mercredi 11 avril 2012

❛Concert❜ Véronique Gens, Christophe Rousset, Les Talens LyriquesTragédiennes III : magnifique défense et illustration de la Tragédie Française.

Véronique Gens © Anton Solomoukha
C'était à la fin de l'an dernier une promesse, et de la plus riche envergure. Un disque magnifique, troisième opus d'une série initiée en 2006, cette fois-ci orienté vers les avatars romantiques de la Tragédie Lyrique (lire notre chronique ICI). Une tournée aussi, dont la prolongation, en ce printemps, permet - enfin ! - à Paris de se faire l'oreille sur des extraits d'opéras courant de Gluck à Verdi... soit un petit siècle de musique française (1779-1867). Si, du CD au récital associé, seuls deux airs ont disparu sous les impératifs du "direct" (Mermet et Massenet), l'auditeur gagne en revanche deux pages orchestrales nouvelles, deux ouvertures - celles de la Stratonice de Méhul, et de la Médée de Cherubini.

La cantatrice est apparue dans une forme fastueuse, ce qui s'est mesuré non seulement à sa performance de l'instant, séquence après séquence, mais encore à la structuration du parcours. Débuter en concert par le fort ardu Ariodant (Méhul, toujours, au troublant incipit parlé/chanté) n'est assurément pas sans risque. Offrir au surplus en dernier bis, après deux heures sans temps mort ni relâchement, la très mobile et dramatique Herminie (Arriaga, présente dans Tragédiennes II), quel panache ! Voilà qui en dit long sur un niveau d'exigence peu commun ; de qualité musicale, comme d'endurance, de versatilité et de respect du public. Conduisant somme toute sa soirée comme sa carrière - c'est à dire avec l'intelligence des sages - Véronique Gens s'est bien gardée de toute consomption hâtive, d'où sans doute une peu dommageable prudence, perceptible au cours des seules minutes de mise en chauffe.

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De fait, la tragédie grecque sied à la Française, faculté qui lui a permis de faire se succéder à une convaincante Iphigénie gluckienne, une Médée (Gossec) vindicative, quoique sans histrionisme. Et surtout, une fantastique Andromaque de l'Astyanax de Kreutzer, associant, dans un flux vocal d'une incroyable souplesse, le hiératisme de la veuve à la supplique de la mère. Même amour maternel pour la Fidès de Meyerbeer (Le Prophète), suivie d'une Didon berliozienne plus investie, plus nuancée... et par conséquent plus émouvante qu'en studio. C'est toutefois, en point d'orgue, le grand air de l'Élisabeth de Don Carlos (dans la langue française originale, la seule qui rende justice à Verdi), phrasé avec des accents raciniens, qui lui permet de commuer une anthologie superbe et passionnante, en une sorte d'apothéose. "Si tout est ici infiniment altier, rien n'y est inhibé, au contraire : les élans les plus pathétiques du personnage sont rendus sans faiblesse, avec vrai un port de reine".

Plus intéressant s'il se peut, il ne s'agit pas que d'un triomphe individuel. Christophe Rousset et son escouade - parties prenantes d'un cycle Tragédiennes désormais hautement programmatique, tout autant que travail d'équipe de chaque instant - sont associés à la fête, avec éclat. Cela va bien au-delà des compliments d'usage, dévolus à un groupe qui aurait sagement tenu sa partie au service d'une diva (ce que n'est précisément pas Gens) ! D'une certaine façon même, ce sont les Talens Lyriques qui ont, ce 10 avril, raflé la mise. En effet, à l'aune d'orchestrations dix-neuviémistes qui se densifient, s'enrichissent d'instruments évolutifs ou nouveaux (le saxophone...), recherchent alors un vrai partenariat narratif, plus qu'un obbligato ou même un concertino - la formation de Rousset s'est imposée avec un irrésistible brio. Non seulement un sans-faute technique, mais en prime, en dépit d'un corpus rendu complexe par son étendue historique, une démonstration stylistique de très haute volée.

Christophe Rousset, un montage © Euronews/Musica
C'est ainsi que l'ouverture de Médée (débarrassée de son insupportable pasteurisation récente à Bruxelles) a sonné avec les vrais accents pré-romantiques qui doivent être ceux de Cherubini. À vive allure mais sans pétarade gratuite, bien qu'harcelée de timbales comminatoires, d'une précision dynamique sidérante, elle a offert un tissu serré, haletant - voire suffocant, véritable pont entre Don Giovanni et Coriolan. Les magistrales ressources de l'ensemble et de son chef ont également été mises à contribution au cours de Danaïdes (Salieri), là encore plus vivantes qu'au disque - et d'une Stratonice mouvante, hagarde parfois, aussi inquiétante que résolue. Comme en état de grâce !

La signature des grands artisans, n'est pas que dans l'oriflamme flamboyant ; le surplis, l'ourlet, voire le point de croix les inspirent mieux que les autres. Que penser à cet égard du premier bis (Henry VIII, Saint-Saëns), délicatement serti d'un canevas de violoncelle si prégnant, qu'on se demande si ce n'est pas, au final, la chanteuse qui l'accompagne, plutôt que l'inverse ? Nos Talens Lyriques ont désormais tourné la page de leurs vingt ans : voici en quelque sorte un plus bel âge de la vie... qui perdure. Encore mieux, qui a tout l'avenir pour lui.

‣ Retrouvez la retransmission du concert  Le 10 novembre 2011 à Venise, en ligne ICI sur Arte Live Web. ATTENTION ! Retransmission disponible seulement jusqu'au 10/05/12.

‣ Pièce à l'écoute simple, en bas de page  Giuseppe Verdi, Don Carlos, "Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde", extrait du CD Tragédiennes III, © Virgin Classics.


Pour rappel, Appoggiature a consacré Véronique Gens en tant que
l'une de ses "chanteuses de l'année 2011" ICI.

 10 avril 2012, Paris, Opéra Comique, 20 h : Tragédiennes III - Méhul, Salieri, Gossec, Kreutzer, Meyerbeer, Berlioz, Cherubini, Verdi, Saint-Saëns, Arriaga -
Véronique Gens & les Talens Lyriques - Christophe Rousset, direction.



8 commentaires:

  1. Bravo! Très beau compte rendu et un éloge pleinement justifié.

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  2. Superbe critique pour un superbe concert!!!
    M

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  3. À vous deux, merci mille fois pour ces petit mots qui m'encouragent à continuer de chroniquer - autant, j'espère, que ces magnifiques musiciens à poursuivre leur méthodique et talentueux travail d'exploration des répertoires rares que nous aimons. Au cas particulier, l'abord par Christophe Rousset et ses amis des évolutions instrumentales et stylistiques du XIX° siècle me paraît (en plus de brillant) réfléchi, intelligent, sage ; et ne pourra donc en être que plus fécond dans les années à venir. Inutile d'ajouter qu'on attend les futurs bourgeonnements avec la plus grande des impatiences ! :)
    Bien à vous et bises,
    Jacques

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  4. On peut préférer cet air chanté par une voix ayant plus exactement les moyens que Verdi requiert ... mais que d'intelligence et de beauté vocale ici, d'émotion également ! ... Je salue Véronique Gens qui fait un parcours exemplaire dans l'Art Lyrique contemporain !
    Antiochus

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    1. Bonjour Antiochus,
      Vois-tu, ce que je me demande, c'est ce que peut être "une voix ayant plus exactement les moyens que Verdi requiert"... ?! Notre lecture "actuelle" du Verdi le plus joué - à commencer par cet opéra, si souvent dévoyé dans ses avatars douteux en italien (même si Verdi les a paraphés, sans doute conscient de son intérêt) - cette lecture, donc, hérite, j'en suis convaincu, d'une tradition interprétative peu modifiée depuis de l'après-guerre...
      C'est vrai sur le plan instrumental (des orchestres à l'occasion boursouflés, pétaradant où/quand il n'y a pas toujours lieu) ; ce l'est aussi à mon sens sur le plan vocal. Elisabeth, pas plus que Desdemona ou même Aïda, sans parler d'Amelia Grimaldi, ne joue pas dans la cour "volumétrique" de formats wagnériens contemporains, tels qu'Isolde ou Brünnhilde. Et même pour ces dernières, je suis sûr qu'en faisant des recherches historiques/organologiques poussées, on aurait peut-être quelques surprises... :))
      Je n'ai pour ma part que des louanges à répéter, tant au disque qu'au récital 'in vivo', à l'égard de ce merveilleux couplage Rousset-Gens : leurs visions de cette part d'histoire musicale française, où les effectifs post-romantiques se mettent en place sans pour autant renoncer à une grande clarté venue de l'âge classique, concordent ici à un point proche de l'idéal.
      Affaire à suivre en tout cas, car même si "Tragédiennes IV" ne doit jamais voir le jour (ainsi qu'on nous l'assure véhémentement), je reste persuadé que Rousset et "ses" Talens, Véronique également, ont encore beaucoup à nous apprendre du XIX° siècle (voire plus si affinité...). :)
      Bien à toi, merci pour ta fidélité ! Jacques

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  5. Je ne t'apprends rien, bien sûr, en disant que la musique de Verdi est avant tout du côté du drame/spectacle et de l'émotion ...Quelle que soit la vérité historique et nos goûts personnels, c'est sur scène que se juge l'opéra. Le volume vocal, nécessaire pour se faire entendre, n'empêche pas la subtilité de l'interprétation - je pense à une Elisabeth (en italien je suis désolé) qui avait à l'époque les moyens vocaux requis : Maria Guleghina (elle s'est depuis fourvoyée dans "Turandot") qui chantait avec subtilité utilisant son timbre rare pour jouer véritablement ce personnage ... le DVD existe je crois ... Don Carlos est une merveille et Véronique Gens une grande artiste à n'en pas douter !
    Amitiés,
    Jean-Claude alias Antiochus

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    1. Cher Jean-Claude,
      Quel plaisir de te lire encore ! Bien entendu, je ne juge in fine une interprétation d'opéra que sur scène, comme toi. Voilà bien pourquoi j'attends avec impatience le Théâtre Lyrique qui aura le courage et l'honnêteté (donc, ça risque assez peu probablement d'être à Paris... quoique, le Châtelet...) de proposer précisément à Chistophe Rousset et aux Talens de conduire L'INTÉGRALITÉ de 'Don Carlos', par exemple. Avec Véronique en Élisabeth bien sûr, tant je pense et redis que leurs volumes respectifs - puisque cela semble l'étalon de mesure - sont idéalement en phase ! :)
      Merveilleuse semaine à toi et à bientôt,
      Jacques

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    2. D'ailleurs, Christophe s'est acquitté correctement de la totalité de la partition de la chérubinienne 'Médée', de soixante-dix années seulement antérieure, à plusieurs reprises à Bruxelles... j'étais à la plus récente, et certes j'ai exprimé en son temps maintes réserves sur l'interprétation vocale (très mauvaise, et c'est en grande partie celle qu'on retrouve dans quelques mois au TCE !).
      Peut-être que mes mots d'alors (un peu durs) sur l'orchestre tenaient essentiellement au barnum calamiteux (selon moi) convoqué sur scène par l'arrogant M. Warlikowski et son envahissante égérie Mme Szczęśniak. La seule Ouverture proposée ici, à l'Opéra Comique, dit assez combien Christophe est à son affaire dans l'opéra non-baroque. Je suis donc fort impatient de la suite (sans Warlikowski autant que possible)...
      Re-Amitié !

      http://www.anaclase.com/chroniques/médée

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