Luc DEDREUIL, Julian BOUTIN, Julien DIEUDEGARD & Frédéric AURIER - © Flâneries de Reims |
Ainsi que je l'avais déjà souligné lors d'autres concerts d'artistes défricheurs, il est parfois possible de sceller son opinion... à partir d'un unique bis. De fait, l'Alla Valse Viennese d'Erwin SCHULHOFF (1894-1942) revendique une triple estampille, celle de la modernité, de la rareté, et de la réhabilitation. Trois qualités qui ne peuvent que convenir à ces compositeurs d'entartete Musik ("musique dégénérée") morts en déportation - encore de nos jours bien souvent au purgatoire. Trois axes de travail aussi, pour le jeune Quatuor BÉLA, venu proposer, dans le cadre des renommées Flâneries Musicales de REIMS, un audacieux programme slave et vingtiémiste, regroupé sous le titre de Sonate à Kreutzer - en référence bien sûr au Quatuor de Leos JANÁCEK (1854-1928), point de ralliement de son programme.
Le Quatuor se présente, sur son site, de manière on ne peut plus éloquente : "À l’instar des créateurs d’aujourd’hui, nous voulons nous enrichir des musiques électro-acoustiques, improvisées, actuelles et traditionnelles. Nous tentons de réfléchir à nouveau sur les espaces scéniques, les lieux et les situations de concerts, la relation avec le public. Nous cherchons, au gré des rencontres artistiques, à ne pas nous figer sur nos cordes, mais à saisir toutes ces sensibilités qui font la diversité de l’art contemporain." C'est un authentique manifeste, qui pousse la jeune escouade lyonnaise d'emblée sur deux fronts ardus, exigeants et connexes, celui de l'investigation et celui de la musique contemporaine.
Le pedigree de ces artistes (photos plus haut et plus bas) réunis depuis 2006 illustre cette démarche à l'envi, y compris de manière décentralisée, hors des grands foyers urbains. Exemple, une entreprise aussi audacieuse que le projet QUAOAR, défendu auprès du GMEA (Groupe de Musique Électro-Acoustique d'ALBI). Ce cas n'est pas unique, l'ensemble multipliant les initiatives propres à casser le moule de Prix de Conservatoire "statufiés" dans un répertoire cyclique. Ainsi remarque-t-on une dilection particulière envers les musiques hongroises - tout spécialement György LIGETI (1) -, ou africaines, comme celle que défend le Malien Moriba KOÏTA sur son instrument le n'goni. Enfin, Frédéric AURIER est lui-même compositeur, des pièces telles que Le mur d'Hadrien ou Impressions d'Afrique figurant au menu estival de la formation.
Qu'en est-il à REIMS, à la Villa Demoiselle (vue ci-dessus), dans le caveau même des Champagne POMMERY, dont l'acoustique s'avère tout à fait exceptionnelle pour elle (ci-dessous) ? Le chef d'œuvre du Tchèque JANÀCEK - qui donne son nom à l'aubade - est au final la partition la plus ancienne d'un corpus slave dédié à la "modernité" et essentiellement tourné, donc, vers la Russie : Igor STRAVINSKY (1882-1971), Dimitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) et, surtout, Alfred SCHNITTKE (1934-1998) se taillant la part du lion.
Le troisième de ces compositeurs, ardus sinon âpres, se présente assurément comme l'un des plus rares au concert... ce que je ne peux que déplorer, tant son langage acéré sait mettre en œuvre des ressources harmoniques, mélodiques, rythmiques mêlant les audaces les plus folles... à certains clins d'œil "passéistes" propres à intriguer l'auditeur. À cet égard, ses six Concerti Grossi, extraordinaires pastiches, et hommages rendus à l'époque baroque (CORELLI, HÄNDEL...) se sont taillé une (relative) renommée auprès des amateurs.
Je ne saurais en dire autant, hélas, des quatre Quatuors, dont les BÉLA interprètent ici le deuxième, une supplique aux accents post-beethoveniens, lestée de deux Moderato trompeurs, encadrant deux sections-clefs, au titres révélateurs d'Agitato et de Mesto ("triste") ! Désespéré serait un mot plus adapté, la haute virtuosité coutumière à SCHNITTKE (l'Agitato) n'ayant plus rien d'une fête dionysiaque, mais plutôt d'une déréliction funèbre. Les exigences dynamiques extrêmes - particulièrement la conclusion de l'œuvre, à la limite du perceptible - trouvent chez les jeunes Lyonnais des techniciens hors pair nantis d'une geste émotionnelle non mois remarquable. Le meilleur SCHNITTKE que j'aie entendu assurément, avec celui des Dissonances et de David GRIMAL.
Le Septième Quatuor op. 108 de CHOSTAKOVITCH, contemporain du Concerto de violoncelle dédié à Mstislav ROSTROPOVITCH (et aussi des Satires, dédiés à l'épouse de ce dernier, Galina VICHNEVSKAÏA), date du regain de créativité de 1959-60. Il ne peut toutefois se comparer au monumental Huitième, de peu postérieur - comme on sait l'une des plus grandes pages de l'histoire du genre ! Assez bref, en trois mouvements (Allegretto-Lento-Allegro), il semble s'arc-bouter sur une cellule rythmique ordinaire, pour ne pas dire banale, caractéristique du sarcasme mordant - et faussement détaché - du musicien. Plus développé, le Finale dessine en son début des perspectives violentes, voire telluriques, non dénuées de rapport avec l'inspiration de SCHNITTKE : ce que les BÉLA restituent avec le même panache, technique transcendante, puissance et agilité de fauves. Avant de retrouver pour conclure la thématique ironique même, par laquelle ils avaient commencé.
S'il n'existe que deux Quatuors de Leos JANÁCEK qui aient survécu (sur trois, semble-t-il), la présente Sonate à Kreutzer de 1923 et les Lettres Intimes de 1928, ils s'agit de deux sommets reconnus, à la discographie relevée (Melos, Prazak, Diotima...), dont le premier est - encore - une pièce assez brève, construite sur une Ouverture (le terme n'est pas gratuit) que suivent quatre Con moto reprenant le fil narratif de la nouvelle éponyme de TOLSTOÏ. Il est notable au passage que l'un d'entre eux offre de telles parentés avec le thème "badin" du CHOSTAKOVITCH précédent - toutefois la tension tragique, ici, ne se dément jamais. Son caractère insoutenable, dans l'ultime Con moto, gagne, en version BÉLA, un tranchant mortifère, voire assassin, digne de le faire figurer dans une anthologie de l'expressionnisme !
Il n'est pas anodin, dans un concert en quête de modernité, qu'un aussi grand franc-tireur que STRAVINSKY trouve sa place. Elle est tellement éminente, qu'on la repère ainsi qu'un fil rouge, ouvrant et refermant la démonstration de manière aussi concise que fulgurante. Comme mise en bouche, un rare Concertino décalé, déjanté, sardonique à souhait ; et pour dessert, Trois Pièces pour Quatuor non moins décoiffantes (la deuxième se nomme... Eccentrique) ! La causticité comme antidote à la désolation : ceci est très shakespearien, et paraphe une démonstration de haut vol, pédagogique et poétique, que le public - dont la considérable qualité d'écoute doit être louangée - ne se fait pas faute d'acclamer. (2)
D'ores et déjà, référentiel. Un accessit aux Flâneries, et à Jean-Philippe COLLARD, qui les coiffe.
La Villa Demoiselle, à Reims - © Jacques DUFFOURG |
Qu'en est-il à REIMS, à la Villa Demoiselle (vue ci-dessus), dans le caveau même des Champagne POMMERY, dont l'acoustique s'avère tout à fait exceptionnelle pour elle (ci-dessous) ? Le chef d'œuvre du Tchèque JANÀCEK - qui donne son nom à l'aubade - est au final la partition la plus ancienne d'un corpus slave dédié à la "modernité" et essentiellement tourné, donc, vers la Russie : Igor STRAVINSKY (1882-1971), Dimitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) et, surtout, Alfred SCHNITTKE (1934-1998) se taillant la part du lion.
Le Quatuor Béla en concert dans le caveau de la Villa Demoiselle - © JD |
Je ne saurais en dire autant, hélas, des quatre Quatuors, dont les BÉLA interprètent ici le deuxième, une supplique aux accents post-beethoveniens, lestée de deux Moderato trompeurs, encadrant deux sections-clefs, au titres révélateurs d'Agitato et de Mesto ("triste") ! Désespéré serait un mot plus adapté, la haute virtuosité coutumière à SCHNITTKE (l'Agitato) n'ayant plus rien d'une fête dionysiaque, mais plutôt d'une déréliction funèbre. Les exigences dynamiques extrêmes - particulièrement la conclusion de l'œuvre, à la limite du perceptible - trouvent chez les jeunes Lyonnais des techniciens hors pair nantis d'une geste émotionnelle non mois remarquable. Le meilleur SCHNITTKE que j'aie entendu assurément, avec celui des Dissonances et de David GRIMAL.
La Cathédrale de Reims - © Jacques DUFFOURG |
S'il n'existe que deux Quatuors de Leos JANÁCEK qui aient survécu (sur trois, semble-t-il), la présente Sonate à Kreutzer de 1923 et les Lettres Intimes de 1928, ils s'agit de deux sommets reconnus, à la discographie relevée (Melos, Prazak, Diotima...), dont le premier est - encore - une pièce assez brève, construite sur une Ouverture (le terme n'est pas gratuit) que suivent quatre Con moto reprenant le fil narratif de la nouvelle éponyme de TOLSTOÏ. Il est notable au passage que l'un d'entre eux offre de telles parentés avec le thème "badin" du CHOSTAKOVITCH précédent - toutefois la tension tragique, ici, ne se dément jamais. Son caractère insoutenable, dans l'ultime Con moto, gagne, en version BÉLA, un tranchant mortifère, voire assassin, digne de le faire figurer dans une anthologie de l'expressionnisme !
Julien DIEUDEGARD, Julian BOUTI N, Frédéric AURIER & Luc DEDREUIL - © Flâneries de Reims |
D'ores et déjà, référentiel. Un accessit aux Flâneries, et à Jean-Philippe COLLARD, qui les coiffe.
(1) Le nom de l'Ensemble fait bien entendu référence - et révérence - à Béla BARTOK (1881-1945). LIGETI se verra royalement servi, avec la sortie, prévue pour le mois de novembre chez AEON, de l'intégrale de ses Quatuors à cordes.
(2) À souligner la polyvalence de Frédéric AURIER et Julien DIEUDEGARD, échangeant volontiers leur postes de premier et second violons. À féliciter également, la haute qualité, de contact comme d'argumentation, de la présentation des œuvres, assurée par les artistes eux-mêmes : rien d'abscons, aucune facilité ni complaisance non plus. Un modèle !
(2) À souligner la polyvalence de Frédéric AURIER et Julien DIEUDEGARD, échangeant volontiers leur postes de premier et second violons. À féliciter également, la haute qualité, de contact comme d'argumentation, de la présentation des œuvres, assurée par les artistes eux-mêmes : rien d'abscons, aucune facilité ni complaisance non plus. Un modèle !
‣ Flâneries Musicales de REIMS, Villa Demoiselle, 29 VI 2013. "SONATE À KREUTZER" :
Igor STRAVINSKY (1882-1971) : Concertino, mouvement en forme d'allegro de sonate.
Alfred SCHNITTKE (1934-1998) : Quatuor à cordes n°2.
Dmitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) : Quatuor à cordes n°7 en fa mineur, op. 108.
Leos JANÁCEK (1854-1928) : Quatuor à cordes n°1 "Sonate à Kreutzer".
Igor STRAVINSKY : Trois Pièces pour Quatuor à Cordes.
Erwin SCHULHOFF (1894-1942) : Alla Valse viennese, extrait de Cinq pièces pour Quatuor à Cordes (BIS).
‣ Le Quator Béla : Frédéric AURIER et Julien DIEUDEGARD, violons -
Julian BOUTIN, alto - Luc DEDREUIL, violoncelle.
‣ En co-réalisation avec CÉSARÉ, Centre National de Création Musicale ;
Programme soutenu par MUSIQUE NOUVELLE EN LIBERTÉ.
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