samedi 11 février 2012

❛Opéra❜ Sancta Susanna, Suor Angelica • 'Classé Pieux Classé X', une intelligente mise en miroir d'Hindemith & Puccini à l'Opéra de Lyon

De toute évidence, la politique culturelle de l'Opéra de Lyon (Grande Salle, panoramique ci-dessous) aime emprunter des sentiers de traverse fort peu fréquentés (pour mémoire : Le Nez de Chostakovitch selon Kentridge, avant une reprise du Rossignol et autres Fables animalières de Stravinsky). Certes, le Triptyque de Giacomo Puccini (Il Trittico, New York, 1918) n'est pas une rareté totale, a contrario de Bohème, Butterfly et Tosca, chefs d'œuvre squattant volontiers les plateaux des théâtres, au détriment d'autres titres moins renommés, tels que La Rondine ou La Fanciulla del West. L'idée de proposer, en complément de chacun des trois volets, un opéra court d'un autre compositeur, contemporain de sa création, est une initiative aussi heureuse qu'ambitieuse. La naturaliste Houppelande (Il Tabarro) était ainsi associé à Du Jour au Lendemain (Von Heute auf Morgen) d'Arnold Schönberg, et le facétieux Gianni Schicchi à Une Tragédie Florentine (Eine florentinische Tragödie) d'Alexander von Zemlinsky, tous en un acte.

Le 5 février dernier, au tour de Sainte Suzanne de Paul Hindemith (Sancta Susanna, 1922, photo de scène ci-dessus) de partager l'affiche avec la puccinienne Sœur Angélique (Suor Angelica). Unique point commun entre les deux partitions, le lieu de l'action, un couvent : univers claustral, suffocant, carcéral même. Les personnages essentiels en sont des nonnes livrées à elles mêmes, emmurées vivantes, en proie à un mal de vivre existentiel... et les sens en éveil. Atmosphère monacale oblige, primauté est donnée aux voix de femmes que Sancta Susanna baigne dans un climat délétère, sulfureux. Les lignes de force de l'œuvre en appellent à la Religieuse de Diderot : désirs refoulés, frustration sexuelle, fantasmes inassouvis - une chasteté torturant des êtres friables.


Pour son premier opus lyrique d'importance, l'iconoclaste Hindemith (portrait ci-dessous) a frappé fort. En coloriste raffiné, il brosse un sombre mélodrame, une toile d'araignée expressionniste d'une tension insoutenable - et avec quelle densité dans l'orchestration, en dépit d'une durée minimaliste (vingt-cinq minutes de musique) ! Comme un trait d'union entre Erwartung de Schönberg et Les Diables de Loudun de Penderecki. Pour quelle raison étrange, si ce n'est son fort parfum de scandale, cette musique visionnaire n'a-t-elle pas été  davantage programmée de nos jours ? Il aura fallu attendre 2003 pour la voir et entendre créer en France, à Montpellier : quatre-vingt-un ans, mieux vaut tard que jamais.

Choc émotionnel et fulgurances inouïes portent en gésine les trésors futurs : Cardillac, Mathis le Peintre et L'Harmonie du Monde) - absolu coup de maître. Déjà, une écriture très savante pour les vents (hautbois, flûtes, clarinettes…), et un lyrisme puissant si spécifique au compositeur. Tranchant comme de l'acier, fiévreux, tendu à l'extrême, celui-ci explore le large spectre des potentialités de la voix féminine. La performance couplée des deux protagonistes - la Suzanne d'Agnes Selma Weiland, tatouée de curieux stigmates, répondant à Magdalena Anna Hofmann en Clémence - est superlative. Tandem irréprochable, apte à se mouvoir dans des tessitures crucifiantes : ces artistes, de surcroît actrices accomplies, possèdent exactement le timbre hystérico-élégiaque requis pour incarner ces créatures exaltées, en état permanent de transe névrotique. La mise en scène de John Fulljames n'est pas en reste, sobre, intelligente, structurée, en parfaite adéquation avec le livret (un luxe aujourd'hui !). Un moment fort ? Le tableau conclusif, un monumental Christ prompt à ensevelir le plateau et une Susanna pantelante pour une dernière étreinte mortifère (photo de scène en frontispice). Néant, chaos, ténèbres : un hommage indirect à Ken Russell.

Plus sage, plus lisse (en apparence), Sœur Angélique (photo de scène ci-dessous) est offert après l'entracte. Héroïne elle aussi prisonnière, victime d'une réclusion involontaire, elle est censée expier ce qu'on nomme pudiquement une faute de jeunesse. Puccini (portrait ci-contre), dont c'était la partition préférée, y expérimente de nouvelles formules mélodiques et autres innovations harmoniques -  sonorités liquides du célesta, piano et cordes extatiques lors de la dernière scène mystique, en quelque sorte son Concert des Anges (1). Toutefois la postérité n'a en guère retenu que l'aria poignante Senza mamma, un tube obligé pour les récitalistes. Point d'orgue de l'opéra, la confrontation entre la douce Angélique et la hautaine Zia Principessa, sa tante, symbole du carcan d'un ordre moral étriqué, d'une société puritaine obscurantiste et revancharde. Si le soprano hongrois Csilla Boross est prodigieux de musicalité et de sensibilité mise à nu, regrettons en revanche chez l'impériale Natascha Petrinsky un manque de graves abyssaux, ceux-là même appelés à faire frissonner l'auditeur. Il nous faudrait ici un authentique contralto ; cependant la morgue de l'aristocrate est bien là, aucune velléité de compassion, aucune trace d'humanité, telle un clone de la sinistre Kabanischa d'une Katia Kabanova !


Le scénographe David Pountney évite le sentimentalisme sulpicien un brin mièvre, toujours aux aguets envers ce type de sujet mystique et édifiant. Saluons les inépuisables ressources expressives de la phalange lyonnaise, successivement confiée à Bernhard Kontarsky et Gaetano d'Espinosa, dans deux drames aux thématiques voisines, mais aux esthétiques diamétralement opposées. Un DVD immortalisera-t-il ce Festival Puccini Plus d'un niveau manifestement référentiel ? S'il fallait ne se souvenir que d'un seul de ses attraits, gardons en mémoire l'accomplissement visuel et théâtral de cette production, élégante et majestueuse, parée au surplus d'un travail fascinant sur les matières, les coloris et les lumières. Exactement les atouts qui ont fait défaut au si morne Triptyque parisien de l'an passé.


(1) "Le Concert des Anges" (extrait reproduit sur la vignette ci-contre) est une scène du mythique Retable d'Isenheim de Mathias Grünewald (c.1475-1528), conservé au musée d'Unterlinden de Colmar. Une séquence ayant inspiré une magistrale mise en musique de... Paul Hindemith, au cœur de son opus magnum de 1938, Mathis der Maler, un opéra récemment monté à l'Opéra National de Paris, dont l'argument retrace une part de l'existence de Grünewald.

 Lyon, Opéra, dimanche 5 février 2012 -
Paul Hindemith : Sancta Susanna (1922) - Giacomo Puccini : Suor Angelica (1918) -
Un spectacle conçu et représenté dans le cadre du Festival Puccini Plus,
associant chaque volet d'Il Trittico à un autre opéra contemporain en un acte.  

 Sancta Susanna : Agnes Selma Weiland, Magdalena Anna Hofmann, Joanna Curelaru Kata,
Zoé Micha, Hervé Dez Martinez -
Suor Angelica : Csilla Boross, Natascha Petrinsky, Anna Destraël, Françoise Delplanque,
Kathleen Wilkinson, Ivana Rusko, Sophie Lou, Sylvie Malardenti, Elizaveta Soina, Ivi Karnezi,
Jessie Baty, Marie Cognard, Joanna Curelaru Kata, Pei Min Yu -
Mises en scène de John Fulljames et David Pountney - Chœurs de l'Opéra de Lyon,
direction : Alan Woodbridge - Solistes du Studio de l'Opéra de Lyon, direction : Jean-Paul Fouchécourt -
Orchestre de l'Opéra de Lyon, directions :
Bernhard Kontarsky (Hindemith) & Gaetano d'Espinosa (Puccini).

 À consulter avec profit, le site de l'Opéra de Lyon.

 Crédits iconographiques - Sancta Susanna, Suor Angelica & Grande Salle de l'Opéra de Lyon, © Bertrand Stofleth - Paul Hindemith & Giacomo Puccini.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.