vendredi 27 septembre 2013

❛Repère❜ La relation entre Jules MASSENET (1842-1912) et Lucy ARBELL (1878-1947) • Juste une mise au point...


Lucy ARBELL en Amahelli (Bacchus), 1909 - © Réunion des Musées Nationaux
À la suite de la chronique que j’ai récemment rédigée sur la Thérèse de Jules MASSENET et son nouvel enregistrement produit par le Festival de Montpellier Radio France et le Palazzetto Bru Zane, je souhaitais évoquer rapidement les relations entre le compositeur et son ultime égérie, Lucy ARBELL (ci-contre et ci-dessous), histoire de remettre quelques pendules à l’heure…

Née le 8 juin 1878 au VÉSINET sous le nom de Georgette GALL, celle qui deviendra plus tard Lucy ARBELL est la fille naturelle d’Edmond Richard WALLACE, lui-même fils de Richard WALLACE, milliardaire et philanthrope britannique à qui Paris doit l’installation des fontaines du même nom. L’enfant n'est reconnue par son père qu’en 1884. Elle grandit certes relativement à l’écart de sa famille paternelle, mais dans un confort matériel certain. Lucy ARBELL fait ses débuts sur scène en 1903, dans Samson et Dalila, puis la même année dans Rigoletto, en interprétant le personnage de Maddalena. L’année suivante, elle chante le rôle d’Amnéris dans Aïda. La jeune cantatrice est très belle, et dispose d’un sens dramatique hors du commun.

Les circonstances de la rencontre entre Lucy ARBELL et Jules MASSENET demeurent imprécises. On sait que dès 1901 le compositeur lui dédia plusieurs mélodies, et qu’à compter de 1906 elle crée successivement les rôles de Perséphone dans Ariane (1906), de Thérèse dans l’opéra éponyme (1907), d’Amahelli dans Bacchus (1909), de Dulcinée dans Don Quichotte (1910), de Posthumia dans Roma (1912) et de Colombe dans Panurge (posthume, 1913). Elle aurait dû créer les rôles-titres de Cléopâtre et d’Amadis, le premier lui ayant été expressément dédié par le compositeur ; mais après la mort de celui-ci, elle ne put les interpréter, du moins les créer, en raison de l’hostilité de sa veuve et de sa fille. Semblablement, elle dut renoncer à un projet de film de La Navarraise.

Lucy ARBELL en Perséphone (Ariane), 1907 - © N.P.
Cette "communion" d’œuvres a semble-t-il inspiré certains, qui se sont alors autorisés à prétendre, brandissant le sensationnel, que la cantatrice aurait été "la dernière maîtresse de MASSENET" ou son "ultime grand amour"… J’entends ici m’élever contre de tels effets d’annonce, dignes des plus piètres récits à l’eau de rose, ce d’autant plus qu’ils sont généralement fort mal documentés.

En premier lieu, soyons clairs et pragmatiques, ceux qui formulent cette assertion n’y étaient pas. Qu’ils me fournissent la moindre preuve formelle d’une relation amoureuse, a fortiori charnelle, entre le compositeur et son égérie, alors je m’inclinerai. Pour l’heure, je n’ai guère d’inquiétude quant à courber l’échine !

D’autre part, nombreux sont les éléments qui s’opposent à cette éventualité.

Lucy ARBELL et Jules MASSENET ont trente-six ans ans d’écart, et lorsqu’ils se rencontrent, la santé déjà très chancelante du compositeur ne lui permet certainement guère de jouer au galant. Dès 1893, MASSENET est souvent malade. A partir de 1901, il souffre de douleurs et désordres intestinaux de plus en plus fréquents, symptomatiques du cancer qui l’emportera en 1912. En quelques années, son état physique de se dégrade d’une façon impressionnante, ainsi qu’en témoignent les clichés successifs pris par l’atelier NADAR, Henri MANUEL et Pierre PETIT (voir l'évolution de 1895 à 1912 sur les quatre portraits plus bas).

S’il est vrai que MASSENET séjourna à plusieurs reprises chez les WALLACE, avec Lucy ARBELL, à SAINT AUBIN SUR MER (ci-dessous), nous allons voir que ces escapades normandes n’avaient rien d’expressément romantique. Le motif principal de ces séjours était tout naturellement de faire travailler ses rôles à la cantatrice. Physiquement usé mais inlassable, le maître n’avait de cesse de faire répéter la jeune femme, jusqu’à l’obtention d’un résultat qu’il jugeât parfait. Lucy ARBELL elle-même décrivit, dans une lettre du 10 décembre 1911, le déroulement de ces séances :

La villa "La Favorite", propriété des WALLACE à SAINT AUBIN SUR MER, vue du jardin - © N.P.
« Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un peu ce que sont les études avec lui.
Ah ! ce n’est pas toujours un moment agréable, car le maître, lorsqu’il apporte les pages nouvelles d’un ouvrage, voudrait que l’interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les nuances… tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se croit à la veille d’une répétition générale… Il exige, dès le premier contact de l’artiste avec le rôle nouveau… la perfection !
Mais, lorsqu’il se sent compris, quel changement se produit ! Il est joyeux, reconnaissant ; il parle avec bonté et vous comble d’éloges. Exagération au début… exagération à la fin.
Tout s’arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes qu’il leur donne une place d’honneur parmi les plus chers de sa famille.
Combien aussi les artistes l’aiment, l’admirent et le révèrent ! » (1)

Mais SAINT AUBIN est également synonyme pour MASSENET de sévères ennuis de santé. En août 1905, il y tombe gravement malade. Lucy ARBELL jouera alors pendant plusieurs jours l’infirmière, alors même que Ninon – la femme de MASSENET–, en villégiature à DINARD, n’estimera pas utile de rejoindre son mari. En 1911, alors que ce dernier sortait à peine de l’hôpital, c’est Ninon elle-même qui lui conseilla de se rendre à SAINT AUBIN plutôt que de passer sa convalescence à EGREVILLE, auprès d’elle.

Jules MASSENET, par l'atelier NADAR
par Henri MANUEL
On comprend donc aisément que si MASSENET séjournait effectivement en « célibataire », la plupart du temps, chez Lucy ARBELL, c’est d’abord parce que cette situation arrangeait probablement son épouse, trop heureuse de pouvoir « partir en cure thermale » seule (?) pendant des mois… Du reste, on imagine difficilement cette femme au tempérament rigide et froid « autorisant » son mari à séjourner ainsi chez une femme clairement identifiée comme étant sa maîtresse. En dehors du fait, comme je viens de l’écrire, que la présence de MASSENET, seul, chez les WALLACE, assurait vraisemblablement une certaine « tranquillité » à Ninon, il y a fort à parier que l’épouse elle-même savait pertinemment qu’elle n’avait rien de foncièrement scandaleux à en craindre.

Et puis, détail d’importance, la propriété des WALLACE voit défiler beaucoup de monde, à commencer les WALLACE eux-mêmes. Le 10 septembre 1909, MASSENET écrit à sa femme : « En ce moment, il y a le frère, lieutenant de dragons, sa femme, très jolie, le colonel et sa femme (les parents)… Si le général était encore là, ce serait une caserne ! », ajoutant que tout ce petit monde regrettait vivement son absence, « Ah ! si Madame MASSENET était ici…. Quel plaisir ce serait ! » (2). Avouons tout de même que la famille de la supposée maîtresse réclamant l’épouse supposée trompée tiendrait de la plus absurde incohérence !

Alors, certes, Ninon n’affectionne pas Lucy outre mesure. Elle la qualifiera même de « créature » dans certaines de ses lettres. Mais ce qu’elle a lieu de jalouser, ce n’est pas une hypothétique relation physique entre la jeune femme et son époux, mais plutôt leur complicité. Si MASSENET a toujours aimé son épouse – et ses lettres en témoignent –, nous sommes en droit de nous questionner quant à la réciproque. Le couple se marie en 1866. Leur unique enfant, Juliette, voit le jour en 1868. A compter de cette date et pendant les quarante-quatre années qui suivront, Ninon sera constamment sur les routes et dans les villes d’eaux, loin de son époux. MASSENET lui-même la surnommera "l’éternelle absente".

Jules MASSENET, par l'atelier NADAR
Par Pierre PETIT
La relation entre Jules MASSENET est bien sûr teintée d’admiration réciproque voire, peut-être, de tendresse, mais une tendresse sans nul doute plus proche de celle qui lierait un père à sa fille, que d’autre chose. Face à eux, une femme vieillissante, certes délibérément seule, mais nourrissant une vive amertume face un tel report d’affection.

Et ceci, Ninon le fit payer largement à l’égérie…

Elle commença, de façon tout à fait triviale par dénommer Lucy "la première vache de la ferme du château d’EGREVILLE". Mais cet affront, pour être certainement le moins grave, fut loin d’être le dernier…

Après la mort de Jules MASSENET le 13 août 1912, Lucy ARBELL eut a subir une déferlante d’animosités en tous genre de la part de sa veuve. A commencer par « l’affaire » Cléopâtre . Alors que, par codicille à son testament, MASSENET avait expressément signifié sa volonté de voir créer ce rôle-titre par celle pour qui il l’avait composé, Ninon s’employa à en écarter Lucy ARBELL. Elle fit procéder à quelque trois cent soixante-cinq modifications dans la partition, afin que ledit rôle-titre ne puisse désormais plus être chanté par un contralto, mais par une soprano. C’est donc Maria KOUZNETSOVA qui le créa en 1914. Lucy ARBELL intenta un procès qu’elle gagna en première instance. Mais Ninon fit appel pour vice de forme et, la Première Guerre Mondiale venant d’éclater, l’affaire resta lettre morte.

La Garenne, folie du XVIIIe siècle, propriété de Lucy ARBELL à BOUGIVAL.
Elle en fit don, à sa mort, à la Fondation Orphelinat des Arts - © N.P.
Quant à Amadis, le dernier opéra de MASSENET porté à la scène à titre posthume, son rôle-titre aurait également du être créé par Lucy ARBELL, selon les volontés testamentaires du compositeur. La veuve s’opposa formellement à ces dispositions, et la cantatrice ne put jamais interpréter cette œuvre.

Lucy ARBELL se retira définitivement de la scène en 1924 pour se consacrer à des œuvres charitables, notamment en faveur des orphelins. A sa mort en 1947, elle leur fera notamment don de sa propriété de BOUGIVAL (ci-dessus).

Constance de GRESSY, dite Ninon, épouse de MASSENET
© Médiathèque de SAINT ETIENNE
J’en resterai là pour ce développement, grâce auquel j’espère avoir réussi à infirmer, du moins à temporiser, les postulats les plus fantaisistes sur le sujet. Et s’il avait existé – j’emploie volontairement le conditionnel – une forme d’amour platonique entre Lucy ARBELL et Jules MASSENET, j’oserais reprendre la citation d’Andy WARHOL selon laquelle « l’amour fantasmé vaut mieux que l’amour vécu. Ne pas passer à l’acte c’est très excitant ! » (3)

Enfin, la logique du temps et de la productivité est en elle-même un très bon contre-argument aux hypothétiques nombreuses liaisons de MASSENET : s’il avait eu autant d’aventures que certains veulent bien l’affirmer, il n’aurait certainement pas autant composé ! Gustave CHARPENTIER, son élève, est, en la matière, un excellent contre-exemple. Mort à quatre-vingt-quinze ans, il n’a finalement laissé un ensemble limité d’œuvres musicales, dont bon nombre inachevées. Le constat s’impose de lui-même… (4)

Et puis après tout, n’étant pas gardien de la vertu de Jules MASSENET, je n’hésiterai pas un instant à écrire qu’avec une épouse distante et revêche comme la sienne, s’il a pu trouver quelque consolation ailleurs, il aurait bien eu tort de s’en priver. Mais là encore, discrétion oblige, il paraît peu crédible qu’il l’ait fait dans le milieu artistique. Cet argument écarte une fois de plus l’hypothèse d’une relation physique entre Jules MASSENET et Lucy ARBELL.


(1) In Mes Souvenirs, Jules MASSENET (transcription des entretiens recueillis par Gérard BAUER) Pierre Lafitte et Cie, Paris, 1912, « Massenet par ses interprètes », p. 303.

(2) In Jules Massenet en toutes lettres, Anne MASSENET, De Fallois, Paris, 2001, p. 219.

(3) In Ma Philosophie de A à B et vice versa, Andy WARHOL, Flammarion, Paris, 2001.

(4) Gustave CHARPENTIER tenait un répertoire de ses maîtresses. Comme aurait pu le dire Leporello dans Don Giovanni, "il catalogo è questo" porte le nombre des « élues » à non pas "mille e tre" mais près de trois mille ! Si l’on peut suspecter une "légère" (!) tendance de son auteur à l’exagération, l’effectif possiblement restant n’en demeure pas moins impressionnant…

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