lundi 22 octobre 2012

❛Enquête❜ Aux sources de la stéréophonie • L'ingénieur André Charlin et le chef d’orchestre portugais Pedro de Freitas Branco.

André Charlin (1903-1983)
Parler d’André Charlin, c’est parler d’un inventeur génial très peu connu, même en France, à qui les univers de la radio, du septième art et du disque sont redevables de quelques-uns des progrès les plus spectaculaires qu’ils aient réalisés. Véritable référence scientifique de notre époque, son legs restera pour toujours associé à toute une série de créations qui ont révolutionné l’écoute, lesquelles ont ouvert toutes grandes les portes d'énormes avancées technologiques, qui ne cessent pas d’évoluer, et qui deviennent même de plus en plus sophistiquées.

Né à Paris en 1903 et décédé en 1983, André Charlin fut ingénieur électro-acousticien. Il exerça cette profession tout au long de sa vie, parallèlement à une activité fébrile d'investigateur que l’on retrouve dans une œuvre pléthorique - prodigieuse et originale dans le contexte de la divulgation musicale de masse des années 60. Cela ne veut pas dire pour autant que ses expériences dans ce domaine ne datent de bien avant.

De fait, ces expériences ont commencé de très bonne heure, vers la fin de la Grande Guerre, avec la construction d’un amplificateur ; et, en 1922, avec le dépôt de son premier brevet pour un haut-parleur électro-dynamique à membrane encastrée dans un écran (dont il vendra en 1927 les droits à la firme Thomson-Houston). Ensuite, après avoir déposé plusieurs brevets, il conçoit en 1926 un haut-parleur électro-statique de type push-pull, ainsi que et le tout premier pick-up à réluctance variable français, sorti sous la marque "Stellor". Avec l’arrivé du cinéma sonore en France, il entreprend diverses expériences en stéréophonie, qui aboutiront à la réalisation de la bande-son du film Napoléon d’Abel Gance. Durant les années suivantes, on assiste à de nombreux perfectionnements et études concernant les haut-parleurs, les enceintes acoustiques, les amplificateurs et les projecteurs... dont les acquis resteront longtemps connus sous le nom de "système Charlin".

Le bras "Charlin BR 4"
À la fin de la deuxième guerre mondiale, ce système équipait environ mille salles de cinéma, tant en France qu’à l’étranger, y compris le Portugal. En 1949 il réalise le premier disque microsillon européen (L’apothéose de Lully, de François Couperin, sous la direction de Roger Désormière) ; et, en 1954, met au point la "tête artificielle". Il s'agit d'une espèce de boule de rugby, ayant deux micros pour oreilles, destinée à l’enregistrement stéréophonique sur bande par support unique, dont l’emplacement devait forcément se situer proche du podium du chef d’orchestre, juste derrière lui. Tout en faisant preuve  de tels talents d’acousticien hors pair, il a en même temps proposé une nouvelle disposition des pupitres, afin d’obtenir une prise de son optimale.

Au cours de sa longue carrière, André Charlin a collaboré avec les labels Ducretet-Thomson, EMI et Erato, entre autres moins célébrés. Sous sa direction technique ont enregistré plusieurs artistes de renommée mondiale, tant français qu’étrangers. L'un d'entre eux fut le grand chef d’orchestre portugais Pedro de Freitas Branco - homme qui jouissait de la confiance artistique de Maurice Ravel -, sous la baquette de qui Charlin a produit pas moins de douze microsillons, aujourd’hui introuvables (et censément très recherchés par les gourmets de la bonne écoute) (1).

Le bras "Charlin BR 4"
À l’exception des disques des compositeurs espagnols, dont les enregistrements ont été faits à Madrid, avec l’Orchestre Symphonique de Madrid et l’Orchestre des Concerts de la même ville, tous les autres ont été réalisés à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, avec une orchestre crée exclusivement à cet effet... et baptisé du nom de ce Théâtre. En 1957, dans une interview diffusée par l’Emissora Nacional portugaise, Pedro de Freitas Branco à déclaré que l’acoustique du Théâtre des Champs-Elysées était "admirable" et que les musiciens de l’orchestre y siégeant – provenant de l’Orchestre Lamoureux (cordes), de la Société de Concerts du Conservatoire (bois) et de l’Orchestre de l’Opéra de Paris (cuivres et les percussions) – constituaient "une vraie et remarquable sélection nationale de France".

De la fructueuse collaboration entre André Charlin et Pedro de Freitas Branco sont nées deux Grands Prix du Disque. Le premier fut octroyé en 1954 au Boléro et autres œuvres de Maurice Ravel enregistrées sous le label Westminster (WL5297), dont les disques, depuis 1952, étaient pressés et distribués en France par la societé Selmer-Ducretet-Thomson. Le second fut délivré en 1962 au Tricorne et autres œuvres de Manuel de Falla enregistrées sous le label Erato. Les deux hommes étaient en phase avec l’évolution scientifique de leur temps, et s’admiraient réciproquement. Bref, ils se sont parfaitement entendus, ce qui n’a rien d’étonnant lorsqu'on songe que Pedro de Freitas Branco a aussi paraphé, dans sa jeunesse, des études d’ingénieur à l’Institut Supérieur Technique de Lisbonne.

Tous deux ont enregistré à Paris et à Madrid, ville où André Charlin souhaitait revenir pour y réaliser d’autres disques - si entretemps la mort n’avait pas emporté le maestro portugais en 1963, à l’âge de 67 ans. L’existence de ce projet, qui incluait des nouveaux procédés de prise de son en stéréophonie, nous est connue grâce à une lettre d’André Charlin adressé au directeur de la revue portugaise Arte Musical, et que celui-ci a publié comme suit :
    
Paris, le 17 Mai 1963
Cher Monsieur,

P. Antonio da Costa de Freitas Branco (1896-1963)
J’ai bien reçu votre lettre me demandant de vous apporter une contribution à un article sur Monsieur Freitas Branco dans votre revue. Il est exact que j’ai enregistré avec le Maître diverses œuvres de Ravel, de Turina, d’Albéniz et que j’ai pris un très grand plaisir à faire ces enregistrements précisément à cause de la classe du grand chef disparu.

Nous nous sommes tout de suite bien entendus bien qu’étant toujours un peu en avant-garde, je risquais de heurter des habitudes sur la manière de disposer l’orchestre pour le faire sonner aux mieux dans l’enregistrement. Mais Monsieur Freitas Branco, avec sa grande intelligence, a réalisé aussitôt le parti que nous pouvions tirer des expériences que j’avais acquises ; et les disques que nous avons faits ensemble ont remporté un grand succès à la firme Ducretet-Thomson.

J’ai donc travaillé avec lui tant à Madrid qu’à Paris et j’en ai gardé un excellent souvenir, souvenir si bon que précisément que peu de jours avant sa mort, j’avais discuté avec des amis de l’opportunité qu’il y aurait de retourner en Espagne pour y faire, avec sa collaboration, de la musique espagnole en stéréo avec les nouveaux procédés que nous utilisons maintenant
.
Comme vous tous, je déplore sa perte et vous prie de présenter à Madame Freitas Branco l’expression de mon bon souvenir et de mes bien sincères condoléances. Je n’ai malheureusement pas retrouvé de photographies. Peut-être pourriez-vous les avoir en les demandant à Ducretet-Thomson, en vous adressant peut-être à Monsieur Olmi.

Je ne peux malheureusement vous donner plus de détails et vous prie d’agréer, Cher Monsieur, mes salutations les meilleurs.
A. Charlin

De par cette lettre nous apprenons, entre autres choses intéressantes, qu’André Charlin souhaitait  retourner en Espagne, pour enregistrer de la musique espagnole, en stéréophonie, avec les nouveaux procédés qu’il utilisait à l’époque, en compagnie de Pedro de Freitas Branco. En effet, c’est bien d’un retour dans ce pays dont il en parle, puisque en 1960 les deux hommes étaient déjà allés à Madrid pour y signer des enregistrements de musique espagnole avec la "tête artificielle", selon les nouveaux procédés de gravure "stéréo compatible" crées en 1958 par l’ingénieur français. Tel fut le cas pour les deux disques du Tricorne et autres œuvres de Manuel de Falla mentionnés dans la note (1) ci-dessous : un enregistré en stéréo (Erato STE50059), donc incompatible avec les lecteurs mono, et l’autre enregistré en stéréo compatible (Erato EFM8048), donc lisible indifféremment en mono et stéréo.

André Charlin (1903-1983)
À ces disques doit s’ajouter un autre, enregistré en mono (Erato LDE3175), dont la production a été confiée au trompettiste de jazz Dizzy Gillespie. Ces trois versions portent le non de Pedro de Freitas Branco et signalent la fin de sa carrière discographique, bientôt suivie par ses adieux à la scène, pour des raisons de santé.

Malheureusement, on ignore quels étaient précisément les "nouveaux procédés" auxquels il est fait référence dans cette même lettre, mais c’est à croire qu’il devait probablement s’agir de nouvelles applications en matière de compatibilité. Nous ne connaîtrons probablement jamais, ni le détail de ces nouveaux procédés ni, non plus, si André Charlin envisageait leur mise en œuvre dans son propre studio où, dès la fin de cette année 1963, il produisait déjà des disques sous son nom propre.

Il est bien sûr dommage et tout à fait regrettable que Pedro de Freitas Branco soit parti trop tôt sans avoir eu le temps nécessaire à l'achèvement de cet enregistrement : le dernier d’une collaboration à tous égards extraordinaire, dont les résultats resteront gravés à jamais comme un modèle d’interprétation musicale et de parfaite entente entre l’art et la science.


(1) Et puisque ces disques noirs n’en font pas partie de la André Charlin Home Page, voici leurs titres abrégés et références : Boléro, etc., Maurice Ravel (Ducretet Thomson 255C068) ; La valse, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson LA1054) ; Valses nobles et sentimentales, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson LA1055) ; La valse, etc., Maurice Ravel (London Ducretet-Thomson EL93008) ; Valses nobles et sentimentales, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson LTC6) ; Boléro, etc., Maurice Ravel (Westminster WL5297) ; La valse, etc., Maurice Ravel (Ducretet-Thomson 255C081) ; Danse macabre, etc., Camille Saint-Saëns (Ducretet-Thomson 470C011) ; L’Amour sorcier, Manuel de Falla (Ducretet-Thomson 470C039) ; Le tricorne, etc., Manuel de Falla (Erato STE50059) ; Le tricorne, etc., Manuel de Falla (Erato EFM8048) ; La procesión del Rocío, etc., Joaquín Turina (London Ducretet-Thomson DTL93015).

‣  Une étude bien documentée sur le "bras Charlin BR 4"
‣  The Official André Charlin Home Page

mardi 16 octobre 2012

❛Repère❜ 16 octobre 2011, 16 octobre 2012 • Premier anniversaire d'Appoggiature !


Avant toute chose, merci à vous tous, chers lecteurs, qui avez enchanté les dizaines d'articles publiés depuis de votre fidélité et - pour certains - de vos commentaires !

Sans vous naturellement, ce blog n'est rien. N'hésitez donc pas à le recommander autour de vous, de même que sa page Facebook ; à commenter, sans concession, ses comptes-rendus ; à lui faire parvenir vos suggestions, et/ou - pourquoi pas ? - vos contributions.

Merci, également, aux soutiens amicaux, en particulier venus de Facebook, qui se sont montrés à même de nous apporter, aux moments les plus déterminants, autant de conseils avisés que de stimulations chaleureuses.

Des artistes ont su nous faire part, avec une gentillesse confondante, d'informations précieuses, de remarques profitables ; voire, nous ont procuré des sources discographiques. À eux encore, grand merci ! Ils sont, au même titre que les lecteurs, la raison d'être de notre travail.

Et merci, toujours, aux quelques attachés de presse ou de communication aussi avisés (pensons-nous...) qu'efficaces et charmants, sans qui de nombreuses chroniques n'auraient, faute de matériau, pu voir le jour. Ils (elles) se reconnaîtront d'évidence.

Merci enfin - tout de même - aux compositeurs : ceux (les plus nombreux) de l'himmlische Leben... comme ceux, de l'irdische Leben en quelque sorte, les compositeurs vivants - que nous nous réjouissons de défendre, à chaque fois que nous en avons l'occasion.

Joyeux anniversaire à tous... et à l'année prochaine !

L'équipe d'Appoggiature

dimanche 14 octobre 2012

❛Disque❜ L'Ensemble l'Échelle, Roland de Lassus • La Chambre Musicale d’Albert le Magnifique, un premier enregistrement particulièrement réussi.

Un CD Paraty pouvant être acheté ICI
Compositeur de la Renaissance tardive (Cinquecento : XVI° siècle), Roland de Lassus (Orlande de Lassus, ou encore Orlando di Lasso pour ses contemporains italiens) naît en 1532 à Mons, dans l'actuelle Belgique. 
Il entre en musique en commençant comme choriste à la manécanterie de la paroisse de Saint-Nicolas-en-Havré, où il reste jusqu'à l'âge de douze ans. 
De 1547 à 1549 il travaille à Milan, puis part à Naples vers 1550 : c'est l'époque de ses débuts en composition. Nous le retrouvons plus tard à Rome, travaillant pour Cosme de Médicis, après quoi il devient Maître de Chapelle de la Basilique Saint Jean de Latran en 1553. 
En 1555, il retourne aux Pays-Bas ; et c'est un tout jeune homme - quoique déjà nanti d'un métier extrêmement solide - qui voit ses premières œuvres publiées, à Anvers, à partir de cette même année.

En 1556, Lassus rejoint la Cour d’Albert V de Bavière, lequel désire s'entourer de musiciens du plus haut renom. Il restera au service de ce prince comme de son fils, Guillaume V, jusqu'à sa propre disparition, en 1594 Cet Orphée belge (comme il fut nommé par ses contemporains) était doté d'une voix exceptionnelle. Ses talents de compositeur et chanteur se sont d'ailleurs propagés en dehors du milieu musical: en 1570, le pape Grégoire XIII le fait chevalier ; et en 1571 et 1573, le roi Charles IX de France l'invite à sa Cour. 
À la fin des années 1570 et 1580 - malgré la fréquentation des madrigalistes de la Cour d'Este - son style est devenu plus simple et plus raffiné.

Roland (Orlande) de Lassus, ou Orlando di Lasso, 1532-1594
Compositeur prolifique, Lassus a écrit plus de deux mille œuvres dans tous les genres, en latin, français, italien et allemand. Ce qui en est parvenu jusqu'à nous demeure considérable : cinq cent trente motets, cent soixante-quinze madrigaux italiens et villanelle, cent cinquante chansons françaises et quatre-vingt-dix lieder allemands - enfin, près de soixante messes complètes ont été conservées ! Ses ultimes créations sont, le plus souvent, considérées comme majeures. Parmi elles, brille particulièrement  le recueil de vingt-et-un madrigaux spirituels connu sous le nom Lagrime di San Pietro - Larmes de Saint Pierre.

L’Ensemble l’Échelle a été fondé en septembre 2010 par l'alto Caroline Marçot et le ténor (1) Charles Barbier (retrouvez notre article sur la Missa Grande de Marcos Portugal, offerte l'an dernier aux Invalides). Ses artistes ont choisi de nous entraîner dans des compositions peu jouées du maître, dédiées à son protecteur Albert V, dans un recueil intitulé pour cette raison La Chambre Musicale d'Albert le Magnifique. Il s'agit en vérité d'un bouquet de petits chefs-d'oeuvre, retrouvant le souvenir du concert vocal (alto, ténor) et instrumental (cornets et sacqueboute) à la vénitienne. Cette formule fut inventée vers 1580 par Giovanni Gabrieli, compositeur de la Sérénissime, pour définir les partitions vocales avec accompagnement d'orgue ou d'un sobre ensemble instrumental.  Une "petite forme", par conséquent, propre à nous faire pénétrer dans la complicité simple d'une réunion entre amis, une musique de plaisir partagé et de connivences...


L'Ensemble l'Échelle
L'agilité, la finesse et la sensibilité des solistes de l’Ensemble ne sont jamais mises en défaut : le chant reste toujours d'une pureté parfaite, et, point très important, les intentions du compositeur, ne sont jamais surjouées). L’instrumentarium utilisé met en lumière la délicatesse des textes, reflet de l’intimité d’un Lassus partageant avec autant d'imagination que simplicité un métier parvenu à son zénith…
 La soprano Véronique Bourin, (que nous avons déjà entendue avec plaisir au sein de l'ensemble Doulce Mémoire), et le ténor Charles Barbier se haussent, dès ce premier opus, au niveau des compétiteurs les plus prestigieux (plages n° 6, 11, 23... extraits sonores en bas de page). À leurs côtés, les coruscants instrumentistes (plages 1, 34, 43 ou 44... extraits en bas de page), eux aussi, méritent tout les éloges.

Éloquent, techniquement très abouti et intelligemment organisé, cet album superbe, doté au surplus d'une prise de son superlative, est chaudement recommandé à qui veut s'initier à l'art de Roland de Lassus. Pour  qui souhaitera approfondir, recommandons en outre Philippe Herreweghe (Les Larmes de Saint Pierre, Harmonia Mundi) ; ainsi que Rinaldo Alessandrini (Opus 111) ou l’Ensemble Clément Janequin (Harmonia Mundi) dans des cycles de Chansons et Mauresques. Et encore, l'Ensemble Vocal Orlando de Laurent Gendre pour Les Lamentations du Prophète Jérémie (Cascavelle). Enfin, les diverses productions dues aux Tallis Scholars de Peter Philips.

(1) Charles Barbier est également sopraniste et chef d'ensemble...

‣  Retrouvez le site de la Chambre Musicale d'Albert le Magnifique.

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  1) n°1, Cantate Domino (Prima Pars) 2) n°6, Maria Clausus Hortus - 3), n°11, Verbum Caro - 4) n°23, Duo numéro 12 - 5) n°34, Regina Cœli Lætare (Prima Pars) - 6) n°43, Ad Te Perenne Gaudium - 7) n°44, Resonet In Laudibus (Prima Pars). © Disques Paraty, 2011.

 Stéphane Houssier

 La Chambre Musicale d'Albert le Magnifique :
Œuvres de Roland de Lassus composées pour la Cour d'Albert V de Bavière.
Ensemble l'Échelle, direction : Caroline Marçot et Charles Barbier.

 Un CD Paraty pouvant être acheté ICI.



dimanche 7 octobre 2012

❛Disque❜ Maurice Ravel par Nora Gubisch et Alain Altinoglu • Nora à la voix d'argent, ou L'invitation au voyage, opus 2

Un enregistrement Naïve pouvant être téléchargé ICI
Là, tout n'est qu'ordre et beauté / Luxe , calme et volupté. Ces vers célèbres de Baudelaire magnifiés par Duparc (L'invitation au voyage, clin d'œil au précédent album du tandem Nora Gubisch - Alain Altinoglu) illustrent parfaitement la démarche de ce nouvel enregistrement consacré par les disques Naïve à Maurice Ravel (1). Gubisch serait-elle une nouvelle Shéhérazade, nous entrainant aux confins du lied français ? Assurément. Il n'est que de commencer immédiatement par les Cinq mélodies grecques, en particulier la Chanson des cueillettes de lentisques (écoute en bas de page) ou le bref Tout gai - et tout de suite après, enivrez-vous avec l'époustouflant et exubérant Tripatos (écoute en bas de page) !

L'addiction guette, tant la cantatrice et son fidèle comparse Alain Altinoglu réinventent le genre : plus - tellement plus - qu'un accompagnateur, en partenaire subtil et attentif, ce dernier parvient à "orchestrer" pianistiquement les moirures des mélodies... comme s'il en était l'auteur ! Les grandes devancières en prennent un sacré coup de poussière : pour commencer, l'immense Crespin soi-même, dans ces Histoires naturelles à l'ironie tendre, si complexe à restituer, par lesquelles s'ouvre la présente anthologie.

Constat similaire, pour les renommées Chansons madécasses : Jessye Norman s'y voit surclassée, que ce soit dans l'une ou l'autre de ses versions, d'ailleurs. Le mezzo soprano reste toujours authentique, limpide et naturel ; tout en sachant surprendre, captiver, en un mot subjuguer . Déployant à cet effet les ors d'une voix satinée et opulente, elle peut à ce jour s'enorgueillir d'être prima inter pares dans ces divagations rêveuses. Un statut que certaines de ses consœurs actuelles (telle Magdalena Kozenà, peu inspirée en la matière) devront batailler âprement pour lui ravir.

Maurice Ravel (1875-1937)
D'autres qualités, innombrables,  d'une artiste aussi éclectique et rigoureuse jaillissent à profusion. Le timbre ambré et mordoré, un grave troublant et capiteux, un medium sonore frisant l'idéal, des demi-teintes tout à fait inouïes dans l'aigu - et puis, des piani incandescents sont quelques-unes d'entre elles. Encore : l''exquise diction, absolument exemplaire, la sensuelle et gourmande appropriation de chacune des mélodies ; l'art de s'imposer avec délectation et humour (les fantasques Histoires naturelles toujours), bref un art consommé de la prosodie ravélienne. Ou - enfin - ses talents spectaculaires de conteuse, de diseuse, pythie moderne restituant les pensées secrètes, intimes, enfouies du musicien !

Nora Gubisch enveloppe, caresse chaque mot, chaque inflexion avec une infinie noblesse  :  ainsi fait-elle sonner le délicieux Sur l'herbe comme du Poulenc (voire du Chabrier tardif), ou bien relie Ronsard à son âme à l'Edgard Varèse (1883-1965) du Grand sommeil noir (un texte de Verlaine, également mis en musique par... Ravel). Que dire des deux Mélodies hébraïques au lyrisme extatique, dont les somptueux mélismes orientalisants s'avèrent proches de l'univers sombre et tourmenté du Requiem ebraico d'Eric Zeisl (1905-1959) ? Elle tisse ainsi des filiations stupéfiantes entre des langages musicaux apparemment très éloignés les uns des autres (quoique...).

Altinoglu, Gubisch - © Festival de Saint Denis
Autre atout de ce recueil à l'attrait magnétique : dans les Chansons madécasses la flûte de Magali Mosnier et le violoncelle de Jérôme Pernoo dessinent d'insinuantes arabesques, ces cascades de reflets irisés sur la ligne mélodique transfigurant l'art délicat du compositeur-coloriste. Nous pourrions, assez curieusement,  transposer  à ce Maurice Ravel-là ce qu'écrivait en son temps le critique Joseph Baruzi (dans la revue le Ménestrel) sur Erwin Schulhoff (1894-1942), autre créateur atypique au style extrêmement personnel. Baruzi en effet louait chez le Tchèque (mort au camp de concentration de Wülzburg) l'ingéniosité à dépeindre des mondes furtifs, imaginaires - "oniriques comme le bruissement des feuilles dans le parc, d'audacieux chevauchements  d'ombres et de lumières, ou encore, le bouillonnement de sources".

Maurice Ravel révélé à lui même ? Guère étonnant que le Basque n'ait jamais décroché l'académique - mais si convoité - Prix de Rome ! Il dévoile une science unique   des harmonies florales, pourprées d'une intense force poétique... et d'une insondable mélancolie.

Après Duparc et Ravel, et dans l'attente de la parution prochaine de la récente Thérèse de Massenet  recréée au festival de Montpellier : quelle sera la suite ? À l'écoute de ce disque passionnant - miraculeux, même - nous ne pouvons que songer à la phrase d'Helen, une héroïne du Secret magnifique de Douglas Sirk : "J'ignorais que le monde pouvait être aussi beau".

(1) Le Festival de Saint Denis a préalablement programmé l'été dernier un concert au cours duquel les deux artistes ont offert à leur public les Cinq mélodies populaires grecques et les Histoires naturelles.

‣  Retrouvez d'autres de nos chroniques sur Alain Altinoglu : Les Hauts de Hurlevent et Perelà, uomo di fumo - deux productions montpelliéraines de haute volée (avec Nora Gubsich dans le cas de Perelà) !

‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  1) "Chanson des cueilleuses de lentisques" (Cinq mélodies populaires grecques- 2) Tripatos - 3) "Kaddisch" (Deux mélodies hébraïques).

 Étienne Müller 

 Maurice Ravel (1875-1937) : Mélodies (Histoires naturelles, Trois chansons madécasses,
Cinq mélodies populaires grecques, Deux mélodies hébraïques...).

‣ Nora Gubisch, mezzo soprano ; Alain Altinoglu, piano.
Avec Magali Mosnier et Jérôme Pernoo.

 Le site web d'Alain Altinoglu.

‣ Un enregistrement Naïve pouvant être acheté ICI.