samedi 10 avril 2010

❛Concert❜ Les Musiciens du Louvre, Bach, 'Passion selon saint Jean' • Marc Minkowski, ou l'amour de Bach à la Passion.

C'est un trait reconnu : la Passion selon saint Jean (1724) est plus dramatique que sa consœur  saint Matthieu (1729). Plus concise dans sa narration, et forcément moins profuse en airs, elle relate les derniers moment de la vie de Jésus en un temps nettement plus court : un peu moins de deux heures, contre deux heures quarante-cinq environ pour sa cadette. Possédant la singularité de débuter de plain-pied sur l'arrestation, elle fait l'économie d'épisodes liminaires tels que le Vase de parfum ou bien la Cène, que le poète Picander développera richement cinq ans plus tard, pour l'évangile de Matthieu. Ainsi privé d'un abondant matériau propre à nourrir la contemplation, Jean Sébastien Bach a été amené à concentrer tout son génie sur l'urgence théâtrale, en opposition totale d'ailleurs avec les directives (1) que lui avait signifiées la municipalité de Leipzig, lors de sa prise de fonctions de Cantor l'année précédente.

Comment rendre au mieux justice à ce parti, assurer la mise en scène sonore - à proprement parler - de cette relation atroce d'un kidnapping, d'un lynchage et d'une exécution ? La musique seule fournit certes beaucoup, par la diversité des formes (choeurs, chorals, récitatifs de l'Evangéliste, ariosi, airs, scènes de foule), la pertinence de l'instrumentation, l'élévation permanente du propos. Le texte, précis et dru, en langue vernaculaire comme il se doit dans le culte protestant, apporte pareillement sa vitalité. Pour autant, Marc Minkowski (portrait tout en bas), qui a passé la première épreuve de son Bach voici trois ans avec la Messe en si mineur, n'est pas venu faire la paraphrase de ses prédécesseurs. Une première piste, totalement à rebours de la liturgie qui prévoit un sermon entre les deux parties, consiste dans la suppression de l'entracte. Inédit à notre connaissance, certainement iconoclaste pour les puristes - mais diantrement efficace, nous pouvons l'assurer.

Plus déterminant est un choix d'ordre interprétatif. Sur la foi des travaux de Joshua Rifkin et Andrew Parrott, Marc Minkowski a opté pour un ensemble de huit solistes doublés par tessiture (deux sopranos, deux altos, deux ténors, deux basses) en guise d'effectif vocal total, choeurs compris. En fait, il n'y a ni choriste ni soliste, tous les chanteurs étant alternativement l'un et l'autre ! Un air donc pour chacun (ou presque : la basse Christian Immler en interprètera deux, le merveilleux "Himmel, reiße, Welt, erbebe" de la version de 1725 rééquilibrant la première partie). Mais aussi la tenue des parties de Jésus, Pilate, Pierre, la servante. Et les interventions de la foule (turba), déterminantes. Et les chorals, communion des croyants. Et le récit de l'Evangéliste.


Celui-ci est dévolu à Markus Brutscher (portrait plus bas), ténor allemand encore trop peu réputé de ce côté-ci du Rhin, malgré un curriculum vitae des plus garnis. Quelle école nationale de haute lignée, d'Häfliger à Prégardien en passant par Schreier, et surtout Wunderlich, auteur de ce commentaire qui dit tout : 'Il y a une bonne raison pour laquelle Bach écrivit cette partie pour le ténor : dans la tessiture la plus élevée, les mots sont généralement plus facilement compréhensibles. L’intelligibilité est la chose la plus importante pour l’Evangéliste, lui qui raconte une histoire. Mais il n’est pas qu’un narrateur, il est en même temps partie prenante des événements' (2)... Ajoutez : timbre magique, diction solaire, augmentés d'une expressivité hors norme, et vous avez la prestation de l'officiant Brutscher. Grandiose !

Dès lors, tout s'enchaîne. Les interventions de la foule, capitales dans le second volet, sont traitées par Minkowski avec autant de cruelle véhémence que de précision contrapuntique. La vocifération "Kreuzige" ("Qu'on le crucifie") adressée à Pilate - formant sur vingt-quatre mesures (3) une croix virtuelle entre le dessin descendant du choeur et la direction ascendante des instruments - délivre sous sa baguette une insoutenable tension que nous n'avions pas entendue en d'autres occasions. Tout ce qu'il faut pour rehausser, par contraste, la dignité sans faille du chant de Pilate (Benoît Arnould) et Jésus (Christian Immler). Par contraste aussi, les chorals luthériens ne sont pas seulement apaisés. Tout en suivant  leur homophonie étale et lumineuse, les artistes leur confèrent une plasticité et une variété inouïes. Péroraison attendrie quoique déterminée : rien moins que le mouvement de l'âme, et ceci est si patent au cours du "Ach Herr, lass dein lieb Engelein" conclusif.

 Et de l'âme, chaque soliste/choriste en apporte - bien plus que ne le ferait l'ordinaire métier - à l'air qui lui est confié ! De ces neuf eaux-fortes, aucune n'est si peu que ce soit en avant ou en retrait, toutes étant façonnées comme à l'aune d'un compagnonnage (l'esprit même des Passions) aux antipodes de la vaine démonstration individuelle. Faute de pouvoir féliciter en détail tous ces artisans, mentionnons Benoît Arnould pour l'arioso "Betrachte, meine Seel", auquel succède l' "Erwäge" au piétisme d'anthologie de Nicholas Mulroy. Ou bien Helena Rasker associée au gambiste Atsushi Sakai, digne héritière de sa compatriote Aafje Heynis dans un "Es ist vollbracht" au dénuement commotionnel. Egalement Joanne Lunn (portrait tout en haut), scandant avec hébétude les 'Dein Jesu ist tot' au cœur d'un "Zerfließe mein Herze" à la pâleur lunaire. Et puis la soprano Judith Gauthier, le contre-ténor Owen Willetts...


Le petit effectif retenu au sein des Musiciens du Louvre - vingt-trois intervenants - est l'écrin idéal pour mettre en valeur ce chemin de croix cathartique. La beauté extrême de l'instrumentation de Bach y est rehaussée à la pointe sèche au gré de maints détails. Chez ces artistes rompus à l'expressionnisme baroque, il est en fait impossible de hiérarchiser la mélodie par rapport à la basse continue - travail d'équipe, toujours ! D'ailleurs, le violoncelliste Nils Wieboldt, en charge de d'une part de ce continuo, s'attire des ovations particulières. Associons-lui la bassoniste Marije Van Der Ende, les deux flûtistes Florian Cousin et Jean Brégnac, auteurs d'obbligati très réussis dans certains airs ; et bien sûr tous les autres.


Reste à louer la synthèse opérée par Minkowski entre les talents de ses ouailles et ses propres idées. Comme nous l'avons vu, son axe directeur est le théâtre, et son maître mot la tension ; d'où l'évacuation de l'entracte et la polyvalence des chanteurs. Mais ce n'est pas tout. Le chef français travaille l'enluminure quant aux symboles théologaux de Bach - les parties de turba n'étant pas le seul exemple. C'est manifeste pour les portiques de la cathédrale sonore, à savoir le dualisme des grands choeurs. Le premier a-t-il déjà sonné avec autant d'âpreté, les accords répétés de la basse claquant comme autant de soufflets sur les joues du Sauveur ? Quant au final, la berceuse "Ruht wohl", il appellerait à lui seul une  étude entière, tant l'ordonnateur parvient à modeler à l'infini ses inlassables reprises de nuances toutes maternelles : telle est la voix de Marie à la descente de la Croix.

Faut-il l'avouer ? En près de quarante années de pratique, nous n'avons jamais été à ce point bouleversé, de la première à la dernière minute d'un concert ou d'un spectacle musical. Plus noble en est l'humilité d'un Marc Minkowski ne revendiquant aucun salut pour lui, mais prenant grand soin, bien au contraire, de s'effacer derrière chaque individualité - vocale ou instrumentale - au moment des acclamations. Inoubliable.


(1) "Le Cantor s'engage à composer une musique de nature qu'elle ne paraisse pas sortir d'un théâtre, mais bien plutôt qu'elle incite les auditeurs à la piété."

(2) In Fritz Wunderlich ou l'absence du soleil, un dossier de Nicolas Derny dans Forum Opéra.

(3) La symbolique chiffrée est aussi importante chez Bach que chez les constructeurs de cathédrales. Vingt-quatre est un nombre-clé dans la pensée chrétienne, c'est entre autres celui des Vieillards de l'Apocalypse... de Jean !


un texte de Jacques Duffourg.

3 avril 2010, Paris, Salle Pleyel - Johann Sebastian Bach : Johannes Passion (Passion selon saint Jean, 1724) - Joanne Lunn, Judith Gauthier, Helena Rasker, Owen Willetts,
Markus Brutscher, Nicholas Mulroy, Christian Immler, Benoît Arnould -
Les Musiciens du Louvre - Grenoble, direction : Marc Minkowski.

 Le site des Musiciens du Louvre - Grenoblehttp://www.mdlg.net/fr/.

Le site de référence pour les oeuvres sacrées de Bach : http://www.bach-cantatas.com/.

Pour en savoir plus sur la Passion selon saint Jean, une étude très pédagogique de Philippe Ravit,
à qui on pardonnera ses nombreuses fautes de français : http://membres.multimania.fr/jsbachpassion/.

Crédits iconographiques - Portrait de J.-S. Bach & Église Saint-Thomas de Leipzig -
Artistes : Helena Rasker & Markus Brutscher, copyrights non fournis - 
Marc Minkowski et les instrumentistes, Site des Musiciens du Louvre.

À mon père, Jean (tel l'apôtre), parti rejoindre Bach et Picander le 12 février 2011

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