donné à ces Musiques du Prix de Rome, on gravit sommet sur sommet !


Existe-t-il une esthétique spécifique en Art, une règle intangible, figée, indépassable ? Comment subvertir, transgresser, violenter le conservatisme musical ? Qu'est-ce que l'innovation, le progrès ; que sont les limites opposables à l'imaginaire du créateur ? Le présent livre-disque - dont la documentation érudite et la qualité de notices d'Alexandre Dratwicki & Michela Niccolai, serties comme à l'accoutumée chez Glossa dans un écrin luxueux, replacent le Prix de Rome dans toute sa perspective historique - propose des éléments de réponse à ces problématiques inépuisables.

Somme toute, n'est-ce pas là une manière d'atteindre la philosophie simple de Louise, quand celle-ci revendique pour chaque être le droit d'être libre ? Comme un écho aux propos d'un Busoni affirmant : "la musique est née libre, et son destin est de conquérir la liberté". Vite, le quatrième volume de la série !

(1) Monsieur Croche anti-dilettante, un recueil critique dû à la plume même de Claude Debussy.

(2) La Damoiselle élue, cantate ("poème lyrique pour voix de femmes, solo, chœur et orchestre") écrite par Debussy, précisément pour le concours du prix de Rome, en 1887.

(3) Successivement : Claude Debussy, Camille Saint-Saëns... et maintenant Gustave Charpentier.


 un texte d'Étienne Müller.


Pour prolonger et enrichir le sujet, consulter le dossier de Classique News 
consacré à la Cantate Didon (vidéo), au livre relatif au Prix de Rome du Palazzetto (vidéo),
ainsi qu'à un entretien avec Alexandre Dratwicki.

‣ Recommandée également, l'étude du livre relatif au Prix de Rome réalisée sur le site Passée des Arts.

 Musiques du Prix de Rome, volume 3 - Gustave Charpentier (1860-1956) : Impressions d'Italie (1889) ; Didon (1887) ; La Vie du Poète (1888) ; La Fête des Myrtes (1887) - Manon Feubel, Sabine Devieilhe, Helena Bohuszewicz, Julien Dran, Bernard Richter, Marc Barrard, Alain Buet - Flemish Radio Choir ; The Royal Symphonic Band of the Belgian Guides ; Brussels Philharmonic ; The Orchestra of Flanders -
Direction : Hervé Niquet.

 Un  livre-disque (2 CD) édité  par Glossa (Ediciones Singulares), pouvant être acheté ICI.
   
 Crédits iconographiques - Visuel du livre-disque Glossa -  Gustave Charpentier - Une fresque, à l'intérieur de la Villa Médicis -  Médaillons  : Julien Dran © DR, Manon Feubel © UdeM -
Des pensionnaires de la Villa en 1886 (en veste blanche : Claude Debussy) -
Hervé Niquet © Festival du Haut-Jura - La Villa Médicis en 1761, gravure de Giuseppe Vasi. 

samedi 5 novembre 2011

❛Disque❜ Véronique Gens & Les Talens Lyriques, Tragédiennes III • Toi qui sus le rang des grandeurs de ce monde.

Pour acheter ce disque, cliquez ICI
"De beaux morceaux ? Il n'y a qu'un beau morceau, c'est l'opéra tout entier !" Ce jugement, prêté à l'abbé (et académicien) François Arnaud,  fut dit-on émis lors de la première d'Iphigénie en Tauride de Gluck, à Paris le 18 mai 1779. Un cri d'admiration qui sanctionne, pour le coup, une œuvre absolument parfaite. Plus qu'une tragédie lyrique de haut lignage - quinze ans après la mort de Rameau -, une synthèse fertile de toutes les inspirations de ce natif de Bohême, à la jeunesse baignée d'opera seria... et un coup fatal pour son rival transalpin Piccinni, engagé avec retard sur l'identique projet. C'est la scène d'Iphigénie "Non, cet affreux devoir" qui remonte le plus le temps au fil du nouveau récital "Tragédiennes" - troisième du nom - remis sur le métier par Véronique Gens et les Talens Lyriques. De Gluck, donc - seul compositeur présent dans les trois volumes -, jusqu'à Saint-Saëns et son Henry VIII de 1883, le dernier-né s'étend ainsi sur plus d'un siècle de portraits d'héroïnes tragiques françaises. D'autres noms sont au menu, outre Berlioz (déjà présent dans l'opus II) : Méhul, Kreutzer, Salieri, Gossec, Meyerbeer, Mermet, Massenet... et même le Verdi de Don Carlos.

Voici Christophe Rousset lancé à plein, sous la tutelle du Palazzetto Bru Zane, dans le grand bain post-classique ou romantique revu au prisme de l'authenticité - tels certains de ses coreligionnaires "baroqueux", de plus en plus nombreux d'ailleurs : Gardiner, Niquet, Herreweghe, Roth, etc. La Cassandre de l'opus II précité avait, déjà, tout pour séduire : noblesse et diction visionnaires de la cantatrice autant que tapis orchestral velouté. Toutefois, outre l'Arriaga (originale Herminie), ce Berlioz était le seul de son temps au sein du recueil. Ici, la proportion est inversée, puisqu'en dehors de l'exception gluckiste, tous les auteurs choisis ont vu au moins une part de leur existence créatrice se dérouler au XIX° siècle. En route, par conséquent, pour des temps modernes.
Pour la première de Roland de Mermet

Autant l'évacuer d'emblée : les deux pauses symphoniques, rituelles en la circonstance, représentent les seuls points contestables de l'album. L'ouverture des Danaïdes de Salieri est tout sauf maladroite ; hélas, plus tissée d'alacrité que de pathos, et en dépit de tout le théâtre et tous les sucs que le chef sait insuffler au présent disque, elle dramatise trop peu son propos pour ne pas détonner sur le reste. Élire par exemple - en fait d'ouverture - Olympie ou la splendide Vestale de Spontini, aurait autant permis à l'orchestre de briller, tout en donnant place à un auteur majeur du Grand Opéra, avec ce que cela suppose de poids en perspective. Ne parlons pas de ce qu'aurait produit la Sémiramis de Catel ! La seconde déconvenue est à notre sens plus navrante :  ce n'est sûrement pas servir Berlioz que d'imposer ce que ses Troyens comptent de moins glorieux, à savoir la musiquette d'arrivée des corps de métier, au III. Qu'on n'ait pu (ou su) jeter son dévolu, un acte plus loin, sur la si picturale Chasse royale et Orage, en contrepoint évident de la Mort de Didon, voilà qui passe l'entendement.

Ces deux bémols paraphés, place à la geste tragique, et c'est peu de dire que sous cet aspect (le seul qui vaille ici finalement) nous ne sommes guère déçus. Au Rousset théâtral et précis que nous venons de louanger se conjoint une Gens des très grands jours ; uppercut manifeste dès l'air d'entrée, emprunté à l'Ariodant d'Étienne-Nicolas Méhul (1799). Un tableau composite de la meilleure eau : grande longueur mais forte variété, effets sûrs et éprouvant ambitus, le tout introduit par une manière de parlando ("mélodrame") sentant son influence du Singspiel contemporain. La thématique chevaleresque (et la rareté, désolante) renvoient aussitôt à une pépite bien postérieure, soutirée au Roland à Roncevaux (1864) d'Auguste Mermet. Une page soyeuse, finement balancée A-B-A'-B' et orchestrée avec raffinement, qui donne forte envie d'en connaître davantage sur un compositeur encore aujourd'hui relégué dans des bibliothèques, d'où l'éreintement d'un Gounod n'a certes pas contribué à le faire sortir (1). 

Répétitions d'Hérodiade et Don Carlos, © Virgin Classics

Des perles similaires : un an pile après la résurrection liégeoise de La mort d'Abel, c'est grand plaisir d'entendre de Rodolphe Kreutzer, en extrait d'Astyanax (1801), une plainte d'Andromaque véhémente et mobile,  particulièrement suffocante. À l'égal de la Médée dépeinte par Gossec, dont ce Thésée de 1782 fut l'une de ces "enquinauderies" très old fashion agrémentant la fin de siècle lyrique (parmi Roland & Atys de Piccinni, Amadis de J.-C. Bach, Armide de Gluck - ou Proserpine de Paisiello). Plus fort sans doute : la Catherine d'Aragon de Saint-Saëns (Henry VIII, 1883), un lamento très libre aux accents parfois visionnaires (songeons aux Mélisande de Debussy et de Dukas) ourlé par le violoncelle tendrement mélancolique d'Emmanuel Jacques... Et encore, cette noble et implorante Hérodiade (opéra éponyme de 1881) : une des pièces les plus accomplies de Jules Massenet, que la France serait bien inspirée d'honorer à l'occasion du centenaire de la disparition de son créateur, dans quelques mois.

La première Élisabeth de Valois
Puisqu'il n'y a pas d'art sans risque, sachons gré aux artistes d'oser, avec le Don Carlos original de Verdi (1867) - peut-être le meilleur des Grands Opéras à la Française - ce qui reste l'aggiornamento le plus essentiel de leur anthologie. L'Élisabeth de Valois ("Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde") prodiguée par Gens sonne immédiatement comme l'une des plus belles : précisément parce qu'elle est, à l'image des héroïnes romantiques de ce recueil, nourrie des ascendances tutélaires (c'est bien le mot-clef du genre) de la Tragédie Lyrique. La diction, phénoménale, n'est pas la seule raison de cette grâce. C'est la déclamation - travaillée telle un poème épique - qui emporte tout. Tous les mots sont pesés, sentis, vibrés. Cent nuances les illuminent, qui repoussent telles des contrefaçons les effets de glotte ou de sensiblerie, indûment importés de répertoires caméléons, par les tenants des hégémoniques avatars italianisants (Don Carlo, sans "S"). Si tout est ici infiniment altier, rien n'y est inhibé, au contraire : les élans les plus pathétiques du personnage sont rendus sans faiblesse, avec vrai un port de reine. Les descentes dans le grave, que Verdi n'a pas voulu forcément abyssales mais toujours traîtresses, sont non seulement crânement surmontées, mais plus encore habitées. Qui saura se lasser du decrescendo final apposé sur le mot "éternel" ?

L'orfèvrerie (c'est le mot) ciselée par Rousset et tous les siens dans cette prière sans pareille est du même acabit. En ces lieux, point d'opulente et rutilante philharmonie, telle qu'il nous en est trop souvent imposé, au théâtre ou au disque. Non : une phalange mature (vingt ans), intelligente, adaptable, évolutive, capable à l'image de quelques autres ensembles de lignage baroque, de rechercher des textures et des respirations neuves dans les musiques du XIX° siècle. Et avec quelle force de conviction ! Les imperceptibles froissements du tempo, la finesse des progressions dynamiques - sans omettre la transparence ouatée des bois, ou l'ambre luminescent des cuivres naturels - susurrent à quel point le langage du Grand Opéra, loin de tout cliché saturé de fortissimi et machineries adipeuses, peut être subtil. Un must have !

L'académie impériale de musique (Salle Le Peletier), Paris, vers 1865
Encore un point relatif à cet air comme au reste du récital, apportant son lot de trouvailles : celui des tessitures. Si la créatrice du rôle d'Élisabeth de Valois, la Belge Maria Sass (ou Marie-Constance Sasse) signa in loco une précédente Élisabeth, celle de Wagner (version parisienne de Tannhäuser, 1861), elle revêtit également, au long d'un parcours entamé avec l'aérienne Gilda de Rigoletto, les oripeaux de Sélika - rôle principal, et pour le moins grave, de L'Africaine de Meyerbeer (1865). Telle étendue opportuniste, aujourd'hui rarissime apanage (Anja Silja !) - ou plus sûrement suicide vocal - était l'ordinaire d'un siècle qui ne connut la terminologie de mezzo-soprano que vers la fin de son premier tiers. Ainsi Véronique Gens livre-t-elle tribut,  avec un stupéfiant brio, à des Marie-Thérèse Maillard, Cornélie Falcon (dont le seul nom est devenu une typologie), Rosina Stoltz - et même à la légendaire Pauline Viardot par une supplique de Fidès nourrie d'une caractérisation merveilleuse de l'amour maternel ("Ah ! mon fils !", Le Prophète, Meyerbeer, 1849).

Christophe Rousset, © KlaraFestival
Étonnamment, c'est dans ces emplois plus centraux, voire bas (Hérodiade), que la cantatrice s'avère la plus somptueuse - le sommet de son registre s'avérant, pour sa part, marginalement érodé par des Ariodant ou des Roland à Roncevaux. Le matériau a gagné au long d'une carrière intelligente et prudente, outre ces graves mieux assis, un bouquet enivrant, au médium opalescent et hypnotique, qui résonne de plus en plus comme la réincarnation d'une Régine Crespin : nous pesons le compliment. Sa Cassandre nous l'annonçait déjà, du reste, dans "Tragédiennes II" ! Et, si la présente Didon déçoit légèrement par une distance un peu froide, l'Iphigénie en revanche ("Je t'implore et je tremble", sous l'admirable pulsation de Rousset) se meut dans les hauteurs jadis habitées par son auguste modèle. Imparable conséquence : Véronique Gens, dont le répertoire ne cesse ne franchir les époques, prépare pour Paris une attendue Seconde Prieure de Poulenc (Dialogues des Carmélites), rôle qu'y créa,  précisément, Crespin. Une piste pour un futur "Tragédiennes IV" ! 

D'ultimes clefs viennent à l'esprit, au gré de cette fontaine d'abondance ; toutes ouvrent sur des continuités. La première est bien entendu celle de l'opéra français, dont la forte cohérence globale, de Lully à Massenet, se trouve ici scellée par le choix du Grand Opéra, prolongement naturel de la Tragédie Lyrique. Malgré de gros efforts consentis depuis plusieurs décennies - que le regretté Pierre Jourdan et son Théâtre Français de la Musique soient à jamais remerciés - ce genre capital connaît les pires difficultés à se défaire d'une (fausse) image emphatique, bourgeoise et poussiéreuse, obérant des liens historiques pourtant fondamentaux. Le deuxième continuum saute aux yeux à la lecture du détail des trois fascicules de "Tragédiennes" : le legs opératique hexagonal ou dérivé, c'est au moins pour moitié, celui de la plus parlante des acculturations. Non seulement celle de ces Italiens à Paris, nombreux, talentueux et féconds, dont la lignée s'ouvre avec Lully soi-même et, passant par Cherubini, se poursuit jusqu'à Alfano ! Mais aussi celle de tous ces étrangers venus de la Province de Liège (Grétry), de Bohême (Gluck, et bien plus tard Martinů), Saxe (Jean-Chrétien Bach), Prusse (Meyerbeer), Rhénanie (Offenbach), Wurtemberg (Rigel), Espagne (Arriaga)... Que ce rappel d'évidence nous soit fait sans la moindre esbroufe, au détour d'un panorama artistique, voilà qui en nos temps incertains n'a pas de prix. 

Dernière unité, et non la moindre : ce troisième volet, survenant après un deuxième aussi inégal que le premier fut presque parfait, fait bien plus que compléter, au sens utilitaire, un polyptyque. Par son aboutissement, son harmonie, sa curiosité - sa richesse, simplement - il rehausse, et même le légitime dans sa complétude (2), en lui adossant des lignes de force que nous ne soupçonnions peut-être pas.  De beaux morceaux ? Il n'y a qu'un beau morceau, c'est le cycle "Tragédiennes" tout entier.

Véronique Gens, © Marc Ribes & Albert Vo Van Tao pour Virgin Classics
‣ Retrouvez la retransmission du concert  Le 10 novembre 2011 à Venise, en ligne ICI sur Arte Live Web. ATTENTION ! Retransmission disponible seulement jusqu'au 10/05/12.

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  1) Astyanax (Rodolphe Kreutzer) - 2) Roland à Roncevaux (Auguste Mermet) - 3) Henry VIII (Camille Saint-Saëns).

(1) Citons : "C'est de la musique médiocre partout, et les quelques effets considérables qu'elle produit sur le public ne sont dus qu'à une intempérance de sonorités et de vociférations qui passe pour du tempérament. C'est l'œuvre sincère et très honnête d'un homme chez qui l'art et la science sont pauvres."

(2) Une complétude qui aurait, à notre sens, été encore plus forte par l'adjonction d'une scène de chacun des deux plus belcantistes des "Italiens à Paris", Gioachino Rossini et Gaetano Donizetti... Par exemple, du premier le "Sombre forêt" de Guillaume Tell (Mathilde) s'imposait, naturellement - et du second, pourquoi pas le "Qu'ici ta main glacée" de Pauline (Les Martyrs) ?

‣ Tragédiennes III : Airs et pages orchestrales d'opéras français -
Méhul, Kreutzer, Salieri, Gluck, Gossec, Meyerbeer, Mermet, Berlioz, Saint-Saëns, Massenet, Verdi - Véronique Gens & Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset.

‣ Ce disque peut être acheté ICI.