mardi 3 décembre 2013

❛Concert❜ Les Danaïdes, Christophe ROUSSET, Les Chantres & les Talens Lyriques • À la mémoire de SALIERI, contribution de salut public à l'Opéra de VERSAILLES !

Antonio SALIERI, par Joseph Willibrod MÄHLER
Pour les mélomanes de ma génération, le nom seul d'Antonio SALIERI (1750-1825) renvoie imparablement au film-culte (d'ailleurs superbe) de Milos FORMAN (1984)Amadeus, lui-même adapté de la pièce de Peter SCHÄFFER. Postérité peu flatteuse, puisque son parti-pris assez romanesque consistait à reconsidérer la vie de MOZART, sous l'œil très hypothétique d'un SALIERI envieux... parce que nécessairement médiocre.

Évidemment, rien de très plausible - et encore moins de scientifique - là-dedans ! En revanche, un postulat déroulé avec suffisamment d'habileté, pour affubler le compositeur d'une véritable peau d'âne, que même des tentatives aussi brillantes que la reprise de l'Europa riconosciuta par Riccardo MUTI à la Scala de Milan en 2004 n'ont pas réussi à conjurer. Une friche idéale, pour un découvreur de la trempe d'un Christophe ROUSSET, chacun connaissant son goût pour les raretés, qu'elles soient de SALIERI lui-même (La Grotta di Trofonio), napolitaines (Armida abbandonata)... ou françaises, le "cas Médée" en étant le meilleur exemple.

Le legs de SALIERI que Christophe ROUSSET et "ses" TALENS LYRIQUES (notre ensemble de l'année 2012) viennent d'empoigner appartient à cette seconde école. Les Danaïdes, c'est une tragédie lyrique créée à l'Académie Royale de Musique de Paris le 26 avril 1784, sur un livret de LEBLANC du ROULLET et de TSCHUDI. Au départ, on choisit Christoph Willibald GLUCK pour mettre en musique cette tragédie d'origine mythologique : l'auteur d'Iphigénie en Tauride, au surplus, avait déjà traité ce sujet, sous forme d'opera seria, quelque quarante années plus tôt (Ipermnestra, Venise, 1744). Pourtant, GLUCK, las et âgé, laisse son élève SALIERI travailler en son nom... et ne révèle la véritable paternité que lorsque le succès de la pièce est acquis.

Katia VELLETAZ, Judith VAN WANROIJ, Tassis CHRISTOYANNIS, Philippe TALBOT,
les TALENS LYRIQUES , les CHANTRES du CMBV - © Jacques DUFFOURG
Né à LEGNANO (province de VÉRONE), le jeune Italien, chaperonné par GASSMANN, dirigeait la musique de l'Empereur, à VIENNE, depuis déjà dix ans. C'était ce qu'on appelle un enfant de la balle, déjà auteur de vingt opéras de genres divers dans sa propre langue. À l'instar d'un Johann Christian BACH cinq ans plus tôt avec son captivant Amadis, SALIERI venait chercher à PARIS une consécration supplémentaire : celle de la capitale et de l'institution les plus en vue pour guigner une gloire lyrique européenne. Quitte à devoir composer dans un style hautement codifié et exigeant, et un idiome nouveau pour lui - ce qu'avaient déjà entrepris ses "compatriotes" (1) Niccolò PICCINNI et Antonio SACCHINI, dont les Didon et Renaud respectifs venaient d'être produits l'année précédente.

Judith VAN WANROIJ - © non précisé
L'assimilation par le compositeur de l'essence même de la tragédie lyrique nationale, telle qu'en vogue dans ces derniers flamboiements de l'Ancien Régime, est tout bonnement stupéfiante. De la découpe classique en cinq actes - qui perdurera jusqu'à Pelléas et Mélisande, au XX° siècle ! - à la prosodie minutieuse et calibrée, de l'écriture chorale grandiose au respect strict des typologies (2) : Antonio SALIERI compose d'emblée, littéralement, plus français que français. À la première écoute, c'est en toute logique l'ombre tutélaire de GLUCK qui se fait le plus sentir. Le GLUCK d'Alceste en particulier ! Même ampleur du propos aux accents volontiers sacraux, même maestria dans la couleur insrumentale, mêmes attendus (de technique comme de charisme) quant au magnifique rôle principal - ici, Hypermnestre.

Pourtant, si l'élève, à mon sens, égale le maître, il ne se contente pas de décalquer le génie de ce dernier de manière assez servile. Les temps sont fort mobiles, et - déjà ! - le grand réformateur venu de Bohême appartient au passé. Fin 1779, le fiasco de son Echo et Narcisse a fait rapidement litière du triomphe de son Iphigénie, l'amenant à quitter (temporairement) la France. Comme avant lui GRÉTRY avec Andromaque (1780), SALIERI perçoit bien le sens du vent, désormais plus orienté vers la forme courte et, paradoxalement, la place accrue offerte aux sentiments les plus intimes. C'est ce à quoi les trois principaux protagonistes (la Danaïde rebelle Hypermnestre, son père tyrannique Danaüs et son amant éploré Lyncée) s'emploient sans ménagement. Frémissement pré-romantique, en quelque sorte ?

Tassis CHRISTOYANNIS - © non précisé
Les maîtres mots concernant le matériau de SALIERI sont l'économie de moyens et la concision. Au sens bien sûr de comble de l'art - et non d'indigence, comme le croient encore les esprits mal informés ! Les cinq actes ne durent pas plus de deux heures quinze ; les airs ou duos, très tendus, sont incroyablement courts (et d'autant plus saisissants) ; les récits qui les enchâssent, admirablement scandés, vont droit à l'essentiel. Il n'est pas jusqu'aux didascalies théâtrales qui ne visent à l'épure, seul l'exceptionnel final "gore" (3) s'autorisant quelque machinerie ou toile peinte à grand effet.

Le sommet de la concentration est atteint à la fin de l'acte IV, où le massacre de leurs quarante-neuf époux par les Danaïdes est génialement restitué en fort peu de mesures. Ce sont, au chœur, autant de plaintes et de cris. L'orchestration, incroyablement subtile, recourt de façon très moderne aux cuivres (deux trompettes, deux cors, trois trombones), dont l'usage bien plus coloriste que martial annonce rien moins que BEETHOVEN (4). Le tout début de l'ouverture distille - très brièvement, toujours - un clair-obscur admirable, lui aussi très "romantisant," dont saura se souvenir un CATEL, dans sa Sémiramis de 1802.

La représentation des Danaïdes à l'Académie Royale
Le clair-obscur, voilà le sésame et le fil rouge dont se pare la direction de Christophe ROUSSET (notre chef de l'année 2012, photo plus bas). En charge d'une tragédie peu avare en homicides - simultanés ! - au long de laquelle SALIERI a dosé ses coups les plus forts avec une parcimonie de stratège, le chef des TALENS LYRIQUES mène le drame de bout en bout avec une estomaquante souplesse. Le trait sinueux mais précis, au fusain, n'est jamais grossi, au point qu'au détour de quelque accélération furtive, ou d'une imperceptible poussée dynamique, pointe même une relative alacrité. Ce détachement d'artiste au faîte de ses moyens n'est-il qu'un atour offert à la pudeur... à moins qu'il ne représente cette sprezzatura chère aux Transalpins ?

Philippe TALBOT - © non précisé
Je ne reviendrai pas sur les qualités d'un ensemble "baroque" parmi les tout meilleurs, déjà souvent louangé en ces colonnes, de Tragédiennes en Amadis ou de Miniatures tragiques en Médée... À l'image de son mentor, il est, pareillement, à son sommet. Avec ce quelque chose qui fait toute la différence entre une "simple" habitude du haut niveau, et cette vérité de l'instant qui trahit la remise en question et la prise de risque permanents.

Habitué, en sa compagnie, aux soieries raffinées du CHŒUR DE CHAMBRE DE NAMUR, je ne peux que me régaler des luxueuses tentures que tissent ce soir LES CHANTRES DU CMBV façonnés par Olivier SCHNEEBELI (photo tout en bas). Dans un ouvrage où ils sont souvent sollicités - si ce n'est mis à rude épreuve - les virtuoses choristes versaillais, clairs et incisifs, théâtraux au possible, sont les auteurs d'un véritable sans-faute.

Mémorable encore, la qualité élevée du chant soliste. Souvent remarqué, toujours apprécié en pareil répertoire, Tassis CHRISTOYANNIS (photo plus haut) trouve en Danaüs un habit à sa mesure : royal. L'aplomb, considérable, servi par une diction impeccable et une splendide projection, n'empêche pas les nuances, dans le souci de conserver un infime reste d'humanité au souverain criminel.

Ébauche-croquis pour le décor de l'Acte III des Danaïdes, lors des sessions dirigées par Gaspare SPONTINI
La partie de sa fille Hypermnestre dévoile un archétype de personnage écartelé entre la passion et le devoir, auquel SALIERI prête une profondeur de sentiment merveilleuse... rien d'étonnant à ce qu'une Montserrat CABALLÉ l'ait chanté. Judith VAN WANROIJ (photo plus haut) s'en empare et le fait sien avec l'abandon émouvant d'une Brünnhilde en puissance (5). Dans un français correct, les inflexions sont infinies, ponctuées de poignants spasmes de révolte, rehaussées par un timbre fascinant et une tenue irréprochable. Pas de doute, voici Judith Triomphante !

Ch. ROUSSET - © L. ROMAN, Radio France
Pas moins de plaisir du côté de Lyncée, rôle détonant. Caractère inexistant, passif voire geignard, il ne se rebelle, poussé dans ses retranchements, qu'à la toute fin de l'opéra ; et ce n'est même pas lui, mais Pélagus, qui tue Danaüs. En dépit (ou à cause) de cela, son lustre vocal est sans doute parmi ceux des plus beaux ténors "à la française" ; Philippe TALBOT (photo ci-dessus) lui prête expressivité, moelleux et aigus éclatants, ce qu'atteste un curriculum vitæ où le bel canto occupe une place de choix. Luxe suprême, sa diction est simplement parfaite.

De notables progrès, en ce domaine, attendent encore Katia VELLETAZ (Plancippe, sœur d'Hypermnestre). Cependant, la voix est fraîche, et la courte prestation tout à fait charmante. Plus brèves encore, les quelques répliques de Pélagus et des trois officiers trouvent en Thomas DOLIÉ un jeune baryton prometteur, au tranchant idéal.

Olivier SCHNEEBELI - © non précisé
Que Les Danaïdes soient à considérer comme un chef d'œuvre, à chacun de se faire son idée, en vertu de ses penchants et exigences propres. Nul ne peut nier, en revanche, que la hauteur de vue, l'intelligence de la construction, la sobre efficacité de l'écriture, la modernité de l'orchestre... marquent une date dans l'évolution du drame français, de la Tragédie Lyrique au Grand Opéra.

De ce dernier, on y trouve de nombreuses prémices, et aucun de ses excès. Une fois de plus, c'est un expatrié, un "Italien à PARIS", ostensiblement doué et intuitif, qui trace le chemin : la voie est ouverte pour les SPONTINI, CHERUBINI - et même ROSSINI.

La malédiction d'Amadeus est-elle enfin levée ?




(1) "Compatriotes" est une simplification... Ne perdons pas de vue que l'unité italienne date de 1860...
"Par ailleurs, le legs opératique hexagonal ou dérivé, c'est au moins pour moitié, celui de la plus parlante des acculturations. Non seulement celle de ces Italiens à PARIS, nombreux, talentueux et féconds, dont la lignée s'ouvre avec LULLY soi-même et, passant par CHERUBINI, se poursuit jusqu'à ALFANO ! Mais aussi celle de tous ces étrangers venus de la Province de LIÈGE (GRÉTRY), de Bohême (GLUCK, et bien plus tard MARTINŮ), Saxe (J.-C. BACH), Prusse (MEYERBEER), Rhénanie (OFFENBACH), Wurtemberg (RIGEL), Espagne (ARRIAGA)"... (extrait de notre compte-rendu du disque "Tragédiennes III" dues aux mêmes TALENS) Les deux autres opéras français d'Antonio SALIERI sont : Les Horaces (d'après CORNEILLE, 1786), un échec - et Tarare (d'après BEAUMARCHAIS, 1787), un succès tel... qu'une postérité italianisante, connue sous le nom d'Axur re d'Ormus, lui fut offerte dès l'année suivante !

(2) Ainsi se retrouvent sur scène, comme dans d'autres tragédies lyriques contemporaines : Hypermnestre, un rôle féminin de premier plan (qui sera chanté plus tard par la fameuse BRANCHU) qu'on qualifierait aujourd'hui de soprano pour ainsi dire dramatique ; Danaüs, un rôle tout aussi important de baryton, très tendu ; et Lyncée, un véritable ténor à la française - issu bien entendu de la haute-contre - à l'émission claire, souple... et à l'aigu éclatant.

(3)  Ce final, d'une densité musicale phénoménale, annonce le cataclysme conclusif de la Salome de Richard STRAUSS, de cent vingt-et-un ans ultérieure ! Il s'appuie sur des indications scéniques grandiloquentes, à grand renfort de clichés infernaux : Danaüs aux entrailles arrachées par un vautour, Danaïdes poursuivies par des furies, ou dévorées par des serpents - le tout sous une pluie de feu et devant un Tartare roulant des flots de sang.

(4) Par exemple, le premier Concerto pour pianoforte, qui n'a finalement été écrit qu'onze ans plus tard. Antonio SALIERI enseigna d'ailleurs à Ludwig VAN BEETHOVEN ; comme à Franz SCHUBERT, Franz LISZT, Ignaz MOSCHELES, Carl CZERNY, etc...

(5) Clairement, il y a du Wotan dans Danaüs, le châtiment appelé sur la fille aimée mais désobéissante, Hypermnestre, portant déjà des accents de la Walkyrie. Et comme l'a relevé Jacques BONNAURE, certaines répliques-clés feront florès dans des situations comparables de futurs opéras français : "Il va venir" (La Juive) ou "Il faut nous séparer" (Werther) !


 VERSAILLES, Opéra Royal, 27 XI 2013 :
Les Danaïdes, tragédie lyrique en cinq actes d'Antonio SALIERI,
sur un livret de LEBLANC du ROULLET et TSCHUDI, d'après RANIERI de' CALZABIGI (1784).

‣ Tassis CHRISTOYANNIS, Judith VAN WANROIJ, Philippe TALBOT, Katia VELLETAZ,
Thomas DOLIÉ, Les CHANTRES du CENTRE de MUSIQUE BAROQUE de VERSAILLES
(direction : Olivier SCHNEEBELI), LES TALENS LYQUES. Direction musicale : Christophe ROUSSET.

Cette série de concerts (VIENNE, VERSAILLES, METZ) fera l'objet d'un enregistrement discographique.

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