dimanche 31 juillet 2011

❛Concert❜ Festival de Montpellier • La Fede ne' tradimenti d'Ariosti, une renaissance habile mais inaboutie

Lors du carnaval de 1689 fut créée à Sienne (illustration plus bas), par des élèves d'un collège jésuite, une Fede ne' tradimenti, opéra en trois actes mis en musique par Fabbrini sur un poème de Girolamo Gigli (1660-1722). Un écrivain à succès, dirait-on de nos jours, exerçant ses talents dans des domaines aussi variés que l'histoire, la linguistique, le théâtre ou le livret d'opéra (une quarantaine à son actif). Parmi ses œuvres, Don Quichotte ou Le fou guéri par un autre : signe tangible du succès dans l'Italie cultivée de l'influence espagnole, les comédies les plus alambiquées – et les plus courues – se rangeant d'ailleurs sous le vocable all'usanza spagnola. La Fede ne' tradimenti quant à elle narre (sur le mode satirique, ceci est important) les vicissitudes quelquefois triviales découlant de médiévaux fracas chevaleresques, sur fond de Castille et de Navarre.

C'est ce canevas que Gigli vit repris par une vingtaine de musiciens italiens (dont Caldara) dans toute l'Europe, jusqu'au jour où, à Berlin, Attilio Ariosti (1666-1729, ci-contre) s'empara du sujet, en point d'orgue des célébrations offertes au roi de Prusse pour son anniversaire. Personnage très européen, justement, que ce moine de Bologne, surnommé Frate Ottavio, venu vendre à la reine Sophie-Charlotte un profil d'organiste et de violoniste – peut-être chanteur et violoncelliste –, en sus de compositeur. Alors auteur d'un seul opéra vénitien, Erifile (1697), Ariosti avait fait donner à Berlin même, l'année précédente, une pastorale du nom... d'Atys. Outre un affairisme pointu et une activité d'agent au service de la Maison d'Autriche, la postérité retint de lui une carrière musicale londonienne brillante, en concurrent de Händel et Bononcini, et, surtout, à côté de nombreux drames, une vocation de virtuose d'un instrument-météore, la viole d'amour ; il écrivit pour elle pas moins de vingt-et-une sonates (record à ce jour). Le 11 juillet 1701, le voici se colletant au succès continental de Gigli.

Le livret n'est pas un cadeau pour un créateur lyrique encore novice. Quatre protagonistes seulement, deux soprani, un travesti (ou un castrat) et une basse s'y chamaillent : c'est bien peu, pour s'assurer une palette d'expressions large liée à une succession de caractères ; lesquels, de surcroît, sont univoques, stéréotypes ballottés par les péripéties. Par chance, ces dernières abondent, et offrent de quoi travailler à l'envi sur les affects. On est toutefois loin, très loin, de ceux de l'opera seria, le librettiste ayant largement assaisonné de commedia dell'arte son espagnolade assez irrévérencieuse, parfois même cocasse. Trouvaille étonnante – qui ne restera pas sans lendemain lyrique, comme on sait – que ce face-à-face (Acte I) entre Fernando de Castille et la statue de celui qu'il a tué, Sancio de Navarre ! Et que penser de ce personnage féminin, aussi amoureux que battant, Anagilda, qui se travestit en homme pour pénétrer dans le cachot où est séquestré son amant ?

Ariosti confie son inspiration à un effectif instrumental raisonnable où se font remarquer, outre une harpe, deux hautbois fort présents (qui deviennent deux flûtes dans un air de l'Acte III) et un basson assez souvent obligé, voire concertant. Les associations entre vents et voix autorisent les combinaisons mélodiques les plus fruitées, cependant que les cordes basses retenues par Fabio Biondi – pas moins d'un violoncelle, une contrebasse et une viole de gambe – sont en charge d'un propos plus dramatique. Impossible, en revanche, d'échapper à la (longue) procession d’airs, les ensembles se limitant à quelques ariosi a due et à un imparable quatuor final, du genre lénifiant le plus quintessencié. À l'occasion de cette création française (une coproduction avec Fondazione Cantiere Internazionale d'Arte di Montepulciano) en version de concert (1), on attend donc variété, imagination - et, si possible, distanciation. Autant dire qu'on reste globalement en-deçà.

Pourtant, dans la peau du perpétuel entravé Fernando, héros le plus souvent dans l'inaction dont l'exégète Sabine Radermacher note qu'il est « un Roland furieux tournant à vide », voici une gemme : le mezzo norvégien Marianne Beate-Kielland (photo en début d'article). Cette jeune femme, à la carte de visite baroque mais encore peu connue dans nos contrées, déploie dans sa partie fort profuse un matériau enveloppant et velouté, aux richissimes inflexions, assorti d'une technique sûre. Son air de la prison, Il morir m'è assai più fiero, nu et noble lamento (étrangement parent du No, che il morir non è de l'Amenaide rossinienne issu dans le même contexte carcéral), est de ces cantilènes qu'il serait vain de vouloir analyser ; et signe, en tout état de cause, sur les pleurs des hautbois, le moment le plus poignant de la soirée.

Presque aussi heureux est son compatriote Johannes Weisser (ci-dessus), le Don Giovanni de René Jacobs. Le stylé baryton-basse fait valoir autant de juvénile puissance que de souplesse (surprenante doublette d'entrée au I, un véhément Forse in sen presque enchâssé dans le chantant Chi del cor). Seul un manque de caractérisation le fait passer à côté du sans-faute : son Garzia est un rien trop phrasé, trop joliment méchant et trop monochrome, en dépit d'un ou deux graves franchement outrés, pour solde de toute vilenie (crainte de la caricature, sans doute).

Tout le reste, pour être parfaitement en place et musicalement plus qu'honnête, est légèrement en-deçà de l'enjeu. Roberta Invernizzi trouve, dans l'abattage que lui vaut son grand métier, un moyen de donner le change en Anagilda, cheville ouvrière de l'action ; las, le métal est sensiblement oxydé, tout son brillant ne semblant - en la circonstance - qu'un souvenir. Plus limité encore est l'organe de Lucia Cirillo en Elvira, acidulé et corseté, peinant à habiter un rôle pugnace, voire belliqueux. Au pupitre de son Europa Galante, Fabio Biondi (ci-contre), à qui l'on doit tant de joies opératiques (jusqu'au tout récent Ercole sul Termodonte), a malgré tout les cartes en main pour insuffler une pulsation picaresque à ce théâtre décalé. Pourtant, si les airs défilent avec un savoir-faire impeccable, aucun chanteur n'est poussé à offrir plus qu'un plaisant premier degré ; et les (excellents) instrumentistes peuvent ainsi exagérer sans risque certains ronds-de-jambe.

Voici un Konzertmeister virtuose, à l'incomparable prestige, qui pour un soir agrémente là où il aurait ciselé il y a encore peu. Frustrant !

(1) la pièce a été donnée avec mise en scène à Sienne (illustration en milieu d'article) ; comme un retour aux sources livresques...

 un texte de Jacques Duffourg
 L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.

Montpellier, Salle Pasteur, 23 août 2011 - Attilio Ariosti (1666-1729), La Fede ne' tradimenti (1701),  version de concert - Création française en collaboration avec la Fondazione Cantiere Internazionale d'Arte di Montepulciano  -  Marianne-Beate Kielland, Johannes Weisser, Roberta Invernizzi, Lucia Cirillo -
Europa Galante, direction : Fabio Biondi.

 À consulter avec profit, le site du Festival de Montpellier et celui d'Europa Galante.

Crédits iconographiques - Marianne-Beate Kielland, www.bach-cantatas.com - Attilio Ariosti - Sienne (Siena), www.photocompetition.hispeed.ch - Johannes Weisser, www.koelner-philharmonie.de -
Fabio Biondi, ©Ana de Labra.

lundi 25 juillet 2011

❛Concert❜ Festival du Mont-Banc, I Virtuosi Delle Muse • La Méditerranée : mythes, héros... et sortilèges.

Mare Nostrum, la Méditerranée : tout un programme !
 Comment accoster à de tels ports sans rebattre les cartes convenues, accumuler les redites, étaler les poncifs ? S'agit-il de compiler des musiques natives de ce bassin – et ici, on parle d'Italie –, ou de s'ouvrir à une inspiration plus large, à vague connotation méridionale ? Étalée sur les deux siècles baroques, de Marini à Porpora, la charpente proposée par le claveciniste Stefano Molardi et I Virtuosi delle Muse (en petite formation de tournée : clavier, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, théorbe) défend la première option ; seul Purcell est sans rapport connu avec la Péninsule, mais rattaché au flux ultramontain par le nom même de sa Ciaccona. Comme le titre générique Mythes et Héros le laisse supposer, la mythologie la plus épicée y revendique une large place : de Polyphème à Vénus, ou de Médée à Télémaque. Le parcours, écrivons même la traversée, s'organise finement, de précieuses trouvailles encadrant un tube central, ô combien maritime, le Son qual nave de Broschi.

Le plus grand péril de cette aria di bravura désormais fameuse n'est peut-être plus sa transcendante technique vocale... mais certain statut de faire-valoir pour gosiers en mal de Farinelli attitude ; de là, paradoxalement, une éventuelle étiquette de facilité. À Raffaella Milanesi de réfuter cette dernière, ce dont elle s'acquitte avec une crâne audace et un panache certain. S'il est permis d'y préférer davantage de staccato, une vocalité plus franchement napolitaine que mozartienne (cœur de métier du soprano romain), il n'est en revanche pas possible de résister à la volute troublante – et de durée raisonnable – de sa messa di voce en reprise. Atout supplémentaire, une volubilité rhétorique en parfait écho à des dynamiques instrumentales drues, d'autant plus ébouriffantes que l'effectif est limité.

Un show relevé par une gestique appuyée mais pleine de goût, poses élégantes plutôt que postures, en seyante harmonie avec le decorum (et l'iconographie sulpicienne) du lieu. C'est toutefois dans l'aria dolente que le matériau capiteux, la variété d'inflexion, le sens du mot et le legato souverain de la cantatrice déploient leur meilleur. L'Alto Giove de Porpora (autre pierre de touche, religieusement phrasée), les camées raffinés de Cesti ou la fière Medea de Cavalli font ainsi mouche ; et c'est de Cavalli encore, par l'Ercole amante, que vient la commotion la plus vive. L'exceptionnel recitar cantando de Deianira, Misera, ohimè, offre à Milanesi, en sus des qualités précitées, des graves intéressants et, partant, une grandeur tragique – la vraie, à la pointe sèche, sans la moindre esbroufe – que véritablement nous n'avons connue qu'à très peu d'autres. Mémorable magie !

Charme toujours : au lieu d'accompagnateurs, voici d'authentiques partenaires. Nullement en retrait, mais en continuel échange avec la soliste. Cas d'école pour le Telemaco de Scarlatti, déploration à nouveau (et de quelle hauteur), bien plus musique de chambreavec voix que simple bel canto. Confiée à de tels orfèvres, la partie instrumentale du concert n'est pas moins fastueuse. Quand trois œuvres dix-septiémistes pour deux violons et basse (Matteis, Marini et surtout Uccellini, enivrante Bergamasca) permettent à Jonathan Guyonnet et Paolo Cantamessa de cultiver leur virtuose complémentarité, c'est Purcell qui rafle la mise, au cours d'une poignante Ciaccona, dont l'anxieux sol mineur et l'ostinato obsédant sont développés avec un sens du jouer ensemble qui se passe de mots. Moins pathétique, mais non moins foisonnant, le Vivaldi des Variazioni sulla Follia lui dispute son statut – quoique sa lecture puissante et didactique, taquinée par le septentrion, rappelle que le turbulent rouquin vit plus souvent de ses fenêtres l'Adriatique que la Méditerranée.

Et si cette Méditerranée hypnotique soutirée à l'extravagant Kircher n'était que le révélateur d'un singulier algorithme ? I Virtuosi delle Muse, c'est assurément une pâte sonore particulière, ductile et volontiers crue, qu'un Farnace vivaldien d'une innovante séduction illustrait à Paris . N'y sont pas étrangères des individualités fortes qui savent prendre des risques, parmi lesquelles l'inventif contrebassiste-barde Ludovic Coutineau ou, au théorbe, Michele Pasotti dont les vigoureux mais dosés sforzandi sont un théâtre à eux seuls.

C'est également le spectacle, tout de rigueur poétique, du couplage rythme/mélodie qui fédère les deux fondateurs, Molardi et Guyonnet. Si leur déjà longue pratique commune ne peut qu'évoquer les Hogwood et Schröder de la première Academy of Ancient Music, elle s'illumine, au détour de quelque trait, d'un regard intensément complice du premier violon ou d'un imperceptible mouvement d'index du claveciniste. Direction bicéphale au doigt et à l'œil ? Mieux : connivence. Le plus sûr chemin de la rhétorique à l'incantation – et, pourquoi pas, au mythe.

 L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.

Église de Cordon (Haute-Savoie), 17 juillet 2011 - Mythes et héros méditerranéens,
un programme d'I Virtuosi Delle Muse avec Raffaella Milanesi :
Matteis, Kircher, Uccellini, Vivaldi, Purcell, Scarlatti A., Cesti, Porpora... -
Jonathan Guyonnet, premier violon - Stefano Molardi, clavecin et direction.

À consulter avec profit, le site d'I Virtuosi Delle Muse.

Crédits iconographiques - Raffaella Milanesi & I Virtuosi Delle Muse : Jean Marc Barey, Festival du Baroque du Pays du Mont Blanc - Église de Cordon en hiver : www.eglise-cordon.fr.

vendredi 15 juillet 2011

❛Disque❜ Vespro a San Marco • La faconde vivaldienne de Leonardo Garcia Alarcón

Ce n'est qu'en 2005 – c'est-à-dire hier – que la musicologue australienne Janice B. Stockigt a identifié formellement, à Dresde, un fastueux Dixit Dominus, jusqu'ici attribué à Baldassare Galuppi, comme étant de la main d'Antonio Vivaldi (RV 807). C'est à partir de cette pièce que Leonardo Garcia Alarcón déclare avoir eu l’idée d'organiser un corpus hypothétique, sous forme de Vêpres, à partir de pièces religieuses isolées du Vénitien. Au cours de la même présentation, concise et passionnante, intégrée à la notice de ce nouvel opus des Éditions Ambronay, le chef argentin revient sur ses motivations, argumentant sur un parallèle fécond – puisqu'il s'agit bien de Vêpres – entre le Prêtre Roux et l'un de ses prédécesseurs les plus notoires à Venise, Claudio Monteverdi.

Il lui est très pertinent de retenir l'instrument exclusif des deux compositeurs (le violon) pour souligner à quel point leur non-pratique du clavier aura pu les desservir à la postérité, au regard de thuriféraires des pratiques « sérieuses », entendez largement claviéristes. Sensiblement dominé aujourd'hui par la production lyrique (après, avouons-le, tant de retard eu égard à Händel, entre autres), le flot de concert, de disques, de festivals même, atteste, souvent au prix d'un manque patent de rigueur ou de pédagogie, de la notoriété commerciale toujours florissante de Vivaldi. Mais que sait-on de la variété de son art, au delà du malentendu originel ?

Pour établir son virtuel office vespéral, Alarcón ajoute au Dixit précité six psaumes, dont le Beatus Vir RV 705, et l'extraordinaire Magnificat, dans sa version initiale RV 610, sans lequel il n'y a pas de Vêpres qui tiennent. De la même manière que dans une pratique « réelle », la charpente de l'ensemble est assurée par l'interpolation d'antiennes. La première qualité éminente qui saute aux oreilles est le naturel, la cohérence limpide d'une structure à la fois ample (deux CD) et concentrée sur des essentiels, parvenant à l'unité liturgique malgré (ou grâce à) la diversité captivante de l'inspiration musicale.

C'est peu de dire que le compositeur dispose de mille cordes à son arc, ses ressources mélodiques ou expressives semblant aussi inépuisables que son habileté extrême à faire interagir les dotations vocales, chorales et instrumentales mises à sa disposition. Le Dixit réattribué en est à lui seul une illustration magistrale : quatre grands chœurs à combinatoires multiples, solo d'alto et chœur, air de soprano, duo de ténors, trio soprano/basse/contre-ténor avec chœur, air de ténor, air d'alto, duo de sopranos !

L'enregistrement sur le vif, en l'Abbatiale d'Ambronay, constitue, en outre, un gage de vérité et d'harmonie supplémentaire... même si la prise de son artificielle (et c'est là le seul vrai regret) n'est pas toujours flatteuse, rendant par exemple les violons trop présents. Malgré cela, l'orchestre Les Agrémens, pour n'être pas la Cappella Mediterranea habituellement assortie à l'Argentin, délivre une prestation exemplaire de clarté et de vitalité. Et de souplesse : il en faut, pour ciseler avec autant de précision le kaléidoscope bouillonnant d'un tel Lauda Jerusalem, chef d'œuvre de jubilation – l'une des saillies les plus excitantes du recueil.

Ces mêmes atouts auréolent le Chœur de Chambre de Namur dont Leonardo Garcia Alarcón est le directeur artistique, et ce dès le Deus in adjutorium liminaire. Ses vingt artistes font preuve d'une adaptabilité extrême, raffinant les nombreux affects que Vivaldi a versés avec la prodigalité déjà évoquée ; mieux, d'une autorité théologale et d'une plasticité merveilleuses dans des séquences précipitées telles qu’Et in saecula saeculorum (Confitebor RV 596), ou menaçantes (Implebit ruinas, du Dixit). Si le pupitre des basses en est particulièrement spectaculaire, les femmes ne sont pas en reste, puisque deux d'entre elles (Joëlle Charlier et Caroline Weynants) vont jusqu'à briller aux rangs des solistes.

Ceux-ci, à leur tour, n'appellent que des éloges, même s'il put se lire ici ou là que seules les dames, fort sollicitées, seraient au niveau (superbes Maria Soledad de la Rosa, Evelyn Ramirez et Mariana Flores, cette dernière exquisément diaphane au fil de son Exortum est du Beatus Vir RV 795). Assurément moins exposés, le contre-ténor Fabián Schofrin et la basse Alejandro Meerapfel, s'ils ne disposent chacun que d'une intervention en solo, interpellent pourtant de leur belle musicalité, ainsi que les deux ténors (appariés dans un extrait du Dixit) Fernando Guimarães et Valerio Contaldo. Du premier, quel régal – éphémère mais si finement nuancé – que son Gloria avec hautbois du Confitebor !

L'abondante musique sacrée d'Antonio Vivaldi n'était certes pas en déshérence avant que ne soit tentée cette reconstitution. Le Magnificat (mouture RV 611), les deux Gloria, le Nisi Dominus, le Stabat Mater et, bien sûr, la Juditha Triumphans disposent depuis longtemps d'un statut intéressant auprès des interprètes et de certains mélomanes. Robert King a naguère enregistré une véritable somme en l'espèce (onze disques Hyperion). Plus proche, Rinaldo Alessandrini a signé, au sein de la fameuse intégrale Naïve, des Vespri per l'Assunzione di Maria Vergine comportant des psaumes partagés avec Alarcón.

Pour autant, la lecture de l'Italien n'est pas si étonnante, au sens littéral : on n'y trouve pas, avec une telle puissance radieuse, la conviction que de tels cycles, fussent-ils imaginaires, se situent au même niveau de splendeur chorale et de flux épique que les grands oratorios de Händel, par exemple. Ce n'est certes pas pour rien que l'Argentin a gravé, voici peu, un Judas Maccabaeus auprès du même label : les deux ont en commun un travail fort sur les dynamiques, un sens presque maniaque (mais non pas maniéré) du détail, et, surtout, une énergie intarissable.

Jamais hystérique ou brouillonne d'ailleurs : toute tournée vers la Lumière. Une manière de paradoxe pour cet office du soir, qui marquera à n'en pas douter la discographie vivaldienne d'un jalon fulgurant, foisonnant – et fascinant.


❛L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI

Antonio Vivaldi (1678-1741) • Vespro a San Marco, un cycle imaginé et dirigé par Leonardo Garcia Alarcon • Chœeur de Chambre de Namur, Orchestre Les Agrémens, Mariano Flores, Fernando Guimaraes, Fabian Schofrin, Alejandro Meerapfel et d'autres

À consulter avec profit, le site de la Cappella Mediterranea

❛Crédits photographiques : Leonardo Garcia Alarcon © Festival d'Aix en Provence

samedi 2 juillet 2011

❛Disque❜ David Leszczynski chez Polymnie • Un tribut à Ignacy Jan Paderewski

Magistral acte militant et vibrant manifeste en faveur de la nation polonaise ! En effet, si la renommée de Karol Szymanowski est désormais établie, Ignacy Jan Paderewski (1860-1941) reste très largement méconnu. Pourtant, son commotionnel Concerto pour piano, aux exhalaisons languides et éthérées, rivalise sans peine avec ceux de Grieg et Scriabine. Voici un programme cristallisant à merveille la troublante personnalité de ce musicien attachant, humble et tourmenté. "Un homme authentique" en vérité, ancré dans les combats et déchirures de son temps : pianiste, concertiste et militant acquis à la cause nationale, ce que relève pertinemment la très instructive notice d'accompagnement.

Citons le compositeur lui-même :
« Je crois que la pierre renferme déjà la sculpture, et les sons ne demandent qu'à être assemblés en drame ». Parfaite définition de son œuvre ! Il est difficile de rattacher ce romantique en politique à un courant musical précis, tant ses harmonies en perpétuel miroitement lui sont personnelles. Le présent disque a pour objet d'offrir un florilège de pièces pour piano d'une difficulté terrifiante, au langage mélancolique et nostalgique, souvenir d'un paradis perdu. Le pianiste David Leszczynski témoigne d'un art impressionnant à la hauteur du défi. Par-delà la rigoureuse unité architecturale qui les sous-tend, il épouse avec pugnacité, brio et panache l'extrême complexité des pages sélectionnées, leur atypique polymorphisme, leur dimension cyclothymique. Tour à tour méditatif, rageur, révolté (Mazurka Op.9 n°3) ; primesautier, badin, enjoué (Polonaise Op.9 n°9) ; encore nerveux, extraverti, frondeur (Cracovienne fantastique Op.14) ;  enfin enamouré, langoureux et enjôleur (Chant d'amour Op.10).


Sans conteste, les foisonnantes Variations et fugue Op.23 forment le sommet de l'album. D'une trentaine de minutes, cette micro-symphonie est l'âme même du poète polonais : ombre et lumière, tempête et calme serein, réflexion apaisée et furieux orage... sur un sentier broussailleux. Une musique de flux et de reflux, à l'image d'un ressac orchestral, jouant fabuleusement sur des harmonies brisées : par instants, le souffle du magnifique cycle La maison dans les dunes de Gabriel Dupont se fait sentir. Voici même un joyau de la littérature pianistique, mesurable à la Sonate en si mineur de Liszt ou la Grande Sonate en mi bémol mineur de Dukas. Quel syncrétisme musical dans la présente interprétation ! On y décèle d'allusives références à Reger, Busoni - Liszt encore (Bagatelle sans tonalité)...

Leszczynski aménage des passerelles, de secrètes affinités avec des esthétiques contrastées, n'en déplaise à l'excessive modestie de Paderewski lui-même qui prétendait ne révolutionner en aucune façon la musique – "je n'ai rien d'un génie ou d'un démiurge". Quelle extraordinaire maîtrise du maillage contrapuntique serré, des volutes et des arabesques, quelle ivresse chromatique exacerbée, habitée d'un sens inné de la pulsation rythmique ! Que louer le plus chez ce pianiste ? La netteté des attaques, les appoggiatures hoquetantes et claudicantes (Variations et fugue), un idéal de clarté et de raffinement, une virtuosité sachant s'effacer lorsqu'il accule l'instrument dans ses ultimes retranchements, les étincelantes guirlandes d'arpèges ?

Dans ce contexte, les monotones Variations sur un thème folklorique de Karol Szymanowski apparaissent un tant soit peu en retrait – péché véniel, sans doute. Aucun mélomane ne fera, quoi qu'il en soit, l'économie du grisant marathon Paderewski, où les thèmes se pourchassent, se croisent et s'entrechoquent sur un tempo effréné. Paraphrasons un autre grand musicien polonais, Mieczysław Karłowicz, et nommons cet album Chant de l'éternelle inspiration.

un texte d'Étienne Müller
L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.
Ignacy Jan Paderewski (1860-1941) : Mazurka Op.9 n°3, Polonaise Op.9 n°9,
Cracovienne fantastique Op.14, Chant d'amour Op.10, Variations et fugue Op.23 -
Karol Szymanowski  (1882-1937) : Variations sur un thème folklorique  - 1 CD Polymnie, 2011.
  
À consulter avec profit, le site de David Leszczynski.
Ce disque peut être acheté par exemple ICI.
Crédits iconographiques - Illustration du CD, Polymnie - 
Kurylowka, ville natale de Paderewski, sur www.panoramio.com -
Photographie librement arrangée de Paderewski à la fin de sa vie, auteur non communiqué.

mercredi 15 juin 2011

❛Disque❜ Yannick Nézet-Séguin • Somptueux diptyque 'Florent Schmitt & César Franck' chez Atma.

L’heure de la reconnaissance pour Florent Schmitt, créateur parmi les plus originaux du siècle dernier, sonnera-t-elle enfin ? Espérons, attendons, pour paraphraser le comte de Montecristo. Véritablement, un tel disque, anthologique, met en évidence une injustice criante, l’absence quasi totale du compositeur lorrain des salles de concert. Premier choc : la Tragédie de Salomé, capiteux poème symphonique, version raccourcie d’un ballet à l’origine – ce que rappelle judicieusement la notice.

Il s’agit de l’un de ses opus les plus renommés, avec le Psaume 47 ou le grandiose Quintette avec piano. Il fait partie, en quelque sorte, d’une trilogie orientale passionnante comprenant encore Antoine et Cléopâtre et Salammbô. À ce sujet, souhaitons que la bouillonnante phalange de Yannick Nézet-Séguin poursuivre son exploration d’un vaste corpus novateur en enregistrant les partitions précitées. On tient là une référence majeure au souffle visionnaire. L’envoûtement est total, et ce dès les premiers accords : insolite lamento de cordes graves en sourdine, cor anglais mortifère, flûte mélancolique – les contrastes d’atmosphères sont saisissants. Jusqu’au crescendo paroxystique final, le maître canadien règle une implacable chorégraphie. Chaque note de ce flot ininterrompu est sculptée, ciselée, enluminée. Résultat : un surprenant thriller musical, une partition arachnéenne, délétère, languide… à l’image de la Princesse de Judée elle-même ! La première partie (Prélude et Danse des perles), au lyrisme luxuriant, fleure les sublimes Évocations de Roussel ou le Kœchlin du Livre de la Jungle – au plan, notamment, de la superposition de lignes mélodiques et des mélismes vaguement exotiques.

Plus étrange encore est la deuxième partie, les Enchantements sur la mer : l’instrumentation anticipe certaines formules harmoniques et autres chromatismes profus que l’on rencontrera chez quelques coloristes italiens (Malipiero, Respighi ou encore le Pizzetti de Fedra). L’impétueuse Danse des éclairs préfigure les raucités dévastatrices du futur Sacre du printemps, course effrénée vers l’abîme. Quelle tension ahurissante ! Que louer le plus, alors, dans la battue de Yannick Nézet-Séguin : fluidité du discours, précision des attaques, magie des cordes transparentes ? L’art inné d’insuffler à cette musique flamboyante un climat, un élan épique ? Une direction nerveuse, colorée, scintillante, enveloppante et chaleureuse ? Les Enchantements de la mer offrent un fascinant tableau d’harmonies lunaires, une mosaïque d’éclats de cristaux et de saphir brisés, nimbée dans une lumière crépusculaire ; on croit contempler une toile de Gustave Moreau.

Second choc de ce disque : la gravure de la Symphonie de Franck, rejoignant Bernstein, autre référence absolue... dans un style diamétralement différent. En l’occurrence, le Canadien relie Franck à Bruckner, ce qui n’est pas un contresens vu les profondes affinités entre les deux compositeurs. D’abord, par la mise en avant de l’écriture organistique que l’on décèle un peu partout dans le discours musical. Ensuite, à l’aide d’une atmosphère religieuse et solennelle. Enfin – justement – au moyen d’un mysticisme fervent et généreux et ce qu’on pourrait appeler la mise en place de perspectives monumentales. Ici le chef déploie une science maitrisée de bâtisseur et construit (Lento initial) une impressionnante cathédrale gothique, une nef titanesque, une grande arche sonore.

Rien de terrestre dans le deuxième mouvement, calme et serein Allegretto, modèle miraculeux de recueillement introspectif, incomparable fragment d’éternité. Écoutez à partir de la deuxième minute : audacieux, le chef opte pour des tempi « lentissimes » presque paradoxaux pour ce tempo : suspendus, en apesanteur. Et d’offrir une lecture éminemment personnelle – soyons iconoclaste – alla Wand ou Celidibache, avec un zeste de Jochum. Précisons que Yannick Nézet-Séguin a gravé une Huitième de Bruckner, ce qui atteste une connivence évidente avec la geste de ce compositeur. Partant, sa démarche est totalement fondée : jeter des passerelles, élaborer des ramifications entre des univers sonores a priori éloignés : c’est Vie et Transfiguration.

Cette lecture analytique, incandescente, sa fougue interprétative ne l’empêchent nullement de dominer son propos. En outre, il récuse tout clinquant spectaculaire dans le final, défaut rédhibitoire qui entache souvent l’œuvre, la faisant basculer dans une envolée emphatique déplacée : exit, la boursouflure inutile. Sens de l’architecture, rutilances des cors à la justesse infaillible, Franck résonne également comme du Magnard ombrageux – encore des correspondances inédites.

"Enivrez-vous", disait Baudelaire. Pour fuir la morosité ambiante, des douleurs passées (pour citer Lahor et Duparc), il faut s’enivrer sans trêve, de vin, de poésie, de vertu, à votre guise ! Enivrez-vous de musique, grâce à ce disque de haute volée. Enivrez-vous sans cesse !

un texte d'Étienne Müller.

▸ L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI.
Florent Schmitt (1870-1958) : La Tragédie de Salomé - César Franck (1822-1890) : Symphonie en Ré mineur - Orchestre Métropolitain, direction : Yannick Nézet Séguin - 1 CD Atma Classique, 2011.
  À consulter avec profit, le site de Yannick Nézet-Séguin.
  Ce disque peut être acheté ICI.
  Crédits iconographiques - Illustration du CD, Atma Classique - Yannick Nézet-Séguin, www.paperblog.fr - Florent Schmitt photographié en 1900 par Eugène Pirou, BNF -
Bernardino Luini (c.1481-1532) : Salomé reçoit la tête de Jean-Baptiste.

❛Concert❜ Miniatures Tragiques & Amorosi Tormenti • Eugénie Warnier, identification d'une artiste

Connaissez-vous le Palais de Béhague ? Depuis 1939 siège de l'Ambassade et de l'Institut Culturel Roumains, il s'agit d'un hôtel particulier de vastes proportions édifié à la fin du XIXe siècle pour la comtesse Martine de Béhague, mécène douée et excentrique qui lui laissa son nom. Le lieu dispose d'une salle de théâtre à laquelle sa décoration a valu l'appellation de Byzantine. Témoin d'événements culturels de première importance, honorée par des personnalités telles que Sarah Bernhardt et Isadora Duncan, cette scène désormais défraîchie est à la recherche de son lustre d'antan : l'organisation en son sein de Nuits Baroques répond ainsi, au moins en partie, à la nécessité de collecter les financements adéquats.

À l'occasion de cette troisième nuit de 2011, le plateau est occupé par une petite formation de six musiciens issus des Talens Lyriques (deux flûtes, deux violons, une viole de gambe et un clavecin), auxquels se joint le soprano Eugénie Warnier, pour un programme délicieusement labellisé Miniatures Tragiques et Amorosi Tormenti. Ce récital s'articule, de fait, autour de quatre cantates italiennes inspirées par des héroïnes mythiques et/ou historiques, telles qu'Armida, Lucrezia, Agrippina, etc. En première partie, des compositeurs français ; en seconde, Haendel. Notons que la plus remarquable des deux concessions purement instrumentales demeure d'une certaine manière ultramontaine, puisqu'il s'agit du Quatrième Ordre des Nations de Couperin, au titre explicite de La Piémontoise ! Un an après l'intégrale remarquée du Festival de Saintes, c'est un vif plaisir d'entendre à nouveau Christophe Rousset et ses compagnons ciseler les tendres mélodies, les combinaisons des dessus (flûtes/violons), ainsi que la variété rythmique d'un Piémont imaginaire, et très pastoral. Malgré d'amples proportions, clairement, une miniature.


L'influence de la culture italienne auprès des élites françaises s'est notablement accrue au début du XVIIe siècle, le mariage d'Henri IV et Marie de Médicis ayant ouvert la voie aux séjours d'artistes transalpins. En ce qui concerne la musique – et largement avant l'arrivée de Gianbattista Lulli lui-même – Giulio Caccini fut l'un des plus prompts à importer des genres que cultivèrent par la suite, outre Lully et Montéclair, certains Brossard (enregistrement récent de l'ensemble La Rêveuse), Campra, et d'autres. Le volet hexagonal choisi par Christophe Rousset débute par une page tirée du ballet Les amours déguisés que Lully signa en 1664, soit peu de temps après sa naturalisation. Il s'agit d'un tableau plus exotique et galant que réellement dramatique (sous des déguisements, les Amours tentent de retenir Rinaldo au palais d'Armida), ce que confirment le modelé fort expressif et les coloris raffinés de la cantatrice. Davantage tournée vers l'alanguissement que consumée par la passion, celle-ci assume élégamment le retrait délicat de la musique sur l'emphase des mots.

Les mots : leur couleur, leur sens et leur poids – voilà l'un des atouts majeurs d'Eugénie Warnier, rendue au théâtre le plus dru par un véritable joyau de Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737), La morte di Lucrezia. De dimension plus vaste que la précédente, quoique de durée encore raisonnable, cette partition dense et contrastée ajoute à la succession de ses récitatifs et airs imbriqués une alternance de locuteur (première ou troisième personne du singulier, un peu comme pour le Testo du Combattimento monteverdien) propice à l'épanouissement tragique. En outre, son économie thématique renforce la stature poignante de la patricienne romaine outragée. Le soprano l'incarne avec une ductilité altière refusant tout procédé facile, lui offrant par là une filiation avec la classe d'une Véronique Gens -   experte en ce répertoire - en moins hiératique peut-être. La noble expiration (aux deux sens du terme) sur la fin d'O patria, o Collatino ! Io moro, addio ! est, quoi qu'il en soit, de la veine des plus grandes.

Lucrezia est aussi le sujet d'une des plus emblématiques cantates de la période italienne de Händel : de ce dernier toutefois, ce sont deux autres portraits qui sont proposés, Agrippina condotta a morire et Notte placida e cheta. Si le deuxième – en dépit du caractère poétique et étal que présage son titre – laisse apparaître une pointe de fatigue dans le souffle ou dans un matériau qui se décolore parfois, il ne faut sans doute en chercher d'autre raison que le format marathonien du premier. Cette Agrippina en effet ne se rend pas de vie à trépas sans offrir une résistance opiniâtre : au long de plus de vingt minutes sans le moindre répit, d'incessants affects sont répartis en autant de séquences, dont certaines peu charitables en fait de technique. D'un aplomb parfait sous ce calibre, la soliste y offre au surplus une véritable fresque de ressentiments mortifères : ouvragés avec un grand luxe de détails (la miniature, toujours), ils se trouvent même rehaussés par l'alliance fascinante de l'opalescence du timbre à la clarté lunaire des flûtes.

Deux bis absolument exquis (Vos Mépris de Lambert, puis un extrait du Berger Fidèle de Rameau) referment sur la France, et dans son propre idiome cette fois, ces camées italianisants dont Christophe Rousset précise, comme pour s'en excuser, qu'ils forment un programme généreux. Tel se définit assurément l'artisanat sans concession d'Eugénie Warnier.


❛L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI

Paris, Palais de Béhague, 8 juin 2011 • Miniatures Tragiques & Amorosi  Tormenti :
Lully, Pignolet de Montéclair, Couperin, Haendel •
Eugénie Warnier, soprano ; les Talens Lyriques, direction et clavecin : Christophe Rousset

À consulter avec profit, le site d'Eugénie Warnier et celui des Talens Lyriques.

❛Crédits photographiques • Entrée du Palais de Béhague : non communiqué • Eugénie Warnier & Christophe Rousset, d'après leurs sites respectifs 

mercredi 1 juin 2011

❛Concert & Disque❜ Ariodante par Alan Curtis • Joyce DiDonato, Ariodante Assolutissimo

Le remplissage moyen des salles parisiennes à l'occasion de récentes soirées baroques avait avivé nos inquiétudes quant au devenir de ce répertoire. Soulagement, par conséquent, d'admirer un théâtre entièrement garni pour cette version de concert d'Ariodante, promotion d'un enregistrement Virgin Classics tout frais, à l'identique équipe orchestrale et vocale (au ténor près). Le cast, il est vrai, a de quoi faire saliver, ne serait-ce que par ses deux vedettes québécoises – Karina Gauvin et Marie-Nicole Lemieux – et Joyce DiDonato, dont la vis haendeliana étayée au fil des ans par maints succès – Hercules à Paris, la tournée Furore, Alcina au disque, Ariodante à Genève – est de nature à aiguiser tous les appétits.

Ariodante représenta, en 1735, un énième sursaut de la carrière londonienne de son auteur, sur la scène neuve de Covent Garden. Dans le rôle-titre : l'un des rares castrats à avoir laissé un nom, Carestini. Venue de l'Arioste, l'histoire chevaleresque, toute de machination et de détresse amoureuse, en est simple – simpliste, objecteraient les tenants d'un théâtre exigeant, assurément cadrée à l'équerre d'affects éprouvés, quoique peu nombreux. L'Europe des Nations est passée par là, en particulier la France (ballet et chœurs), tandis que s'y relèvent quatre duetti, ce qui est considérable pour un opera seria – charpente variée s'enrichissant d'ariosi, accompagnati et sinfonie. Sa musique, d'inspiration exceptionnelle, s'est dotée d'une aura légendaire au tournant du siècle dernier, à la faveur de versions de concert confiées à Marc Minkowski, et sauvegardées par Archiv Produktion.

Pour grandiose qu'elle soit, cette lecture a été servie par une discographie étique (pas forcément pâle) qui faisait alors de ce chef-d'œuvre une rareté. Ce n'est plus le cas, et par contrecoup chaque nouvelle tentative encourt une sorte de handicap du mythe. Il est certain que la façon dont Alan Curtis ronronne plus qu'il n'attaque l'Ouverture accroît ce péril : le musicologue, vétéran et respecté, ne s'est jamais forgé une réputation de démiurge de la baguette. Son présent office s'apparente davantage à un soutien discret qu'à une direction. Irritant, sans aucun doute : atonie dans le Mi palpita il core de Ginevra, chœur Si godete de patronage, etc. ; réfractaire, également, aux contrastes baroques – et guère racheté par des cordes peu moelleuses, ou des cors très... naturels (redoutable Voli colla sua tromba du Roi). Est-ce rédhibitoire ? Convenable à défaut d'être visionnaire pour la plupart des arie, cet ondoiement plutôt gracieux non seulement n'entrave pas les ailes du chant mais parvient encore à les iriser. Du moins pour les plus chatoyantes d'entre elles.

Le ténor Nicholas Phan (Lurcanio, au disque Topi Lehtipuu) a un restant de chemin à parcourir pour en être. Si son timbre clair et sa bonne technique ne sont pas en cause, en revanche les appuis pincés sur les «Ma perché ?» de son initial Del mio sol auraient plus leur place dans Lucia di Lammermoor que dans Ariodante. D'une belle vaillance (Il tuo sangue), il ne conquiert en fait la grâce qu'à la fin (c'est un peu mince), en duo avec sa belle Dalinda. Cette dernière est incarnée par Sabina Puértolas, que nous retrouvons avec plaisir après une composition remarquée, voici peu en ces murs, dans le Farnace de Vivaldi. Son piquant, son émission serrée conviennent à cette seconda donna, à condition toutefois de tenir celle-ci pour une anticipation univoque de Despina ; étrangement, l'Espagnole paraît plus bridée par la gentillesse de Curtis (Se tanto piace al cor) que par la poigne du duo Guyonnet/Molardi. Dans les magnifiques habits du Roi, Matthew Brook s'approche de l'idéal à mesure que l'action progresse. Basse plus hiératique que chantante, il déploie tendrement son Invida sorte avara, avant de se surpasser en un Al sen ti stringo au dénuement de Roi Lear, le refus complet d'effet accentuant son désarroi.

L'évitement des effets n'est pas toujours le point fort de Marie-Nicole Lemieux (Polinesso). Révéré à juste titre en ce lieu qui l'a vu naître et embellir, le contralto arbore une carte de visite baroque très relevée – Orlando furioso tout dernièrement. Est-ce la permissivité du chef qui l'amène au milieu du drame à asséner – le mot n'est pas trop fort – un Se l'inganno au delà de la caricature ? Le bad boy solitaire est assez inquiétant pour qu'il ne soit pas utile de le noircir en convoquant dandinements ou simagrées, en sus d'outrances purement vocales. Ce déséquilibre est d'autant plus fâcheux que les autres pages qui lui incombent, à la technique impeccable, caractérisées avec ce qu'il faut de trouble vilenie dans le métal, portent la signature de la cantatrice que nous aimons. Nous aimons aussi beaucoup Karina Gauvin, Ginevra à qui il est difficile de résister, une fois surmontés les aigus réticents d'un organe sollicité à froid (Orrida agli occhi miei, voire Volate, amori). Passive par nécessité, mais non pas compassée, elle offre un Crudel martoro sur le fil du rasoir, au juste phrasé de souveraine ; avant un dénouement intense, phosphorescent, d'une noblesse infinie (Io ti bacio).

Aimée d'une telle princesse, Joyce DiDonato (ci-contre) se voit placée, sous la lourde armure d'Ariodante, devant une obligation de résultat. Le tact du bref Qui d'amor liminaire esquisse-t-il un improbable hybride entre Baker et Von Otter, les comparaisons s'arrêtent là. Installée dans le club fermé des triomphatrices de Con l'ali di costanza, l'Américaine se joue de cette enivrante virtuosité en s'y payant le luxe de deux splendides cadences. C'est le début d'un festival : le timbre capiteux, la coloratura sans faille, les ornements rares mais ciselés gagnent en outre dans l'abattage viril que le rôle réclame mais n'obtient pas toujours – artefact pourtant capital, tant dans les spasmes de désespoir que les bonds d'allégresse. Ce n'est pas tout : en belcantiste authentique, DiDonato privilégie l'expression, modelant, incurvant, tordant au besoin sa voix au cours de sections centrales déchirantes (Scherza, infida et surtout Tu, preparati a morire). Quant aux hallucinations à retourner les sangs de Cieca notte, proprement inouïes, elles en rendraient presque déplacée la corne d'abondance jubilatoire du Dopo notte conclusif.

Ceux qui ont, enfin, le temps de regarder le devinent : même silencieuse et assise, couvant tous les autres musiciens d'un sourire à l'ineffable bienveillance, c'est Joyce DiDonato qui dirige ici. Autre légende.

❛L'article original publié sur Anaclase peut être lu ICI

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 23 mai 2011 • Ariodante, opéra de Haendel sur la Ginevra, principessa di Scozia, écrite elle-même par Antonio Salvi d'après l'Orlando furioso de L'Arioste, et mise en musique pour la première fois par Giacomo Antonio Perti (1708) •  Joyce DiDonato, Marie-Nicole Lemieux, Karina Gauvin, Sabina Puértolas, Nicholas Phan, Matthew Brook • Il Complesso Barocco, direction Alan Curtis.


Le CD Virgin Classics s'enrichit de la contribution de Topi Lehtipuu (Lurcanio),
en lieu et place de Nicholas Phan.

À consulter avec profit, le site de Joyce DiDonato.

❛Crédits iconographiques ☞ CD Virgin Classics • Alan Curtis, non communiqué •
Joyce DiDonato, Sheila Brook❜