samedi 28 janvier 2012

❛Opéra❜ Johann Christian Bach, recréation d'Amadis de Gaule • Modestes toiles peintes & carton-pâte... pour des chemins de traverse para-mozartiens.

J.C. Bach par Thomas Gainsborough (1776)
Le bouillonnement musical de Paris à la fin XVIII° siècle nous a légué, parmi mainte vicissitude, le souvenir de deux Querelles esthétiques, sans doute liées mais distinctes. La première, dite des Bouffons, vit s'affronter peu après 1750 autour de Rameau les tenants de la tragédie lyrique, et les partisans de l'opéra bouffe ultramontain, prestement excités par Rousseau (1). Moins d'un quart de siècle plus tard, le couvert était remis par d'Alembert et Marmontel, suppôts d'un Piccinni "mélodiste" qu'ils voulaient opposer, schématiquement, à Gluck et sa réforme de la déclamation en musique. La filiation n'allait d'ailleurs pas plus loin, puisque le conflit des années 1775, contrairement à son prédécesseur, intéressait deux visions d'une dramaturgie nationale, chantée en français, sous-tendues par une lutte d'obédiences issues d'horizons différents. Dans ce contexte intervint une pratique très circonstancielle, parfois qualifiée plaisamment d'enquinauderie ; consistant à remettre sur le métier les illustres livrets de Quinault, matière à lauriers pour le Roi Soleil... et à fortune pour Lully. Tandis que Piccinni s'était acquitté avec les honneurs, peu après le triomphe de l'Armide gluckienne, d'un Roland (avant un Atys), 1779 vit ainsi l'Académie Royale passer commande d'un Amadis (2) à un compositeur saxon, à son tour désireux de gloire parisienne, du nom Jean-Chrétien (Johann Christian) Bach.

Ultime fils de Jean-Sébastien et Anna-Magdalena, Jean-Chrétien (1735-1782), alias le Bach de Londres - probablement le plus atypique représentant de sa lignée -, est alors de ces artistes itinérants et pragmatiques comptant sur leur facilité d'assimilation, leur opportunisme et leur sens des affaires pour espérer un train de vie à leur mesure de leur talent. Notons qu'à l'exception précise de Mannheim puis Paris, bien des points le rapprochent de Haendel, lui aussi auteur d'un Amadigi : venu de Saxe tel son aîné, Jean-Chrétien se forme en Italie (la Lombardie, en l'occurrence) et mène la plus grosse part de sa carrière dans la capitale anglaise. Pour permettre à cet habile homme de rivaliser avec Piccinni et Gluck, le librettiste Alphonse de Vismes rallonge le titre de Quinault, devenu Amadis de Gaule... et raccourcit l'action, de cinq actes obligés (avec prologue) à trois. Ceci, non sans dommage dramatique, en particulier pour l'essentielle fée Urgande, réduite à une apparition notablement saugrenue de dea ex machina (scène finale, photo ci-dessous). Musicalement en revanche, Bach se voit fournir des munitions de poids : sous l'effet de l'effervescence virtuose de la place parisienne (3) et de l'émulation du Concert Spirituel, l'Académie Royale dispose, tout simplement, du meilleur orchestre d'Europe. Sans omettre des chanteurs de premier plan, des chœurs superlatifs et un corps de ballet légendaire.

Le finale de l'Opéra, © Pierre Grosbois - Opéra Comique
En dépit de si luxueux apports, après sept représentations, l'opéra tombe, définitivement. Pourtant, ce dernier - que les efforts conjoints des théâtres coproducteurs, du Centre de Musique Baroque de Versailles, du Palazzetto Bru Zane, du Cercle de l'Harmonie et son chef Jérémie Rhorer (ci-dessous) ont remis en selle - ne manque pas d'atouts intéressants, voire de trouvailles au devenir fécond. L'une des raisons de sa chute paradoxale, compte tenu du cadre conflictuel évoqué plus haut, est-elle son absence de prise de parti en faveur d'un camp précis ? Jean-Chrétien Bach a été formé à l'opera seria comme Gluck, mais à rebours de ce dernier dans son Iphigénie en Tauride (4), n'abandonne pas certaines formules redevables à l'italianité. Parmi celles-ci, la vocalisation ; le rôle-titre est parsemé d'agiles roulades,  en vérité peu assimilables à de l'orthodoxie ramiste. À l'inverse, l'amateur de mélodies péninsulaires ne peut se satisfaire de la place considérable occupée par la danse, art hexagonal par excellence - ou des continuelles scansions chorales. Il est non moins patent que le canevas de De Vismes, désossant un mythe chevaleresque rendu à une boiteuse platitude, et assis sur une théâtralité baroquisante passée de mode, ne fait que griffonner des caractères au mieux convenus (Arcalüs et Arcabonne, le frère et la sœur malfaisants). Au pire, fantomatiques... tels les héros "positifs", Amadis et Oriane. Piètre drame !

Jérémie Rhorer, © Yannick Coupannec
Là-dessus, le musicien, ambitieux et conscient d'écrire pour la première place européenne, ne bâcle pas sa part de travail ; mais,  nonobstant ce qu'il est convenu d'appeler un métier très sûr, se laisse aller à des "tunnels". Ceux-ci déploient une longueur au bas mot irritante lorsqu'ils revêtent l'apparat des ballets. Est-ce pour bisser la conclusion poussive de l'Acte I que le finale du III, un happy end dans le goût d'Alceste, interpole d'interminable manière chœurs de liesse, chants fleuris et entrechats ; prouvant à l'envi que notre fils Bach, pour n'être pas démuni d'idées, ne sait pas aller à l'essentiel, et encore moins dénouer ?  À sa décharge, il n'est après tout pas le seul de son art - ces fâcheries ne parvenant pas à ternir des atouts intéressants, parmi lesquels une assimilation parfaite de la prosodie française. Une orchestration de haute qualité, ensuite, use à bon escient des effets et couleurs prodigués par la phalange parisienne, où brillent alors de nouveaux venus, les trombones. Ceux-ci sont trois, tandis qu'à côté de bois ordinairement couplés officient rien moins que quatre cors : prétextes à digressions ambiguës, voire menaçantes, où palpitent de nettes réminiscences du récent Sturm und Drang (5).

Mieux, le Bach de Londres ne se contente pas d'étaler pour le plaisir sa science instrumentale ; plus important pour un dramaturge, il échafaude des scènes, véritables interférences entre les protagonistes, dont le chœur, auxquels il confie de séduisants apprêts (le remarquable tableau carcéral de l'Acte II, par exemple). Ceux-ci rapprochent, au sein de l'Europe des Lumières, le contexte de la genèse d'Amadis de Gaule d'une rencontre déterminante : celle de Mozart, ami et cadet de vingt-et-un ans.

À l'acte II, © Pierre Grosbois - Opéra Comique
Laissons l'intuitif Jérémie Rhorer s'en ouvrir : "J'ai été frappé par la proximité de cette œuvre avec Idomeneo, que Mozart a composé et créé à Munich début 1781, un peu plus d'un an après Amadis". Et de rappeler que les sources du chef d'œuvre mozartien remontent au voyage à Paris de 1778 (6)(7). L'imagination orchestrale et vocale n'est pas seule en cause, des tournures se reconnaissent bel et bien entre les deux tragédies - or, c'est le Saxon qui a l'antériorité pour lui. Rhorer cite à tire d'exemple le grand air d'Oriane au III, dont la tension anxieuse, en effet, préfigure nettement celle de la future Elettra. Ce n'est pas la seule saillie : l'irruption au II, sur fond de trombones, de la voix spectrale du frère défunt d'Arcabonne dépasse toutes les limites communément accordées à la simple coïncidence : sans contredit,  la voce di Nettuno s'annonce ici. Mais Bach va plus loin s'il se peut, à la toute fin, en confiant à son héros une stupéfiante Ariette avec chœur, tissée de colorature aussi aériennes que périlleuses... et familières. Pour cause : ce sont ni plus ni moins, et presque à l'identique, les accents de Fuor del mar qui s'imposent soudain à nous. Un Anton Raaff (8) aurait pu chanter ces traits !

La vidéo officielle de présentation du projet, par le Palazzetto Bru Zane
Le jeu des similitudes peut se prolonger : ce chœur en coulisses pressant, à l'Acte I, le ténor-paladin de venir délivrer une princesse séquestrée par des barbares, n'évoque-t-il rien d'autre de Mozart ? Encore plus : avec toute la prudence que l'exercice réclame, il est difficile de ne pas déceler dans l'ample duo introductif, volontiers pré-romantique, un terreau (y compris harmonique) que sauront exploiter à leur tour Weber (Euryanthe) puis Wagner (Lohengrin) pour leurs complots de méchants. L'épisode le plus puissant - l'Acte II avec ses prisonniers finalement délivrés - anticipe franchement, hasard ou pas, un Fidelio d'un quart de siècle postérieur.

Philippe Do, © Christian Lartillot
Pour exacerber ces fascinations, le chef, rodé à ces répertoires, livre une parfaite démonstration d'alacrité, loin de toute sécheresse ou saccade, constamment attentive aux paysages intérieurs. Que ses flûtes paraissent tâtonner, pour ne pas dire s'ennuyer, au cours des laborieux ballets qui les mettent durablement à nu, est très pardonnable au vu de ce que nous savons déjà. Des solistes, ressort avec éclat le ténor Philippe Do (ci-contre), Amadis racé au timbre chaud, que n'intimide ni l'aigu généreux (hérité de la haute-contre) ni la vocalise intrépide ; il parvient en outre à habiter son personnage, ce qui n'est pas un mince exploit. Si Hélène Guilmette en Oriane lui fournit une élégante réplique malgré un zeste de quant-à-soi, Allyson McHardy se fait apprécier, sous les atours d'Arcabonne (photo plus haut, emploi du gabarit d'Iphigénie, dévolu à la même Rosalie Levasseur), par un timbre incantatoire qu'elle sait rendre vénéneux - au prix hélas d'une diction problématique. Franco Pomponi n'a pas ce travers, et bien que desservi quant à lui par une émission très rauque, vient à bout avec panache de l'abattage et de la vélocité requis par Arcalaüs. Enfin, la prometteuse Julie Fuchs (Urgande, principalement) relativise par sa belle technique une certaine verdeur de matériau.

Édition originale de 1533
À cet aréopage se joignent des Chantres du CMBV fidèles au niveau international que depuis longtemps déjà Olivier Schneebeli leur a conféré. Tous ces artistes évoluent dans ce qui est davantage une mise en place acceptable qu'une mise en scène digne de ce nom : Marcel Bozonnet paraît, sans aller vraiment jusqu'au bout de la démarche, choisir un second degré amusé, où batifolent court vêtus d'énergiques coryphées au physique avenant. Les toiles peintes, restituées dans le cadre d'une recherche historiciste, sont bien sûr ravissantes ; las ! quelques costumes n'échappent pas à un clair ridicule - mention spéciale à cet égard pour de pathétiques démons reptiliens aux ailes de dragon.

Captivante entreprise au final, dont les évidentes inégalités n'entament pas l'intérêt musicologique majeur : sans être aussi aboutie que la Sémiramis de Catel révélée au dernier festival de Montpellier, elle rend à Jean-Chrétien Bach - par le truchement, en somme, d'un virtuel opéra français de Mozart -  la place que Jérémie Rhorer veut lui attribuer : celle du chaînon manquant (7).

‣ Pièce à l'écoute simple, en bas d'article  Johann Christian Bach, Ouverture d'Amadis de Gaule, Jérémie Rhorer & Le Cercle de l'Harmonie, podcast de la diffusion radiophonique, © France Musique 2012

(1) "(...) D'où je conclus que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux."

(2) Amadis, tragédie lyrique de Quinault d'après Garci Rodriguez de Montalvo, mise en musique par Lully, créée au Palais Royal le 18 janvier 1684.

(3) Se reporter au livre d'Alexandre Dratwicki, Un nouveau commerce de la Virtuosité, Éditions Symétrie.

(4) De la même année : 18 mai pour Iphigénie, 15 décembre pour Amadis !

(5) "Orage et passion" : période dans l'évolution la musique, de 1765 à 1775 environ, où s'impose chez les compositeurs marqués par Mannheim et Vienne, un recours fréquent aux tons mineurs jugés plus propres à dépeindre les variations des sentiments.

(6) Jérémie Rhorer a dirigé Idomeno au Théâtre des Champs-Élysées la saison dernière. Souvenons-nous que Varesco adapta pour l'occasion un livret français de Danchet, traité en 1712 par Campra ; il n'est au surplus pas anodin qu'Idomeneo se dote tel Amadis d'un ballet final conséquent. Rhorer est également l'auteur d'un parallèle très convaincant entre le finale de l'Acte II des Nozze di Figaro... et l'Amant Jaloux de Grétry, une autre œuvre qu'il a défendue récemment.

(7) In Entretien avec Jérémie Rhorer, plaquette de l'Opéra Comique.

(8) Anton Raaff (1714-1797), ténor rhénan, créateur du rôle d'Idomeneo.


 Paris, Opéra Comique, vendredi 6 janvier 2012 - Johann Christian Bach : Amadis de Gaule,
tragédie lyrique en trois actes sur un livret d'Alphonse de Vismes,
d'après Philippe Quinault et Garci Rodriguez de Montalvo (1779).

  Philippe Do, Hélène Guilmette, Allyson McHardy, Franco Pomponi, Julie Fuchs,
Alix Le Saux, Peter Martinčič, Ana Dezman, Martin Susnik -
Compagnie Les Cavatines, Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles,
Le Cercle de l'Harmonie - direction : Jérémie Rhorer.

 Une coproduction de de l'Opéra Comique, de l'Opera in Balet Ljubljana,
du Palazzetto Bru Zane, du CMBV et de Château de Versailles Spectacles.



2 commentaires:

  1. Merci pour le lien vers mon blog ... je viens juste de m'en apercevoir ...
    Je vais explorer votre très alléchant site
    Antiochus
    http://www.antiochus.org

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    1. Cher Antiochus,
      Merci pour ce commentaire motivant ! La blogosphère étant par essence monde de partage, j'aime comme tout un chacun présenter à mes lecteurs des liens vers des blogs qui m'intéressent : c'est là la moindre des choses.
      Amicalement, à vous retrouver en vos colonnes ou ici même,
      Jacques

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